Arundhati Roy, Edward Snowden, Daniel Ellsberg & John Cusack : Le monde comme il va

Les choses qui peuvent et qui ne peuvent être dites :
Une conversation entre John Cusack et Arundhati Roy

par John Cusack

« Tout État-nation tend vers l’im­pé­ria­lisme — c’est là le pro­blème. A tra­vers les banques, les armées, les polices secrètes, la pro­pa­gande, les tri­bu­naux et les pri­sons, les trai­tés, les taxes, les lois et l’ordre, les mythes de l’o­béis­sance civile, les pos­tu­lats de ver­tu civique au som­met de la hié­rar­chie. Cepen­dant, il faut le dire, de la gauche poli­tique, nous atten­dons mieux. Et à juste titre. Nous pla­çons plus aisé­ment notre confiance dans ceux qui font preuve de com­pas­sion, qui dénoncent ces arran­ge­ments sociaux hor­ribles qui rendent la guerre inévi­table et le désir humain omni­pré­sent, qui ali­mentent l’é­goïsme capi­ta­liste, flattent les appé­tits et le désordre et ravagent la terre. »

Daniel Ber­ri­gan, poète, prêtre jésuite

John Cusack (JC) : Un matin alors que je par­cou­rais les infos hor­reur au Moyen-Orient, affron­te­ment de la Rus­sie et de l’A­mé­rique en Ukraine , j’ai pen­sé à Edward Snow­den et me suis deman­dé com­ment il tenait le coup à Mos­cou. J’ai com­men­cé à ima­gi­ner une conver­sa­tion entre lui et Daniel Ells­berg (qui a fait fui­ter les Papiers du Penta­gone durant la guerre du Viet­nam). Et puis, éton­nam­ment, mon ima­gi­na­tion a fait entrer une troi­sième per­sonne dans la pièce, l’au­teure Arund­ha­ti Roy. Il m’a sem­blé inté­res­sant de par­ve­nir à réunir ces trois personnes.

J’a­vais enten­du Roy par­ler à Chi­ca­go et l’ai ren­con­trée plu­sieurs fois. Très vite, on se sent à l’aise avec elle, et on par­vient rapi­de­ment à la conclu­sion qu’il n’y a pas de pré­ju­gés et d’hy­po­thèses pré­for­ma­tés. À tra­vers nos conver­sa­tions, j’ai vite com­pris que ce qui se perd, ou ce que l’on tait, dans la plu­part des débats sur la sur­veillance et les lan­ceurs d’a­lerte, c’est une pers­pec­tive et une contex­tua­li­sa­tion depuis l’ex­té­rieur des USA et de l’Eu­rope. Les débats se sont gra­duel­le­ment concen­trés sur les excès des entre­prises et les droits à la vie pri­vée des citoyens US.

Le philosophe/théosophe Rudolf Stei­ner dit que toute per­cep­tion de la véri­té qui est iso­lée et arra­chée de son contexte plus large cesse d’être vraie.

« Lors­qu’une pen­sée quelle qu’elle soit émerge de la conscience, je n’ai de cesse de l’har­mo­ni­ser avec le reste de ma pen­sée. Un tel concept iso­lé, à l’é­cart du reste de mon monde men­tal, est vrai­ment insup­por­table… il existe une har­mo­nie inté­rieu­re­ment sou­te­nue par­mi les pen­sées… lorsque notre monde de pen­sée se carac­té­rise par l’har­mo­nie inté­rieure, nous pou­vons nous sen­tir en pos­ses­sion de la véri­té… Tous les élé­ments sont reliés les uns aux autres… n’im­porte quelle iso­la­tion est une ano­ma­lie, une non-véri­té. » En d’autres termes, chaque idée iso­lée, non reliée aux autres, et qui est pour­tant consi­dé­rée comme vraie (comme une sorte de véri­té de niche) n’est pas qu’une mau­vaise poli­tique, c’est aus­si fon­da­men­ta­le­ment une contre-véri­té… Pour moi, les écrits d’A­rund­ha­ti Roy et sa pen­sée luttent pour une telle uni­té. Et pour elle, comme pour Stei­ner, la rai­son vient du cœur.

Je connais­sais Dan et Ed parce que nous avions tous bos­sé ensemble pour la Free­dom of Press Foun­da­tion. Et je savais qu’A­rund­ha­ti les admi­rait beau­coup, mais qu’elle était décon­cer­tée par la pho­to d’Ed agrip­pé au dra­peau des USA, sur la cou­ver­ture de Wired. De l’autre côté, elle était impres­sion­né par ce qu’il avait dit dans l’in­ter­view — en par­ti­cu­lier à pro­pos du fait qu’un des fac­teurs qui l’ont pous­sé à faire ce qu’il a fait, c’é­tait que la NSA (Natio­nal Secu­ri­ty Agen­cy) par­ta­geait en temps-réel des don­nées sur les pales­ti­niens aux USA avec le gou­ver­ne­ment israélien.

Elle consi­dère les agis­se­ments de Dan et Ed comme des actes témoi­gnant d’un immense cou­rage, bien que, selon ce que je croyais com­prendre, ses propres convic­tions poli­tiques soient plus en phase avec celles de Julian Assange. « Snow­den est le saint cou­ra­geux et réflé­chi de la réforme libé­rale », m’a­vait-elle dit. « Et Julian Assange est une sorte de radi­cal, un pro­phète qui a han­té ce désert depuis l’âge de 16 ans. »

J’ai enre­gis­tré nombre de nos conver­sa­tions  pour la simple rai­son qu’elles étaient si intenses. J’ai eu l’im­pres­sion qu’il me fau­drait les réécou­ter plu­sieurs fois pour être sûr que nous avions bien com­pris ce que nous nous étions dit. Elle n’a pas sem­blé y faire atten­tion, ou bien ne sem­blait pas s’en sou­cier. Lorsque je lui ai deman­dé si je pou­vais uti­li­ser les trans­crip­tions, elle a dit « OK, mais assure-toi d’ô­ter les idio­ties. Au moins les miennes. »

Voi­ci donc :

Arund­ha­ti Roy (AR) : Je dis seule­ment : que signi­fie ce dra­peau US pour ceux qui ne vivent pas aux USA ? Quelle est sa signi­fi­ca­tion en Afgha­nis­tan, en Irak, en Pales­tine, au Pakis­tan — même en Inde, votre nou­vel allié naturel ?

JC : Dans sa situa­tion (Snow­den), il a une marge d’er­reur très réduite lors­qu’il s’a­git de contrô­ler son image, son mes­sage, et il a fait un bou­lot extra­or­di­naire jus­qu’i­ci. Mais cette ima­ge­rie de son iso­le­ment te dérange ?

AR : Oublions le géno­cide des Indiens d’A­mé­rique, oublions l’es­cla­vage, oublions Hiro­shi­ma, oublions le Cam­bodge, oublions le Viet­nam, tu sais…

JC : Pour­quoi devons-nous oublier ?

(Rires)

AR : Je dis seule­ment que d’un côté, je suis contente — impres­sion­née — qu’il y ait des gens dotés d’une telle intel­li­gence, d’une telle com­pas­sion et qui ont tour­né le dos à l’É­tat. Ils sont héroïques. Tota­le­ment. Ils ont ris­qué leur vie, leur liber­té… et puis il y a une par­tie de moi qui pense… com­ment ont-ils jamais pu y croire ? Par quoi se sentent-ils tra­his ? Un État moral peut-il exis­ter ? Une super­puis­sance morale ? Je n’ar­rive pas à com­prendre ces gens qui croient que les excès ne sont que des aber­ra­tions… Bien sûr, je le com­prends intel­lec­tuel­le­ment, mais… une par­tie de moi-même veut conser­ver cette incom­pré­hen­sion… Par­fois ma colère se met en tra­vers de leur souffrance.

JC : D’ac­cord, mais tu ne crois pas que tu es un peu sévère ?

AR : Peut-être (rires). Mais alors, en ayant râlé comme je l’ai fait, je dis tou­jours que ce qu’il y a de for­mi­dable aux USA c’est qu’il y a eu une vraie résis­tance de l’in­té­rieur. Il y a eu des sol­dats qui ont refu­sé de se battre, qui ont brû­lé leurs médailles, qui se sont faits objec­teurs de conscience. Je ne crois pas qu’on ait jamais eu un objec­teur de conscience dans l’ar­mée indienne. Pas un seul. Aux USA, vous avez cette fière his­toire, tu sais ? Et Snow­den en fait partie.

JC : Mon ins­tinct me dit que Snow­den est plus radi­cal qu’il ne le pré­tend. Il doit faire preuve de tel­le­ment de tactique…

Arund­ha­ti Roy

AR : Seule­ment, depuis le 11 sep­tembre… nous sommes cen­sés avoir oublié tout ce qui a pris place avant cela, parce que c’est le 11 sep­tembre que com­mence l’his­toire. Bon, depuis 2001, com­bien de guerres ont été déclen­chées, com­bien de pays ont été détruits ? Donc main­te­nant l’EI est le nou­veau fléau — mais com­ment ce fléau a‑t-il com­men­cé ? Est-ce pire de faire ce que fait l’EI, c’est-à-dire de pas­ser son temps à mas­sa­crer des gens — prin­ci­pa­le­ment des chiites, mais pas seule­ment — à tran­cher des gorges ? Au fait, les milices sou­te­nues par les USA font des choses du même genre, sauf qu’elles ne montrent pas des déca­pi­ta­tions de blancs à la télé. Ou bien est-ce pire de conta­mi­ner l’ap­pro­vi­sion­ne­ment en eau, de bom­bar­der un lieu avec de l’u­ra­nium appau­vri, de cou­per l’ap­pro­vi­sion­ne­ment en médi­ca­ments, de dire qu’un demi-mil­lion d’en­fants qui meurent à cause des sanc­tions éco­no­miques est un « dur prix » à payer, mais qui « en vaut la peine » ?

JC : Made­leine Albright a dit ça — au sujet de l’Irak.

AR : Oui. L’I­rak. Est-ce bien de contraindre un pays au désar­me­ment pour le bom­bar­der ensuite ? De conti­nuer à semer la pagaille dans la région ? De pré­tendre que vous com­bat­tez l’is­la­misme radi­cal, alors qu’en réa­li­té vous ren­ver­sez tous les régimes qui ne sont pas des régimes isla­mistes radi­caux ? Quels qu’aient pu être leurs autres défauts, ce n’é­tait pas des États isla­mistes radi­caux — l’I­rak ne l’é­tait pas, la Syrie ne l’est pas, la Libye ne l’é­tait pas. L’É­tat isla­miste le plus radi­cal et le plus inté­griste est, bien sûr, votre alliée l’A­ra­bie Saou­dite. En Syrie, vous êtes du côté de ceux qui veulent des­ti­tuer Assad, n’est-ce pas ? Et puis tout d’un coup, vous êtes avec Assad, en vou­lant com­battre l’EI. On dirait une sorte de géant riche, fou et déso­rien­té diva­guant  dans une région pauvre, les poches pleines d’argent, et d’une grande quan­ti­té d’armes — se conten­tant de balan­cer des trucs à droite à gauche. Vous ne savez même pas à qui vous les don­nez — quelle fac­tion meur­trière vous armez contre quelle autre — vous croyant à votre place alors qu’en réa­li­té… Toute cette des­truc­tion qui a sui­vi le 11 sep­tembre, tous les pays qui ont été bom­bar­dés… cela ravive et ampli­fie les anciens anta­go­nismes. Ils ne sont pas for­cé­ment en lien avec les USA. Ils pré­cèdent l’exis­tence des USA de plu­sieurs siècles. Mais les USA ne sont pas capables de com­prendre à quel point tout cela est hors de pro­pos, en fait. Et à quel point c’est dia­bo­lique… Vos gains à court terme sont les désastres à long terme du reste du monde — pour tout le monde, y com­pris vous-mêmes. Et je suis déso­lée, je disais vous et les USA ou l’A­mé­rique, alors qu’en fait je vou­lais dire le gou­ver­ne­ment US. Il y a une dif­fé­rence. De taille.

JC : Ça c’est sûr.

AR : Asso­cier les deux comme je viens de le faire est stu­pide… c’est tom­ber dans un piège — cela per­met aux gens de dire : « Oh, elle est anti-amé­ri­caine, il est anti-amé­ri­cain », alors que nous ne le sommes pas. Bien sûr que non. Il y a des choses que j’aime aux USA. De toute façon, qu’est-ce qu’un pays ? Quand les gens disent : « Par­lez-moi de l’Inde », je réponds : « Quelle Inde ?… Le pays de la poé­sie et de la révolte ? Celui qui pro­duit une musique envoû­tante et des tis­sus raf­fi­nés ? Celui qui a inven­té le sys­tème des castes et prône le géno­cide des musul­mans et des sikhs ain­si que le lyn­chage des dalits ? Le pays des mil­liar­daires en dol­lars ? Ou celui dans lequel 800 mil­lions de per­sonnes vivent avec moins d’un demi-dol­lar par jour ? Quelle Inde ? » Lorsque les gens disent « USA », de quel pays parlent-ils ? Celui de Bob Dylan ou celui de Barack Oba­ma ? De la Nou­velle Orléans ou de New York ? Il y a seule­ment quelques années de cela, l’Inde, le Pakis­tan et le Ban­gla­desh for­maient un seul et même pays. En réa­li­té, nous étions consti­tués de nom­breux pays si on prend en compte les États prin­ciers… Puis les Bri­tan­niques ont tra­cé un trait et nous voi­ci deve­nus trois pays dont deux se menacent mutuel­le­ment avec l’arme nucléaire — la bombe des Hin­dous radi­caux et la bombe des musul­mans radicaux.

JC : L’is­lam radi­cal et l’ex­cep­tion­na­lisme US par­tagent le même lit. Comme des amants, ce me semble.

AR : C’est un lit pivo­tant dans un motel bas de gamme… L’hin­douisme radi­cal s’y est blot­ti aus­si. Ce n’est pas évident de pis­ter les par­te­naires, ils changent si vite. Leurs pro­gé­ni­tures sont autant d’ins­tru­ments des­ti­nés à livrer une guerre éternelle.

JC : Si on contri­bue à fabri­quer un enne­mi qui est vrai­ment mau­vais, on peut atti­rer l’at­ten­tion sur le fait qu’il est vrai­ment mauvais.

AR : Vos enne­mis sont tou­jours fabri­qués pour ser­vir vos propres inté­rêts, non ? Com­ment est-il pos­sible d’a­voir un bon enne­mi ? Vous devez avoir un enne­mi tota­le­ment mau­vais — et ensuite le mal doit progresser.

JC : Il doit méta­sta­ser, c’est ça ?

AR : Oui. Et ensuite… jus­qu’à quand allons-nous répé­ter les mêmes choses ?

JC : Oui, on finit par s’en lasser.

AR : Fran­che­ment, il n’y a pas d’al­ter­na­tive à la stu­pi­di­té. Le cré­ti­nisme est le père du fas­cisme. On ne peut pas se défendre contre ça, vraiment…

JC : C’est un vrai problème.

(Rires)

John Cusack

AR : Il ne s’a­git pas des men­songes qu’ils pro­fèrent mais de la qua­li­té des men­songes qui devient si humi­liante. Même ça, ça ne leur fait plus ni chaud ni froid. Tout ça c’est une pièce de théâtre. Hiro­shi­ma et Naga­sa­ki sont bom­bar­dées, il y a des cen­taines de mil­liers de morts, le rideau tombe et on n’en parle plus. Puis c’est la Corée. Ensuite le Viet­nam. Et tout ce qui s’est pro­duit en Amé­rique Latine. Et à chaque fois, le rideau tombe et l’his­toire reprend son cours. De nou­velles morales et de nou­velles indi­gna­tions sont éla­bo­rées… dans une his­toire qui s’est évaporée.

JC : Et un contexte éva­po­ré aussi.

AR : Oui, sans aucun contexte ni mémoire. Mais les peuples du monde ont de la mémoire. Il fut un temps où les femmes en Afgha­nis­tan — du moins à Kaboul — avaient leur place. Elles avaient le droit d’é­tu­dier, elles étaient méde­cins et chi­rur­giennes, libres de se dépla­cer, de s’ha­biller comme elles le vou­laient. C’é­tait sous l’oc­cu­pa­tion sovié­tique. Puis les USA ont com­men­cé à finan­cer les moud­ja­hi­dines. Rea­gan les avait appe­lés les « pères fon­da­teurs » de l’Af­gha­nis­tan. Ça réin­carne l’i­dée de « dji­had », créant vir­tuel­le­ment les tali­bans. Et qu’est-il adve­nu des femmes ? En Irak, jus­qu’a­vant la guerre, les femmes étaient cher­cheuses, direc­trices de musées, méde­cins. Je ne cherche pas à valo­ri­ser Sad­dam Hus­sein ou l’oc­cu­pa­tion sovié­tique de l’Af­gha­nis­tan, qui a été bru­tale et qui a fait des cen­taines de mil­liers de morts — c’é­tait le Viet­nam de l’U­nion Sovié­tique. Je dis seule­ment que main­te­nant, dans ces nou­velles guerres, des pays entiers ont som­bré dans le chaos — les femmes ont été reje­tées dans leurs bur­qas — et ce n’é­tait pas un choix. Je veux dire, pour moi, une culture dans laquelle les femmes ne se sont pas affran­chies de leur sou­mis­sion, est une chose. Mais l’hor­reur si demain quel­qu’un se tour­nait vers moi pour me dire : « Arund­ha­ti, retourne sous ton voile, reste dans ta cui­sine et ne sors plus. » Peut-on ima­gi­ner la vio­lence que cela repré­sente ? C’est ça qui est arri­vé à ces femmes. En 2001, on nous a dit que la guerre en Afgha­nis­tan était une mis­sion fémi­niste. Les Marines libé­raient les Afghanes des Tali­bans. Peut-on vrai­ment cata­pul­ter le fémi­nisme dans un pays ? Et main­te­nant, après 25 ans d’une guerre bru­tale — 10 ans contre l’oc­cu­pa­tion sovié­tique et 15 années d’oc­cu­pa­tion US — les Tali­bans sont de retour à Kaboul et repren­dront bien­tôt leurs affaires avec les USA. Je ne vis pas aux USA mais quand j’y suis, j’ai l’im­pres­sion d’a­voir la tête prise dans un broyeur — d’a­voir le cer­veau brouillé par ce lan­gage qu’ils uti­lisent. A l’ex­té­rieur ce n’est pas si dif­fi­cile à com­prendre parce que les gens savent com­ment ça fonc­tionne. Mais ici, tant de gens paraissent si doci­le­ment ava­ler la propagande.

C’était un échange. En voici un autre :

JC : Donc, d’a­près toi, quelles sont les choses dont on peut par­ler dans une socié­té civi­li­sée si l’on est un bon petit ani­mal de compagnie ?

AR : (Rires) L’im­mo­ra­li­té occa­sion­nelle de prê­cher la non-violence ?

(C’é­tait une allu­sion à Ma marche avec les cama­rades — Plon­gée au cœur de la gué­rilla indienne, le récit qu’A­rund­ha­ti Roy a fait du temps qu’elle a pas­sé dans les forêts du centre de l’Inde avec des gué­rille­ros armés qui com­bat­taient des forces para­mi­li­taires et des milices d’au­to­dé­fense essayant de chas­ser des peuples indi­gènes de leurs terres, qui avaient été cédées à des com­pa­gnies minières.)

JC : Aux USA, on peut par­ler de l’EI mais on ne peut pas par­ler de la Palestine.

AR : Oh, en Inde on peut par­ler de la Pales­tine mais on ne peut pas par­ler du Cache­mire. De nos jours, on ne peut pas par­ler du mas­sacre au grand jour de mil­liers de musul­mans au Guja­rat, parce que Naren­dra Modi pour­rait deve­nir Pre­mier ministre. (Ce qu’il est deve­nu par la suite en mai 2014.) On aime à dire : « Oublions les neiges d’an­tan ». Char­mante expres­sion… un peu démodée.

JC : Cela sonne comme « ce n’est qu’un au revoir ».

AR : Et nous pou­vons déci­der de l’en­droit le plus pro­pice sur lequel on pour­ra lar­guer des repères his­to­riques. L’his­toire est en réa­li­té une étude du futur et non du passé.

JC : Je veux seule­ment savoir quels sujets je ne peux pas abor­der, de manière à les évi­ter en société.

AR : Tu peux dire par exemple que ce n’est pas bien de déca­pi­ter des gens phy­si­que­ment, avec un cou­teau par exemple, ce qui implique que ça ne pose pas de pro­blème de leur faire explo­ser la tête avec un drone… n’est-ce pas ?

JC : Eh bien, un drone c’est chi­rur­gi­cal… et rapide. Ils n’ont pas le temps de souf­frir, non ?

AR : Mais cer­tains muz­zul­mans, comme vous les appe­lez, sont aus­si de bons bou­chers pro­fes­sion­nels. Ils font ça vite et bien.

JC : Quels autres sujets peut-on abor­der ou pas ?

AR : J’a­dore ce thème… Au sujet du Viet­nam, tu peux dire : « Ces Asia­tiques, ils n’at­tachent pas une grande valeur à leur vie, et donc ils nous forcent à por­ter le poids du géno­cide. » C’est une cita­tion plus ou moins textuelle.

JC : De Robert McNa­ma­ra, qui s’est par la suite consa­cré à « ser­vir les pauvres ».

AR : Et qui, avant de super­vi­ser la des­truc­tion du Viet­nam, a pla­ni­fié le bom­bar­de­ment de Tokyo dans lequel 80 000 per­sonnes ont été tuées en une seule nuit. Puis il est deve­nu pré­sident de la Banque Mon­diale, où il a pris grand soin des pauvres du monde. À la fin de sa vie, il était tour­men­té par une ques­tion : « Com­bien de mal faut-il faire pour faire du bien ? » C’est aus­si une citation.

JC : C’est l’a­mour vache.

AR : Bor­del, ces merdes altruistes…

Nous avons eu ces conver­sa­tions à la table de ma cui­sine, dans des bouis­bouis à New York, dans un res­tau por­to­ri­cain, deve­nu un de nos pré­fé­rés. Sur une impul­sion, j’ai appe­lé New Delhi.

Veux-tu aller à Mos­cou et ren­con­trer Dan Ells­berg et Ed Snowden ?

Ne raconte pas n’im­porte quoi…

Écoute… si j’ar­rive à orga­ni­ser ça, on y va ?

Il y eut un silence, puis j’ai sen­ti le sou­rire à l’autre bout du fil.

Oui, man. Allons‑y.

Edward Snow­den

« Nous vous avons apporté la promesse de l’avenir, mais notre langue bégaie et glapit… »

par Arundhati Roy

Mon télé­phone a son­né à trois heures du matin. C’é­tait John Cusack me deman­dant si je vou­lais aller à Mos­cou avec lui pour ren­con­trer Edward Snow­den. J’a­vais déjà ren­con­tré John plu­sieurs fois ; j’ai arpen­té les rues de Chi­ca­go avec lui, un colosse engon­cé dans sa capuche, essayant de ne pas être recon­nu. J’a­vais vu et ado­ré plu­sieurs des prin­ci­paux films qu’il avait écrit et dans les­quels il jouait, et je savais qu’il avait rapi­de­ment pris fait et cause pour Snow­den avec Le Prin­cipe de Snow­den, un essai qu’il avait écrit quelques jours après que l’his­toire ait écla­té et que le gou­ver­ne­ment US ait com­men­cé à deman­der sa tête. Nous avions eu des conver­sa­tions qui avaient duré des heures, mais je ne l’ai embras­sé comme un vrai cama­rade qu’a­près avoir ouvert son fri­go, n’y trou­vant qu’un vieux klaxon d’au­to­bus, et une paire de petits bois de cerf dans son freezer.

Je lui ai dit que j’a­do­re­rais ren­con­trer Edward Snow­den à Moscou.

L’autre per­sonne qui voya­ge­rait avec nous, c’é­tait Daniel Ells­berg — le Snow­den des années 60 — le lan­ceur d’a­lerte qui a ren­du public les Papiers du Penta­gone durant la guerre du Viet­nam. J’a­vais déjà ren­con­tré Dan, briè­ve­ment, il y a 10 ans, lors­qu’il m’a­vait offert son livre, Secrets : A Memoir of Viet­nam and the Penta­gon Papers [Publié en 2002, tra­duc­tion fran­çaise pré­vue pour 3002, NdE].

Dan par­lait de lui-même sans ména­ge­ment dans son livre. Ce n’est qu’en le lisant — ce que vous devriez faire — que vous par­vien­drez à com­prendre l’in­quié­tante com­bi­nai­son de culpa­bi­li­té et de fier­té avec laquelle il a vécu pen­dant presque 50 de ses 84 ans de vie. Cela fait de Dan un homme com­pli­qué, en conflit avec lui-même, — moi­tié héro, moi­tié spectre han­té — un homme qui a essayé de faire péni­tence pour ses actes pas­sés en par­lant, en écri­vant, en pro­tes­tant et en se fai­sant arrê­ter lors d’actes de déso­béis­sance civile pen­dant des décennies.

Dans les pre­miers cha­pitres de Secrets, il explique com­ment, en 1965, alors qu’il n’é­tait qu’un jeune employé du Penta­gone, des ordres éma­nèrent direc­te­ment du bureau de Robert McNa­ma­ra (« c’é­tait comme un ordre éma­nant de Dieu ») exi­geant le ras­sem­ble­ment « de détails sur les atro­ci­tés » des attaques Viêt-Cong contre les civils et les bases mili­taires sur l’en­semble du Viet­nam. McNa­ma­ra, secré­taire à la Défense à l’é­poque, avait besoin de cette infor­ma­tion pour jus­ti­fier « les actes de repré­sailles » — ce qui, en gros, signi­fiait qu’il avait besoin d’une jus­ti­fi­ca­tion pour bom­bar­der le Sud-Viet­nam (et le Nord). Le col­lec­teur « d’a­tro­ci­tés » choi­si par « Dieu », c’é­tait Daniel Ellsberg :

Je n’eus ni doutes ni hési­ta­tions en me ren­dant dans la Salle de Guerre conjointe pour faire de mon mieux. C’est le sou­ve­nir qui me dérange… J’ai rapi­de­ment dit au colo­nel que j’a­vais besoin de détails d’atrocités…

Par-des­sus tout, je vou­lais les détails gore des bles­sures d’Américains à Plei­ku et par­ti­cu­liè­re­ment à Qui Nhon. J’ai dit au colo­nel : « J’ai besoin de sang »… La plu­part des rap­ports n’en­traient pas dans les détails gore, mais cer­tains d’entre eux le fai­saient. Le chef de dis­trict avait été étri­pé devant le vil­lage, et sa famille, sa femme et ses quatre enfants, avait aus­si été tuée. « Génial ! C’est ce que je veux savoir ! C’est ce dont j’ai besoin ! Il m’en faut plus ! Vous pou­vez-vous trou­ver d’autres his­toires comme celle-là ? »

Dans les semaines qui sui­virent, l’o­pé­ra­tion Rol­ling Thun­der était annon­cée. Les avions US com­men­cèrent à bom­bar­der le Sud-Viet­nam. Quelque chose comme 175 000 Marines furent déployés dans ce petit pays de l’autre bout du monde, à 8000 miles de Washing­ton, DC. La guerre dure­rait 8 ans. (Selon les témoi­gnages tirés du livre sur la guerre du Viet­nam, récem­ment publié, Kill Any­thing That Moves (Tuez tout ce qui bouge), de Nick Turse, ce que l’ar­mée US a fait au Viet­nam, en pas­sant de vil­lage en vil­lage, avec l’ordre de « tuer tout ce qui bouge » — ce qui com­pre­nait femmes, enfants et bétail — était aus­si vicieux, bien qu’à une échelle bien plus vaste, que ce que fait l’EI actuel­le­ment. Cela avait l’a­van­tage d’être sou­te­nu par l’une des forces aériennes les plus puis­santes du monde).

Rol­ling Thun­der : un héli­co US sur­vole des cadavres de gué­rillé­ros Viet Cong près du vil­lage de Tan Phu. AP

A la fin de la guerre du Viet­nam, trois mil­lions de Viet­na­miens et 58 000 sol­dats US avaient été tués et il y avait eu assez de bombes lar­guées pour cou­vrir tout le Viet­nam de plu­sieurs cen­ti­mètres d’a­cier. Dan, encore : « Je n’ai jamais pu m’ex­pli­quer — donc je ne peux l’ex­pli­quer à per­sonne d’autre — pour­quoi je suis res­té au Penta­gone lorsque le bom­bar­de­ment a com­men­cé. Par simple car­rié­risme n’est pas une expli­ca­tion adé­quate ; je n’é­tais pas atta­ché à ce rôle ni à davan­tage de recherche de l’in­té­rieur ; j’a­vais appris tout ce dont j’a­vais besoin. Le tra­vail de cette nuit-là est la pire chose que j’aie jamais faite. »

La pre­mière fois que j’ai lu Secrets, j’ai été désta­bi­li­sée par mon admi­ra­tion et ma sym­pa­thie envers Dan d’un côté, et par ma colère, pas contre lui bien sûr, mais contre ce à quoi il avait si sin­cè­re­ment admis avoir par­ti­ci­pé, de l’autre. Ces deux sen­ti­ments évo­luaient sur des voies clai­re­ment paral­lèles, refu­sant de conver­ger. Je savais que quand mes nerfs mis à vif ren­con­tre­raient les siens, nous devien­drions amis, et c’est ce qui s’est produit.

Peut-être que mon malaise ini­tial, mon inca­pa­ci­té à réagir sim­ple­ment et géné­reu­se­ment à ce qui était clai­re­ment un acte de cou­rage et de conscience de la part de Dan, était lié au fait que j’ai gran­di au Kera­la, où, en 1957, l’un des pre­miers gou­ver­ne­ments com­mu­nistes démo­cra­ti­que­ment élus par­vint au pou­voir. Et puis, comme le Viet­nam, nous avions des jungles, des rivières, des rizières, et des com­mu­nistes. J’ai gran­di dans une mer de dra­peaux rouges, de défi­lés de tra­vailleurs, et de chants d’Inqui­lab Zin­da­bad (Vive la révo­lu­tion!). Si un vent fort avait dépor­té la guerre du Viet­nam quelques mil­liers de kilo­mètres vers l’Ouest, j’au­rais été une « gook » [une « chi­ne­toque », terme inju­rieux  par lequel les yan­kees dési­gnaient les Viet­na­miens, aupa­ra­vant dési­gnés comme « niaks » par les Fran­çais, NdE] — une sacri­fiable, une bom­bar­dable, une napal­mable — un autre corps pour ajou­ter de la cou­leur locale dans Apo­ca­lypse Now (Hol­ly­wood a gagné la guerre du Viet­nam, même si l’A­mé­rique l’a per­due. Et le Viet­nam est une éco­no­mie de libre mar­ché aujourd’­hui. Donc, qui suis-je pour prendre ces choses à cœur après tant d’années ?).

Mais, à l’é­poque, au Kera­la, nous n’a­vions pas besoin des Papiers du Penta­gone pour être en colère contre la guerre du Viet­nam. Je me sou­viens, alors que j’é­tais encore très jeune, de mon pre­mier débat à l’é­cole, habillée en femme Viêt-Cong, dans le sarong impri­mé de ma mère. Je m’ex­pri­mais avec une indi­gna­tion apprise à pro­pos des « Chiens cou­rants de l’im­pé­ria­lisme ». J’ai joué avec des enfants appe­lés Lénine et Sta­line. (Il n’y avait pas de petits Léon ou de bébé Trosts­ky — peut-être avaient-ils été exi­lés ou fusillés). A la place des Papiers du Penta­gone, nous n’au­rions pas été contre quelque lan­ceur d’a­lerte sou­le­vant les réa­li­tés des purges sta­li­niennes ou du Grand Bond en Avant chi­nois, et des mil­lions qui en mou­rurent. Mais tout cela était balayé par les par­tis com­mu­nistes comme pro­pa­gande occi­den­tale ou jus­ti­fié comme par­tie néces­saire de la Révolution.

Mais mal­gré mes réserves et cri­tiques vis-à-vis des divers par­tis com­mu­nistes de l’Inde (mon roman Le dieu des petits riens a été dénon­cé par le Par­ti com­mu­niste de l’Inde (mar­xiste) au Kera­la comme anti-com­mu­niste), je pense que l’a­néan­tis­se­ment de la gauche (et je n’en­tends pas par-là la défaite de l’U­nion Sovié­tique ou la chute du mur de Ber­lin) nous a mené au lamen­table état insen­sé dans lequel nous nous trou­vons actuel­le­ment. Même les capi­ta­listes doivent sûre­ment admettre que, ne serait-ce qu’in­tel­lec­tuel­le­ment, le socia­lisme est un oppo­sant de valeur. Il rend même ses adver­saires intel­li­gents. La tra­gé­die d’au­jourd’­hui, c’est non seule­ment que des mil­lions de gens se pro­cla­mant com­mu­nistes ou socia­listes aient été liqui­dés au Viet­nam, en Indo­né­sie, en Iran, en Irak, en Afgha­nis­tan, que la Chine et la Rus­sie, après toutes ces révo­lu­tions, soient deve­nues des éco­no­mies capi­ta­listes, que la classe ouvrière ait été démo­lie aux USA et que ses syn­di­cats aient été déman­te­lés, que la Grèce ait été mise à genoux, ou que Cuba s’ap­prête à ren­trer dans le mar­ché libre — mais c’est aus­si que le lan­gage de la gauche, que le dis­cours de la gauche, ait été mar­gi­na­li­sé et qu’on cherche à l’é­ra­di­quer. Le débat — bien que ses pro­ta­go­nistes, aient, de part et d’autre, tra­hi tout ce en quoi ils pré­ten­daient croire — se concen­trait aupa­ra­vant sur la jus­tice sociale, l’é­ga­li­té, la liber­té et la redis­tri­bu­tion de la richesse. Tout ce qu’il semble nous res­ter aujourd’­hui c’est un cha­ra­bia para­noïaque sur une guerre contre le ter­ro­risme dont le seul objec­tif est d’é­tendre la guerre, d’aug­men­ter la ter­reur, et de mas­quer le fait que les guerres d’au­jourd’­hui ne sont pas des aber­ra­tions mais sont sys­té­miques, des exer­cices logiques effec­tués dans le but de pré­ser­ver un mode de vie dont les plai­sirs déli­cats et les conforts exquis ne peuvent être appor­tés aux quelques pri­vi­lé­giés qu’à l’aide d’une guerre d’hé­gé­mo­nie conti­nue et pro­lon­gée — des guerres de modes de vie [Life­style Wars].

Ce que je vou­lais deman­der à Ells­berg et Snow­den, c’é­tait s’il pou­vait y avoir des bonnes guerres. Des guerres réflé­chies ? Des guerres justes ? Des guerres res­pec­tant les droits humains ?

La dou­blure comique de ce qui était autre­fois une conver­sa­tion sur la jus­tice, c’est ce que le New York Times a récem­ment appe­lé « la conver­sa­tion sur l’o­reiller de Bill et Melin­da Gates », à pro­pos de « ce qu’ils ont appris en fai­sant don de 34 mil­liards de dol­lars », ce qui, selon le cal­cul effec­tué vite fait bien fait par le chro­ni­queur du Times Nicho­las Kris­tof, aurait sau­vé la vie de 33 mil­lions d’en­fants de mala­dies comme la polio :

« A pro­pos de la fon­da­tion (Gates) il y a tou­jours beau­coup de conver­sa­tions sur l’o­reiller », explique Melin­da. « On se pousse dure­ment l’un l’autre »… Bill pen­sait que Melin­da se concen­trait trop sur les visites de ter­rain, tan­dis que Melin­da pen­sait que Bill pas­sait trop de temps avec des offi­ciels… Ils s’en­seignent aus­si des choses mutuel­le­ment, explique Melin­da. En ce qui concerne le genre, ils ont sui­vi son intui­tion à elle en inves­tis­sant dans la contra­cep­tion, mais ils ont éga­le­ment déve­lop­pé de nou­veaux indi­ca­teurs pour satis­faire Bill. Donc, par­mi les leçons qu’ils ont tirées de 15 années de phi­lan­thro­pie, une d’elles est valable pour tous les couples… Écou­tez votre épouse !

(New York Times du 18 juillet 2015)

Ils comptent — conti­nue l’ar­ticle sans iro­nie aucune — sau­ver la vie de 61 mil­lions d’en­fants de plus dans les 15 pro­chaines années (Encore une fois, selon des cal­culs som­maires, cela coû­te­rait encore 61 mil­liards de dol­lars, au moins). Tout cet argent dans un lit-salle-de-réunion — com­ment dorment-ils la nuit, Bill et Melin­da ? Si vous êtes assez gen­til envers eux et que vous leur sou­met­tez une sug­ges­tion de pro­jet assez bonne, ils peuvent même peut-être vous sub­ven­tion­ner afin que vous puis­siez vous aus­si sau­ver le monde à votre petite façon.

Bill et Melin­da en action

Mais, plus sérieu­se­ment — que fait un couple avec autant d’argent, qui n’est d’ailleurs qu’un faible pour­cen­tage des indé­cents pro­fits qu’ils engrangent grâce à l’en­tre­prise qu’ils dirigent ? Un faible pour­cen­tage qui se compte en mil­liards. C’est assez pour déci­der de l’a­gen­ce­ment du monde, assez pour ache­ter les poli­tiques gou­ver­ne­men­tales, déter­mi­ner les pro­grammes uni­ver­si­taires, finan­cer les ONG et les acti­vistes. Cela leur donne le pou­voir de façon­ner le monde entier à leur guise. Sans même par­ler de poli­tique, est-ce même décent ? Même s’il s’a­git de « bonne » volon­té ? Qui décide de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas ?

Voi­là, en gros, où nous en sommes, poli­ti­que­ment parlant.

Reve­nons-en au coup de fil de trois heures du matin — dès l’aube je m’in­quié­tais de mon billet d’a­vion et de l’ob­ten­tion d’un visa russe. J’ai alors appris que j’a­vais besoin d’une copie phy­sique de la confir­ma­tion de réser­va­tion d’hô­tel à Mos­cou, signée et approu­vée par le quelque minis­tère russe. Com­ment allais-je faire ça ? J’a­vais seule­ment trois jours. L’as­sis­tant-magi­cien de John s’en est char­gé et me l’a envoyé par cour­rier. Mon cœur a fait un bond lorsque je l’ai reçu. Le Ritz-Carl­ton. Ma der­nière sor­tie poli­tique avait consis­té en quelques semaines de marche avec des gué­rille­ros maoïstes et à dor­mir sous les étoiles dans la forêt de Dan­da­ka­ra­nya. Et j’al­lais me retrou­ver au Ritz ? Ce n’é­tait pas seule­ment la ques­tion du prix, c’é­tait… je ne sais pas… je n’a­vais jamais ima­gi­né le Ritz-Carl­ton comme camp de base — ou comme lieu — de n’im­porte quel genre de poli­tique réelle. (Quoi qu’il en soit, le Ritz s’est avé­ré être un lieu de choix pour plu­sieurs inter­views de Snow­den, dont la fameuse conver­sa­tion avec John Oli­ver, sur les « dick pics » [litt. Pho­tos de zobs, sur la ques­tion de savoir si la NASA peut avoir accès à vos pho­tos intimes, NdE].)

Je suis pas­sée devant la longue queue ser­pen­tant devant le consu­lat US hau­te­ment gar­dé, pour enfin par­ve­nir à l’am­bas­sade russe. Elle était vide. Il n’y avait per­sonne aux gui­chets « pas­se­ports », « for­mu­laires visa » ou « per­cep­tion ». Il n’y avait pas de son­nette, aucun moyen d’at­ti­rer l’at­ten­tion de qui que ce soit. À tra­vers une porte entrou­verte, j’ai entra­per­çu des dépla­ce­ments de gens dans les cou­lisses. Aucune queue d’au­cune sorte dans l’am­bas­sade d’un pays ayant une his­toire pleine de toutes les sortes de queues ima­gi­nables. Var­lam Cha­la­mov les décrit si vive­ment dans ses Récits de la Koly­ma, sur le Gou­lag — des queues pour la nour­ri­ture, pour les chaus­sures, pour un minus­cule bout de vête­ment — un com­bat à mort pour un mor­ceau de pain ras­sis. Je me suis sou­ve­nue d’un poème d’An­na Akh­ma­to­va — qui, contrai­re­ment à beau­coup de ses pairs, avait sur­vé­cu au gou­lag — sur les queues. Enfin, dans ce genre :

 Au temps effrayants de Iejov, pen­dant dix-sept mois, j’ai pris place au sein des files d’attente devant les pri­sons de Lenin­grad, ces queues faites par les familles des pri­son­niers. Un jour, quelqu’un me recon­nut. Alors, der­rière moi, une femme aux lèvres bleuies par le froid, qui, bien sûr, de sa vie n’avait jamais enten­du mon nom, se secoua de son engour­dis­se­ment, ce demi-som­meil que nous par­ta­gions, et me deman­da tout bas à l’oreille — là-bas, tout le monde chuchotait :
— Et  ça,  vous pou­vez le décrire ?
— Oui, je le peux.
Alors, quelque chose comme un sou­rire glis­sa sur ce qui, autre­fois, avait été son visage.


(Tra­duc­tion Michel Tes­sier)

Akh­ma­to­va, son pre­mier mari Nico­laï Gou­mi­liev, Ossip Man­del­stam et trois autres poètes appar­te­naient à un mou­ve­ment poé­tique appe­lé acméisme. En 1921, Gou­mi­liev a été fusillé pour acti­vi­té contre-révo­lu­tion­naire. Man­del­stam a été arrê­té en 1934 pour avoir écrit une ode à Sta­line qui avait des accents sati­riques et dont l’é­loge n’é­tait pas assez convain­cant. Il mou­rut des années plus tard, ron­gé par la faim et la folie, dans un camp de tran­sit en Sibé­rie. Sa poé­sie (qui a sur­vé­cu grâce à des bouts de papiers dis­si­mu­lés dans des taies d’o­reillers ou des usten­siles de cui­sine, ou encore grâce à la mémoire de gens qui l’ai­maient) a été récu­pé­rée par sa veuve et par Anna Akhmatova.

C’est donc l’his­toire de la sur­veillance dans le pays qui a offert l’a­sile à Ed Snow­den — recher­ché par les USA pour avoir révé­lé un sys­tème de sur­veillance qui fait appa­raître les agents du KGB et de la Sta­si comme des enfants de chœur. Si l’af­faire Snow­den était une fic­tion, un bon édi­teur la refu­se­rait en qua­li­fiant la symé­trie nar­ra­tive qu’elle reflète d’ar­ti­fice bas de gamme.

Un homme a fina­le­ment fait son appa­ri­tion der­rière l’un des gui­chets de l’am­bas­sade de Rus­sie et a accep­té mon pas­se­port et mon for­mu­laire de demande de visa (ain­si que la copie cache­tée et tam­pon­née de la confir­ma­tion de ma réser­va­tion d’hô­tel). Il me deman­da de reve­nir le len­de­main matin.

Lorsque j’ar­ri­vai chez moi, je me diri­geai direc­te­ment vers ma biblio­thèque, à la recherche d’un pas­sage du roman de Arthur Koest­ler Le zéro et l’in­fi­ni que j’a­vais mar­qué il y a long­temps. Le cama­rade N.S. Rou­ba­chov, qui fut un haut fonc­tion­naire dans le gou­ver­ne­ment sovié­tique, a été arrê­té pour tra­hi­son. Dans sa cel­lule de pri­son, il évoque ses souvenirs :

« Tous nos prin­cipes étaient bons, mais nos résul­tats ont été mau­vais. Ce siècle est malade. Nous en avons diag­nos­ti­qué le mal et ses causes avec une pré­ci­sion micro­sco­pique, mais par­tout où nous avons appli­qué le bis­tou­ri, une nou­velle pus­tule est appa­rue. Notre volon­té était pure et dure, nous aurions dû être aimés du peuple. Mais il nous déteste. Pour­quoi sommes-nous ain­si odieux et détes­tés ? Nous vous avons appor­té la véri­té et dans notre bouche elle avait l’air d’un men­songe. Nous vous avons appor­té la liber­té et dans nos mains, elle res­semble à un fouet. Nous vous avons appor­té la véri­table vie, et là où notre voix s’é­lève, les arbres se des­sèchent et l’on entend bruire les feuilles mortes. Nous vous avons appor­té la pro­messe de l’a­ve­nir, mais notre langue bégaie et gla­pit… »

Lu aujourd’­hui, cela res­semble à des confi­dences sur l’o­reiller entre deux vieux enne­mis qui se sont livrés une guerre longue et rude et qui ne peuvent plus se dis­tin­guer l’un de l’autre.

J’ai obte­nu mon visa le matin sui­vant. Je par­tais pour la Russie.

Edward Snow­den & Arund­ha­ti Roy

Les choses qui peuvent et qui ne peuvent être dites :
la conversation continue entre John Cusack et Arundhati Roy 

Dans la semaine qui sui­vait, la logis­tique devait être pla­ni­fiée. C’é­tait très court, une sorte de cafouillage en urgence. Arund­ha­ti s’est débrouillée de son côté, mais j’é­tais plus pré­oc­cu­pé par l’his­toire de Dan Ells­berg, qui avait été pla­ni­fi­ca­teur en charge des armes nucléaires pour la réponse US à une éven­tuelle frappe sovié­tique. En d’autres termes, il avait pas­sé plu­sieurs années de sa vie à pla­ni­fier l’o­bli­té­ra­tion phy­sique de l’U­nion Sovié­tique. Les secrets nucléaires, la théo­rie des domi­nos — il était là, dans ces pièces. Et puis il y avait les 85 arres­ta­tions et plus pour déso­béis­sance civile, dont une en Rus­sie sur le Sirius, le bateau de Green­peace pro­tes­tant contre les essais nucléaire russes.

Mais son visa finit par arri­ver. Et le mien aus­si. Pen­dant ce temps-là, en Inde, cer­taines des pires peurs d’A­rund­ha­ti étaient deve­nues réa­li­tés. 8 mois avant, Naren­dra Modi était deve­nu le nou­veau Pre­mier ministre de l’Inde. (En mai, j’a­vais reçu ce tex­to : Les résul­tats des élec­tions sont publiés. Les fas­cistes dans un raz-de-marée. Les spectres sont réels. Ce que vous voyez, c’est ce que vous obte­nez.)

J’ai rejoint Arund­ha­ti Roy à Londres. Cela fai­sait deux semaines qu’elle était là à don­ner des confé­rences à Cam­bridge et à la South Bank, à pro­pos de ses nou­velles recherches sur Gand­hi et B.R. Ambed­kar. A Hea­throw [l’aé­ro­port inter­na­tio­nal de Londres], elle me dit assez tran­quille­ment que des gens, en Inde, brû­laient ses effi­gies. « Il sem­ble­rait que je pousse les Gand­hiens à la vio­lence, dit-elle en riant, mais je suis déçue par la qua­li­té des effi­gies. »

Nous avons ensuite pris l’a­vion pour Stock­holm pour rejoindre Dan, qui assis­tait à la céré­mo­nie des Right Live­li­hood Awards — que cer­tains appellent le prix Nobel Alter­na­tif — parce qu’Ed était un des lau­réats. De là-bas, nous devions prendre l’a­vion pour Moscou.

Les rues de Stock­holm étaient si propres qu’on aurait pu man­ger par terre.

Le pre­mier soir, il y eut un dîner dans un musée nau­tique qui avait comme pièce cen­trale de sa struc­ture moderne, l’é­pave entière d’un navire de guerre en bois du 16ème siècle. Le Wasa, consi­dé­ré comme le Tita­nic des désastres sué­dois, avait été construit sous les ordres d’un des nom­breux rois assoif­fé de pou­voir et sou­hai­tant contrô­ler les mers et le futur. Il était si char­gé en armes et lourd sur l’a­vant, qu’il cha­vi­ra et cou­la avant même d’a­voir quit­té le port.

C’é­tait une soi­rée clas­sique pour les droits humains, somme toute : de la nour­ri­ture gas­tro­no­mique et des bonnes inten­tions, une cho­rale chan­tant de magni­fiques chants de Noël. Je m’a­mu­sais à obser­ver une Arund­ha­ti qua­si-patho­lo­gi­que­ment anti-gala essayer de mas­quer son désar­roi. Ce n’é­tait pas son truc, comme on dit.

Dan était occu­pé et très deman­dé, il ren­con­trait des gens, don­nait des inter­views. Nous l’a­per­ce­vions de temps en temps — et en pro­fi­tions pour le saluer rapi­de­ment. La remise des prix eut lieu dans le par­le­ment sué­dois. Arund­ha­ti Roy et moi-même fumes gra­cieu­se­ment invités.

Nous étions en retard. Nous avons alors réa­li­sé que si aucun de nous n’é­tait à l’aise dans les halls des par­le­ments de nos propres pays, c’é­tait absurde d’al­ler nous emmer­der dans le par­le­ment sué­dois. Nous avons donc rôdé dans les cou­loirs comme des délin­quants, jus­qu’à ce que l’on trouve un petit bal­con d’où obser­ver la céré­mo­nie. Nous avions vue, face à nous, sur nos sièges vides. Les dis­cours étaient longs. Nous sommes sor­tis, avons mar­ché à tra­vers les grands cou­loirs, et sommes tom­bés sur une salle de ban­quets vide. Quelque part, c’é­tait méta­pho­rique. J’ai ral­lu­mé mon magnéto :

JC : Ça rime à quoi, la bien­fai­sance comme ins­tru­ment politique ?

AR : C’est une vieille blague, c’est ça ? Si vous vou­lez contrô­ler quel­qu’un, sou­te­nez-le. Ou épousez-le.

(Rires)

JC : La poli­tique du maquereau…

AR : Infil­trez-vous dans la résis­tance, cap­tu­rez-la, financez-la.

JC : Domestiquez-la…

AR : Ren­dez-la dépen­dante de vous. Trans­for­mez-la en pro­jet artis­tique ou en un pro­duit quel­conque. À la minute où votre pen­sée radi­cale devient une opé­ra­tion ins­ti­tu­tion­na­li­sée et sub­ven­tion­née, vous êtes dans de beaux draps. Et  c’est habi­le­ment fice­lé. Tout n’est pas mau­vais. Cer­tains font vrai­ment du bon boulot.

JC : Comme l’A­CLU (Union amé­ri­caine pour les liber­tés civiles)…

AR : Ils reçoivent de l’argent de la Fon­da­tion Ford, c’est ça ? Mais ils font un excellent tra­vail. On ne peut pas repro­cher aux gens le tra­vail qu’ils accom­plissent, lors­qu’on les prend individuellement.

JC : Les gens veulent faire quelque chose de bien, d’utile…

AR : Oui. Et ce sont ces bonnes inten­tions qui sont embri­ga­dées et mises à contri­bu­tion. C’est com­pli­qué. Ima­gine un col­lier de perles. Les perles prises sépa­ré­ment peuvent être très belles, mais lors­qu’elles sont enfi­lées, elles ne sont plus libres de sau­tiller à leur guise. Lors­qu’on regarde autour de soi et qu’on voit le nombre d’ONG qui sont sub­ven­tion­nées par les Fon­da­tions Ford, Rocke­fel­ler ou Gates, il doit y avoir quelque chose qui ne va pas, non ? Ils trans­forment des radi­caux poten­tiels en béné­fi­ciaires de leurs lar­gesses — et puis, de façon très sub­tile, sans en avoir l’air — ils cir­cons­crivent les limites de la poli­tique radi­cale. Et vous êtes viré si vous déso­béis­sez… viré, pri­vé de finan­ce­ment, qu’im­porte. Et puis il y a tou­jours ce jeu qui consiste à faire riva­li­ser ceux qui sont finan­cés avec ceux qui ne le sont pas, un jeu dans lequel celui qui finance occupe le devant de la scène. Donc, ce que je veux dire c’est que je ne suis pas contre le fait qu’il y ait des sub­ven­tions — parce que nous sommes à court de solu­tions — mais nous devons nous deman­der si c’est nous qui pro­me­nons le chien ou si c’est le chien qui nous pro­mène. Ou encore qui est le chien et qui nous sommes.

JC : Je suis incon­tes­ta­ble­ment le chien… et j’ai incon­tes­ta­ble­ment été promené.

AR : Par­tout — pas seule­ment aux USA… répri­mez, tabas­sez, abat­tez, empri­son­nez ceux que vous pou­vez et déver­sez de l’argent sur ceux que vous ne pou­vez pas atteindre — et débar­ras­sez-les pro­gres­si­ve­ment de leurs griffes. Ils sont en train de créer ce que nous appe­lons en Inde des Paal­tu Sher, qui signi­fie Tigres Appri­voi­sés. Comme une résis­tance fac­tice… pour que vous puis­siez vous défou­ler sans pro­vo­quer le moindre dégât.

JC : La pre­mière fois que tu t’es expri­mée au Forum Social Mon­dial… c’é­tait quand déjà ?

AR : En 2002 je crois, à Por­to Alegre… juste avant l’in­va­sion de l’I­rak par les USA.

JC : Puis tu as été à celui de Mum­bai en 2004 et c’était…

AR : Com­plè­te­ment ONGi­sé. Un si grand nombre d’ac­ti­vistes majeurs s’é­taient trans­for­més en agents de voyage, réduits à s’oc­cu­per de tickets, d’argent et du trans­port des gens. Le forum a tout d’un coup décla­ré : « Uni­que­ment de la non-vio­lence, pas de luttes armées… » Ils étaient deve­nus gand­hiens.

JC : Donc qui­conque impli­qué dans la résis­tance armée…

AR : Tous éli­mi­nés. Un grand nombre des luttes radi­cales étaient éli­mi­nées. Et je me suis dit, bor­del de merde. La ques­tion que je pose est la sui­vante : si on a, disons, des gens vivant dans des vil­lages au fin fond de la forêt, à quatre jours de marche de toute civi­li­sa­tion, et qu’un mil­lier de sol­dats débarquent, brûlent leurs vil­lages, tuent et violent les gens pour les faire fuir, parce que des com­pa­gnies minières veulent s’ap­pro­prier leur terre — quelle forme de non-vio­lence serait conseillée par ces fidèles par­ti­sans de l’es­ta­blish­ment ? La non-vio­lence c’est du théâtre poli­tique radical.

JC : Effi­cace uni­que­ment en pré­sence d’un public…

AR : Exac­te­ment. Et qui peut atti­rer un public ? Il faut du capi­tal, des stars, pas vrai ? Gand­hi était une super­star. Les habi­tants de la forêt ne pos­sèdent pas ce capi­tal, cette force d’at­trac­tion. Ils n’au­ront donc pas de public. La non-vio­lence devrait consti­tuer une tac­tique — et non une idéo­lo­gie prê­chée par ceux qui sont à l’ex­té­rieur du conflit à l’at­ten­tion des vic­times de vio­lence en masse… Pour moi, je pense avoir évo­lué lorsque j’y ai vu clair.

JC : Tu com­mences à sen­tir le par­fum des enzymes digestifs…

AR : (Rire) Mais tu sais, la révo­lu­tion ne peut pas être finan­cée. Ce n’est pas l’i­ma­gi­na­tion des trusts et des fon­da­tions qui va appor­ter un véri­table changement.

JC : Mais quel est le grand jeu der­rière tout ça ?

AR : Le grand jeu consiste à pré­ser­ver le Mar­ché Libre. Ajus­te­ment Struc­tu­rel, Pri­va­ti­sa­tion, fon­da­men­ta­lisme du libre-échange, le tout dis­si­mu­lé der­rière le masque de la Démo­cra­tie et de l’É­tat de droit. Bon nombre d’ONG finan­cées par des fon­da­tions capi­ta­listes — pas toutes mais beau­coup d’entre elles — deviennent les mis­sion­naires de la « nou­velle éco­no­mie ». Elles mani­pulent votre ima­gi­na­tion, mani­pulent le lan­gage. La notion de « droits de l’homme », par exemple — me dérange par­fois. Pas en soi, mais parce que le concept de droits humains a rem­pla­cé l’i­dée de jus­tice, qui est bien plus impor­tante. Les droits humains sont des droits fon­da­men­taux, c’est le mini­mum qu’on puisse exi­ger. Trop sou­vent, ils deviennent le but en soi. Ce qui devrait être le mini­mum devient le maxi­mum — tout ce que nous sommes cen­sés espé­rer — mais les droits humains, ce n’est pas suf­fi­sant. Le but est, et doit tou­jours être, la justice.

[A pro­pos des grandes ONGs, il faut voir ce docu­men­taire sur le WWF:]

Voir, à ce propos, l'excellent documentaire de Wilfried Huismann, "Le silence des pandas"

JC : Le terme droits humains est, ou peut être, paci­fi­ca­teur, en quelque sorte, occu­pant  dans l’i­ma­gi­naire poli­tique l’es­pace qui devrait être dévo­lu à la justice ?

AR : Prends le conflit israé­lo-pales­ti­nien, par exemple. Si on observe les cartes de 1947 à aujourd’­hui, on constate qu’Is­raël a englou­ti pra­ti­que­ment tout le ter­ri­toire pales­ti­nien avec ses colo­nies illé­gales. Pour par­ler de jus­tice dans cette bataille, il faut par­ler de ces colo­nies. Mais si on ne parle que des droits de l’homme, alors on peut dire : « Oh, le Hamas viole les droits de l’homme » et « Israël viole les droits de l’homme ».  Donc, les deux sont mauvais.

JC : On peut en faire une équivalence…

AR : …alors que ce n’en est pas une. Mais ce dis­cours des droits de l’homme, c’est un très bon angle pour la télé — cette indus­trie de la condam­na­tion et de l’a­na­lyse des grandes atro­ci­tés (rires). Qui se sort blanc comme neige de l’a­na­lyse des atro­ci­tés ? Les États se sont octroyé le droit de légi­ti­mer la vio­lence — et donc qui se retrouve cri­mi­na­li­sé et délé­gi­ti­mé ? Uni­que­ment — bon, c’est un peu exces­sif — disons que c’est habi­tuel­le­ment, la résistance.

JC : Donc le terme droits de l’homme peut pri­ver la jus­tice d’oxygène ?

AR : Les droits de l’homme retirent l’his­toire de la justice.

JC : La jus­tice béné­fi­cie tou­jours d’un contexte…

AR : J’ai l’air de déni­grer les droits de l’homme.… Ce n’est pas le cas. Tout ce que je veux dire c’est que l’i­dée de jus­tice — ne serait-ce que le fait de rêver de jus­tice — est révo­lu­tion­naire. Le lan­gage des droits de l’homme a ten­dance à accep­ter un sta­tu quo qui est intrin­sè­que­ment injuste — tout en essayant de deman­der des comptes aux res­pon­sables de ce sta­tu quo. Mais à vrai dire, bien sûr, ce qui bloque tout, c’est que vio­ler les droits de l’homme fait par­tie inté­grante du pro­jet du néo-libé­ra­lisme et de l’hé­gé­mo­nie mondiale.

JC : …dans la mesure où ce n’est que par la vio­lence que ces poli­tiques peuvent être mises en œuvre.

AR : Par aucun autre moyen — mais par­lez suf­fi­sam­ment fort des droits de l’homme et cela don­ne­ra l’im­pres­sion que la démo­cra­tie est à l’œuvre, que la jus­tice est à l’œuvre. Il fut un temps où les USA déclen­chaient des guerres pour ren­ver­ser des démo­cra­ties, parce que, en ce temps-là la démo­cra­tie repré­sen­tait une menace pour le libre-échange. Cer­tains pays natio­na­li­saient leurs res­sources, pro­té­geaient leurs mar­chés… Donc, les vraies démo­cra­ties étaient ren­ver­sées. Elles ont été ren­ver­sées en Iran, dans toute l’A­mé­rique Latine, au Chili…

JC : La liste est trop longue…

AR : Main­te­nant nous sommes dans une situa­tion où la démo­cra­tie a été emme­née à l’a­te­lier de répa­ra­tion pour être rafis­to­lée, remo­de­lée de manière à être favo­rable à l’é­co­no­mie de mar­ché. Donc main­te­nant ; les USA mènent des guerres pour ins­tal­ler des démo­cra­ties. D’a­bord il fal­lait les ren­ver­ser, et main­te­nant il faut les ins­tal­ler, pas vrai ? Et l’é­mer­gence de toutes ces ONG finan­cées par le capi­tal dans le monde moderne, la notion de RSE, res­pon­sa­bi­li­té sociale des entre­prises — tout ça fait par­tie de la même Nou­velle Démo­cra­tie Contrô­lée. Dans ce sens, tout cela fait par­tie de la même machine.

JC : Des ten­ta­cules de la même pieuvre.

AR : Ils ont occu­pé l’es­pace lais­sé libre lorsque les « ajus­te­ments struc­tu­rels » ont contraint les États à réduire les dépenses publiques — dans les domaines de la san­té, de l’é­du­ca­tion, des infra­struc­tures, de l’ap­pro­vi­sion­ne­ment en eau — trans­for­mant ce qui aurait dû être des droits, à l’é­du­ca­tion, aux soins etc., en acti­vi­tés cha­ri­tables acces­sibles à quelques-uns. Peace, Inc. (Paix SARL) est par­fois aus­si inquié­tante que War, Inc. [Guerre SARL, titre du film de Joshua Sef­tel dans lequel joue John Cusack, NdE]. C’est un moyen de contrô­ler la colère publique. Nous sommes tous sous contrôle et nous ne le savons même pas… Le FMI et la Banque Mon­diale, les enti­tés les plus opaques et les plus secrètes qui soient, inves­tissent des mil­lions dans des ONG qui luttent contre la « cor­rup­tion » et pour la « trans­pa­rence ». Ils veulent l’É­tat de droit, tant que ce sont eux qui font les lois. Ils veulent la trans­pa­rence pour uni­for­mi­ser une situa­tion, de manière à ce que les capi­taux puissent cir­cu­ler libre­ment. Embas­tillez le Peuple, Libé­rez l’Argent. La seule chose qui soit auto­ri­sée à cir­cu­ler libre­ment aujourd’­hui — sans entraves — par­tout dans le monde, c’est l’argent… le capital.

JC : C’est juste une ques­tion de ren­ta­bi­li­té, n’est-ce pas ? Des mar­chés stables, un monde stable… Il y a une grande vio­lence dans l’i­dée d’un « cli­mat d’in­ves­tis­se­ment » uniformisé.

AR : En Inde, c’est une expres­sion que nous uti­li­sons de façon inter­chan­geable avec le mot « mas­sacre ». Mar­chés stables, monde instable. La ren­ta­bi­li­té. Tout le monde en entend par­ler. Tel­le­ment que ça vous donne envie d’être pro-inef­fi­ca­ci­té et pro-cor­rup­tion. (Rire) Mais sérieu­se­ment, si on exa­mine l’his­toire des Fon­da­tions Ford et Rocke­fel­ler, en Amé­rique Latine, en Indo­né­sie, où presque un mil­lion de per­sonnes, prin­ci­pa­le­ment des com­mu­nistes, ont été tuées par le Géné­ral Suhar­to, qui était sou­te­nu par la CIA, en Afrique du Sud, lors du mou­ve­ment des droits civiques aux USA… Ou même main­te­nant, c’est très trou­blant. Elles ont tou­jours tra­vaillé avec le dépar­te­ment d’É­tat US.

JC : Et pour­tant, main­te­nant, Ford finance The Act of Killing (L’acte de tuer, docu­men­taire de Joshua Oppen­hei­mer et Chris­tine Cynn) — le film qui traite de ces mêmes mas­sacres. Ils éta­blissent le pro­fil des bou­chers mais pas celui de leurs maîtres. Ils ne sui­vront pas la trace de l’argent.

AR : Ils ont tel­le­ment d’argent qu’ils peuvent tout finan­cer, de très mau­vaises choses comme des choses très bien — des docu­men­taires, la pla­ni­fi­ca­tion des armes nucléaires, les droits liés au genre, des confé­rences fémi­nistes, des fes­ti­vals de ciné­ma et de lit­té­ra­ture, des chaires uni­ver­si­taires… tout, tant que cela ne bous­cule pas le « mar­ché » et le sta­tu quo éco­no­mique. Une des « bonnes œuvres » de Ford a consis­té à finan­cer le CFR, le Coun­cil of Forei­gn Rela­tions, qui tra­vaillait en étroite col­la­bo­ra­tion avec la CIA. Depuis 1946, tous les pré­si­dents de la Banque Mon­diale sont issus du CFR. Ford a finan­cé la RAND, Research and Deve­lop­ment Cor­po­ra­tion, qui tra­vaille en étroite col­la­bo­ra­tion avec les forces armées US.

JC : C’est là que tra­vaillait Dan. C’est là qu’il a mis la main sur les papiers du Pentagone.

AR : Les papiers du Penta­gone (Penta­gon Papers)… Je n’en croyais pas mes yeux en les lisant… ces his­toires de bom­bar­de­ment de bar­rages, de famines pla­ni­fiées… J’ai rédi­gé une intro­duc­tion à une édi­tion de For Rea­sons of State de Noam Chom­sky, où il ana­lyse les papiers du Penta­gone. Il y avait un cha­pitre dans le livre inti­tu­lé The Backroom Boys — peut-être que ce n’é­tait pas dans les papiers du Penta­gone, je ne me sou­viens plus… mais il y avait une lettre ou quelque chose de ce genre, éma­nant peut-être de sol­dats sur le ter­rain, et qui expli­quait que c’é­tait génial d’a­voir mélan­gé le phos­phore blanc avec le napalm… « ça colle aux Viets comme de la merde à une cou­ver­ture et ça les brûle jus­qu’à l’os. » Ils étaient contents parce que le phos­phore blanc conti­nuait à brû­ler même lorsque les Viet­na­miens frap­pés par les bombes essayaient de sau­ter dans l’eau pour arrê­ter le feu qui les dévorait…

JC : Tu connais ça par cœur ?

AR : Je ne peux pas oublier ; ça m’a brû­lée jus­qu’à l’os… J’ai gran­di au Kera­la, tu te sou­viens. Un pays communiste…

JC : Tu étais en train d’ex­pli­quer com­ment la Fon­da­tion Ford avait finan­cé la RAND et le CFR.

AR : (Rires) Oui… c’est une comé­die de chambre à cou­cher… ou plu­tôt une tra­gé­die de chambre à cou­cher… au fait, est-ce que ce genre existe ? Ford a finan­cé le CFR et RAND. Robert McNa­ma­ra est pas­sé de la direc­tion de Ford Motors au Penta­gone. Donc, comme tu peux le consta­ter, nous sommes cernés.

JC : …et pas seule­ment par le passé.

Julian Assange

AR : Non — dans l’a­ve­nir aus­si. L’a­ve­nir c’est Google, n’est-ce pas ? Dans le livre de Julian Assange — un livre brillant — When Google Met Wiki­leaks (Quand Google a ren­con­tré Wiki­leaks), il sug­gère qu’il n’y a pas une grande dif­fé­rence entre Google et la NSA. L’une des trois per­sonnes qui ont accom­pa­gné Eric Schmidt — PDG de Google — pour inter­vie­wer Julian, était Jared Cohen, direc­teur de Google Ideas — ancien du dépar­te­ment d’É­tat et conseiller ou quelque chose de ce genre au CFR, conseiller de Conde­leez­za Rice et d’Hillary Clin­ton. Les deux autres étaient Lisa Shields et Scott Mal­colm­son, éga­le­ment anciens du dépar­te­ment d’É­tat et du CFR. C’est du sérieux. Mais quand on parle des ONG, il y a une chose à laquelle on doit faire attention…

JC : Laquelle ?

AR : Quand les attaques contre les ONG viennent de l’autre bord, l’ex­trême-droite, alors ceux d’entre nous qui avaient entre­pris de cri­ti­quer les ONG d’un point de vue tota­le­ment dif­fé­rent, nous aurons l’air fin… aux yeux des libé­raux nous serons les méchants…

JC : Encore une fois, dres­ser les « finan­cés » contre ceux qui ne le sont pas.

AR : Par exemple en Inde, le nou­veau gou­ver­ne­ment — les membres de la droite radi­cale hin­doue qui veulent que l’Inde devienne une « Nation Hin­doue » — eh bien ce sont des fana­tiques. Des bou­chers. Les mas­sacres consti­tuent leurs cam­pagnes élec­to­rales offi­cieuses — orches­trés dans le but de divi­ser les com­mu­nau­tés et rap­por­ter des votes. C’est ce qui s’est pas­sé au Guja­rat en 2002, et cette année, à la veille des élec­tions géné­rales, dans le dis­trict de Muzaf­far­na­gar, des dizaines de mil­liers de Musul­mans ont dû fuir leurs vil­lages et s’ins­tal­ler dans des camps. Cer­tains de ceux qui ont été accu­sés de tous ces meurtres occupent aujourd’­hui des postes de ministres. Face à leur cau­tion­ne­ment de mas­sacres purs et simples, dont ils se glo­ri­fient, on en devient nos­tal­giques de l’hy­po­cri­sie du dis­cours des droits de l’homme. Mais main­te­nant, si les ONG des « droits de l’homme » émettent le moindre bruit, ne serait-ce qu’un chu­cho­te­ment… ce gou­ver­ne­ment les fera taire. Et il peut le faire, très faci­le­ment. Il leur suf­fi­ra de s’en prendre à ceux qui versent de l’argent… et ceux-là, quels qu’ils soient, en par­ti­cu­lier ceux qui s’in­té­ressent à l’é­norme « mar­ché » indien, se sou­met­tront ou se cara­pa­te­ront de l’autre côté. Ces ONG sau­te­ront parce que ce sont des chi­mères. Elles ne sont pas soli­de­ment ancrées dans la socié­té par­mi les gens, vrai­ment, donc elles dis­pa­raî­tront pure­ment et sim­ple­ment. Même la résis­tance fac­tice qui a sucé la moelle de la véri­table résis­tance sera anéantie.

JC : Tu crois que Modi va réus­sir à long terme ?

AR : C’est dif­fi­cile à dire. Il n’y a pas de véri­table oppo­si­tion tu sais. Il détient une majo­ri­té abso­lue et il contrôle entiè­re­ment son gou­ver­ne­ment. Lui-même ne fai­sant confiance à aucun membre de son entou­rage — et je pense que c’est le cas de la plu­part des gens qui ont un pas­sé trouble — il a entre­pris d’in­te­ra­gir direc­te­ment avec le peuple. Le gou­ver­ne­ment est secon­daire. Les ins­ti­tu­tions publiques sont occu­pées par ses aco­lytes, les pro­grammes sco­laires et uni­ver­si­taires sont remo­de­lés, l’his­toire est réécrite de manière absurde. Tout cela est très dan­ge­reux. Et une grand par­tie de la jeu­nesse, les étu­diants, la masse des gens bran­chés sur les nou­velles tech­no­lo­gies, la classe moyenne ins­truite, les grandes entre­prises, sont avec lui la droite hin­doue est avec lui. Il abaisse le niveau du dis­cours public en disant des choses comme : « Oh, ce sont les Hin­dous qui ont inven­té la chi­rur­gie esthé­tique dans les Védas parce que sinon com­ment aurions-nous pu avoir un dieu à tête d’é­lé­phant ? »

JC : (En riant) Il a dit ça ?

AR : Oui ! C’est dan­ge­reux. Par ailleurs, c’est tel­le­ment rin­gard que je ne sais pas com­bien de temps ça peut durer. Mais pour le moment, les gens portent des masques de Modi et l’ac­clament… Il a été élu démo­cra­ti­que­ment. On ne peut pas échap­per à ça. C’est la rai­son pour laquelle lorsque les gens se réfèrent au « peuple » ou au « public » comme s’il s’a­gis­sait du der­nier dépo­si­taire de toute morale, il m’ar­rive de tiquer.

JC : Comme on dit : « Le kitsch est le masque de la Mort »

AR : C’est à peu près ça. Mais d’un autre côté, bien qu’il n’ait pas de véri­table oppo­si­tion au Par­le­ment, l’Inde est un pays très inté­res­sant… il n’existe pas d’op­po­si­tion offi­cielle, mais il y a une authen­tique oppo­si­tion sur le ter­rain. Si on se déplace — il y a toutes sortes de gens, des gens brillants… des jour­na­listes, des cinéastes, que l’on aille au Cache­mire, la par­tie indienne, ou dans un vil­lage adi­va­si (d’a­bo­ri­gènes) sur le point d’être sub­mer­gé par un réser­voir de bar­rage — leur niveau de com­pré­hen­sion de tout ce dont nous avons par­lé — la sur­veillance, la mon­dia­li­sa­tion, l’ON­Gi­sa­tion — est tel­le­ment éle­vé, tu sais ? La sagesse des mou­ve­ments de résis­tance, qui sont mis à poil et au pied du mur, est incroyable. Donc… je compte sur eux et je garde la foi. (Rires)

JC : Donc ça n’a rien de nou­veau pour toi… le débat sur la sur­veillance de masse ?

AR : Bien sûr, les détails sont quelque chose de nou­veau pour moi, la par­tie tech­nique et l’é­ten­due de tout ça — mais pour beau­coup d’entre nous en Inde, qui ne nous consi­dé­rons pas comme « inno­cents », la sur­veillance est une chose dont nous avons tou­jours été conscients. La plu­part de ceux qui ont été som­mai­re­ment exé­cu­tés par l’ar­mée ou par la police — nous appe­lons ça des « confron­ta­tions » — ont été trou­vés en pis­tant leurs por­tables. Au Cache­mire, cela fait des années qu’ils sur­veillent chaque appel télé­pho­nique, chaque e‑mail, chaque compte Face­book — ça plus les portes qu’on défonce, les tirs dans les foules, les arres­ta­tions de masse, la tor­ture qui éclipse Abou Ghraïb. C’est pareil en Inde centrale.

JC : Dans la forêt où tu es allée Mar­cher avec les Cama­rades ?

AR : Oui. Là où les gens les plus pauvres du monde ont immo­bi­li­sé quelques-unes des com­pa­gnies minières les plus riches. Ce qui est très iro­nique c’est que des gens qui vivent dans des endroits iso­lés, qui sont illet­trés et ne pos­sèdent pas de télés, sont d’une cer­taine façon plus libres parce qu’ils sont hors d’at­teinte de l’en­doc­tri­ne­ment par les médias de masse modernes. Une guerre civile vir­tuelle est en cours là-bas et peu de gens le savent. De toute façon, avant que j’aille dans la forêt, un com­mis­saire de police m’a dit : « Qui­conque tra­verse cette rivière, peut être abat­tu sans som­ma­tion par mes hommes. » La police nomme « Pakis­tan » la zone qui se situe de l’autre côté de la rivière. Enfin, bon, ensuite le flic m’a dit : « Tu sais, Arund­ha­ti, j’ai dit à mes supé­rieurs que quel que soit le nombre de poli­ciers qu’on pos­te­ra dans cette zone, dans la forêt, nous ne pour­rons pas gagner cette bataille par la force — le seul moyen de la gagner sera de mettre une télé dans chaque mai­son tri­bale parce que ces tri­bus ne connaissent pas la cupi­di­té. » Il vou­lait dire que regar­der la télé leur appren­drait la cupidité.

JC : La cupi­di­té… Il ne s’a­git que de ça dans tout ce cirque… hein ?

AR : Oui.

À Mos­cou

Edward Snow­den, John Cusack et Arund­ha­ti Roy

JC : Ce soir-là, après la remise des prix, nous avons rejoint Dan. Le matin sui­vant, nous pre­nions l’a­vion pour Mos­cou. Ole von Uexküll, de la Right Live­li­hood Foun­da­tion, un homme char­mant aux yeux claires et aux manières impec­cables, voya­geait avec nous. Ole allait don­ner son prix à Ed, étant don­né qu’il ne pou­vait pas venir à Stock­holm pour le récu­pé­rer. Ole serait notre com­pa­gnon pour quelques jours. Durant le vol, Dan, qui a 83 ans, lisait furieu­se­ment le nou­vel essai d’A­rund­ha­ti, The Doc­tor and the Saint, en pre­nant des notes dans un car­net jaune. Mon esprit était agi­té, je me deman­dais ce que Roy ferait de ce petit cirque déri­vant vers Mos­cou. Ce que j’ap­pren­drais de ce qu’elle appelle, avec une dou­ceur soyeuse sinistre dans ses yeux pétillants de malice, « la pers­pec­tive de la bou­gnoule » ? Elle peut vous désar­mer à tout ins­tant avec son sou­rire arna­queur mais ses yeux voient les choses, aiment les choses, si féro­ce­ment que par­fois, ça fait peur.

En pas­sant le poste d’im­mi­gra­tion du pays dont il pla­ni­fiait autre­fois l’a­néan­tis­se­ment, Dan fit le signe de la paix. Peu après, nous étions en train de rou­ler dans les rues gelées de Mos­cou. Le Ritz Carl­ton est lit­té­ra­le­ment per­ché à quelques cen­taines de mètres du Krem­lin. La Place Rouge sem­blait tou­jours plus grande à la télé, durant ces hor­ribles parades mili­taires. Elle est bien plus petite à l’œil nu. Nous nous sommes enre­gis­trés à l’Hô­tel et furent accom­pa­gnés vers un salon de récep­tion VIP avec vue pano­ra­mique sur le Krem­lin, et un pan­neau d’une Audi disant : La ter­rasse du Ritz vous est offerte par Audi. Un autre rap­pel pla­nant sur la tombe de Lénine, que le capi­ta­lisme était cen­sé avoir mis fin à l’histoire.

A midi le len­de­main, je reçu l’ap­pel que j’at­ten­dais, dans ma chambre.

La ren­contre entre ces deux sym­boles vivant de la conscience US-amé­ri­caine était his­to­rique. Il fal­lait que cela se fasse. Voir Ed et Dan ensemble, échan­ger des his­toires, des notes, était à la fois récon­for­tant et pro­fon­dé­ment ins­pi­rant, et la conver­sa­tion avec Roy et les deux ex-hommes du Pré­sident était extra­or­di­naire. Elle était pro­fonde, lucide, spi­ri­tuelle, géné­reuse et d’une légè­re­té impos­sible lors d’une inter­view for­melle. Conscient que nous étions sur­veillés et contrô­lés par des forces supé­rieures à nous-mêmes, nous avons par­lé. Peut-être qu’un jour la NSA nous don­ne­ra les minutes de notre ren­contre. Ce qui était remar­quable, c’est la quan­ti­té d’en­tente qu’il y avait dans la pièce. Ce n’é­tait pas que dans ce qui était dit, mais dans la façon de le dire, pas juste dans le texte, mais dans le sous-texte, la cha­leur, et le rire qui était jubi­la­toire. Mais c’est une autre his­toire. Après deux jours inou­bliables et 20 heures pas­sées ensemble, nous avons dit au revoir à Ed, en nous deman­dant si nous allions le revoir un jour.

Durant les der­nières heures avec Ed, Dan avait rela­té en détails hor­ribles et empi­riques l’his­toire de la course au nucléaire — une his­toire de men­songes — un tome apo­ca­lyp­tique de mono­logues char­nels et de rites meurtriers.

À un moment, Dan a qua­li­fié Robert McNa­ma­ra, son patron au Penta­gone, de « modé­ré ». Arund­ha­ti a écar­quillé les yeux. Dan a alors expli­qué com­ment, com­pa­ré à d’autres allu­més du Penta­gone comme Edwin Tel­ler et Cur­tis LeMay, il en était un. L’ar­gu­ment modé­ré et rai­son­nable de McNa­ma­ra, dit Dan, était que les USA n’a­vaient besoin que de 400 ogives nucléaires et pas de 1000. Parce qu’a­près 400, il y avait des « retours décrois­sants sur géno­cide ». ça com­men­çait à stag­ner. « Vous tuez la plu­part des gens avec 400, donc avec 800, vous n’en tuez pas beau­coup plus — 400 ogives tue­raient 1,2 mil­liards d’in­di­vi­dus sur une popu­la­tion mon­diale d’a­lors 3,7 mil­liards. Alors pour­quoi en avoir 1000 ? »

Roy écou­tait tout cela sans beau­coup par­ler. Dans The End of Ima­gi­na­tion (La fin de l’i­ma­gi­na­tion), l’es­sai qu’elle avait écrit après les essais nucléaires indiens de 1998, elle s’é­tait atti­ré des pro­blèmes très graves en décla­rant : « S’il est anti­pa­trio­tique de pro­tes­ter contre les armes nucléaires, alors je fais séces­sion. Je me déclare une répu­blique mobile. » Dan, qui est en train d’é­crire un livre sur la course à l’ar­me­ment nucléaire, me dit que c’é­tait une des plus belles choses qu’il ait jamais lu sur le sujet. « Ne pen­sez-vous pas », dit Roy pour mémoire, où pour qui­conque prêt à l’en­tendre, « que les armes nucléaires sont le corol­laire toxique et inévi­table de l’i­dée de Grande Nation ? »

Juste après le départ d’Ed, Dan s’ef­fon­dra sur mon lit — épui­sé et béat — avec les bras grands ouverts, mais alors une tem­pête vit le jour. Il devint tour­men­té et émo­tion­nel. Il citait des pas­sages de The Man Without a Coun­try (L’homme sans pays) écrit par Edward Eve­rett Hale, une nou­velle sur un offi­cier de la marine US jugé en cour mar­tiale. La sen­tence de Hale fut d’er­rer pour tou­jours de bateau en bateau, et de ne plus jamais entendre le mot « Amé­rique ». Dans l’his­toire, un per­son­nage cite le poème Patrio­tism de Sir Wal­ter Scott :

Breathes there the man with soul so dead,

Who never to him­self hath said,

« This is my own, my native land ! »

Ici res­pire l’homme à l’âme si morte,

Qui ne s’est jamais dit à lui-même

« C’est chez moi, ma terre native ! »

Dan com­men­ça à san­glo­ter. À tra­vers ses larmes, il dit, « Je suis tou­jours autant patriote dans un cer­tain sens sens… pas pour l’É­tat, mais… », et il par­la de son fils, qui devint majeur durant la Guerre du Viet­nam, et com­ment lui, Dan, pen­sait que son fils était né pour la pri­son. « Que la meilleure chose que les meilleures per­sonnes de notre pays, comme Ed, puissent faire, soit d’al­ler en pri­son… Ou d’être exi­lé en Rus­sie ? Voi­là ce qu’est deve­nu mon pays… c’est hor­rible, vous savez… » Les yeux d’A­rund­ha­ti étaient com­pa­tis­sants, mais clai­re­ment perturbés.

C’é­tait notre der­nière nuit à Mos­cou. Nous sommes allés nous pro­me­ner sur la Place Rouge. Le Krem­lin était illu­mi­né. Dan est allé s’a­che­ter un bon­net cosaque en four­rure. Nous mar­chions pru­dem­ment sur la périlleuse couche de glace qui recou­vrait la Place Rouge, en essayant de devi­ner où pou­vait bien se trou­ver la fenêtre de Pou­tine et s’il était encore au tra­vail. Roy conti­nuait à par­ler comme si elle était encore dans la chambre 1001 :

AR : Les ren­de­ments décrois­sants du géno­cide… sous quelle rubrique faut-il les clas­ser ? Maths ou éco­no­mie ? La zoo­lo­gie, je dirais. Mao a dit qu’il était prêt à ce que des mil­lions de Chi­nois péris­sent dans une guerre nucléaire pour­vu que la Chine sur­vive… Je com­mence à trou­ver ça de plus en plus écœu­rant que nos cal­culs ne concernent que les humains… Anni­hi­lez la vie sur terre, mais sau­vez la nation… sous quelle rubrique ? Stu­pi­di­té ou folie ?

JC : Ser­vices sociaux… D’a­près toi, de quoi ces cin­glés auraient-ils l’air en code binaire ?

AR : Ça leur irait comme un gant. Quand on pense à toute cette vio­lence, tout ce sang… tout ce qui a été détruit pour créer les grandes nations, les USA, l’Aus­tra­lie, la Grande-Bre­tagne, l’Al­le­magne, la France, la Bel­gique — et même l’Inde et le Pakistan.

JC : L’U­nion Soviétique…

AR : Oui. Après avoir autant détruit pour les faire naître, il nous faut des armes nucléaires pour les pro­té­ger — et le dérè­gle­ment cli­ma­tique pour sou­te­nir leur mode de vie… un pro­jet d’an­ni­hi­la­tion à double tranchant.

JC : Nous devons tous nous pros­ter­ner devant les drapeaux.

AR : Et — autant le dire main­te­nant pen­dant que je suis sur la Place Rouge — devant le capi­ta­lisme. Chaque fois que je pro­nonce le mot capi­ta­lisme, tout le monde s’i­ma­gine que…

JC : Tu dois être marxiste.

AR : Il y a beau­coup de mar­xisme en moi, vrai­ment… mais la Rus­sie et la Chine ont eu leurs révo­lu­tions san­glantes et tout en étant com­mu­nistes, elles se fai­saient la même idée de la pro­duc­tion de richesse — qui est de l’ar­ra­cher des entrailles de la terre. Et main­te­nant, elles en sont arri­vées à la même idée pour finir… tu sais, le capi­ta­lisme. Mais le capi­ta­lisme échoue­ra, aus­si. Il nous faut ima­gi­ner autre chose. D’i­ci là, nous sommes tous logés à la même enseigne…

JC : En pleine errance…

AR : Pen­dant des mil­liers d’an­nées, on a pris des déci­sions idéo­lo­giques, phi­lo­so­phiques et concrètes. Elles ont alté­ré la sur­face de la terre, l’in­té­gri­té de nos âmes. Pour cha­cune de ces déci­sions, il y avait peut-être une autre déci­sion qui aurait pu être prise, qui aurait dû être prise.

JC : Qui peut être prise…

AR : Bien sûr. Mais je n’ai pas « l’i­dée de génie ». Je n’ai même pas l’ar­ro­gance de vou­loir avoir « l’i­dée de génie ». Mais je crois que la loi de la résis­tance au pou­voir est aus­si ancienne que la loi de l’ac­cu­mu­la­tion du pou­voir. C’est ce qui per­met de main­te­nir l’é­qui­libre de l’u­ni­vers… le refus d’o­béir. Je veux dire qu’est-ce qu’un pays ? Ce n’est qu’une uni­té admi­nis­tra­tive, une muni­ci­pa­li­té glo­ri­fiée. Pour­quoi lui attri­buons-nous une dimen­sion éso­té­rique et le pro­té­geons-nous avec des bombes nucléaires ? Je ne peux pas me pros­ter­ner devant une muni­ci­pa­li­té… ce n’est tout sim­ple­ment pas intel­li­gent. Les salauds feront ce qu’ils ont à faire, et nous ferons ce que nous avons à faire. Même s’ils nous anéan­tissent, pas­se­rons de l’autre côté ?

(John Cusack): Je l’ai regar­dée et je me suis deman­dé quels ennuis l’at­ten­daient là-bas en Inde… un vieux pro­verbe you­go­slave me vint à l’es­prit : « Dis la véri­té et cours. » Mais cer­tains per­son­nages ne cour­ront pas… même si peut-être, ils devraient le faire. Ils savent que mon­trer de la fai­blesse ne fait qu’en­har­dir les salauds…

Elle se retour­na vers moi brus­que­ment et me remer­cia d’a­voir orga­ni­sé la ren­contre avec Edward Snow­den. « Il se pré­sente comme un homme prag­ma­tique et impas­sible, mais seule la pas­sion a pu le pous­ser à faire ce qu’il a fait. Il n’est pas que prag­ma­tique. C’est ce que j’a­vais besoin de savoir. »

Nous gar­dions un œil sur Dan, au loin, qui mar­chan­dait avec le mar­chand de chap­kas. Je crai­gnais qu’il ne glisse sur la glace.

« Donc pour mémoire, Mme Roy, lui deman­dais-je, en tant que per­sonne ayant ‘beau­coup de mar­xisme’ en elle, quel effet cela fait-il d’ar­pen­ter le sol gelé de la Place Rouge ? » Elle hocha la tête avec un air de sagesse, fai­sant mine de prendre au sérieux ma ques­tion de talk-show. « Je pense qu’elle devrait être privatisée…remise à une fon­da­tion qui tra­vaille sans relâche à l’au­to­no­mi­sa­tion de la popu­la­tion car­cé­rale fémi­nine, à l’a­bo­li­tion du tra­vail des enfants  et à l’a­mé­lio­ra­tion des rela­tions entre les mass-média et les com­pa­gnies minières. Peut-être celle de Bill et Melin­da Gates. »

Elle sou­rit tris­te­ment… Je pou­vais presque entendre les carillons de sa pen­sée har­mo­nieuse, aus­si clai­re­ment que ceux des cloches de l’é­glise qui emplirent l’air gla­cial et que le souffle du vent lacé­rant cette sombre nuit d’hiver.

« Écoute mec », dit-elle. « Dieu est de retour sur la Place Rouge. »

Quel sera l’objet de notre amour ?
Les êtres humains semblent incapables de vivre sans guerre, mais ils sont aussi incapables de vivre sans amour

par Arundhati Roy

Le non-som­met de Mos­cou n’é­tait pas une inter­view for­melle. Ni un ren­dez-vous clan­des­tin de polar d’es­pion­nage. L’as­pect posi­tif qui en a décou­lé c’est que nous avons échap­pé à la régle­men­ta­tion diplo­ma­tique et à la pru­dence d’u­sage que l’on déploie autour d’Ed­ward Snow­den. Ce qui est dom­mage en revanche c’est que les plai­san­te­ries, l’hu­mour et les répar­ties de la chambre 1001 ne peuvent pas être repro­duites. Ce non-som­met ne peut pas être retrans­crit avec tous les détails qui méri­te­raient d’être men­tion­nés. Pour­tant, on ne peut abso­lu­ment pas ne pas les retrans­crire. Parce qu’il a eu lieu. Et parce que le monde est un mille-pattes qui avance petit à petit grâce à des mil­lions de vraies conver­sa­tions. Et celle que nous avons eue en était sans aucun doute, une.

Ce qui était impor­tant, peut-être même davan­tage que ce qui a été dit, c’é­tait l’es­prit qui régnait dans la chambre. Il y avait Edward Snow­den qui, après le 11 sep­tembre et selon ses propres mots a « immé­dia­te­ment chan­té les louanges de Bush » et s’est enga­gé pour la guerre en Irak. Et il y avait ceux d’entre nous qui, après le 11 sep­tembre, avaient fait exac­te­ment l’in­verse. Il était un peu tard pour cette conver­sa­tion-là, bien sûr. L’I­rak a été pra­ti­que­ment détruit. Et à l’heure actuelle, la carte de ce qu’on nomme avec condes­cen­dance le « Moyen-Orient » a été sau­va­ge­ment redes­si­née (une fois de plus). Et mal­gré tout, nous étions là, tous ensembles, conver­sant dans un hôtel étrange en Russie.

Étrange, ça l’é­tait sans conteste. Le hall opu­lent du Ritz-Carl­ton de Mos­cou, grouillait de mil­lion­naires saouls, gri­sés par un enri­chis­se­ment récent, et de superbes jeunes femmes, mi-pay­sannes, mi-top models, accro­chées aux bras d’hommes ser­viles — des gazelles en route pour la célé­bri­té et la for­tune, payant leur dû aux satyres qui les y condui­raient. Dans les cou­loirs on tom­bait sur de grosses bagarres, des gens chan­tant à tue-tête et des ser­veurs en livrée entrant ou sor­tant des chambres en pous­sant silen­cieu­se­ment des cha­riots encom­brés de nour­ri­ture et d’ar­gen­te­rie. Dans la chambre 1001, nous étions si près du Krem­lin qu’en pas­sant la main par la fenêtre, on pou­vait presque le tou­cher. Nous étions au plus pro­fond de l’hi­ver russe, auquel on n’a pas accor­dé le cré­dit qu’il méri­tait pour le rôle qu’il a joué lors de la deuxième guerre mondiale.

Daniel Ells­berg

Edward Snow­den était beau­coup plus petit que je ne le pen­sais. Petit, svelte et d’ap­pa­rence soi­gnée, il fai­sait pen­ser à un chat. Il salua Dan avec enthou­siasme et nous avec chaleur.

« Je sais pour­quoi vous êtes là, me dit-il en souriant.

- Pour­quoi ?

- Pour me radi­ca­li­ser. »

J’é­cla­tai de rire. Nous nous ins­tal­lâmes un peu par­tout, l’un juché sur un tabou­ret, les autres sur des chaises ou sur le lit de John.

Dan et Ed étaient si heu­reux de se ren­con­trer et avaient tant de choses à se dire, qu’il nous parut quelque peu impo­li de nous immis­cer dans leurs échanges. Par moments ils adop­taient un lan­gage codé et mys­té­rieux : « Je suis pas­sé direc­te­ment de citoyen ano­nyme à TSSCI (Top Secret / Sen­si­tive Com­part­men­ted Infor­ma­tion). » « Non, parce que, encore une fois, il ne s’a­git pas du tout de la DS, mais de la NSA. À la CIA, on l’ap­pelle COMO. » « …Elle a un rôle simi­laire, mais béné­fi­cie-t-elle d’un appui ? » « PRISEC ou PRIVAC ? » « On com­mence par être habi­li­té « confi­den­tiel ». Ensuite tout le monde accède aux niveaux d’ha­bi­li­ta­tion TS (Top secret), SI, TK, et Gam­ma… Per­sonne ne sait de quoi il s’a­git… »

Il a fal­lu un moment avant que je ne me sente prête à les inter­rompre. La réponse désar­mante de Snow­den à ma ques­tion concer­nant la pho­to où on le voit tenir le dra­peau US dans ses bras a été de lever les yeux au ciel et de dire : « Oh, je ne sais pas. Quel­qu’un m’a ten­du un dra­peau et ils ont pris une pho­to. » Et quand je lui deman­dai pour­quoi il avait sou­te­nu la guerre en Irak, alors que des mil­lions de gens à tra­vers la pla­nète mani­fes­taient contre, il répli­qua de façon tout aus­si désar­mante : « Je me suis fait avoir par la pro­pa­gande. »

Dan a par­lé assez lon­gue­ment du fait qu’il serait éton­nant que des citoyens US entrant au Penta­gone et à la NSA aient lu beau­coup de livres sur l’ex­cep­tion­na­lisme US et l’his­toire de ses guerres. (Et une fois dedans, ces sujets ne les inté­res­se­raient pro­ba­ble­ment pas). Lui et Ed avaient assis­té à ça en direct et en temps réel, et avaient été suf­fi­sam­ment hor­ri­fiés pour mettre en jeu leur vie et leur liber­té lors­qu’ils ont déci­dé de deve­nir lan­ceurs d’a­lerte. Ce qu’ils avaient tous deux clai­re­ment en com­mun, c’é­tait un sens aigu de la pro­bi­té morale — de la notion de bien et de mal. Un sens de la pro­bi­té qui était de toute évi­dence à l’œuvre pas seule­ment lors­qu’ils ont déci­dé de lan­cer l’a­lerte sur ce qu’ils pen­saient être mora­le­ment inac­cep­table, mais aus­si lors­qu’ils se sont enga­gés dans leurs métiers — Dan pour sau­ver son pays du com­mu­nisme, Ed pour le sau­ver du ter­ro­risme isla­miste. Ce qu’ils ont fait lors­qu’ils ont per­du leurs illu­sions était si gal­va­ni­sant, si spec­ta­cu­laire, qu’ils en sont venus à être iden­ti­fiés par ce seul acte de cou­rage moral.

J’ai deman­dé à Ed Snow­den ce qu’il pen­sait de la capa­ci­té de Washing­ton de détruire des pays et de son inca­pa­ci­té à gagner une guerre (mal­gré la sur­veillance de masse). Je crois que la ques­tion était for­mu­lée d’une manière pas très polie — quelque chose comme « Quelle est la der­nière fois que les USA ont gagné une guerre ? » Nous nous sommes deman­dé si les sanc­tions éco­no­miques et l’in­va­sion de l’I­rak qui a sui­vi pou­vaient être qua­li­fiées de géno­cide. Nous avons dis­cu­té du fait que la CIA savait — et se pré­pa­rait à ça — que le monde se diri­geait vers une guerre pas uni­que­ment entre pays mais aus­si dans les pays, dans laquelle la sur­veillance de masse serait néces­saire pour contrô­ler les popu­la­tions. Et aus­si com­ment les armées étaient trans­for­mées en forces de police pour admi­nis­trer les pays qu’elles avaient enva­his et qu’elles occu­paient, tan­dis que la police, même dans des endroits comme l’Inde, le Pakis­tan, Fer­gu­son, Mis­sou­ri, aux USA — étaient entraî­nées à agir comme des armées pour répri­mer des insur­rec­tions internes.

Ed a par­lé assez lon­gue­ment du fait que nous « entrons comme des som­nam­bules dans un État de sur­veillance totale. » Et là je le cite parce que c’est quelque chose qu’il a sou­vent répé­té : « Si nous ne fai­sons rien, nous entrons comme des som­nam­bules dans un État de sur­veillance totale où nous avons à la fois un super-État qui détient une capa­ci­té illi­mi­tée d’u­ser de la force et une capa­ci­té illi­mi­tée de savoir sur qui elle va s’exer­cer — et cette com­bi­nai­son est très dan­ge­reuse. C’est l’a­ve­nir sombre que nous avons devant nous. Le fait qu’ils sachent tout de nous et que nous ne sachions rien d’eux — du fait qu’ils s’en­tourent de secret, qu’ils sont pri­vi­lé­giés, qu’ils appar­tiennent à une classe à part…l’élite, la classe poli­tique, celle qui détient les res­sources — nous ne savons pas où ils vivent, nous ne savons pas ce qu’ils font, nous ne savons pas qui sont leurs amis. Ils ont la capa­ci­té de tout savoir sur nous. C’est la direc­tion que prend l’a­ve­nir, mais je pense que cela peut évo­luer de dif­fé­rentes manières… »

J’ai deman­dé à Ed si la NSA ne fai­sait que feindre d’être irri­tée par ses révé­la­tions ou si elle n’é­tait pas en réa­li­té secrè­te­ment ravie d’être répu­tée comme « l’A­gence qui voit tout et qui sait tout » — parce que cela per­met de main­te­nir les gens dans un état de peur, d’ins­ta­bi­li­té, constam­ment sur leurs gardes et faciles à gérer.

Dan a expli­qué com­ment, même aux USA, on n’é­tait qu’à un 11 sep­tembre d’un État policier :

« Nous ne sommes pas à l’heure actuelle dans un État poli­cier, pas encore. Je parle de ce qui pour­rait adve­nir. Je me rends bien compte que je ne devrais pas dire les choses de cette manière…Les Blancs, la classe moyenne, dont je fais par­tie, ne vivent pas dans un État poli­cier… Les Noirs, les pauvres, vivent dans un État poli­cier. La répres­sion com­mence avec les demi-blancs, les Moyen-orien­taux, ain­si que toute per­sonne qui s’as­so­cie­rait à eux, et s’é­tend à par­tir de là… Nous n’a­vons pas un État poli­cier. Un 11 sep­tembre de plus, et je crois que nous aurons des cen­taines de mil­liers d’ar­res­ta­tions. Des Moyen-Orien­taux et des Musul­mans seront mis dans des camps de déten­tion ou expul­sés. Après le 11 sep­tembre, des mil­liers de per­sonnes ont été arrê­tées sans mise en accu­sa­tion… Mais là je parle de l’a­ve­nir. Je parle de quelque chose qui serait de l’ordre de ce qu’on a fait aux Japo­nais pen­dant la Deuxième guerre mon­diale. Je parle de cen­taines de mil­liers dans des camps ou expul­sés. Je pense que la sur­veillance peut être mise en rela­tion avec ça. Ils sau­ront à qui s’en prendre. Ils ont déjà recueilli les don­nées. »

(Alors qu’il disait cela, je me suis deman­dée, bien que je n’aie pas posé la ques­tion : com­ment les choses se seraient-elles pas­sées si Snow­den n’a­vait pas été Blanc ?)

Nous avons par­lé de guerre, de cupi­di­té, de ter­ro­risme et de ce qui pour­rait en être une défi­ni­tion pré­cise. Nous avons par­lé de pays, de dra­peaux et de la signi­fi­ca­tion qu’il faut don­ner au patrio­tisme. Nous avons par­lé de l’o­pi­nion publique et du concept de morale publique et à quel point elle peut être chan­geante et faci­le­ment manipulable.

Ce n’é­tait pas une conver­sa­tion du type « ques­tions-réponses ». Nous for­mions un groupe incon­gru. Ole, moi-même et trois Amé­ri­cains trouble-fête. John Cusack, qui a ima­gi­né et orga­ni­sé cette réunion de per­tur­ba­teurs, est issu d’un milieu de musi­ciens, écri­vains, acteurs, ath­lètes qui ont refu­sé de se lais­ser prendre à toutes ces conne­ries, même lors­qu’elles étaient super­be­ment emballées.

Qu’ad­vien­dra-t-il d’Ed­ward Snow­den ? Pour­ra-t-il un jour retour­ner aux USA ? Ses chances semblent bien faibles. Le gou­ver­ne­ment des États-Unis — tant l’É­tat pro­fond que les deux grands par­tis poli­tiques — veut le punir pour l’é­norme tort qu’il a fait subir à l’es­ta­blish­ment sécu­ri­taire. (Ils ont pla­cé Chel­sea Man­ning et les autres lan­ceurs d’a­lerte là où ils vou­laient les mettre : en taule). S’ils ne par­viennent pas à tuer ou à incar­cé­rer Snow­den, ils doivent uti­li­ser tout ce qui est en leur pou­voir pour limi­ter les dégâts qu’il a occa­sion­nés et qu’il conti­nue à pro­vo­quer. Un des moyens pour y par­ve­nir serait de conte­nir et de s’ap­pro­prier le débat autour des lan­ceurs d’a­lerte et de l’o­rien­ter dans une direc­tion qui les arran­ge­rait. Et ils ont, dans une cer­taine mesure, réus­si à faire ça. Dans le débat Sécu­ri­té Publique contre sur­veillance de masse et qui se déroule dans les médias occi­den­taux éta­blis, l’Ob­jet de l’A­mour ? Ce sont les USA. Les USA et leurs actes. Sont-ils moraux ou immo­raux ? Bons ou mau­vais ? Les lan­ceurs d’a­lerte sont-ils des patriotes ou des traîtres ? A l’in­té­rieur de cette matrice de mora­li­té res­treinte, d’autres pays, d’autres cultures, d’autres conver­sa­tions — même en étant vic­times de guerres US — appa­raissent la plu­part du temps seule­ment en tant que témoins du pro­cès prin­ci­pal. Ils sou­tiennent soit l’in­di­gna­tion de l’ac­cu­sa­tion soit celle de la défense. Le pro­cès, mené dans ces condi­tions, sert à ren­for­cer l’i­dée qu’il peut y avoir une super­puis­sance morale modé­rée. Ne sommes-nous pas en train de la voir en pleine action ? Sa dou­leur ? Sa culpa­bi­li­té ? Ses méca­nismes d’au­to­cor­rec­tion ? Ses médias chiens de garde ? Ses acti­vistes qui refusent de voir les citoyens ordi­naires (inno­cents) espion­nés par leur propre gou­ver­ne­ment ? Dans ces débats qui semblent féroces et intel­li­gents, des mots tels que public, sécu­ri­té et ter­ro­risme sont lan­cés, mais ils demeurent, comme tou­jours, défi­nis de façon approxi­ma­tive et sont le plus sou­vent uti­li­sés comme l’É­tat US vou­drait qu’on les utilise.

Il est cho­quant que Barack Oba­ma ait approu­vé une « liste de gens à tuer » avec 20 noms dessus.

Vrai­ment ?

Sur quelle sorte de liste les mil­lions de gens ayant été tués dans toutes les guerres US figu­raient-ils, sinon sur une « liste de gens à tuer » ?

Dans toute cette affaire, Snow­den dans son exil, doit demeu­rer stra­té­gique et user d’une cer­taine tac­tique. Il se trouve dans la posi­tion impos­sible de devoir négo­cier les termes de son amnistie/procès avec ces mêmes ins­ti­tu­tions US qui se consi­dèrent tra­hies par lui, et les termes de sa rési­dence en Rus­sie avec ce Grand Huma­ni­taire qu’est Vla­di­mir Pou­tine. Donc les super­puis­sances ont accu­lé ce diseur de véri­té dans une posi­tion qui néces­site une extrême pru­dence de sa part concer­nant son uti­li­sa­tion des pro­jec­teurs qui sont bra­qués sur lui et ses décla­ra­tions publiques.

Mal­gré cela, si on met de côté ce qui ne peut pas être dit, la conver­sa­tion autour des lan­ceurs d’a­lerte est pas­sion­nante — c’est de la Real­po­li­tik — ani­mée, impor­tante et truf­fée de termes juridiques.

On y retrouve des espions et des chas­seurs d’es­pions, des secrets et des divul­ga­teurs de secrets. C’est un uni­vers en soi, très adulte et très atti­rant. Cepen­dant, s’il devient, et c’est un risque récur­rent — un sub­sti­tut pour une pen­sée poli­tique plus large et radi­cale, alors le débat que Daniel Ber­ri­gan, prêtre jésuite, poète et résis­tant de guerre (contem­po­rain de Daniel Ells­berg) vou­lait avoir lors­qu’il a dit : « tous les États-nations tendent à deve­nir impé­riaux, c’est là le pro­blème », devient un peu gênant.

Arund­ha­ti Roy, Daniel Ells­berg, Edward Snow­den & John Cusack

J’é­tais heu­reuse de voir Snow­den expli­quer, lors de ses débuts sur Twit­ter (il s’est atti­ré plus d’un demi-mil­lion de fol­lo­wers en une demi-seconde) : « Je tra­vaillais pour le gou­ver­ne­ment. Je tra­vaille main­te­nant pour le public ». Ce qui est impli­cite dans cette phrase, c’est le fait que le gou­ver­ne­ment ne tra­vaille pas pour le public. C’est le début d’une conver­sa­tion sub­ver­sive et gênante. Par « le gou­ver­ne­ment », il entend bien sûr le gou­ver­ne­ment US, son ancien employeur. Mais qu’en­ten­dait-il par « le public » ? Le public US ? Quelle par­tie du public US ? Il va devoir déci­der au fur et à mesure. Dans les démo­cra­ties, la ligne de démar­ca­tion entre un gou­ver­ne­ment élu et « le public » n’est jamais très claire. L’é­lite est géné­ra­le­ment mélan­gée au gou­ver­ne­ment de façon homo­gène. D’un point de vue inter­na­tio­nal, si « le public US » est bien quelque chose qui existe, c’est un public de pri­vi­lé­giés. Le seul « public » que je connaisse est un laby­rinthe épi­neux et exaspérant.

Bizar­re­ment, lorsque je repense à notre ren­contre au Ritz de Mos­cou, l’i­mage qui me vient en tête c’est celle de Daniel Ells­berg. Dan, après toutes ces heures à par­ler, éten­du sur le lit de John, tel le Christ, avec ses bras grands ouverts, déplo­rant ce que sont deve­nus les USA — un pays dont « les meilleurs » finissent soit en pri­son soit en exil. J’ai été émue par ses larmes, mais aus­si trou­blée — parce qu’elles étaient les larmes d’un homme ayant vu de près la machine. Un homme qui tutoyait ceux qui contrô­laient le pays et contem­plaient froi­de­ment l’i­dée d’a­néan­tir la vie sur Terre. Un homme qui a tout ris­qué pour nous aler­ter. Dan connait tous les argu­ments, pour et contre. Il uti­lise sou­vent le mot impé­ria­lisme pour décrire l’his­toire et la poli­tique étran­gère des USA. Il sait bien qu’au­jourd’­hui, 40 ans après qu’il a ren­du publics les Penta­gon Papers, et même si ces indi­vi­dus par­ti­cu­liers sont par­tis, la machine conti­nue à tourner.

Les larmes de Daniel Ells­berg m’ont ame­née à pen­ser à l’a­mour, à la perte, aux rêves, et par-des­sus tout, à l’échec.

Quel est donc cet amour que nous éprou­vons pour un pays ? Quel genre de pays sera un beau jour à la hau­teur de nos rêves ? Quels sont donc ces rêves qui ont été bri­sés ? La gran­deur des grandes nations n’est-elle pas direc­te­ment pro­por­tion­nelle à leur apti­tude à se mon­trer impi­toyables, géno­ci­daires ? L’am­pleur du « suc­cès » d’un pays n’est-elle pas éga­le­ment une marque habi­tuelle de la pro­fon­deur de son échec moral ?

Et qu’en est-il de notre échec ? Écri­vains, artistes, radi­caux, anti­na­tio­naux, anti­con­for­mistes, mécon­tents — qu’en est-il de l’é­chec de notre ima­gi­na­tion ? Qu’en est-il de notre échec à sub­sti­tuer à l’i­dée de dra­peaux et de pays un Objet d’A­mour moins létal ? Les êtres humains semblent inca­pables de vivre sans guerre, mais ils sont éga­le­ment inca­pables de vivre sans amour. La ques­tion qui se pose alors est : quel sera l’ob­jet de notre amour ?

En rédi­geant ceci à un moment où des réfu­giés affluent vers l’Eu­rope — résul­tat de la poli­tique étran­gère menée par les USA et  l’Eu­rope au « Moyen-Orient » depuis des décen­nies — je m’in­ter­roge : Qu’est-ce qu’un réfu­gié ? Est-ce qu’Ed­ward Snow­den peut être qua­li­fié de réfu­gié ? Cer­tai­ne­ment. À cause de ce qu’il a fait, il ne peut pas retour­ner à l’en­droit qu’il consi­dère comme étant son pays (bien qu’il puisse conti­nuer à vivre là où il se sent le mieux — à l’in­té­rieur d’in­ter­net). Les réfu­giés qui fuient les guerres en Afgha­nis­tan, en Irak, en Syrie pour l’Eu­rope, sont des réfu­giés de guerres du mode de vie. Mais les mil­liers de per­sonnes dans des pays comme l’Inde qui sont empri­son­nées et tuées par ces mêmes guerres, les mil­lions qui sont chas­sés de leurs terres et de leurs fermes, exi­lés de tout ce qu’ils ont tou­jours connu — leur langue, leur his­toire, le pay­sage qui les a façon­nés — ne le sont pas. Tant que leur misère est conte­nue à l’in­té­rieur des fron­tières de leur propre pays, tra­cées arbi­trai­re­ment, ils ne sont pas consi­dé­rés comme des réfu­giés. Mais ils le sont. Et très cer­tai­ne­ment, pour ce qui est de leur nombre, ces per­sonnes repré­sentent une grande majo­ri­té dans le monde d’au­jourd’­hui. Mal­heu­reu­se­ment, pour des ima­gi­na­tions  enfer­mées dans une grille de pays et de fron­tières, pour des esprits embal­lés dans des dra­peaux, ils ne sont pas une priorité.

Le réfu­gié le plus connu des guerres du style de vie est peut-être Julian Assange, fon­da­teur et rédac­teur en chef de Wiki­Leaks, qui purge sa qua­trième année en tant que fugi­tif-invi­té dans une chambre de l’am­bas­sade d’É­qua­teur à Londres. La police bri­tan­nique est pos­tée dans un petit ves­ti­bule juste devant la porte d’en­trée. Il y a des tireurs embus­qués sur le toit, qui ont reçu l’ordre de l’ar­rê­ter, de l’a­battre, de le traî­ner à l’ex­té­rieur si jamais il s’a­vise de mettre un orteil en dehors de la pièce, qui consti­tue, sur le plan juri­dique, une fron­tière inter­na­tio­nale. L’am­bas­sade d’É­qua­teur est située en face de Har­rods, le grand maga­sin le plus célèbre du monde. Le jour où nous avons ren­con­tré Julian, Har­rods englou­tis­sait et vomis­sait des cen­taines ou peut-être des mil­liers de per­sonnes sur­ex­ci­tées fai­sant leurs achats de Noël. Au milieu de cette grande artère lon­do­nienne, l’o­deur de l’o­pu­lence et des excès se mêlait à l’o­deur de l’in­car­cé­ra­tion et de la peur de la liber­té d’ex­pres­sion du Monde Libre (ils se ont ser­ré la main et ont conve­nu de ne jamais se lier d’amitié).

Le jour où (en réa­li­té le soir) nous avons ren­con­tré Julian, il nous a été inter­dit par la sécu­ri­té d’in­tro­duire dans la pièce le moindre dis­po­si­tif d’en­re­gis­tre­ment, télé­phone por­table ou camé­ra. Cette conver­sa­tion demeure donc offi­cieuse aus­si. Mal­gré tout ce qui a été accu­mu­lé contre son fon­da­teur-rédac­teur, Wiki­Leaks pour­suit son œuvre, plus déten­du et plus insou­ciant que jamais. Récem­ment, il a offert une récom­pense de 100 000 dol­lars à qui­conque pour­rait four­nir des docu­ments  sur le Par­te­na­riat trans­at­lan­tique de com­merce et d’in­ves­tis­se­ment (TTIP), un accord de libre-échange entre l’Eu­rope et les USA qui vise à don­ner aux mul­ti­na­tio­nales le pou­voir de pour­suivre en jus­tice les gou­ver­ne­ments sou­ve­rains dont les déci­sions auraient des effets néfastes sur leurs béné­fices. Ces actes cri­mi­nels pour­raient inclure l’aug­men­ta­tion du salaire mini­mum par le gou­ver­ne­ment, le fait de ne pas prendre de mesures répres­sives contre les vil­la­geois « ter­ro­ristes » qui entravent le tra­vail des com­pa­gnies minières, ou, disons, l’au­dace de refu­ser l’offre par Mon­san­to de graines géné­ti­que­ment modi­fiées et bre­ve­tées. Le TTIP n’est rien d’autre qu’une arme de plus, comme la sur­veillance intru­sive ou l’u­ra­nium appau­vri, à uti­li­ser dans les guerres du style de vie.

En regar­dant Julian Assange, assis en face de moi, pâle et usé, n’ayant pas reçu cinq minutes de rayons de soleil sur sa peau depuis 900 jours, mais refu­sant tou­jours de dis­pa­raître ou de capi­tu­ler comme ses enne­mis aime­raient qu’il le fasse, j’ai sou­ri à l’i­dée que per­sonne ne le consi­dère comme un héros aus­tra­lien ou un traître aus­tra­lien. Pour ses enne­mis, Assange a tra­hi bien plus qu’un pays. Il a détruit l’i­déo­lo­gie des pou­voirs en place. Pour cela, ils le haïssent encore plus qu’ils ne haïssent Edward Snow­den. Et ça en dit long.

On nous dit, assez sou­vent, qu’en tant qu’es­pèce nous nous tenons en équi­libre au bord de l’a­bîme. Il est pos­sible que notre intel­li­gence orgueilleuse et pré­ten­tieuse nous ait dépouillé de notre ins­tinct de sur­vie, et que la voie que nous aurions pu emprun­ter pour nous remettre à l’a­bri ait été effa­cée. Dans ce cas, il n’y a pas grand-chose qu’on puisse faire. Si quelque chose peut être fait, alors il y a une cer­ti­tude : ceux qui ont créé le pro­blème ne seront pas ceux qui trou­ve­ront une solu­tion. Cryp­ter nos e‑mails pour­ra nous aider, mais pas beau­coup. Réajus­ter notre com­pré­hen­sion de ce qu’est l’a­mour, de ce qu’est le bon­heur — et, oui, de ce que sont les pays — le pour­rait. Réajus­ter nos prio­ri­tés le pour­rait. Une forêt ancienne, une chaîne de mon­tagnes ou une val­lée de rivière, sont plus impor­tantes et cer­tai­ne­ment plus dignes d’a­mour que ne le sera n’im­porte quel pays. Je pour­rais pleu­rer pour une val­lée flu­viale, et je l’ai déjà fait. Mais pour un pays ? Oh mec, je ne sais pas…

Arund­ha­ti Roy


Tra­duit par Hélé­na Delau­nay, Nico­las Casaux

Édi­té par Faus­to Giudice

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