Derrick Jensen (né le 19 décembre 1960) est un écrivain et activiste écologique américain, partisan du sabotage environnemental, vivant en Californie. Il a publié plusieurs livres très critiques à l’égard de la société contemporaine et de ses valeurs culturelles, parmi lesquels The Culture of Make Believe (2002) Endgame Vol1&2 (2006) et A Language Older Than Words (2000). Il est un des membres fondateurs de Deep Green Resistance. Article initialement publié en anglais, le 1er juillet 2015, sur le site web de The Fair Observer, à l’adresse suivante : http://www.fairobserver.com/region/north_america/destroy-the-world-and-feel-good-about-it-88674/
J’ai parfois été qualifié d’extrémiste environnemental, principalement parce que je pense que le monde réel est plus important que l’économie, et parce que je pense que nous devrions faire tout ce qui est nécessaire afin d’empêcher cette culture extractiviste de tuer la planète, notre seule maison.
Qualifier quelqu’un d’extrémiste est un outil rhétorique standard utilisé pour diaboliser « l’extrémiste », pour rejeter sa perspective. C’est un grand classique de la rhétorique, tout le monde y a recours. Les nazis dirent des juifs qu’ils étaient extrémistes. Les esclavagistes dirent des abolitionnistes qu’ils étaient extrémistes. Les pères fondateurs des États-Unis se plaignirent de la façon dont les Indiens les traitaient, tout en volant les terres indiennes.
Aujourd’hui, les États-Unis bombardent des extrémistes sur toute la planète, en utilisant souvent comme justification le fait que des extrémistes veuillent bombarder les États-uniens, qu’ils qualifient eux, d’extrémistes. Les apologistes des multinationales, et d’autres personnes de droite, qualifient souvent les écologistes d’« extrémistes » pour toutes sortes de raisons. Vous souhaitez que les organismes génétiquement modifiés (OGM) soient étiquetés ? Ils vous qualifieront d’extrémiste. Vous souhaitez que des zones de l’océan soient interdites aux pêcheurs ? Ils vous qualifieront d’extrémiste. Vous souhaitez empêcher la destruction des forêts anciennes ? Ils vous qualifieront d’extrémiste.
Cela se produit aussi au niveau personnel, dans la mesure où les agresseurs en tous genres n’auraient jamais perpétré leurs abus si ce n’était en raison de l’attitude extrême de leurs victimes.
La prétention à la vertu
Cela paie toujours de se présenter comme celui qui est raisonnable — celui qui est au centre de la raison — et de qualifier l’adversaire ou l’ennemi comme celui qui est déraisonnable, l’extrémiste.
Robert Jay Lifton a écrit sur le fait qu’il est impossible pour qui que ce soit de commettre quelque atrocité de masse sans ce qu’il appelle une « prétention à la vertu ». C’est-à-dire qu’ils doivent convaincre les autres, mais aussi eux-mêmes, tout particulièrement, qu’ils ne sont, en réalité, pas en train de commettre une atrocité, mais plutôt quelque chose de bien. Les nazis n’étaient pas coupables de meurtres en masse et de génocide, mais ils purifiaient la « race » aryenne. Les États-Unis n’ont jamais commis de meurtre en masse, de vol de terres et de génocide, ils ont simplement « manifesté leur destinée ». La culture dominante n’est pas en train de tuer la planète, mais de « développer les ressources naturelles ».
Tout ceci est vrai aussi dans nos vies personnelles. Je n’ai jamais été un connard de toute ma vie, ce qui signifie qu’à chaque fois que j’ai objectivement été un connard, j’avais entièrement rationalisé mes actions.
De la même façon, par définition, presque personne ne considérera sa propre position comme extrême. Notre propre position est toujours celle qui est raisonnable, autrement elle ne serait pas notre position. Et notre propre position est au centre, encore une fois, par définition, puisqu’il s’agit de notre propre perspective. C’est aussi vrai des capitalistes que des chrétiens, des athées, des environnementalistes, des scientologues ou des membres de la famille Manson.
Tout ceci est lié au pouvoir de la rationalisation.
Mais cela ne signifie pas que nous devrions baisser les bras et abandonner toute forme de relativisme. Le fait qu’un argument soit mal utilisé ne signifie pas que cet argument n’est jamais vrai. L’excuse des Allemands lors de l’invasion de la Pologne, pour commencer la seconde guerre mondiale, était qu’un détachement de soldats polonais avait attaqué une installation allemande. Le fait que ces « soldats polonais » étaient en réalité des Allemands en uniforme polonais ne signifie pas que personne ne puisse revendiquer la légitime défense. Le fait que des gens rationalisent des atrocités ne signifie pas qu’aucune atrocité n’est jamais commise, et cela ne signifie pas non plus que toutes les déclarations faites pour défendre des actions soient des rationalisations.
La question devient alors, comment trouver un point de référence ?
Il y a quelques années, je me suis disputé avec une femme à propos de la question du viol, de s’il s’agissait ou non une mauvaise chose. Je disais que c’en était une. Elle — et je dois ajouter qu’à l’époque, elle sortait avec un philosophe postmoderne, qu’elle a quitté depuis, recouvrant ainsi toute sa raison — me répondit : « non, nous pouvons dire que le viol est une mauvaise chose. Mais puisque les humains assignent la valeur des choses » — affirmation, bien évidemment, à la fois inexacte & qui constitue une importante partie du problème — « ils peuvent attribuer au viol une valeur qui peut-être bonne ou mauvaise. Il n’a rien d’intrinsèquement bon ou mauvais. Il est. Tout simplement. Nous pouvons certainement nous raconter une série d’histoires qui nous poussent à croire que le viol est mauvais, c’est-à-dire que nous pouvons construire un ensemble de récits renforçant la notion selon laquelle le viol est néfaste, mais nous pourrions tout aussi facilement construire un ensemble de récits qui soutiendraient le contraire ».
En un sens, elle avait raison : nous pouvons certainement créer tout un tas d’histoires qui valorisent le viol (ou qui valorisent la race aryenne et diabolisent les juifs ; ou qui valorisent le capitalisme et diabolisent tous ceux qui s’y opposent ; etc.).
Pour en revenir à « l’extrémisme » environnemental, nous pouvons certainement créer une série d’histoires qui nous poussent à croire que cela a du sens de déforester la planète, de vider les océans, d’appauvrir la majorité des humains. Si les histoires sont suffisamment efficaces, et parviennent à nous convaincre qu’elles sont plus importantes que la réalité physique, non seulement détruire le monde aura du sens, mais nous y prendrons du plaisir, comme nous prendrons du plaisir à tuer quiconque tentera de nous en empêcher.
Tous les récits ne sont pas égaux
Mais tous les récits ne sont pas égaux. Par exemple, imaginez que quelqu’un vous vante histoire après histoire les bienfaits de manger de la merde de chien. Qu’on vous raconte ces histoires depuis tout petit. Vous les croyez. Vous mangez des sandwichs à la merde de chien, de la glace à la merde de chien. Votre enculturation sera peut-être si profonde que la merde de chien vous semblera vraiment bonne. Mais vous avez un corps physique, et peu importe les histoires que vous vous racontez, ce régime vous rendra malade ou vous tuera. Pour rendre cet exemple un peu moins absurde, remplacez « merde de chien » par « Big Mac », « Cheeseburger » ou « Coca-Cola ».
Voilà l’idée : la réalité physique finit par prévaloir sur les récits. C’est inévitable. Cela peut prendre longtemps. Dans le cas de la destruction de la planète par cette culture, il aura fallu quelque 6000 années (considérablement moins, bien sûr, pour ses victimes).
Quelles que soient les histoires que nous nous racontons, avoir de l’eau potable à boire est une bonne chose. J’ai récemment lu un article qui commençait ainsi : « fracturer pour le pétrole et le gaz naturel — ou avoir assez d’eau à boire. Voilà le dilemme probable auquel font face un certain nombre de pays, dont les États-Unis, selon un nouveau rapport publié par l’institut pour les ressources du monde (World Resources Institute) la semaine dernière — bien que les experts ne soient pas d’accord sur les implications réelles du rapport et sur ce qui doit être fait en conséquence ». Les journalistes estiment bien évidemment qu’il est tout à fait sain de considérer le choix entre avoir de l’eau potable à boire et la fracturation pour du pétrole et du gaz comme un dilemme, et qu’il est parfaitement raisonnable pour des « experts » de ne pas être d’accord sur la décision à prendre.
C’est dément.
Nous sommes des animaux. Nous avons besoin d’eau propre à boire. Nous avons besoin d’une nourriture propre et saine pour manger. Nous avons besoin d’un environnement habitable. Nous avons besoin d’un monde viable. Sans tout cela, nous mourrons.
La santé du monde réel est la base d’une philosophie morale soutenable, fonctionnelle, et saine. Il doit en être ainsi, parce qu’elle est la source de toute vie.
L’extrémisme environnemental existe
Enfin, à propos de « l’extrémisme » environnemental. Je crois effectivement qu’il existe des extrémistes environnementaux. Je crois que fabriquer des quadrillions (avec un q !) de doses létales de plutonium relève de l’extrémisme. Je crois que bombarder la lune relève de l’extrémisme.
Je crois que construire tant de barrages — plus d’un grand barrage par jour pendant des centaines d’années — jusqu’à ce que 25 % des rivières du monde n’atteignent plus l’océan, relève de l’extrémisme. Je crois que construire plus de 70 000 barrages de plus de deux mètres de haut aux États-Unis seulement (si nous enlevions un seul de ces barrages chaque jour, cela prendrait plus de 200 ans pour se débarrasser de tous : les saumons n’ont pas tout ce temps ; les esturgeons n’ont pas tout ce temps), relève de l’extrémisme. Je crois que faire disparaître tant de montaisons de saumons, des montaisons si importantes que les rivières entières étaient « noires et grouillantes » de poissons, des montaisons si importantes que vous pouviez les entendre plusieurs kilomètres avant de les voir, relève de l’extrémisme.
Je crois qu’avoir provoqué l’extinction du pigeon migrateur, un pigeon dont les nuées étaient si imposantes qu’elles assombrissaient le ciel pendant plusieurs jours d’affilée, relève de l’extrémisme. Je crois que faire disparaître 200 espèces par jour relève de l’extrémisme. Je crois qu’entraîner la fin de l’évolution des vertébrés, comme l’explique le biologiste Michael Soulè, relève de l’extrémisme. Je crois que faire baigner le monde dans les perturbateurs endocriniens relève de l’extrémisme. Je crois que déverser tellement de plastique dans les océans, qu’on y retrouve 10 fois plus de plastique que de phytoplancton (imaginez que sur 11 bouchées que vous prenez, 10 soient du plastique), relève de l’extrémisme.
Je crois qu’avoir une économie basée sur une croissance infinie sur une planète finie, relève de l’extrémisme. Je crois qu’avoir une culture basée sur l’incitation « Soyez féconds et multipliez-vous » sur une planète finie, relève de l’extrémisme. Je crois que détruire 98 % des forêts anciennes, 99 % des zones humides natives, 99 % des prairies, relève de l’extrémisme. Je crois que continuer à les détruire relève de l’extrémisme.
Je crois que construire encore un nouveau centre commercial sur le village de chiens de prairie le plus important qu’il reste, sur la Front Range du Colorado [une chaîne de montagne, NdT], particulièrement lorsque les chiens de prairie ont vu leurs effectifs diminuer de 98 %, relève de l’extrémisme. Je crois que vider les océans, tellement que si on pesait tous les poissons dans les océans, leur poids actuel correspondrait à 10 % de ce qu’il était il y a 140 ans, relève de l’extrémisme. D’impassibles scientifiques nous disent que les océans pourraient être dépourvus de poissons durant la vie de la prochaine génération.
Je crois qu’assassiner les océans relève de l’extrémisme. Je crois qu’assassiner la planète entière relève de l’extrémisme. Je crois que produire en masse des neurotoxines (e.g. des pesticides) et les relâcher dans le monde réel, relève de l’extrémisme. Je crois que changer le climat relève de l’extrémisme. Je crois que voler les terres de chaque culture indigène relève de l’extrémisme. Je crois que commettre un génocide contre toutes les cultures indigènes relève de l’extrémisme. Je crois qu’une culture envahissant la planète entière relève de l’extrémisme.
Je crois que croire que le monde a été conçu pour vous relève de l’extrémisme. Je crois qu’agir comme si vous étiez la seule espèce de la planète relève de l’extrémisme. Je crois qu’agir comme si vous étiez la seule culture sur la planète relève de l’extrémisme.
Je crois qu’il y a effectivement des « extrémistes environnementaux » sur cette planète, et je crois qu’ils sont appelés capitalistes. Je crois qu’ils sont appelés « les membres de la culture dominante ». Je crois qu’à moins d’être arrêtés, ces extrémistes tueront la planète. Je crois qu’ils doivent être arrêtés.
Derrick Jensen
Traduction : Nicolas Casaux
Édition & Révision : Héléna Delaunay
Merci, étant extrêmement frustré de discuter avec des gens ne comprenant pas mes convictions et ne les respectant pas (je suis un rebelle, un extrémiste, vous voyez), la lecture de cet article m’a fait du bien. Et me donne aussi la possibilité d’affiner ma communication.
Derrick Jensen (né le 19 décembre 1960) est un écrivain et activiste écologique américain, partisan du sabotage environnemental, vivant en Californie. Il a publié plusieurs livres très critiques à l’égard de la société contemporaine et de ses valeurs culturelles, parmi lesquels The Culture of Make Believe (2002) Endgame Vol1&2 (2006) et A Language Older Than Words (2000). Il est un des membres fondateurs de Deep Green Resistance.
je lis bien : partisan du sabotage environnemental et ensuite fondateur de deep green resistance .
Il faudrait se relire ou apprendre le sens des mots ... ( y‑a-t-il une subtilité qui m’ aurait échappé ??? )
Quel est le problème ?
Il n est pas un partisan du sabotage environnemental!!!!
Mmmh, si, clairement, as-tu lu ses livres ?
« Nous sommes des animaux. Nous avons besoin d’eau propre à boire. Nous avons besoin d’une nourriture propre et saine pour manger. Nous avons besoin d’un environnement habitable. Nous avons besoin d’un monde viable. Sans tout cela, nous mourrons. »
Alors est-il partisan du sabotage ? Oui, mais plutôt du sabotage industriel qu’environnemental.