Daliborka Milovanovic : « Une éducation ne doit surtout pas se vouloir efficace »

Nous vous pro­po­sons ci-après un entre­tien avec Dalir­bo­ka Milo­va­no­vic, réa­li­sé par Kevin Ama­ra, un de nos contri­bu­teurs. Dali­bor­ka Milo­va­no­vic gère la mai­son d’é­di­tion Le Hêtre Myria­dis, qui s’in­té­resse par­ti­cu­liè­re­ment à la ques­tion de l’en­fance et du vivre ensemble. Elle est à l’o­ri­gine de la notion d’écoparentalité.


Kevin Ama­ra : On trouve de plus en plus de papiers, de docu­men­taires, de sujets en tout genre, s’op­po­sant à l’é­du­ca­tion — ou la paren­ta­li­té — posi­tive, notam­ment depuis le dos­sier consa­cré à ces thé­ma­tiques dans le numé­ro de Libé­ra­tion en date du 6 février 2018. Qu’en pensez-vous ?

Dali­bor­ka Milo­va­no­vic : J’en pense qu’il ne faut pas mélan­ger toutes les cri­tiques de l’éducation dite posi­tive et qu’il faut bien iden­ti­fier l’idéologie sous-jacente à laquelle se rac­croche une cri­tique donnée.

Les cri­tiques sont de deux types : les cri­tiques idéo­lo­giques et les cri­tiques de méthode. Le pro­blème est qu’une cri­tique de méthode masque sou­vent une cri­tique idéo­lo­gique qui s’ignore ou n’assume pas toutes ses impli­ca­tions. En effet, les cri­tiques idéo­lo­giques s’appuient sur des pos­tu­lats anthro­po­lo­giques, sociaux, éthiques voire éco­no­miques qui sont soient incons­cients, soient mas­qués, mais en tout cas, inexprimés.

Les « conti­nuistes », qui aiment bien brouiller les pistes, pour­raient affir­mer qu’il existe autant de cri­tiques que de sys­tèmes de valeurs et de concep­tions de l’humain et de sa des­ti­née. Mais en réa­li­té, deux grandes ten­dances sont assez aisées à iden­ti­fier : celle qui tend à res­treindre les liber­tés et celle qui tend à les res­pec­ter. On peut consta­ter que cette oppo­si­tion recoupe celle entre la ten­dance à consi­dé­rer les enfants comme « mau­vais » ou « incom­pé­tents » et la ten­dance à les consi­dé­rer comme « bons » ou « com­pé­tents ». Le pédiatre espa­gnol Car­los Gon­za­lez est de ces radi­caux binaires là, et je l’affirme sans aucune inten­tion de péjo­rer son point de vue qui brille par sa clar­té et son intégrité.

Les que­relles de méthode sont un gouffre sans fond. Elles sont sans issues. Par­fois, des don­nées expé­ri­men­tales, des sta­tis­tiques, des études scien­ti­fiques viennent tran­cher et relèguent cer­taines méthodes au pla­card comme inef­fi­caces voire nocives. Les méthodes édu­ca­tives sont ain­si, elles évo­luent comme les espèces : il faut qu’une méthode consti­tue un désa­van­tage évo­lu­tif pour la voir dis­pa­raître. Cepen­dant, on n’a en géné­ral pas besoin du secours de la science pour consta­ter qu’une méthode ne fonc­tionne pas si l’objectif est clair et bien défi­ni. Après tout, on a plu­sieurs cen­taines de mil­lé­naires dans les pattes et on a eu moultes occa­sions de sélec­tion­ner ce qui marche le mieux. La méthode par essai, erreur et rec­ti­fi­ca­tion, c’est plu­tôt sûr.

Par­fois, ce sont les évo­lu­tions idéo­lo­giques, qui impliquent inva­ria­ble­ment une évo­lu­tion des objec­tifs et des hori­zons d’une socié­té, qui rendent une méthode obso­lète ou inadaptée.

Mais, la plu­part du temps, si la méthode est la pomme de la dis­corde des édu­ca­teurs, ce n’est même pas la faute des édu­ca­teurs qui pêche­raient par orgueil mal pla­cé. C’est plu­tôt la faute à l’idée même de méthode à appli­quer à tous les esprits et tous les corps comme s’ils réagis­saient tous de manière identique.

Les oppo­si­tions idéo­lo­giques, en revanche, lorsqu’on par­vient à les exhi­ber, ont ten­dance à clore le débat, en géné­ral en faveur de celui qui repré­sente une posi­tion domi­nante et qui, du fait de cette posi­tion, impose son sys­tème de valeurs et ses objec­tifs aux autres.

Ain­si, lorsqu’on lit une cri­tique de l’éducation posi­tive dans un média, il peut être utile d’identifier celui ou celle qui parle, ain­si que le cadre dans lequel il ou elle s’exprime et les inté­rêts que cette cri­tique semble ser­vir. Pour moi, clai­re­ment, une cri­tique rédi­gée par Mar­cel Rufo dans un média comme Le Point n’a pas du tout la même valeur qu’une cri­tique for­mu­lée par, met­tons, Thier­ry Par­do, dans Le Comp­toir. Dans ces deux exemples, les concep­tions de la nature humaine et des objec­tifs de l’éducation sont dia­mé­tra­le­ment oppo­sées. Mar­cel Rufo ayant au moins l’honnêteté intel­lec­tuelle de dérou­ler ses pos­tu­lats sexistes et miso­gynes, on peut se faire une idée assez claire de ce qui l’embête dans l’éducation dite posi­tive. C’est bien moins évident chez des per­sonnes qui « s’avancent mas­quées », qui ont tout l’air de pro­gres­sistes huma­nistes, de tra­cer la méfiance anti-liber­taire qui se dis­si­mule sous des couches de bonnes inten­tions mal placées.

J’ai co-écrit avec Cécile Kovac­sha­zy une tri­bune co-signée par de « grands noms » de la paren­ta­li­té posi­tive en réponse au dos­sier de Libé­ra­tion que vous évo­quez dans votre ques­tion. Ce n’est pas parce que je suis dépour­vue d’esprit cri­tique en ce qui concerne les styles et méthodes édu­ca­tives qui s’en réclament mais parce que j’en ai assez qu’on stig­ma­tise et dis­cré­dite tous les efforts que font de plus en plus de parents et d’éducateurs pour enfin faire de l’enfant un sujet qui a des droits qui doivent être res­pec­tés (des droits défi­nis de son point de vue, et pas du point de vue des parents, aus­si moti­vé celui-ci soit-il par « l’intérêt supé­rieur de l’enfant ») et qui a, non seule­ment un libre arbitre, mais aus­si des com­pé­tences qui lui per­mettent d’évaluer ce dont il a besoin et ce qui lui convient.

Cri­ti­quer l’éducation posi­tive quand elle se pré­sente, et cela arrive par­fois, comme une nou­velle façon, plus douce, plus carotte que bâton, qui sert les mêmes buts et la même idéo­lo­gie qui nient les besoins et les droits des enfants, j’y vais. Voir par exemple mon article cri­tique sur les tech­niques de com­mu­ni­ca­tion non vio­lente appli­quées aux enfants.

Cri­ti­quer l’éducation posi­tive parce que, tout de même, cha­cun est libre de mettre des fes­sées à son enfant et on ne lais­se­ra per­sonne s’immiscer dans la sphère pri­vée qu’est la sphère fami­liale, lieu pri­vi­lé­gié, est-il utile de le rap­pe­ler, de toutes les vio­lences exer­cées sur les enfants, là, je freine des quatre fers.

Selon la for­mule consa­crée, mal nom­mer les choses, c’est ajou­ter au mal­heur de ce monde, parait-il. Les termes sont légion et l’on peine à s’y retrou­ver : édu­ca­tion bien­veillante, paren­ta­li­té posi­tive, édu­ca­tion posi­tive, paren­ta­li­té bien­veillante, mater­nage proxi­mal… Vous avez quant à vous for­gé celle d’ « éco-paren­ta­li­té ». Quelles sont les dif­fé­rences — et les simi­li­tudes, s’il y en a — que vous sou­hai­tiez sou­li­gner en ayant recours à un nou­veau terme ?

J’aime bien les cadres de pen­sée uni­fiants. Je suis avide de cohé­rence et je sais que les contra­dic­tions ne sont sou­vent que des illu­sions dues à une réduc­tion du champ. Lorsque j’ai adop­té à la nais­sance de mes enfants les pra­tiques pué­ri­cul­tu­relles et édu­ca­tives qu’aujourd’hui, je carac­té­rise comme rele­vant de l’écoparentalité, je per­ce­vais intui­ti­ve­ment un lien, une cohé­rence entre elles, sans par­ve­nir à l’expliciter. J’ai vou­lu nom­mer cette cohé­rence mais je ne trou­vais, dans la lit­té­ra­ture sur l’éducation, aucune for­mule exhaus­tive. Cha­cune des for­mules que vous venez de citer ne nomme qu’un aspect de l’écoparentalité. Elles cloi­sonnent des pra­tiques, qui s’appellent pour­tant l’une l’autre, et donnent l’illusion que celles-ci sont hété­ro­gènes et que leur adop­tion relève du goût per­son­nel, du life­style plu­tôt que d’une vision glo­bale de la nature de l’enfant et de l’humain et d’un sys­tème de valeurs. Je me rap­pelle de dis­cus­sions où des parents affir­maient qu’on n’était pas obli­gé d’adopter tout le package « allai­te­ment-codo­do-por­tage-bien­veillance… » et que « cha­cun pioche selon ses goûts, ses pré­fé­rences, son style de vie, ses besoins, ses valeurs… ». Com­ment ne pas être d’accord avec cette idée ? Mais, si l’on suit cette maxime libé­ra­liste, on peut se retrou­ver avec des com­po­si­tions fort dis­so­nantes comme, par exemple, un allai­te­ment qui exclut le som­meil par­ta­gé. Pour­tant l’allaitement et le som­meil par­ta­gé sont si liés d’un point de vue phy­sio­lo­gique et étho­lo­gique que des anthro­po­logues ont for­gé la notion de breasts­lee­ping que j’ai tra­duite par « som­meil allai­té ».

Pro­gres­si­ve­ment, il m’est appa­ru que ce qui carac­té­ri­sait les liens qui se tis­saient entre l’enfant et son pour­voyeur de soins dans le mater­nage proxi­mal, durant les années de petite enfance, puis dans le unschoo­ling, plus tard, c’est la conti­nui­té des liens et des inter­ac­tions, l’attention sou­te­nue aux besoins de tous et le res­pect de la sin­gu­lière liber­té de cha­cun. C’est ce que j’ai appe­lé une rela­tion éco­lo­gique. Dans l’écoparentalité, les rela­tions fami­liales en par­ti­cu­lier, avec tous les êtres vivants en géné­ral, sont écologiques.

En fait, par­mi les expres­sions pro­po­sées, la moins réduc­trice est peut-être « mater­nage proxi­mal » car la proxi­mi­té dans les rela­tions humaines est un enjeu éco­lo­gique de taille. Dans nos socié­tés occi­den­tales, les corps sont sépa­rés par toutes sortes d’artefacts et d’interfaces cen­sés com­bler une dis­tance que nous avons mal­en­con­treu­se­ment intro­duite : bibe­rons, tétines, lits à bar­reaux, pous­settes, cel­lule (le mot est élo­quent) fami­liale réduite à deux parents voire un seul, crèches, écoles, lieux de tra­vail, réseaux « sociaux » vir­tuels, écrans, mai­sons de retraite (retraite ? comme si on se reti­rait du monde ? mais en réa­li­té, dès la nais­sance, on est reti­ré du monde). Nous vouons ain­si un culte à la sépa­ra­tion, à la rup­ture, à l’ « indé­pen­dance » ou l’ « auto­no­mie », aux objets tran­si­tion­nels ou médiateurs.

Les for­mules qui uti­lisent des adjec­tifs comme « bien­veillant » ou « posi­tif » sont mal­en­con­treuses car elles induisent l’idée que les autres sont mal­veillants ou néga­tifs. Là encore, cela dépend de ce que cha­cun défi­nit comme bien et comme posi­tif. Cela dépend donc d’un sys­tème de valeurs. Et la que­relle des méthodes ne ces­se­ra pas tant que cha­cun n’aura pas mis ses cartes sur table, n’aura pas décla­ré ses pos­tu­lats sur la nature humaine et les buts d’une socié­té humaine.

Ce qui est inté­res­sant dans le concept d’écoparentalité, c’est la manière très empi­rique par laquelle j’y suis arri­vée, en obser­vant les familles qui ont adop­té tout le « package ». Je dis sou­vent que l’écoparentalité est une notion des­crip­tive plu­tôt que pres­crip­tive ou nor­ma­tive comme c’est le cas de for­mules qui adoptent des termes axio­lo­giques comme « posi­tif » ou « bien­veillant ». C’est par l’observation des inter­ac­tions des membres de ces familles que j’ai entre­vu ce qui fai­sait le lien entre tous les com­por­te­ments qui relèvent de l’écoparentalité et leur cohé­rence interne, allai­te­ment non écour­té, som­meil par­ta­gé, por­tage, motri­ci­té libre, sol­li­ci­tude et répon­dance ou empres­se­ment à répondre aux appels et aux pleurs, accep­ta­tion des émo­tions, amour incon­di­tion­nel, res­pect des rythmes, des goûts et des dégoûts, appren­tis­sages libres, sépa­ra­tions non forcées…

Et ce qui est frap­pant, c’est com­ment nombre de ces familles ont adop­té ces com­por­te­ments non par choix ou par idéo­lo­gie mais presque par la « force des choses », celle de la vie qui bout en cha­cun de nous, celle du conti­nuum de l’espèce humaine et de ses atten­dus bio­lo­giques qui sont des guides sûrs. Ce sont là des parents qui, sou­vent, ont aban­don­né leurs prin­cipes, pour suivre leurs ins­tincts et ceux de leurs enfants qui savent si bien expri­mer ce dont ils ont besoin. Une telle expé­rience des rela­tions humaines construit une toute autre idée de la nature humaine et de ce qui est dési­rable, un tout autre sys­tème de valeurs que celui qui fonde nos socié­tés si méfiantes, si sus­pi­cieuses envers la « nature », la bio­lo­gie, l’exubérance du vivant. Une telle expé­rience per­met éga­le­ment de com­prendre à quel point nous sommes tous reliés et dépen­dants les uns des autres. Elle nous invite à une forme d’humilité.

Cette inter­dé­pen­dance, cette inter­ef­fec­ti­vi­té de tous les êtres vivants en géné­ral, des membres d’une famille, d’une socié­té en par­ti­cu­lier implique que les enjeux sociaux sont des enjeux éco­lo­giques.

Bien que per­ti­nents, les prin­cipes de la paren­ta­li­té ou édu­ca­tion posi­tive ou bien­veillante ne me semblent pas avoir une aus­si grande por­tée ou per­ti­nence que la notion d’écoparentalité car leur champ me semble plus res­treint, ce qui est la cause des contra­dic­tions appa­rentes que cer­tains dénoncent dans les injonc­tions édu­ca­tives adres­sées aux parents.

Les corps sont de plus en plus sépa­rés les uns des autres, quand ils ne sont pas tout sim­ple­ment iso­lés. Ain­si, un nombre tou­jours plus consé­quent de nour­ris­sons ne sont pas allai­tés au sein mais au bibe­ron, et ce, dès les pre­miers jours de leurs vies. Cela peut-il leur être préjudiciable ?

On étu­die beau­coup les effets du non-allai­te­ment sur la san­té phy­sique des enfants à court, moyen et long terme. Beau­coup moins ses effets sur la san­té psy­chique. Encore moins ses consé­quences sociales et éco­no­miques. La liste des désa­van­tages du non-allai­te­ment sur la san­té phy­sique démon­trés par diverses études est longue : plus d’affections res­pi­ra­toires, plus d’allergies, plus d’obésité… Ses effets sur la san­té psy­chique font pro­ba­ble­ment l’objet d’un grand déni, rai­son pour laquelle ils sont peu étu­diés. Com­ment admettre que ce qu’on consi­dère habi­tuel­le­ment comme un simple mode d’alimentation rem­pla­çable puisse agir sur la psy­ché ? En com­men­çant par admettre que ce n’est pas un simple mode d’alimentation rem­pla­çable. L’allaitement assure dans la vie ex ute­ro à peu près les mêmes fonc­tions que la matrice dans la vie in ute­ro. Dans l’utérus, le fœtus ne se contente pas de gros­sir et de gran­dir ; il apprend aus­si. On peut com­pa­rer l’enveloppe uté­rine à celle que consti­tuent les bras et la poi­trine mater­nels. L’allaitement n’est pas qu’un sys­tème de nutri­tion ; tout comme l’utérus, c’est en même temps un sys­tème de chauf­fage et de pro­tec­tion contre diverses bles­sures, un ter­rain de déve­lop­pe­ment sen­so­riel et moteur, et la matrice d’encodage des pro­grammes neu­ro­lo­giques pri­maires qui ser­vi­ront de modèles à toutes les rela­tions futures. Le corps de sa mère est l’habitat natu­rel, bio­lo­gique du nour­ris­son et l’allaitement est la façon bio­lo­gi­que­ment atten­due qu’a le nour­ris­son de se relier à sa mère, de s’ancrer à la vie, comme l’œuf se niche dans les parois de l’utérus. Empê­cher cet enra­ci­ne­ment alors que tout le déve­lop­pe­ment de l’enfant en dépend et le rem­pla­cer par un mode de rela­tion plus « flot­tant », plus dis­con­ti­nu, ce à quoi il n’est pas bio­lo­gi­que­ment pré­pa­ré, ne peut que lui être pré­ju­di­ciable aus­si bien au plan phy­sique que psychique.

Mais nous nous trom­pons si nous croyons que les rela­tions fami­liales dis­con­ti­nues sont récentes et ne datent que de l’invention du lait infan­tile et de l’hygiène. En réa­li­té, l’abandon de l’allaitement éco­lo­gique est bien plus ancien. La socio­bio­lo­giste Sarah Blaf­fer Hrdy[1] le situe au moment du grand tour­nant néo­li­thique qu’elle a qua­li­fié de pre­mière « crise néo­na­tale », crise issue d’une recon­fi­gu­ra­tion des inter­ac­tions entre les corps de la mère et de son enfant. Cette recon­fi­gu­ra­tion, anti-éco­lo­gique, est peut-être une des sources de la vio­lence édu­ca­tive, comme le pos­tule Oli­vier Mau­rel[2].

D’au­tant plus que cha­cun sait — plus ou moins — ce que contient le lait infantile…

Je crois qu’on ne se repré­sente pas bien l’inadéquation des laits infan­tiles. Même pol­lué, le lait mater­nel leur reste incom­men­su­ra­ble­ment supé­rieur et aucun lait infan­tile, même bio, ne sau­rait même s’en appro­cher. À tel point que des méde­cins, comme Jack New­man[3], pré­fèrent désor­mais par­ler des incon­vé­nients des laits infan­tiles plu­tôt que des avan­tages du lait mater­nel, rap­pe­lant que l’étalon de réfé­rence de ce qui est juste nor­mal, c’est l’allaitement et que ce n’est pas tant l’allaitement qui amé­liore la san­té que le non-allai­te­ment qui la détériore…

Par ailleurs, le sur­coût et l’aberration éco­lo­gique que consti­tue le non-allai­te­ment est abys­sal : sur­coût en matière de pro­duc­tion indus­trielle aus­si bien qu’en matière de dépenses de san­té. Le non-allai­te­ment étant capi­ta­li­sable, il avan­tage ceux qui en tirent des béné­fices : les indus­tries de l’agro-alimentaire et phar­ma­ceu­tiques, les patrons qui peuvent dis­po­ser de plus de main‑d’œuvre. Et vous voyez bien que les scan­dales de conta­mi­na­tion de boîtes de lait égra­tignent à peine l’industrie du lait infantile.

L’in­dus­trie crée, entre­tient et pro­fite donc de cet état de fait : les bébés avalent des laits en poudre, poussent dans des tran­sats, apprennent à mar­cher dans des trot­teurs, sucent des tétines, sont reliés à leurs parents via leurs baby­phones … En somme, la tech­nique se sub­sti­tue à la pré­sence et à l’at­ten­tion. À l’amour ?

On ne peut pas ne pas être relié. Et si on ne peut pas l’être par le corps, on le sera par des objets, des arte­facts, des inter­faces, comme je l’ai dit plus haut. Mais ce sont des ersatz, des déri­va­tifs, des détours, des cir­cuits déri­vés, longs et sinueux, rem­pla­çant le cir­cuit court, direct, éco­lo­gique (et ce n’est pas une méta­phore !). Par­fois même, ce sont des obs­tacles, des obtu­ra­tions, des impasses, des courts-cir­cuits et la rela­tion s’arrête là, à l’objet qui masque l’humain qui est au-delà. Est-il si éton­nant que cela que nous soyons si atta­chés aux objets ?

Je pense que la défi­ni­tion de l’amour est propre à cha­cun ; elle se construit dans la pre­mière rela­tion qu’on aura tis­sée avec un être humain. L’amour, au fond, n’est peut-être rien d’autre que cela, une façon de s’accrocher à la vie en s’accrochant à un autre ou à quelque exten­sion ou ersatz de soi que cet autre veut bien offrir. Les objets ne rem­placent pas l’amour, ils rem­placent les corps. L’amour, lui, est tou­jours là, inexo­rable, vital. Mais à quoi s’accroche-t-il ?

On entend par­ler qua­si­ment par­tout de com­mu­ni­ca­tion non vio­lente et ce, par­fois… de façon très vio­lente. On trouve énor­mé­ment de parents dans les rangs de ceux qui s’y adonnent. Quel est votre regard sur ce phénomène ?

Il n’y a pas plus fana­tique qu’un conver­ti, comme on dit. Les fraî­che­ment acquis à une cause ont ten­dance à la défendre avec plus de véhé­mence. Ils sont plus enthou­siastes, je sup­pose. Et peut-être aus­si n’ont-ils pas encore eu le temps d’opérer une ana­lyse critique.

Je n’ai, pour ma part, jamais été enthou­sias­mée par la com­mu­ni­ca­tion non vio­lente, telle que défi­nie par Mar­shall Rosen­berg dans Les mots sont des fenêtres. Je l’ai été encore moins par toutes les adap­ta­tions pour parents et enfants qui ont pu être pro­po­sées ça et là. J’ai co-écrit, avec Vic­to­rine Meyers, un article qui inter­roge la vio­lence conte­nue dans les tech­niques de com­mu­ni­ca­tion non vio­lente. La méthode CNV repose sur l’idée que nous ne savons pas com­mu­ni­quer et nous pro­pose des tech­niques, essen­tiel­le­ment lan­ga­gières (cer­tains types de caté­go­rie gram­ma­ti­cale), pour déli­vrer effi­ca­ce­ment le mes­sage que nous sou­hai­tons com­mu­ni­quer aux autres. Mais pour pou­voir déli­vrer un mes­sage, encore faut-il pou­voir iden­ti­fier son besoin. Ce n’est qu’en iden­ti­fiant ses besoins que nous pour­rons for­mu­ler des demandes pré­cises, non ambi­guës, à son inter­lo­cu­teur. En soi, l’idée est bonne. Mais l’immense limite de ces tech­niques, c’est, d’après moi, pré­ci­sé­ment le fait qu’elles misent tout sur le lan­gage ver­bal. Et dans le cas des enfants, cette limite est très rapi­de­ment atteinte. Dans ce rap­port qui devient rap­port de domi­na­tion en faveur de celui qui maî­trise le lan­gage, les enfants se font rapi­de­ment entour­lou­pés. Savons-nous com­prendre les besoins d’un enfant en obser­vant leur lan­gage à eux qui est sou­vent non ver­bal ? Et si nous le savons, sommes-nous vrai­ment prêts à en tenir compte ? Je vois sou­vent ces tech­niques employées pour leur faire accep­ter un sta­tu quo (vous savez, toutes ces publi­ca­tions se récla­mant de la paren­ta­li­té posi­tive en forme de « 10 tech­niques pour aider son enfant à écou­ter en classe/à faire ses devoirs/apprendre ses leçons/manger ses légumes… »), en leur offrant une illu­sion de choix et de maî­trise de la situa­tion. Parce qu’on est rare­ment prêt à chan­ger radi­ca­le­ment son mode de vie pour s’adapter au conti­nuum de l’espèce humaine. Elle est là la vio­lence, dans le non-res­pect des besoins, aus­si bien de liens que d’autonomie (et ce n’est pas contra­dic­toire !) de cha­cun. Quand quelqu’un qui s’entête à me mal­trai­ter en dou­ceur m’accuse d’être vio­lente ou agres­sive quand je finis par taper du poing sur la table, ça me met encore plus en colère. Ce sont sou­vent les situa­tions qui sont vio­lentes, plus que les actes. Les actes vio­lents sont la plu­part du temps des symp­tômes dont il fau­drait cher­cher la cause dans des situa­tions vio­lentes. Mal­heu­reu­se­ment, au lieu de dénon­cer les situa­tions vio­lentes, on stig­ma­tise les enfants vio­lents. On peut bien leur don­ner tous les outils lan­ga­giers qu’on veut (qui se résument sou­vent tris­te­ment à leur impo­ser de deman­der les choses « gen­ti­ment »), si on conti­nue à main­te­nir la vio­lence de la situa­tion, on risque fort de faire chou blanc, de finir par pen­ser que la « non-vio­lence » édu­ca­tive, ça ne marche pas et de reve­nir illi­co pres­to aux « bonnes » vieilles méthodes éprou­vées, menaces, puni­tions, fessées…

Mon manque d’enthousiasme pour la CNV m’a valu plu­sieurs volées de bois vert. Je ne m’en émeus pas et je conti­nue inlas­sa­ble­ment de mettre en évi­dence la vio­lence des situa­tions et l’impossibilité de ques­tion­ner cette vio­lence-là, même dans le cadre de la com­mu­ni­ca­tion non vio­lente et sur­tout dans les situa­tions où les outils de la CNV deviennent des ins­tru­ments d’une domi­na­tion qu’on compte bien conti­nuer d’exercer.

On me répon­dra, certes, que le pro­blème n’est pas l’outil mais l’usage qu’on en fait. Mais que sont les outils en dehors des usages qui en sont faits ? Rien. Et quand un outil a si sou­vent ten­dance à être mal employé, c’est qu’il est mal fait ou pas adap­té et on doit l’abandonner.

Notre époque serait celle d’une crise de l’au­to­ri­té. Dans les ins­ti­tu­tions, dans les écoles, dans les foyers : par­tout, il convien­drait de réta­blir l’au­to­ri­té. Est-ce à sou­hai­ter ? Est-ce pré­ci­sé­ment ce dont manquent les enfants ?

J’avoue que l’autorité est un concept qui m’énerve. Je vous ren­voie encore une fois à un article que j’ai écrit sur le sujet (« Auto­ri­té, impé­ria­lisme adulte et colo­ni­sa­tion de l’enfance »). Régu­liè­re­ment, avec la cau­tion des approches édu­ca­tives dites posi­tives ou bien­veillantes de l’en­fant, on voit des ten­ta­tives de réha­bi­li­ta­tion de concepts délé­tères, tel celui d’autorité. L’autorité implique une sou­mis­sion et l’ultime recours de l’autorité est la vio­lence ; l’analyse de Gérard Men­del[4] le montre de façon lumi­neuse. Com­ment ne pas voir dans l’af­fir­ma­tion contraire le même geste de détour­ne­ment séman­tique que celui de nos diri­geants qui veulent nous faire pas­ser des ves­sies pour des lan­ternes (une réforme des retraites pro­fon­dé­ment injuste en un sou­ci de jus­tice), une « gora­fi­sa­tion » du dis­cours édu­ca­tif, pour reprendre l’ex­pres­sion de Fré­dé­ric Lor­don, une neu­tra­li­sa­tion de la pos­si­bi­li­té même de nom­mer ce qui fait vio­lence aux enfants et de le carac­té­ri­ser comme vio­lence. Parce que l’é­du­ca­tion est émi­nem­ment poli­tique, on retrouve là comme ailleurs des « élé­ments de lan­gage » qui visent à main­te­nir le sta­tu quo tout en sou­te­nant l’illu­sion du chan­ge­ment. Donc, non, l’autorité n’est pas quelque chose de sou­hai­table pour les enfants parce qu’il n’est pas sou­hai­table que les gens soient sou­mis et obéis­sants et que la sou­mis­sion et l’obéissance, ça s’enseigne dès la plus tendre enfance. Quant à savoir si les enfants en ont besoin ou en manquent, posez la ques­tion aux enfants, ce sont eux les mieux pla­cés pour par­ler de ce dont ils ont besoin ou ce dont ils manquent ; et il y a fort à parier qu’ils vous parlent plu­tôt de liber­té, de liens vivants, de jeux… L’autorité, ce sont les adultes qui en ont « besoin », d’une cer­taine manière, et qui estiment tou­jours ne pas en avoir suf­fi­sam­ment sur les autres mais sur­tout sur eux-mêmes, parce que c’est le mode prin­ci­pal de rap­port humain qu’on leur a trans­mis et que nous man­quons tous d’autorité sur nous-mêmes, dans un sys­tème où l’autorité est cap­tée par un groupe domi­nant. Non, vrai­ment, vous venez de pro­non­cer un gros mot.

« C’est l’é­du­ca­teur et non l’en­fant qui a besoin d’une péda­go­gie », disait Alice Mil­ler dans C’est pour ton bien. On trouve de nos jours une quan­ti­té effroyable de manuels se don­nant comme objec­tif d’ai­der à éle­ver les enfants. Seule­ment, appli­quer une méthode X sur n’im­porte quel enfant, c’est prendre le risque d’é­chouer : les enfants ne sont pas livrés avec un mode d’emploi.

La demande en matière d’accompagnement paren­tal est forte. Le livre est deve­nu le sup­port de trans­mis­sion pri­vi­lé­gié des savoirs et savoir-faire de nos jours. Pas éton­nant qu’on trouve autant de manuels édu­ca­tifs. Je ne sais pas si c’est une bonne ou une mau­vaise chose. Ce qui est sûr, c’est qu’il est sain que les parents ques­tionnent les modèles édu­ca­tifs trans­mis par leurs propres parents et qu’ils soient en recherche. Qu’ils lisent donc ! Mais qu’ils n’oublient pas de lire d’abord les mes­sages que leur trans­mettent leurs enfants et c’est seule­ment à cette aune-là qu’ils doivent éva­luer la valeur d’un manuel édu­ca­tif. Beau­coup de manuels édu­ca­tifs ne parlent pas des enfants ni de leurs besoins mais de com­ment adap­ter un enfant à un modèle social don­né, et donc des besoins d’une socié­té don­née. Ce sont des manuels dont l’objectif est l’efficacité (vous employez vous-même ce champ lexi­cal lorsque vous par­lez d’échec), pas l’épanouissement des enfants. Deman­dez-vous si vous avez envie du modèle social auquel la méthode édu­ca­tive pro­po­sée répond, vous sau­rez si ce manuel vous convien­dra. Un manuel édu­ca­tif qui parle authen­ti­que­ment des enfants et pas des besoins des adultes et com­ment y plier effi­ca­ce­ment les enfants ne pro­pose pas de méthode ; il pro­pose éven­tuel­le­ment des exemples inspirants.

Mais, en fait, si, les enfants sont bel et bien livrés avec un « mode d’emploi » ! Ce mode d’emploi, ce sont eux qui l’écrivent et ils savent le faire. Ils ont toutes sortes de moyens bio­lo­giques et com­por­te­men­taux pour cela.

Une édu­ca­tion ne doit sur­tout pas se vou­loir effi­cace, c’est-à-dire réus­sir à tout prix, atteindre un objec­tif, comme si l’objectif était plus impor­tant que le che­min. Et d’ailleurs, qui défi­nit l’objectif ? Encore et tou­jours l’adulte. L’éducation est un voyage et ce qui compte, c’est le voyage, pas la des­ti­na­tion finale. On emprunte des che­mins qui se révèlent être des impasses, on se trompe, on tourne en rond, on rebrousse che­min, on croise des obs­tacles. Cette expé­rience est d’une valeur incom­men­su­rable ; c’est comme ça qu’on apprend à connaître le ter­rain. Si on n’a pas la pos­si­bi­li­té de faire des erreurs, alors on ne peut pas apprendre. L’erreur est pro­fon­dé­ment féconde et créa­trice. Et nous sommes là, à espé­rer que les manuels édu­ca­tifs nous aide­ront à évi­ter les erreurs. C’est vrai­ment dommage.

D’ailleurs, j’ai arrê­té de par­ler d’éducation, je renonce à ce mot, à la « pré­ten­tion » édu­ca­tive, à la concep­tion de l’humain qu’elle sous-tend. Je pré­fère par­ler de vivre et apprendre ensemble.

Com­ment redon­ner confiance aux parents ten­tés d’a­ban­don­ner toute forme d’é­du­ca­tion alter­na­tive au pré­texte que cela serait plus dif­fi­cile à mettre en place qu’une édu­ca­tion classique ?

Tout d’abord, per­met­tez-moi de ne pas employer le mot « alter­na­tif » ici mais de par­ler plu­tôt d’éducations cen­trées sur l’enfant. L’éducation que nous avons reçue a ten­dance à reve­nir au galop quand c’est notre tour d’avoir affaire à des enfants, d’abord parce qu’elle a creu­sé de pro­fonds sillons en nous, qui sont comme des pentes glis­santes, des auto­ma­tismes. Quand nous repro­dui­sons ou rejouons le modèle édu­ca­tif reçu, nous sommes en mode pilote auto­ma­tique en quelque sorte. Ce modèle héri­té, dit clas­sique, est consti­tué d’autoroutes céré­brales dans les­quelles on s’engouffre sans réflé­chir. Et on a ten­dance à y reve­nir après avoir galé­ré sur des che­mins de tra­verse qu’on n’a pas l’habitude de pra­ti­quer, d’autant plus si ces che­mins de tra­verse ne mènent pas là où on veut aller. Et c’est la seconde rai­son pour laquelle on aban­donne les che­mins sinueux de l’éducation cen­trée sur l’enfant. Le pro­blème est sou­vent là, dans la des­ti­na­tion. Ce sont les socié­tés qui fixent les des­ti­na­tions à atteindre. Et si on aban­donne les pro­po­si­tions des modèles édu­ca­tifs cen­trés sur l’enfant, c’est qu’ils sont rare­ment adap­tés aux besoins d’une socié­té capi­ta­liste tech­no-indus­trielle. Oui, c’est plus facile d’aller dans le sens du cou­rant, de répondre aux exhor­ta­tions de cette socié­té, de flé­chir, de se cou­ler dans le moule. Cette socié­té four­nit d’ailleurs aux parents toutes sortes d’appuis édu­ca­tifs en l’espèce d’institutions telle l’école. Bien peu d’institutions sou­tiennent les parents dans d’autres modèles édu­ca­tifs et familiaux.

Nous par­lions tout à l’heure de la tech­nique, mais n’a­vons pas abor­dé la ques­tion de la nais­sance même. 77% des accou­che­ments par voie basse s’ef­fec­tuent sous péri­du­rale, rap­pelle une récente étude de l’In­serm. L’é­pi­sio­to­mie concerne une femme sur quatre. Com­ment expli­quer ces chiffres si impor­tants ? De la puber­té à la mort, la tech­nique semble s’im­mis­cer dans tous les pro­ces­sus phy­sio­lo­giques féminins…

Je ne peux pas vous répondre ici sur les causes. Ça allon­ge­rait consi­dé­ra­ble­ment cet entre­tien car c’est tel­le­ment com­plexe et d’autres, comme Michel Odent ou Marie-Hélène Lahaye, en parlent sans doute mieux que moi. Mais c’est un fait que le zèle médi­cal s’applique sur­tout aux femmes. Dans un sys­tème capi­ta­liste patriar­cal qui s’approprie les moyens de pro­duc­tion et de repro­duc­tion d’une socié­té, la maî­trise des corps fémi­nins est un enjeu capi­tal. La méde­cine est l’institution par laquelle s’est renou­ve­lée et conso­li­dée cette appro­pria­tion des corps fémi­nins, par laquelle s’est inté­rio­ri­sée la domi­na­tion. Cette appro­pria­tion s’est faite sous cou­vert de pro­tec­tion et de sécu­ri­té (tou­jours et encore de « bonnes » inten­tions). Mais notre modèle éco­no­mique implique une ges­tion indus­trielle de la nais­sance. Ain­si, on a d’abord dépla­cé les nais­sances de la mai­son à l’hôpital, pour mieux les contrô­ler, dans la conti­nui­té du contrôle de la repro­duc­tion mis en place dès la puber­té par le rite, la « céré­mo­nie », sou­vent annuelle, de la visite gyné­co­lo­gique pen­dant laquelle les femmes renou­vellent leur allé­geance au patriar­cat. Puis, on leur a appli­qué des pro­to­coles indus­triels dic­tés par les assu­rances, causes d’un nou­veau type de vio­lence que j’appelle « vio­lence obs­té­tri­cale » dans un sens légè­re­ment dif­fé­rent que le sens habi­tuel qu’on donne à l’expression au plu­riel « vio­lences obs­té­tri­cales » et que je défi­nis dans un article sur le sujet. Ce qui m’intéresse au-delà de l’aliénation que consti­tue ce contrôle des pro­ces­sus phy­sio­lo­giques fémi­nins, c’est l’impact que peut avoir une nais­sance médi­ca­li­sée sur la confiance qu’une femme peut avoir en sa capa­ci­té à éle­ver ses enfants, à être auto­nome dans sa mater­ni­té. L’inférence est presqu’automatique : inca­pables de les mettre au monde, inca­pables de les allai­ter (mer­ci Nest­lé !), elles sont donc inca­pables de les éduquer…

…ce qui ne concerne pas les hommes. Com­ment les sen­si­bi­li­ser à cela ?

Je ne sais pas. Peut-être en leur expli­quant qu’en fait, si, ça les concerne. Car il est illu­soire de croire que ce que subissent les uns n’aura pas de consé­quences sur les autres, que cette vio­lence ne se réper­cu­te­ra pas ailleurs, sur eux, d’une manière ou d’une autre, et par­fois d’une manière très indi­recte, ce qui rend dif­fi­cile d’établir des cor­ré­la­tions. Le vivant est un immense réseau « rhi­zo­mique » dont toutes les par­ties sont reliées : si on tire sur une tige, le mou­ve­ment est pro­pa­gé à l’ensemble. Donc si ça concerne les femmes, ça concerne aus­si les hommes.

On com­prend aujourd’hui de mieux en mieux les méca­nismes de domi­na­tion, les dis­cri­mi­na­tions et les vio­lences qu’ils induisent. L’oppression mas­cu­line n’est qu’un aspect du phé­no­mène d’oppression et d’exploitation du vivant propre aux grandes civi­li­sa­tions. Ce n’est pas facile de par­ler de domi­na­tion mas­cu­line et de pri­vi­lèges mas­cu­lins à un homme, sur­tout si cet homme ne se sent pas vrai­ment dans une pos­ture de domi­nant. J’avais trou­vé la lec­ture de Bour­dieu[5] très éclai­rante sur ce sujet.

La parole fémi­niste n’a jamais sem­blé si forte et si pré­sente, tan­dis que, para­doxa­le­ment, la place accor­dée au rôle mater­nel n’a jamais sem­blé si faible. Judith Lus­sier, chro­ni­queuse à Radio-Cana­da, décla­rait encore il y a quelques années qu’ « allai­ter est un sym­bole de l’es­cla­vage de la femme ». Est-il pos­sible d’être fémi­niste et maman ? Les femmes sont-elles contraintes d’être écar­te­lées entre leurs dif­fé­rents rôles sociaux ?

La mater­ni­té et le fémi­nisme, c’est une que­relle pas si ancienne qu’on pour­rait le croire. Les pion­nières du fémi­nisme ne char­geaient pas contre la mater­ni­té, comme le font les fémi­nistes de la seconde moi­tié du 20e siècle. Elles l’intégraient plu­tôt à leurs reven­di­ca­tions. C’est un cer­tain type de socié­té voire une cer­taine classe sociale qui a pro­duit le fémi­nisme qui nous est le plus fami­lier en France ; un fémi­nisme occi­den­tal, blanc, bour­geois, « libé­ra­liste » (selon l’expression de Nan­cy Fra­ser[6]), uni­ver­sa­liste. C’est par exemple le fémi­nisme qu’exprime une Éli­sa­beth Badin­ter. Ain­si, il n’existe pas un seul fémi­nisme mais des fémi­nismes situés : autant de confi­gu­ra­tions sociales, autant de luttes. Et dans nos socié­tés où la mater­ni­té est en effet une condi­tion d’oppression, pas par nature mais par idéo­lo­gie, est-il besoin de le rap­pe­ler[7], la mater­ni­té doit deve­nir un enjeu fémi­niste. Les femmes ne devraient pas avoir à se libé­rer de la « condi­tion mater­nelle » mais devraient exi­ger des droits adé­quats à leur situa­tion. À la ques­tion de savoir si l’on peut être fémi­niste et maman, je réponds que l’on se doit de l’être ; le fémi­nisme n’a pas d’autre choix que d’intégrer la ques­tion de la mater­ni­té. Et je ne vois rien de contra­dic­toire entre faire le choix non seule­ment de la mater­ni­té mais en plus de l’allaitement et du mater­nage proxi­mal, et reven­di­quer une pos­ture féministe.

Dès les débuts de ce fémi­nisme qui voyait dans la mater­ni­té la cause de l’asservissement des femmes, quelques voix se sont éle­vées pour pro­tes­ter contre ce qui sem­blait être une erreur de ciblage mais elles n’ont pas été enten­dues. Des mili­tantes sont par­ve­nues très récem­ment à inté­grer, certes timi­de­ment, aux ques­tions et enjeux fémi­nistes, ceux des vio­lences obs­té­tri­cales. Cela ne s’est pas fait sans résis­tance tant la tech­nique obs­té­trique est vue par beau­coup de fémi­nistes comme libé­ra­trice. Il n’a pas été aisé de les convaincre à quel point le troc sécu­ri­té et confort contre contrôle est inégal et a en fait per­pé­tué, sous une nou­velle forme plus sour­noise, l’appropriation patriar­cale des corps fémi­nins. Mais il demeure très dif­fi­cile de par­ler d’allaitement. Pour beau­coup de fémi­nistes, l’allaitement et le mater­nage proxi­mal, qui néces­sitent une pré­sence et une dis­po­ni­bi­li­té conti­nues auprès de l’enfant, sont incom­pa­tibles avec l’émancipation des femmes. Selon ce point de vue, pour une femme, s’émanciper pas­se­rait for­cé­ment par une rup­ture des liens d’interdépendance. Et aujourd’hui, la socié­té indus­trielle et mar­chande per­met, dans une cer­taine mesure impar­faite, cette rup­ture grâce, entre autres « faci­li­tés », aux laits infan­tiles et aux gar­de­ries. D’autres fémi­nistes, peut-être plus prag­ma­tiques, pré­fèrent par­tir de la réa­li­té sociale et éco­no­mique mon­diale, à savoir le fait que les femmes prennent en charge majo­ri­tai­re­ment les soins dis­pen­sés aux enfants, et pro­posent de valo­ri­ser éco­no­mi­que­ment et socia­le­ment ce tra­vail. Cela n’empêche pas de se battre aus­si pour que les femmes puissent faire autre chose que s’occuper des enfants, loin s’en faut. C’est com­plé­men­taire, en réa­li­té. Aucun type de fémi­nisme ne devrait exclure les autres ; les fémi­nismes doivent conver­ger vers le même but qui n’est pas de défendre un type de situa­tion mais tous les types de situa­tions que des femmes sont sus­cep­tibles de ren­con­trer, de vivre, de choisir.

Au fond, le pro­blème est qu’on assigne aux femmes des rôles cali­brés, qua­si impos­sibles à incar­ner simul­ta­né­ment. Ce fai­sant, on les condamne soit à endos­ser ces rôles tous en même temps au risque de l’épuisement, soit à réduire les contra­dic­tions en en reje­tant cer­tains au risque du déchi­re­ment et de la rup­ture du conti­nuum. Dans un cas comme dans l’autre, en réa­li­té, elles ne sont pas satis­faites, elles sont jugées et condam­nées et, sur­tout, elles ne sont pas libres : pas libres d’être mère ou de ne pas être mère, d’allaiter ou de ne pas allai­ter, de tra­vailler (au sens réduc­teur du capi­ta­lisme) ou de ne pas tra­vailler… On leur impose une vision de la liber­té qui, d’après mes valeurs per­son­nelles, est une belle truan­de­rie. « Libé­rées » de la mater­ni­té, elles sont donc dis­po­nibles pour le mar­ché du tra­vail au sein d’une éco­no­mie capi­ta­liste qui confond liber­té et « liber­té » de consom­mer (quand le salaire le per­met !). De mon point de vue, on peut tout aus­si bien voir cette « libé­ra­tion » comme un immense détour­ne­ment des éner­gies mater­nelles au pro­fit du capi­tal. Dans cette situa­tion, récla­mer le droit d’allaiter ses enfants, de leur offrir des soins conti­nus dans un modèle social qui sou­tient et valo­rise ce choix, est fémi­niste. La mater­ni­té, tout comme le tra­vail, peuvent être vécus comme des escla­vages. La dif­fé­rence est que notre culture nous condi­tionne à per­ce­voir le tra­vail au sein d’un sys­tème capi­ta­liste comme une libé­ra­tion, tout en excluant soi­gneu­se­ment de la caté­go­rie « tra­vail » tout le tra­vail repro­duc­tif. Com­ment, dans une socié­té qui n’accorde aucune valeur éco­no­mique au tra­vail repro­duc­tif, pour­rions-nous consi­dé­rer ce der­nier comme libé­ra­teur ? L’enjeu, dès lors, est de redé­fi­nir ce qui doit être consi­dé­ré comme du tra­vail, i.e. redé­fi­nir ce qui a de la valeur. Peut-être alors pour­rons-nous voir s’effondrer le patriar­cat et la domi­na­tion mas­cu­line, de manière presque natu­relle, comme ne cor­res­pon­dant plus à la réa­li­té sociale et économique.

Tant que le tra­vail repro­duc­tif ne sera pas recon­nu, les femmes seront en effet écar­te­lées entre la néces­si­té de pro­duire un tra­vail éco­no­mi­que­ment valo­ri­sé et celle, qu’il s’agisse d’une injonc­tion sociale qu’elles s’imposent à contre-cœur ou d’une « injonc­tion » bio­lo­gique des ins­tincts mater­nels (qui, contrai­re­ment, à une maxime deve­nue man­tra d’un cer­tain fémi­nisme, existent bel et bien), de mettre au monde et mater­ner des enfants. Et je ne parle pas des autres rôles dont elles sont char­gées en plus, notam­ment celui d’objet sexuel. Ain­si, la sexy wor­king mother est ce qu’on exige et attend des femmes pour faire tour­ner une éco­no­mie capi­ta­liste au sein d’une socié­té mas­cu­li­niste. Les espaces de liber­té, pour les femmes, sont qua­si inexistants.

Pour conclure, pou­vez-vous nous par­ler de la mai­son d’é­di­tion dont vous êtes responsable ?

Les édi­tions du Hêtre Myria­dis publient des livres qui parlent d’écoparentalité, d’éducation, de rela­tions éco­lo­giques : gros­sesse, nais­sance, mater­ni­té, allai­te­ment, mater­nage, édu­ca­tion, san­té, cri­tique sociale… Quand elles ont été créées en 2009, trop peu de lit­té­ra­ture sur le sujet était dis­po­nible. Nous avons com­men­cé par des tra­duc­tions de textes de réfé­rence. Aujourd’hui, nous avons de plus en plus d’auteurs et autrices fran­çaises qui contri­buent à dif­fu­ser des idées en adé­qua­tion avec la phi­lo­so­phie de l’écoparentalité.


  1. Les Ins­tincts mater­nels, Sarah Blaf­fer Hrdy éd. Payot, 2002,
  2. Oui, la nature humaine est bonne, Oli­vier Mau­rel, éd. Robert Laf­font, 2009
  3. La prise de sein et autres clefs de l’al­lai­te­ment réus­si, Jack New­man, éd. Le Hetre Myria­dis, 2010
  4. Une his­toire de l’au­to­ri­té, Gérard Men­del, éd. La décou­verte, 2009 et Pour déco­lo­ni­ser l’enfant, Gérard Men­del, éd. Payot, 1971
  5. La Domi­na­tion mas­cu­line, Pierre Bour­dieu, éd. Le Seuil, 1998
  6. Fémi­nisme pour les 99 % : Un mani­feste, Nan­cy Fra­ser, Cin­zia Arruz­za et Tithi Bhat­ta­cha­rya, éd. La Décou­verte, 2019
  7. Aucun état phy­sique, aucune situa­tion n’est, « par nature » ou bio­lo­gi­que­ment, une condi­tion « infé­rieure » qui jus­ti­fie­rait une alié­na­tion. Cette idée que cer­taines condi­tions bio­lo­giques néces­si­te­raient un trai­te­ment dif­fé­rent en matière de droits ou de liber­té n’est que cela : une idée. Elle n’est conforme à aucune situa­tion natu­relle, elle n’exprime aucune réa­li­té ou néces­si­té bio­lo­gique d’aliénation. Elle tire sa jus­ti­fi­ca­tion de ce qu’une oppres­sion, tirant avan­tage d’une vul­né­ra­bi­li­té rela­tive, est actuel­le­ment exer­cée sur cer­tains groupes de per­sonnes pour toutes sortes de rai­sons his­to­riques, sociales, cultu­relles, éco­no­miques… Il existe des néces­si­tés bio­lo­giques de dépen­dance ou d’interdépendance (tel le bébé dépen­dant de sa mère). Mais c’est très dif­fé­rent. Sou­vent, on voit comme un rap­port uni­voque ce qui est en réa­li­té une inter­dé­pen­dance de tous les êtres vivants : ain­si, le patron est convain­cu que son employé dépend de lui ; un mari est convain­cu qu’une femme dépend de lui…

Print Friendly, PDF & Email
Total
4
Partages
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

Les médias mentent et les enfants sont instrumentalisés : à propos d’un soi-disant recours en justice (par Nicolas Casaux)

Ces derniers jours, comme à leur habitude, la plupart des médias de masse ont fait ce qu’ils savent faire le mieux. Raconter n’importe quoi, n’importe comment. Le premier problème avec cette histoire de « plainte », « d’action en justice », c’est qu’il ne s’agit pas du tout de cela. [...]
Lire

Les sports populaires à l’âge de la machine : contrôler, distraire et stimuler les foules (par Lewis Mumford)

Il y a toutefois dans la civilisation moderne toute une série de fonctions compensatrices qui, loin de rendre possible une meilleure intégration, ne servent qu’à stabiliser l’état existant — et qui, en fin de compte, font partie de l’embrigadement même quelles sont censées combattre. La plus importante de ces institutions est sans doute le sport populaire. On peut définir ce genre de sport comme une pièce de théâtre dans laquelle le spectateur importe plus que l’acteur, et qui perd une bonne partie de son sens lorsqu’on joue le jeu pour lui-même. Le sport populaire est avant tout un spectacle.