FranÂcis Dupuis-Déri (né en 1966 à MontÂréal) est un écriÂvain et proÂfesÂseur quéÂbéÂcois. Depuis 2006, il enseigne au déparÂteÂment de science poliÂtique et à l’InsÂtiÂtut de recherches et d’éÂtudes fémiÂnistes (IREF) de l’UÂniÂverÂsiÂté du QuéÂbec à MontÂréal (UQAM). Il a été cherÂcheur au MasÂsaÂchuÂsetts InsÂtiÂtute of TechÂnoÂloÂgy et au Centre de recherche en éthique de l’UÂniÂverÂsiÂté de MontÂréal (CREUM). Il détient un docÂtoÂrat en science poliÂtique de l’UÂniÂverÂsiÂté de la ColomÂbie-BriÂtanÂnique (UBC) à VanÂcouÂver. Il a colÂlaÂboÂré à des jourÂnaux tels AlterÂnaÂtives, Le Couac et Le Devoir. Il traÂvaille occaÂsionÂnelÂleÂment comme anaÂlyste pour la SociéÂté Radio-Canada.Francis Dupuis-Déri étuÂdie notamÂment les mouÂveÂments sociaux tels l’alÂterÂmonÂdiaÂlisme, l’anÂtiÂféÂmiÂnisme et le masÂcuÂliÂnisme. Il se proÂnonce sur pluÂsieurs sujets tels les hommes proÂféÂmiÂnistes, la répresÂsion poliÂcière, l’aÂnarÂchisme, le proÂfiÂlage poliÂtique, la guerre et la démoÂcraÂtie. Pour ceux qui ne l’auÂraient pas vu, voiÂci une excelÂlente vidéo où il parle de ce qu’est, et devrait être, une vraie démoÂcraÂtie. Le texte qui suit a été rédiÂgé en 2007.
L’anarchie dans la philosophie politique. Réflexions anarchistes sur la typologie traditionnelle des régimes politiques
Introduction
« Quel est le meilleur régime poliÂtique ? » VoiÂlà la quesÂtion fonÂdaÂmenÂtale à laquelle la phiÂloÂsoÂphie poliÂtique occiÂdenÂtale s’est traÂdiÂtionÂnelÂleÂment attriÂbué le devoir de répondre, dénomÂbrant généÂraÂleÂment trois types purs de régimes (la monarÂchie, l’arisÂtoÂcraÂtie et la démoÂcraÂtie) et un régime mixte (la répuÂblique), constiÂtué d’éléments des trois régimes purs [1]. Sous cerÂtaines condiÂtions, ceux qui exercent le pouÂvoir dans ces trois régimes purs peuvent cherÂcher, défendre et proÂmouÂvoir la réaÂliÂsaÂtion du « bien comÂmun » pour l’ensemble de la comÂmuÂnauÂté poliÂtique, ainÂsi que la « vie bonne » pour chaÂcun de ses membres. À l’inverse, ceux qui exercent le pouÂvoir dans les régimes dégéÂnéÂrés (la tyranÂnie, l’oliÂgarÂchie, etc.) cherchent uniÂqueÂment à jouir égoïsÂteÂment d’une bonne vie (d’un point de vue matéÂriel pluÂtôt que moral) au détriÂment du bien comÂmun et de la réaÂliÂsaÂtion de la vie bonne pour leurs sujets. Quant à l’« anarÂchie », les phiÂloÂsophes les plus influents de la traÂdiÂtion occiÂdenÂtale l’ont idenÂtiÂfiée comme la forme dégéÂnéÂrée et pathoÂloÂgique de la démoÂcraÂtie, entenÂdue ici sous sa forme directe où tous les citoyens peuvent parÂtiÂciÂper à l’assemblée où se prennent les déciÂsions poliÂtiques colÂlecÂtiÂveÂment et à la majoÂriÂté.
AssiÂmiÂler ainÂsi l’anarÂchie à une forme dévoyée de la démoÂcraÂtie directe constiÂtue une erreur grave qui appauÂvrit la phiÂloÂsoÂphie poliÂtique. Je préÂtends au contraire qu’une typoÂloÂgie des régimes poliÂtiques doit inclure l’anarÂchie non pas comme une forme dévoyée de la démoÂcraÂtie, mais pluÂtôt comme l’un des idéal-types des régimes poliÂtiques légiÂtimes. Je vais idenÂtiÂfier l’anarÂchie comme un quaÂtrième type de régime poliÂtique pur dans lequel tous les citoyens se gouÂvernent ensemble direcÂteÂment grâce à des déliÂbéÂraÂtions consenÂsuelles, sans avoir recours à une autoÂriÂté dotée d’appareils coerÂciÂtifs. Il s’agit donc d’offrir un tableau plus comÂplet et cohéÂrent des régimes poliÂtiques que ne le proÂpose la traÂdiÂtion de la phiÂloÂsoÂphie poliÂtique occiÂdenÂtale, et de démonÂtrer que l’anarÂchie ne doit pas être conçue comme une forme dériÂvée d’aucun des autres régimes. Pour mener cette démonsÂtraÂtion, il convient dans un preÂmier temps de synÂthéÂtiÂser le disÂcours quanÂtiÂtaÂtif des phiÂloÂsophes poliÂtiques au sujet des types purs de régimes poliÂtiques, d’analyser ensuite l’approche quaÂliÂtaÂtive utiÂliÂsée par les phiÂloÂsophes pour disÂtinÂguer entre les « bons » et les « mauÂvais » régimes poliÂtiques, puis finaÂleÂment de disÂcuÂter de la nature de l’anarÂchie. Cette démarche se heurte touÂteÂfois à un défi imporÂtant lorsqu’il convient de disÂtinÂguer l’anarÂchie de la démoÂcraÂtie, les deux régimes ayant pluÂsieurs caracÂtéÂrisÂtiques en parÂtage. Une attenÂtion parÂtiÂcuÂlière sera donc porÂtée à la relaÂtion ambiÂguë qu’entretiennent ces deux régimes dans la traÂdiÂtion occiÂdenÂtale.
La typologie des régimes politiques :
perspective quantitative
PenÂdant plus de deux mille ans, la majoÂriÂté des phiÂloÂsophes occiÂdenÂtaux influents se borÂnèrent à idenÂtiÂfier trois idéal-types de régimes poliÂtiques purs : la monarÂchie, l’aristocratie et la démoÂcraÂtie [2]. Ces régimes receÂvront parÂfois des noms difÂféÂrents selon le phiÂloÂsophe (on troÂqueÂra, par exemple, arisÂtoÂcraÂtie pour oliÂgarÂchie) et cerÂtains phiÂloÂsophes ne seront pas touÂjours constants et cohéÂrents dans leur manière d’utiliser cette typoÂloÂgie [3]. NéanÂmoins, il reste touÂjours trois régimes fonÂdaÂmenÂtaux, prinÂciÂpaÂleÂment parce que cette typoÂloÂgie repose sur un calÂcul mathéÂmaÂtique puisque l’autorité poliÂtique offiÂcielle peut être entre les mains d’un seul (monarÂchie), de quelques-uns (arisÂtoÂcraÂtie) ou de tous (démoÂcraÂtie).
Ce calÂcul est souÂvent préÂsenÂté comme releÂvant de l’évidence, comme chez ArisÂtote pour qui « il est nécesÂsaire que soit souÂveÂrain soit un seul indiÂviÂdu, soit un petit nombre, soit un grand nombre [4]. » L’étymologie grecque de ces noms de régimes souÂligne par ailleurs le fonÂdeÂment mathéÂmaÂtique de cette typoÂloÂgie. « MonarÂchie » vient du grec et signiÂfie gouÂverÂneÂment (kraÂtia) d’un seul (mona). « ArisÂtoÂcraÂtie » vient ausÂsi du grec, où arisÂtos signiÂfie « meilleur ». L’aristocratie est donc le régime où les meilleurs gouÂvernent. Or qui dit « meilleurs » laisse entendre qu’il existe une diviÂsion entre ceux-ci et les autres et que les arisÂtoÂcrates constiÂtuent une minoÂriÂté d’individus qui sont supéÂrieurs à la perÂsonne moyenne. Une arisÂtoÂcraÂtie désigne donc un régime dans lequel une minoÂriÂté d’individus dans la comÂmuÂnauÂté exerce le pouÂvoir. FinaÂleÂment, le mot « démoÂcraÂtie » évoque le gouÂverÂneÂment du « peuple », du grec demos. Par démoÂcraÂtie, la phiÂloÂsoÂphie poliÂtique traÂdiÂtionÂnelle entend une démoÂcraÂtie calÂquée sur le modèle athéÂnien où tous ceux qui peuvent se préÂvaÂloir du titre de citoyens — le peuple — ont la posÂsiÂbiÂliÂté de se préÂsenÂter à l’agora pour parÂtiÂciÂper à l’Assemblée et prendre part direcÂteÂment au proÂcesÂsus de prise de déciÂsion poliÂtique.
Si cette typoÂloÂgie est avant tout assoÂciée à la phiÂloÂsoÂphie clasÂsique, elle sera reprise par les hisÂtoÂriens de l’Antiquité et par les phiÂloÂsophes et les acteurs poliÂtiques au début de la moderÂniÂté [5]. Lors des débats entouÂrant la guerre d’indépendance améÂriÂcaine, par exemple, de nomÂbreux textes — disÂcours, pamÂphlets, etc. — font expliÂciÂteÂment réféÂrence à cette typoÂloÂgie. ZabÂdiel Adams, couÂsin du second préÂsident des États-Unis John Adams, déclaÂrait ainÂsi dans un disÂcours en 1782 que « trois modes difÂféÂrents de gouÂverÂneÂment civil ont été préÂdoÂmiÂnants au sein des nations de la Terre, la monarÂchie, l’arisÂtoÂcraÂtie et la démoÂcraÂtie [6] ». Conscients que cette preÂmière typoÂloÂgie ne perÂmet pas d’embrasser toute la comÂplexiÂté de la réaÂliÂté poliÂtique, cerÂtains phiÂloÂsophes vont croire imporÂtant de douÂbler cette typoÂloÂgie en idenÂtiÂfiant pour chaque régime pur une forme évenÂtuelÂleÂment dégéÂnéÂrée ou pathoÂloÂgique.
2. La typologie des systèmes politiques :
la perspective qualitative
ArisÂtote est le preÂmier qui souÂligne l’importance d’enrichir la clasÂsiÂfiÂcaÂtion mathéÂmaÂtique des régimes d’une disÂtincÂtion liée à la moraÂliÂté du régime. Un régime est juste lorsque son objet est le bien comÂmun, alors qu’un régime injuste a pour objet uniÂqueÂment le bien de celui ou de ceux qui gouÂvernent [7]. PluÂsieurs phiÂloÂsophes proÂpoÂseÂront à la suite d’Aristote une typoÂloÂgie des régimes qui tient compte de l’aspect moral de l’exercice de l’autorité poliÂtique. Le risque de corÂrupÂtion est d’autant plus éleÂvé dans les régimes purs que rien dans leur strucÂture insÂtiÂtuÂtionÂnelle — la ConstiÂtuÂtion — n’empêche les gouÂverÂnants de se détourÂner de la recherche, de la défense et de la proÂmoÂtion du bien comÂmun, pour jouir indûÂment du pouÂvoir dont ils disÂposent. Le gouÂverÂneÂment d’un seul devient alors une tyranÂnie ; le gouÂverÂneÂment de quelques-uns, une oliÂgarÂchie ; et le gouÂverÂneÂment de tous, l’anarÂchie.
Tableau 1 :
DiviÂsion traÂdiÂtionÂnelle des régimes poliÂtiques selon un calÂcul mathéÂmaÂtique et selon l’esprit de jusÂtice des gouÂverÂnants.Dans quel but ? / Qui gouÂverne ? | Un seul | Une minoÂriÂté | La majoÂriÂté |
Pour le bien comÂmun (juste) |
MonarÂchie | ArisÂtoÂcraÂtie | DémoÂcraÂtie |
Pour ses intéÂrêts (injuste) |
desÂpoÂtisme | OliÂgarÂchie | AnarÂchie |
C’est ici qu’intervient un nouÂveau nom de régime, la « répuÂblique ». Cette notion vient quelque peu brouiller les cartes. Le nom « répuÂblique », du latin res publiÂca ou « chose publique », peut être attriÂbué à n’importe quel régime juste [8], tout comme il peut désiÂgner une constiÂtuÂtion mixte comÂpoÂsée des trois éléÂments qu’incarnent les régimes purs. Une répuÂblique proÂpose alors un équiÂlibre des divers ordres sociaux, incarÂnés par un monarque (ou un préÂsident), une arisÂtoÂcraÂtie qui siège au Sénat ou à la Chambre des Lords et le « peuple » qui est repréÂsenÂtée par ses déléÂgués à l’Assemblée natioÂnale ou à la Chambre des comÂmunes, consiÂdéÂrées comme la branche démoÂcraÂtique de la RépuÂblique. Selon la pluÂpart des phiÂloÂsophes poliÂtiques, dont en preÂmier lieu ArisÂtote et CicéÂron, cette constiÂtuÂtion mixte est nécesÂsaiÂreÂment un sysÂtème juste car aucune des trois forces ne peut impoÂser sa volonÂté aux deux autres. Ces trois forces se neuÂtraÂliÂsant et ne pouÂvant impoÂser leur volonÂté, le bien comÂmun en sorÂtiÂrait gagnant. On peut disÂtinÂguer le répuÂbliÂcaÂnisme clasÂsique du répuÂbliÂcaÂnisme moderne. Le preÂmier repose sur une vision orgaÂnique de la répuÂblique au sein de laquelle les trois éléÂments de la sociéÂté se rasÂsemblent dans la sphère publique afin de pourÂsuivre ensemble le bien comÂmun. Le répuÂbliÂcaÂnisme moderne repose pluÂtôt sur une vision mécaÂnique où les divers éléÂments d’une sociéÂté pourÂsuivent des intéÂrêts diverÂgents (c’est l’idée moderne d’une sociéÂté pluÂraÂliste) mais qui, dans le but de proÂtéÂger leur vie priÂvée d’un desÂpoÂtisme public, s’entendent pour constiÂtuer un régime comÂplexe où les divers pouÂvoirs sont sépaÂrés et s’équilibrent les uns les autres. Dans sa verÂsion clasÂsique tout comme dans la verÂsion moderne, la répuÂblique est incomÂpaÂtible avec une autoÂriÂté pure, absoÂlue [9].
Depuis le XIXe siècle, les poliÂtiÂciens tout comme les phiÂloÂsophes ont pris l’habitude d’utiliser le terme de « démoÂcraÂtie » (quaÂliÂfiée de moderne, libéÂrale ou repréÂsenÂtaÂtive) pour désiÂgner la répuÂblique, si bien que les deux noms de régimes sont aujourd’hui plus ou moins synoÂnymes [10]. Cette « démoÂcraÂtie » moderne n’est touÂteÂfois qu’une couÂsine bien éloiÂgnée de la démoÂcraÂtie de l’Antiquité. En effet, seuls ceux qui à cette époque jouisÂsaient du titre de citoyens pouÂvaient s’assembler à l’agora et parÂtiÂciÂper direcÂteÂment au proÂcesÂsus déliÂbéÂraÂtif de prise de déciÂsion. C’était alors la majoÂriÂté qui l’emportait (la démoÂcraÂtie comme règne de la majoÂriÂté). En ce qui concerne la « démoÂcraÂtie » moderne, pluÂsieurs formes de pouÂvoir coexistent et sont en comÂpéÂtiÂtion à l’intérieur même du sysÂtème poliÂtique offiÂciel. La majoÂriÂté du peuple n’exprime pas sa voix, même dans la préÂtenÂdue chambre démoÂcraÂtique, puisque c’est seuleÂment une minoÂriÂté extrêÂmeÂment réduite de « repréÂsenÂtants » qui déliÂbère au nom de la majoÂriÂté ou de l’ensemble de la nation [11]. Comme le souÂligne Jean-Jacques RousÂseau, la majoÂriÂté n’a que le pouÂvoir de choiÂsir la petite clique qui gouÂverÂneÂra l’ensemble de la comÂmuÂnauÂté. À titre de comÂpaÂraiÂson, serait-il corÂrect d’affubler du terme de « monarÂchie » un régime où un indiÂviÂdu — appeÂlé roi ou reine — aurait comme unique pouÂvoir de confirÂmer tous les quatre ou cinq ans un ou des indiÂviÂdus à titre de repréÂsenÂtants déteÂnant les vrais pouÂvoirs et gouÂverÂnant en son nom ? Un tel régime serait proÂbaÂbleÂment reconÂnu comme étant une fausse monarÂchie ou une arisÂtoÂcraÂtie. Il pourÂrait très bien être appeÂlé « monarÂchie » par habiÂtude ou pour des raiÂsons idéoÂloÂgiques, en dépit de son caracÂtère pluÂtôt arisÂtoÂcraÂtique. De même, un régime dans lequel le seul pouÂvoir des arisÂtoÂcrates serait d’élire un repréÂsenÂtant unique tous les quatre ou cinq ans qui gouÂverÂneÂrait en leur nom serait proÂbaÂbleÂment idenÂtiÂfié dans les faits comme une monarÂchie. La « démoÂcraÂtie » moderne, dans laquelle gouÂverne une clique de repréÂsenÂtants élus par le peuple, corÂresÂpond donc bien plus à une arisÂtoÂcraÂtie (le règne d’une minoÂriÂté) qu’à une démoÂcraÂtie (le règne de la majoÂriÂté). La traÂdiÂtion phiÂloÂsoÂphique a d’ailleurs reconÂnu ce fait. ArisÂtote, SpiÂnoÂza, MonÂtesÂquieu et bien d’autres, ainÂsi que pluÂsieurs fonÂdaÂteurs des répuÂbliques modernes (ThoÂmas JefÂferÂson et MaxiÂmiÂlien RobesÂpierre, entre autres), ont claiÂreÂment indiÂqué que l’élection — c’est-à -dire la sélecÂtion d’une élite diriÂgeante — est de par sa nature arisÂtoÂcraÂtique et contraire à la démoÂcraÂtie. La « démoÂcraÂtie » moderne est donc une arisÂtoÂcraÂtie « repréÂsenÂtaÂtive », « popuÂlaire », « élecÂtive » ou « libéÂrale » qui se cache sous le nom tromÂpeur de « démoÂcraÂtie » suite à des jeux rhéÂtoÂriques motiÂvés par des luttes poliÂtiques [12]. Pour la suite de cette disÂcusÂsion, le mot « démoÂcraÂtie » désiÂgneÂra un régime dans lequel le peuple se gouÂverne lui-même direcÂteÂment, un usage qui resÂpecte le sens que ce mot a eu penÂdant près de deux mille ans dans la traÂdiÂtion phiÂloÂsoÂphique.
3. Démocratie et anarchie :
une confusion mathématique
La relaÂtion mathéÂmaÂtique étaÂblie par la traÂdiÂtion phiÂloÂsoÂphique entre la démoÂcraÂtie (réelle et directe) et l’anarchie se fonde sur une erreur concepÂtuelle de phiÂloÂsoÂphie poliÂtique en ce qui concerne les tenÂtaÂtives de comÂprendre ce qu’est l’anarchie. Si le desÂpoÂtisme (le règne d’un seul indiÂviÂdu — le desÂpote) ne peut être disÂtinÂgué d’un point de vue mathéÂmaÂtique de la monarÂchie (égaÂleÂment le règne d’un seul indiÂviÂdu — le roi), pas plus que l’oligarchie (le règne d’une minoÂriÂté corÂromÂpue) de l’aristocratie (le règne des meilleurs), il existe touÂteÂfois une difÂféÂrence mathéÂmaÂtique claire entre la démoÂcraÂtie et l’anarchie. D’un point de vue étyÂmoÂloÂgique, « anarÂchie » vient du mot grec anarÂkhia, la racine an signiÂfiant « sans » et arkhia signiÂfiant « chef miliÂtaire », qui désiÂgneÂra par la suite simÂpleÂment un chef ou un diriÂgeant. D’un point de vue étyÂmoÂloÂgique, « anarÂchie » veut donc dire absence de chef. D’un point de vue mathéÂmaÂtique, cela signiÂfie zéro (aucun) chef. Si l’on se réfère à des exemples hisÂtoÂriques d’anarchies (des comÂmunes libres, des squats, des groupes miliÂtants, etc.), on constaÂteÂra qu’il n’y a pas d’autorité forÂmelle et offiÂcielle, pas de chef(s). Et pourÂtant, l’anarchie est une forme d’organisation poliÂtique dans laquelle (1) tous les membres peuvent parÂtiÂciÂper direcÂteÂment au proÂcesÂsus de prise de déciÂsion qui est déliÂbéÂraÂtif et colÂlecÂtif, et lors duquel (2) sera recherÂché l’atteinte de consenÂsus. ConséÂquemÂment, l’absence de chef ou de desÂpote ne signiÂfie pas l’absence de poliÂtique et de proÂcéÂdures colÂlecÂtives de prise de déciÂsion. En anarÂchie, il n’y a pas de chef(s) ou d’autorité exerÂçant un pouÂvoir coerÂciÂtif sur des perÂsonnes, car toutes (se) gouÂvernent ensemble de façon consenÂsuelle, c’est-à -dire qu’elles sont toutes d’accord avec la déciÂsion colÂlecÂtive.
IntroÂduire l’anarchie en tant que régime poliÂtique légiÂtime implique donc de contesÂter l’autorité d’une cerÂtaine traÂdiÂtion en phiÂloÂsoÂphie poliÂtique, tout parÂtiÂcuÂlièÂreÂment en ce qui concerne la défiÂniÂtion de la démoÂcraÂtie insÂpiÂrée de consiÂdéÂraÂtions mathéÂmaÂtiques. En effet, quelques phiÂloÂsophes poliÂtiques défiÂnissent la démoÂcraÂtie comme le règne de la majoÂriÂté, mais pluÂsieurs comme le gouÂverÂneÂment par tous [13]. La confuÂsion mathéÂmaÂtique est le résulÂtat d’un manque de disÂtincÂtion entre le proÂcesÂsus déliÂbéÂraÂtif colÂlecÂtif et la prise de déciÂsion elle-même. En termes concepÂtuels et orgaÂniÂsaÂtionÂnels, il peut semÂbler à preÂmière vue difÂfiÂcile de disÂtinÂguer la démoÂcraÂtie et l’anarchie : les deux régimes foncÂtionnent grâce à une assemÂblée généÂrale à laquelle tous les citoyens peuvent parÂtiÂciÂper et les deux régimes n’ont pas de chef(s). Mais qui dit démoÂcraÂtie (directe) ne dit pas absence d’autorité poliÂtique et de coerÂciÂtion. En démoÂcraÂtie, l’assemblée détient et exerce l’autorité qui lui perÂmet — au nom de la volonÂté généÂrale — d’obliger quiÂconque à lui obéir. ConséÂquemÂment, il peut paraître exact d’affirmer que tous les membres gouÂvernent en démoÂcraÂtie si l’on se réfère au droit pour toutes perÂsonnes jouisÂsant du titre de citoyen de parÂtiÂciÂper au proÂcesÂsus déliÂbéÂraÂtif de prise de déciÂsion, soit d’entrer à l’agora pour parÂtiÂciÂper à la déliÂbéÂraÂtion popuÂlaire. Et pourÂtant, une assemÂblée popuÂlaire démoÂcraÂtique ne cherche à pas à obteÂnir le consenÂsus. Aux termes de la déliÂbéÂraÂtion, la majoÂriÂté (c’est-à -dire pluÂsieurs, mais non pas tous) impoÂseÂra sa volonÂté à la minoÂriÂté. La démoÂcraÂtie, c’est donc le règne de la majoÂriÂté. En ce qui a trait à l’autorité et à la coerÂciÂtion, la démoÂcraÂtie est un régime où la majoÂriÂté (pluÂsieurs) règne sur la minoÂriÂté, et non pas un régime où les déciÂsions sont celles de tous les membres de la comÂmuÂnauÂté (consenÂsus).
Si l’on s’en tient à la logique mathéÂmaÂtique de la traÂdiÂtion de la phiÂloÂsoÂphie poliÂtique occiÂdenÂtale, l’anarchie (le gouÂverÂneÂment par tous) doit donc être disÂtinÂguée de la démoÂcraÂtie (le règne de la majoÂriÂté). MathéÂmaÂtiÂqueÂment, « tous » et « majoÂriÂté » ne sont pas synoÂnymes et il n’y a pas de corÂresÂponÂdance mathéÂmaÂtique entre une démoÂcraÂtie (le règne de la majoÂriÂté) et l’anarchie (le consenÂsus unaÂnime). Dès lors, affirÂmer — comme le font les phiÂloÂsophes — que l’anarchie est la forme pathoÂloÂgique de la démoÂcraÂtie équiÂvaut à comÂmettre une erreur mathéÂmaÂtique. L’anarchie ne peut pas être la forme pathoÂloÂgique de la démoÂcraÂtie pour la simple raiÂson que l’anarchie et la démoÂcraÂtie ne sont pas semÂblables d’un point de vue mathéÂmaÂtique.
4. L’anarchie en tant que régime politique :
considérations politiques
En resÂpecÂtant la règle mathéÂmaÂtique de la typoÂloÂgie traÂdiÂtionÂnelle, il est logique d’ajouter l’anarchie non pas comme une forme corÂromÂpue du régime démoÂcraÂtique, mais pluÂtôt comme une forme parÂtiÂcuÂlière d’organisation poliÂtique où perÂsonne n’exerce son pouÂvoir sur d’autres. Trois quesÂtions surÂgissent alors. PreÂmièÂreÂment, est-il légiÂtime de dire qu’une comÂmuÂnauÂté anarÂchiste où il n’y a plus de gouÂverÂneÂment constiÂtue un « régime » poliÂtique ? DeuxièÂmeÂment, s’il s’agit bien d’un régime, est-il viable et vaut-il la peine que l’on en disÂcute sérieuÂseÂment ? Une derÂnière quesÂtion renÂvoie enfin à l’élément quaÂliÂtaÂtif des régimes : quelle est la forme pathoÂloÂgique de l’anarchie ? Ces interÂroÂgaÂtions méritent réponses.
L’anarchie est-elle un régime politique ?
Il faut ici disÂtinÂguer les concepts « gouÂverÂner », « autoÂriÂté », « coerÂciÂtion », « pouÂvoir » et « vioÂlence » pour mieux comÂprendre la spéÂciÂfiÂciÂté de l’anarchie. Si l’on s’inspire libreÂment de la disÂtincÂtion que proÂpose la phiÂloÂsophe HanÂnah Arendt, une autoÂriÂté poliÂtique (exerÂcée par une perÂsonne, une minoÂriÂté ou la majoÂriÂté) disÂpose de moyens coerÂciÂtifs, c’est-à -dire qu’elle peut forÂcer phyÂsiÂqueÂment un indiÂviÂdu sur lequel cette autoÂriÂté s’exerce à agir ou à ne pas agir selon ce qu’elle désire. L’autorité poliÂtique disÂpose de moyens phyÂsiques d’imposer sa volonÂté de manière coerÂciÂtive à des indiÂviÂdus qui perdent du coup leur autoÂnoÂmie et leur liberÂté. La coerÂciÂtion n’est pas synoÂnyme de « pouÂvoir », selon Arendt, mais de « vioÂlence » ou de menace de vioÂlence. Toute autoÂriÂté est potenÂtielÂleÂment coerÂciÂtive et donc vioÂlente. TouÂjours selon Arendt, le pouÂvoir se disÂtingue de la vioÂlence en cela qu’il se constiÂtue colÂlecÂtiÂveÂment : il est le résulÂtat d’une volonÂté colÂlecÂtive constiÂtuée à traÂvers une déliÂbéÂraÂtion entre indiÂviÂdus libres et égaux qui cherchent à s’entendre et se donnent le pouÂvoir — préÂciÂséÂment — de réaÂliÂser des choses ensemble, de créer un monde comÂmun [14]. D’un point de vue théoÂrique, l’anarchie ne signiÂfie pas tant l’absence de gouÂverÂneÂment que l’absence de chef(s), c’est-à -dire d’instance(s) officielle(s) d’autorité. Si l’on entend par régime poliÂtique une façon de gouÂverÂner une comÂmuÂnauÂté pour en orgaÂniÂser la vie comÂmune, l’anarchie doit être entenÂdue comme le régime propre à des indiÂviÂdus qui veulent vivre en comÂmun dans un contexte de liberÂté et d’égalité réelles, sans être souÂmis à une autoÂriÂté poliÂtique exerÂcée par cerÂtains priÂviÂléÂgiés. Les citoyens se donnent le pouÂvoir d’agir colÂlecÂtiÂveÂment par leur parÂtiÂciÂpaÂtion colÂlecÂtive à l’assemblée, lors de laquelle le consenÂsus est recherÂché (pour simÂpliÂfier, je m’en tiens ici à la sphère « poliÂtique », bien que l’anarchisme soit égaÂleÂment préÂocÂcuÂpé par la liberÂté, l’égalité et l’autogestion dans d’autres sphères dont l’économie, l’amour et la sexuaÂliÂté, l’éducation, etc.).
Si l’on reprend le mythe du contrat social, l’anarchie serait le résulÂtat d’un contrat par lequel les contracÂtants décident de vivre en comÂmun paciÂfiÂqueÂment mais sans déléÂguer leur souÂveÂraiÂneÂté et leur pouÂvoir de légiÂféÂrer à une autoÂriÂté poliÂtique disÂtincte de l’ensemble des citoyens. Il y aurait donc une assemÂblée popuÂlaire où seraient disÂcuÂtées les orienÂtaÂtions comÂmunes, mais cette assemÂblée cherÂcheÂrait à atteindre le consenÂsus pluÂtôt qu’à dégaÂger une simple majoÂriÂté et cette assemÂblée ne disÂpoÂseÂrait pas d’un appaÂreil coerÂciÂtif lui perÂmetÂtant d’imposer son autoÂriÂté (la coerÂciÂtion étant inutile lorsque tout le monde est d’accord).
L’anarchie est-elle viable ?
Les remarques qui préÂcèdent démontrent qu’il est posÂsible de penÂser l’anarchie comme un régime poliÂtique par lequel une comÂmuÂnauÂté accepte de se gouÂverÂner sans autoÂriÂté, c’est-à -dire sans coerÂciÂtion ni vioÂlence. Cette défiÂniÂtion concepÂtuelle de l’anarchie doit être comÂprise dans le cadre de la théoÂrie poliÂtique. La praÂtique poliÂtique répond bien éviÂdemÂment à d’autres impéÂraÂtifs quand elle s’incarne dans un monde qui n’est pas, bien sûr, ausÂsi clair et ordonÂné que les typoÂloÂgies phiÂloÂsoÂphiques. Savoir si un tel régime anarÂchiste est posÂsible d’un point de vue miliÂtaire, écoÂnoÂmique ou cultuÂrel, par exemple, est sujet à débat. Ce débat mérite d’être mené, mais trop souÂvent les phiÂloÂsophes ont tout simÂpleÂment éviÂté de réfléÂchir et de disÂcuÂter de l’anarchie en affirÂmant qu’il s’agissait d’un régime non-viable.
Dans le monde poliÂtique réel, l’anarchie, tout comme les autres régimes, fait face à divers défis qui menacent sa staÂbiÂliÂté et sa cohéÂrence. Et pourÂtant, de très nomÂbreuses sociéÂtés dites traÂdiÂtionÂnelles ont foncÂtionÂné parÂfois penÂdant des milÂléÂnaires sans autoÂriÂté poliÂtique (ni État, ni police) : les Inuits, les PygÂmées, les SanÂtals en Inde et les Tivs au NigéÂria. Plus récemÂment, des expéÂriences d’organisations anarÂchistes ont eu lieu à grande échelle (lors de l’Espagne révoÂluÂtionÂnaire de 1936–39, par exemple) et à petite échelle (dans des comÂmunes ou des groupes poliÂtiques liberÂtaires) [15].
Des phiÂloÂsophes tels que Marx, Nietzsche et FouÂcault, ainÂsi que des socioÂlogues et des anthroÂpoÂlogues, ont signaÂlé avec force que la quesÂtion du pouÂvoir, de sa conserÂvaÂtion et de ses effets de domiÂnaÂtion et des réacÂtions de résisÂtance, ne peut être limiÂtée à la seule strucÂture offiÂcielle du régime poliÂtique. Qui évoque ces sociéÂtés traÂdiÂtionÂnelles sans État ni police n’affirme donc pas nécesÂsaiÂreÂment qu’il n’y a là aucun rapÂport de force ou situaÂtions de domiÂnaÂtion. Dans le même esprit, on ne doit pas préÂsuÂmer qu’un proÂcesÂsus de prise de déciÂsion anarÂchiste est exempt de tenÂsions et de paraÂdoxes sociaux et psyÂchoÂloÂgiques. La recherche du consenÂsus est un proÂcesÂsus comÂplexe lors duquel peuvent surÂgir des dynaÂmiques sociales et psyÂchoÂloÂgiques de norÂmaÂliÂsaÂtion, d’autocensure, d’exclusion, etc. [16]. Des rapÂports d’influence s’articulent inéviÂtaÂbleÂment autour d’enjeux symÂboÂliques dans une sociéÂté anarÂchiste. L’anarchiste réaÂliste ne rêve donc pas d’un monde sans conflit ou sans domiÂnaÂtion. Mais ce qui est vrai pour l’anarchie est égaÂleÂment vrai pour les autres types de régimes poliÂtiques : il existe une mulÂtiÂpliÂciÂté de formes, de réseaux d’autorité et de domiÂnaÂtion inforÂmelles dans une monarÂchie, une arisÂtoÂcraÂtie, une démoÂcraÂtie et une répuÂblique. Ceci demeure vrai même si ces régimes préÂtendent être insÂtiÂtués pour le bien comÂmun. Un anarÂchiste réaÂliste ne rêve pas d’un monde sans conflit ni domiÂnaÂtion. Les anarÂchistes, souÂvent insÂpiÂrés en cela par les fémiÂnistes radiÂcales, ont imaÂgiÂné et expéÂriÂmenÂté pluÂsieurs méthodes pour répondre aux proÂblèmes des inégaÂliÂtés et des domiÂnaÂtions inforÂmelles dans leurs comÂmuÂnauÂtés et leurs groupes poliÂtiques. ParÂmi ces méthodes, on peut menÂtionÂner la disÂtriÂbuÂtion de la parole en assemÂblée par alterÂnance entre les hommes et les femmes (parce que les hommes en OcciÂdent sont généÂraÂleÂment plus enclins que les femmes à parÂler en public, ce qui leur donne plus d’influence dans les déliÂbéÂraÂtions [17] ) et l’attribution en prioÂriÂté de la parole à une perÂsonne qui ne s’est pas encore expriÂmée en assemÂblée, alors que d’autres demandent la parole pour une seconde fois, ou plus. Il est ausÂsi posÂsible de praÂtiÂquer des jeux de rôle qui aident à idenÂtiÂfier les inégaÂliÂtés quant à la capaÂciÂté d’influence, ou encore de perÂmettre la forÂmaÂtion temÂpoÂraire ou perÂmaÂnente de groupes non mixtes constiÂtués de membres de sous-comÂmuÂnauÂtés moins influentes (les femmes, par exemple) pour les aider à déveÂlopÂper leur estime de soi et des straÂtéÂgies face aux sous-comÂmuÂnauÂtés plus influentes (les mâles, par exemple). En d’autres mots, et tout comme dans les autres types de régimes poliÂtiques, les comÂmuÂnauÂtés anarÂchistes ne proÂposent pas toutes exacÂteÂment les mêmes proÂcéÂdures quand au proÂcesÂsus de prise de déciÂsion. Ces comÂmuÂnauÂtés peuvent adopÂter et adapÂter des proÂcéÂdures et des praÂtiques parÂtiÂcuÂlières pour faire face à diverses mises à l’épreuve de leurs prinÂciÂpales valeurs (liberÂté, égaÂliÂté, soliÂdaÂriÂté, consenÂsus, bien comÂmun) et elles peuvent les modiÂfier au fil du temps et des expéÂriences.
Quelle est la forme dégénérée de l’anarchie ?
Si la tyranÂnie de la majoÂriÂté [18] est la forme dégéÂnéÂrée de la démoÂcraÂtie, quelle est la forme dégéÂnéÂrée de l’anarchie ? C’est le chaos, c’est-à -dire l’absence d’organisation colÂlecÂtive poliÂtique de la vie comÂmune. Ici, l’introduction de l’anarchie dans la typoÂloÂgie des régimes poliÂtiques révèle, tout en le remetÂtant en cause, le simÂplisme du schéÂma mathéÂmaÂtique tel que proÂpoÂsé traÂdiÂtionÂnelÂleÂment. En effet, un indiÂviÂdu, une minoÂriÂté ou une majoÂriÂté qui détient l’autorité peut gouÂverÂner pour ses seuls intéÂrêts qui sont incomÂpaÂtibles avec le bien comÂmun. Mais si tous gouÂvernent par consenÂsus, ils ne peuvent priÂviÂléÂgier leurs intéÂrêts au détriÂment du bien comÂmun. Cela ne signiÂfie pas qu’une assemÂblée anarÂchiste prend touÂjours des déciÂsions sages et les exéÂcute de manière cohéÂrente. Les anarÂchistes peuvent comÂmettre des erreurs et exéÂcuÂter une déciÂsion prise par consenÂsus d’une manière telle qu’elle proÂvoÂqueÂra des proÂblèmes inatÂtenÂdus pour la comÂmuÂnauÂté, ce qui nuiÂra au bien comÂmun. Un consenÂsus implique touÂteÂfois en prinÂcipe que la déciÂsion est prise par tous pour le bien de tous, et non pour le bien de quelques-uns. Même si une déciÂsion consenÂsuelle concerne spéÂciÂfiÂqueÂment une parÂtie seuleÂment de la comÂmuÂnauÂté (les femmes ou les jeunes, par exemple), elle est penÂsée en réféÂrence au bien comÂmun — à tout le moins en réféÂrence aux prinÂcipes comÂmuns (liberÂté, égaÂliÂté, soliÂdaÂriÂté). Le consenÂsus est donc par défiÂniÂtion assoÂcié au bien comÂmun. Mais atteindre le consenÂsus n’est pas touÂjours chose aisée. De plus, dans le cadre concepÂtuel de l’anarchie, un seul indiÂviÂdu a la capaÂciÂté de bloÂquer le proÂcesÂsus en s’opposant à la majoÂriÂté dans la mesure où il peut bloÂquer l’atteinte du consenÂsus en expriÂmant son disÂsenÂsus. Si la presÂsion du groupe est trop forte, l’individu qui est en désacÂcord avec les autres peut déciÂder de se retiÂrer de la comÂmuÂnauÂté et ne sera plus lié à la déciÂsion consenÂsuelle, ni à son exéÂcuÂtion. Il faut noter d’ailleurs que les groupes miliÂtants anarÂchistes accordent souÂvent le droit à un indiÂviÂdu qui est en désacÂcord avec la majoÂriÂté, de s’abstenir ou de se dire « en retrait » lors d’un proÂcesÂsus de prise de déciÂsion si son malaise face à la déciÂsion ne résulte pas d’un désacÂcord fonÂdaÂmenÂtal, ou encore le droit de « bloÂquer » (veto) la déciÂsion lorsqu’il a une raiÂson fonÂdaÂmenÂtale de s’opposer à la majoÂriÂté. Ces membres qui s’abstiennent et qui bloquent peuvent agir par resÂpect pour le bien comÂmun s’ils pensent que la majoÂriÂté se trompe. De telles méthodes peuvent relanÂcer la déliÂbéÂraÂtion et conduire la majoÂriÂté à reconÂsiÂdéÂrer sa posiÂtion et chanÂger d’opinion, si la posiÂtion du ou des disÂsiÂdents appaÂraît au fil des débats comme la meilleure pour la défense et la proÂmoÂtion du bien comÂmun. Dans la praÂtique, le consenÂsus n’est donc pas synoÂnyme d’unanimité et les comÂmuÂnauÂtés anarÂchistes peuvent foncÂtionÂner même si des membres s’abstiennent ou bloquent une déciÂsion de temps en temps.
Cela dit, l’anarchie est menaÂcée de dégéÂnéÂrer si de telles attiÂtudes — le retrait ou le bloÂcage — sont insÂpiÂrées par des intéÂrêts égoïstes, pluÂtôt que par des consiÂdéÂraÂtions pour le bien comÂmun, ou si la majoÂriÂté décide qu’il est dans son intéÂrêt de pasÂser outre la voix des disÂsiÂdents. Dans une telle situaÂtion, un indiÂviÂdu, une minoÂriÂté ou une majoÂriÂté, insaÂtisÂfait quant au proÂcesÂsus de prise de déciÂsion ou quant à la déciÂsion elle-même, peut déclaÂrer que le proÂcesÂsus consenÂsuel devrait être remÂplaÂcé par une autre forme de proÂcesÂsus déciÂsionÂnel (par un indiÂviÂdu, une minoÂriÂté ou une majoÂriÂté [19]). Une telle crise peut mener à un renÂverÂseÂment de l’anarchie et à l’instauration d’une monarÂchie, d’une arisÂtoÂcraÂtie ou d’une démoÂcraÂtie. Ces régimes poliÂtiques peuvent en effet être perÂçus par cerÂtains comme des soluÂtions aux proÂblèmes renÂconÂtrés en anarÂchie, ou être priÂviÂléÂgiés parce qu’ils serÂviÂraient mieux leurs intéÂrêts perÂsonÂnels. Il y a donc une tenÂsion — une rivaÂliÂté mutuelle — entre les régimes.
Cela dit, si la crise reste cirÂconsÂcrite dans le cadre concepÂtuel et poliÂtique de l’anarchie, le régime passe de sa forme pure à sa forme dégéÂnéÂrée, soit le chaos, c’est-à -dire la disÂsoÂluÂtion de la comÂmuÂnauÂté et du proÂcesÂsus de prise de déciÂsion colÂlecÂtif. Il n’y a dès lors plus de comÂmuÂnauÂté ni de poliÂtique, puisque plus perÂsonne ne gouÂverne la comÂmuÂnauÂté. Selon la persÂpecÂtive mathéÂmaÂtique, on passe du tout (anarÂchie) au zéro (perÂsonne ne gouÂverne, c’est donc le chaos). Il n’y a donc pas de corÂresÂponÂdance mathéÂmaÂtique entre l’anarchie et sa forme dégéÂnéÂrée. L’anarchie est l’autogestion par tous, sa forme dégéÂnéÂrée est la disÂsoÂluÂtion du poliÂtique, soit une situaÂtion où plus perÂsonne ne gouÂverne, où chaÂcun ne pourÂsuit que ses intéÂrêts perÂsonÂnels au détriÂment de ceux des autres [20]. Il découle de cette disÂcusÂsion une nouÂvelle typoÂloÂgie schéÂmaÂtiÂsée dans le tableau ci desÂsous.
Tableau 2 :
NouÂvelle typoÂloÂgie où l’anarchie est un modèle type.Qui gouÂverne ? / Dans quel but ? | PerÂsonne | un seul | Une minoÂriÂté |
La majoÂriÂté |
tous |
Pour le bien comÂmun (juste) |
MonarÂchie | arisÂtoÂcraÂtie | démoÂcraÂtie | anarÂchie | |
Pour ses intéÂrêts (injuste) |
Chaos | DesÂpoÂtisme | oliÂgarÂchie | tyranÂnie (de la majoÂriÂté) |
5. Anarchie : entre le macropolitique
et le micropolitique
Si l’on accepte de penÂser l’anarchie dans sa forme non dégéÂnéÂrée, on peut adopÂter une vision soit pesÂsiÂmiste, soit optiÂmiste. Pour l’anarchiste optiÂmiste, c’est uniÂqueÂment dans un régime sans autorité(s) forÂmelle( s) qu’il est posÂsible d’atteindre le bien comÂmun. Selon l’anarchisme en tant que phiÂloÂsoÂphie poliÂtique, en effet, les indiÂviÂdus en poste d’autorité n’aident en rien la paix sociale ni l’atteinte du bien comÂmun. L’exercice même d’une autoÂriÂté forÂmelle change la psyÂchoÂloÂgie et l’attitude socioÂpoÂliÂtique de celui ou de ceux qui l’exercent de façon telle qu’ils en viennent à défendre et à proÂmouÂvoir en prioÂriÂté leur propre autoÂriÂté pluÂtôt que le bien comÂmun. En bref, comme l’exercice de l’autorité corÂrompt inéviÂtaÂbleÂment celui qui l’exerce, tout régime accepÂtant l’autorité forÂmelle est corÂromÂpu et incaÂpable de défendre et de proÂmouÂvoir le bien comÂmun. ConséÂquemÂment, l’anarchie offre la seule soluÂtion concepÂtuelle et praÂtique pour l’atteinte du bien comÂmun entenÂdu comme le bien de tous les membres d’une comÂmuÂnauÂté.
ConsiÂdéÂrant avec une telle méfiance l’autorité poliÂtique, l’anarchiste serait tenÂté de praÂtiÂquer un simÂpliÂfiÂcaÂtion arithÂméÂtique où l’on se retrouÂveÂrait avec une comÂbiÂnaiÂson binaire : d’un côté l’anarchie, de l’autre la tyranÂnie qui désigne toutes les autres formes de régimes poliÂtiques. Mais les tenants des répuÂbliques ou régimes mixtes (ArisÂtote, MonÂtesÂquieu, MadiÂson) imposent à l’anarchiste plus de reteÂnue. Quoique imparÂfaites, l’équilibre relaÂtif des forces poliÂtiques offiÂcielles (entre le préÂsiÂdence, la chambre haute et la chambre basse) et leur sépaÂraÂtion (entre l’exécutif, le légisÂlaÂtif et le judiÂciaire), ainÂsi que les Chartes des droits adopÂtées par de nomÂbreuses répuÂbliques libéÂrales, perÂmettent d’éviter — en prinÂcipe — que l’autorité poliÂtique ne soit que pure vioÂlence. PourÂtant, la « démoÂcraÂtie » moderne manque, en dépit de son mode d’organisation insÂtiÂtuÂtionÂnel d’inspiration répuÂbliÂcaine, d’un vériÂtable éléÂment démoÂcraÂtique : il n’y a pas d’assemblée popuÂlaire où le peuple peut expriÂmer direcÂteÂment sa volonÂté. Un tel manque encouÂrage les tenÂdances autoÂriÂtaires au sein des répuÂbliques modernes. De plus, même si un tel éléÂment démoÂcraÂtique était intéÂgré par les répuÂbliques modernes, cela ne ferait qu’y ajouÂter une forme supÂpléÂmenÂtaire d’autorité, soit celle de la majoÂriÂté. Un anarÂchiste pesÂsiÂmiste dira que l’idée même de « bien comÂmun » est une invenÂtion des gouÂverÂnants pour berÂner les gouÂverÂnés. AusÂsi bien des monarques que des arisÂtoÂcrates et des repréÂsenÂtants ont préÂtenÂdu gouÂverÂner pour le bien comÂmun. Selon les anarÂchistes pesÂsiÂmistes, chaque sociéÂté est constiÂtuée d’intérêts diverÂgents, voire oppoÂsés, et il y aura touÂjours un ou quelques indiÂviÂdus qui n’accepteront pas la manière d’être anarÂchiste et contre qui le régime anarÂchiste devra exerÂcer une cerÂtaine forme de coerÂciÂtion (en les excluant ou en les éliÂmiÂnant). Plus proÂbléÂmaÂtique encore, il y aurait une pluÂraÂliÂté de manières d’être anarÂchiste et des indiÂviÂdus s’autoproclamant « anarÂchistes » seraient sans doute incaÂpables de s’entendre au cours d’un proÂcesÂsus déliÂbéÂraÂtif consenÂsuel sur une défiÂniÂtion du bien comÂmun et encore moins sur la manière de le défendre et de le proÂmouÂvoir. En ce sens, un régime anarÂchiste n’est qu’un idéal-type à jamais inacheÂvé.
Une telle tenÂsion entre l’anarchisme optiÂmiste et pesÂsiÂmiste n’empêche pas l’anarchie de trouÂver sa place dans la phiÂloÂsoÂphie poliÂtique en tant que type de régime qui peut insÂpiÂrer la penÂsée pluÂtôt que proÂvoÂquer les moqueÂries et la haine. Le silence dont fait preuve la phiÂloÂsoÂphie poliÂtique à l’égard de l’anarchie comme type de régime évenÂtuelÂleÂment légiÂtime prive l’imaginaire poliÂtique d’un sujet stiÂmuÂlant de réflexion. L’anarchisme invite égaÂleÂment à ne pas penÂser le poliÂtique excluÂsiÂveÂment en termes gloÂbaux et straÂtéÂgiques. La traÂdiÂtion phiÂloÂsoÂphique qui s’articule autour de la typoÂloÂgie des régimes tend à conceÂvoir les comÂmuÂnauÂtés poliÂtiques comme des ensembles défiÂnis dans leur gloÂbaÂliÂté par la nature de l’autorité poliÂtique qui les chaÂpeaute. Des penÂseurs clasÂsiques de l’anarchisme, comme ProuÂdhon et KroÂpotÂkine, des anarÂchistes contemÂpoÂrains comme John Clark et Todd May, ainÂsi que des phiÂloÂsophes poliÂtiques comme Michel FouÂcault et les « postÂmoÂderÂnistes », indiquent de diverses façons d’autres pistes de réflexion et la penÂsée peut découÂvrir à les suivre un monde poliÂtique comÂpoÂsé de marges, d’interstices, d’entrelacs et de rapÂports de forces tacÂtiques [21].
L’Occident est aujourd’hui domiÂné par des régimes impurs, incarÂnant les prinÂcipes traÂdiÂtionÂnels du répuÂbliÂcaÂnisme : équiÂlibre et sépaÂraÂtion des diverses autoÂriÂtés. Sur les terÂriÂtoires qu’ils occupent peuvent touÂteÂfois appaÂraître des lieux où la poliÂtique se vit selon d’autres prinÂcipes. L’anarchisme est une phiÂloÂsoÂphie poliÂtique qui anime tout mode non autoÂriÂtaire d’organisation poliÂtique, en parÂtant d’un niveau local et disÂsiÂmuÂlé dans l’ombre de la vie quoÂtiÂdienne. ConséÂquemÂment, elle peut s’incarner ausÂsi bien au sein de groupes poliÂtiques que dans des squats, des jourÂnaux et des maiÂsons d’éditions, des entreÂprises autoÂgéÂrées, etc. L’anarchisme peut être vécu ici et mainÂteÂnant, et difÂféÂrentes concepÂtions de l’anarchisme insÂpiÂrées par des senÂsiÂbiÂliÂtés et des expéÂriences parÂtiÂcuÂlières peuvent mener à des orgaÂniÂsaÂtions disÂtinctes les unes des autres [22]. Le rejet radiÂcal de l’anarchisme par les phiÂloÂsophes poliÂtiques qui affirment que sa réaÂliÂsaÂtion est imposÂsible n’est donc pas raiÂsonÂnable et appauÂvrit notre réflexion phiÂloÂsoÂphique et notre comÂpréÂhenÂsion de la comÂplexiÂté de la réaÂliÂté poliÂtique.
FranÂcis Dupuis-Déri (2007)
- La traÂdiÂtion occiÂdenÂtale est proÂfonÂdéÂment influenÂcée par les phiÂloÂsophes et les hisÂtoÂriens de la Grèce et de Rome de l’Antiquité. L’anthropologie offre une persÂpecÂtive plus large (voir, par exemple, David GraeÂber, « La démoÂcraÂtie des interÂstices : que reste-t-il de l’idéal démoÂcraÂtique ? », Revue du MAUSS, no. 26 [dosÂsier : « Alter-démoÂcraÂtie, alter-écoÂnoÂmie : chanÂtiers de l’espérance], 2005, p. 41–89). ↑
- Voir, entre autres, Socrates (cité par PlaÂton, dans : Le PoliÂtique, 291d-292a), ArisÂtote (Le PoliÂtique, 291d-292a), MachiaÂvel (Les Discours, livre I, ch. 2), CalÂvin (InsÂtiÂtuÂtion ChresÂtienne, 1560, IV, xx), James HarÂringÂton (The CommonÂwealth of OceaÂna and a SysÂtem of PoliÂtics, CamÂbridge, CamÂbridge UniÂverÂsiÂty Press, 1992, p. 10), Jean Bodin (La répuÂblique, II, 1), Samuel PufenÂdorf (On the Duty of Man and CitiÂzen, CamÂbridge, CamÂbridge UniÂverÂsiÂty Press, 1991, p. 142), ThoÂmas Hobbes (LéviaÂthan, ch. XIX), Baruch de SpiÂnoÂza (TraiÂté de l’autorité poliÂtique), John Locke (Second traiÂté du gouÂverÂneÂment civil, ch. 10, § 132), Jean-Jacques RousÂseau (Du Contrat Social, livre III, ch. 3), FrieÂdrich Hegel (PrinÂcipes de la phiÂloÂsoÂphie du droit, § 273.). ↑
- Voir Socrate (cité par PlaÂton, La RépuÂblique, livre VIII, 557 A), ArisÂtote (Les PoliÂtiques, livre III, chap. 7, 1279–2 [3]) ou MonÂtesÂquieu (L’Esprit des Lois, livre II, ch. I). ↑
- Les poliÂtiques, livre III, ch. 7, 1279‑a [2], Paris, GF-FlamÂmaÂrion, 1993, p. 229. Voir ausÂsi Hobbes, LéviaÂthan, ch. XIX. ↑
- Voir J. de RomilÂly, « Le clasÂseÂment des ConstiÂtuÂtions jusqu’à ArisÂtote », Revue des études grècques, LXXII, 1959, p. 81–99. Le phiÂloÂsophe répuÂbliÂcain James HarÂringÂton affirme que « [g]overnment, accorÂding to the ancients and their learÂned disÂciple MachiaÂvelÂli, the only poliÂtiÂcian of the later ages, is of three kinds : the governÂment of one man, or of the betÂter sort, or of the whole people ; which by their more learÂned names are calÂled monarÂchy, arisÂtoÂcraÂcy, and demoÂcraÂcy » (The ComÂmonÂwealth of OceaÂna and a SysÂtem of PoliÂtics, CamÂbridge, CamÂbridge UniÂverÂsiÂty Press, 1992, p. 10 [je souÂligne]). ↑
- Dans Charles S. HyneÂman & Donald S. Lutz (dirs.), AmeÂriÂcan PoliÂtiÂcal Writing During the FounÂding Era 1760–1805, vol. I, IndiaÂnaÂpoÂlis, LiberÂty Press, 1983, p. 541. Cette typoÂloÂgie est reprise à d’autres occaÂsions par d’autres auteurs (voir p. 330, p. 420, p. 614–616 ou encore James Otis, The Rights of the BriÂtish ColoÂnies AsserÂted and ProÂved, BosÂton 1764, BerÂnard BaiÂlyn [dir.], PamÂphlets of the American RevoÂluÂtion 1750–1776, vol. I, CamÂbridge [MA] HarÂvard UniÂverÂsiÂty Press, 1965, p. 427). ↑
- ArisÂtote affirÂmeÂra ainÂsi : « il est nécesÂsaire que soit souÂveÂrain soit un seul indiÂviÂdu, soit un petit nombre, soit un grand nombre. Quand cet indiÂviÂdu, ce petit ou ce grand nombre gouÂvernent en vue de l’avantage comÂmun, nécesÂsaiÂreÂment ces constiÂtuÂtions sont droites, mais quand c’est en vue de l’avantage propre de cet indiÂviÂdu, de ce petit ou de ce grand nombre, ce sont des déviaÂtions. » (Les poliÂtiques, livre III, ch. 7, 1279‑a [2], Paris, GF-FlamÂmaÂrion, 1993, p. 229). ↑
- Jean-Jacques RousÂseau écrit : « [j]’appelle donc RépuÂblique tout État régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce puisse être : car alors seuleÂment l’intérêt public gouÂverne, et la chose publique est quelque chose. Tout gouÂverÂneÂment légiÂtime est répuÂbliÂcain », préÂciÂsant que la monarÂchie, l’aristocratie et la démoÂcraÂtie peuvent être des « répuÂbliques » (Du contrat social, livre II, ch. 6, Paris, GF FlamÂmaÂrion, 1966, p. 75). ↑
- ThéoÂriÂcien et parÂtiÂsan du répuÂbliÂcaÂnisme moderne, PhiÂlip PetÂtit souÂtient que dans une répuÂblique, « the authoÂriÂties are effecÂtiÂveÂly cheÂcked and balanÂced : [the power is] effecÂtiÂveÂly chaÂnelÂled into the paths of virÂtue » (P. PetÂtit, RepubliÂcaÂnism : A TheoÂry of FreeÂdom and GovernÂment, Oxford, Oxford UniÂverÂsiÂty Press, 1997, p. 234. Voir ausÂsi James HarÂringÂton, The ComÂmonÂwealth of OceaÂna and a SysÂtem of PoliÂtics, CamÂbridge : CamÂbridge UniÂverÂsiÂty Press, 1992, p. 10 et Charles BlattÂberg, From PluÂraÂlist to PatrioÂtic PoliÂtics : PutÂting Practice First, Oxford, Oxford UniÂverÂsiÂty Pess, 2000, ch. 5. ↑
- F. Dupuis-Déri, « The poliÂtiÂcal power of words : The birth of pro-demoÂcraÂtic disÂcourse in the 19th cenÂtuÂry in the UniÂted States and France », PoliÂtiÂcal Studies, vol. 52, mars 2004, p. 118–134. ↑
- La majoÂriÂté gouÂverne réelÂleÂment seuleÂment lorsque l’aristocratie élue veut bien tenir un réféÂrenÂdum sur un enjeu spéÂciÂfique, et encore… ArisÂtotle, Les poliÂtiques (IV, 1300 b). SpiÂnoÂza, Traité de l’autorité poliÂtique, ch. 8, § 2. MonÂtesÂquieu, L’esprit des lois, parÂtie 1, livre II, ch. 2. PlaÂton, La répuÂblique, livre VIII, 557 ; James HarÂringÂton, « OceaÂna » (1656), John Pocock (dir.), The PoliÂtiÂcal Works of James HarÂringÂton, CamÂbridge, CamÂbridge UniÂverÂsiÂty Press, 1977, p. 184. Jean-Jacques RousÂseau, Du contrat social, livre IV, ch. 3. Voir ausÂsi BerÂnard Manin, PrinÂcipes du gouÂverÂneÂment repréÂsentatif, Paris, CalÂmann-Lévy, 1995, p. 19–61.Gordon S. Wood, The RadiÂcaÂlism of the AmeÂriÂcan RevoÂluÂtion, New York, VinÂtage Books, 1993, p. 180 ; GioÂvanÂni LobraÂno, « RépuÂblique et démoÂcraÂtie anciennes avant et penÂdant la révoÂluÂtion », Michel Vovelle (dir.), RévoÂluÂtion et RépuÂblique : l’Exception FranÂçaise, Paris, Kimé, 1994, p. 56, infra. 19 ; RobesÂpierre, « Lettre à ses comÂmeÂtants » [sept. 1792], citée dans GorÂdon H. McNeil, « RobesÂpierre, RousÂseau and repreÂsenÂtaÂtion », Richard Herr, Harold T. ParÂker (dirs.), Ideas in HisÂtoÂry, États-Unis, Duke UniÂverÂsiÂty Press, 1965, p. 148. ↑
- F. Dupuis-Déri, « The poliÂtiÂcal power of words : The birth of pro-demoÂcraÂtic disÂcourse in the 19th cenÂtuÂry in the UniÂted States and France », PoliÂtiÂcal Studies, vol. 52, mars 2004, p. 118–134. ↑
- Selon ThoÂmas Hobbes, par exemple : « le repréÂsenÂtant doit nécesÂsaiÂreÂment être un seul homme ou pluÂsieurs, et si c’est pluÂsieurs, il s’agit alors de l’assemblée de tous ou seuleÂment d’une parÂtie. Quand le repréÂsenÂtant est un seul homme, alors l’État est une MONARCHIE ; quand l’assemblée est celle de tous ceux qui veulent s’assembler, alors l’État est une DÉMOCRATIE, ou État popuÂlaire ; quand l’assemblée est celle d’une parÂtie seuleÂment, alors l’État s’appelle une ARISTOCRATIE. Il ne sauÂrait y avoir d’autre type d’État, car ou bien un, ou pluÂsieurs, ou tous doivent posÂséÂder la puisÂsance souÂveÂraine en totaÂliÂté » (LéviaÂthan, ch. 19, trad. Gérard MaiÂret, Paris, GalÂliÂmard, 2000, p. 305–306. ↑
- HanÂnah Arendt, The Human CondiÂtion, ChiÂcaÂgo, 1958, p. 200 ; On Revolution, New York, 1965, p. 71 ; On VioÂlence, New York, 1970, p. 44 et JürÂgen HaberÂmas, « HanÂnah Arendt : On the Concept of Power », J.H., PhiÂloÂsophical-PoliÂtiÂcal ProÂfiles, CamÂbridge, 1985, p. 173–189. ↑
- Voir Harold BarÂclay, People Without GovernÂment : An AnthropoloÂgy of AnarÂchy, Londres, Kah & AveÂrill, 1996 ; John Clark, « The microeÂcoÂloÂgy of comÂmuÂniÂties », CapiÂtaÂlism, Nature, SociaÂlism, vol. 15, no. 4, déc. 2004, p. 69–79 ; Pierre Clastres, La SociéÂté contre l’État, Paris, Minuit, 1974 ; F. Dupuis-Déri, « L’altermondialisation à l’ombre du draÂpeau noir : l’anarchie en hériÂtage », Éric AgriÂkoÂliansÂky, OliÂvier Fillieule, NonÂna Mayer (dirs.), L’altermondialisme en France, Paris, FlamÂmaÂrion, 2005. ↑
- Donald Black, The BehaÂvior of Law, OrlanÂdo, AcaÂdeÂmic Press, 1976, ch. 7 (« AnarÂchy ») ; David GraeÂber, FragÂments of an AnarÂchist AnthroÂpoÂloÂgy, ChiÂcaÂgo, PriÂckÂly ParadÂgim Press, 2004, p. 24–37 ; Joseph PesÂtieau, « La tyranÂnie de l’État et son contraire », Guy Lafrance (dir.), PouÂvoir et tyranÂnie, OttaÂwa, ÉdiÂtions de l’Université d’Ottawa, 1986, p. 95–98 (la secÂtion intiÂtuÂlée « De la tyranÂnie des couÂtumes »). ↑
- Mary CrawÂford, « GenÂder and lanÂguage », R.K. Unger (ed.), HandÂbook of the PsyÂchoÂloÂgy of Women and GenÂder, New York, John Wiley & Son, Inc., 2001, 228- 244 ; Nina EliaÂsoph, « PoliÂteÂness, power, and women’s lanÂguage : RethinÂking stuÂdy in lanÂguage and genÂder », BerÂkeÂley JourÂnal of SocioÂloÂgy, 32, 1987, 79–103 ; Carol GilÂliÂgan, In A DifÂferent Voice, CamÂbridge : HarÂvard UniÂverÂsiÂty Press, 1982 ; MarÂgaÂret Kohn, « LanÂguage, Power, and PerÂsuaÂsion : Toward a CriÂtique of DeliÂbeÂraÂtive DemoÂcraÂcy », ConstelÂlaÂtions, 7 (3), 2000, 408–429 ; Corinne MonÂnet, « La réparÂtiÂtion des tâches entre les femmes et les hommes dans le traÂvail de la converÂsaÂtion », NouÂvelles quesÂtions fémiÂnistes, 19 (1), 1998 ; Lynn M. SanÂders, « Against DeliÂbeÂraÂtion », PoliÂtiÂcal TheoÂry, 25 (3), 1997, 347–376 ; VirÂgiÂnia Valian, Why So Slow ? The AdvanÂceÂment of Women. CamÂbridge (MA), MIT Press, 1998 ; Iris Marion Young, « DifÂfeÂrence as a Resource for DemoÂcraÂtic ComÂmuÂniÂcaÂtion », J. BohÂman & W. Rehg (dirs.). DeliÂberative DemoÂcraÂcy : Essays on ReaÂson and PoliÂtics, CamÂbridge (MA), MIT Press, 1997, 383–407 ; Don H. ZimÂmerÂman & CanÂdace West, « Sex roles, interÂrupÂtions and silences in converÂsaÂtion », RajenÂdra Singh (dir.), Toward a CriÂtiÂcal SocioÂlinÂguisÂtics, PhiÂlaÂdelÂphie, John BenÂjaÂmins PubliÂshing cie., 1996 (1975), 211–235. ↑
- Ce concept est préÂsenÂté par John Stuart Mill (De la LiberÂté, chap. I) et Alexis de TocÂqueÂville (De la DémoÂcraÂtie en AméÂrique, vol. I, parÂtie 2, chap. 7), ceux-ci parÂlant moins d’une tyranÂnie poliÂtique que d’une presÂsion sociale pousÂsant l’individu au conforÂmisme. ↑
- Même au sein des phiÂloÂsophes anarÂchistes, il n’y a pas de consenÂsus quant au meilleur mode de prise de déciÂsion, cerÂtains penÂchant pour la déciÂsion à la majoÂriÂté (démoÂcraÂtie directe), d’autres au consenÂsus (anarÂchie telle que défiÂnie ici). Pour un anarÂchiste parÂtiÂsan du consenÂsus, voir l’anarcho-syndicaliste Erich MühÂsam, « La sociéÂté libéÂrée de l’État : qu’est-ce que l’anarchisme comÂmuÂniste ? » [1932], É. MühÂsam, La répuÂblique des Conseils de Bavière — La sociéÂté libérée de l’État, Paris, La DigiÂtale-SparÂtaÂcus, 1999, p. 165. Pour une persÂpecÂtive criÂtique du consenÂsus et une défense de la prise de déciÂsion à la majoÂriÂté, voir MurÂray BookÂchin, « ComÂmuÂnaÂlism : the demoÂcraÂtic dimenÂsion of social anarÂchism », M. BookÂchin, AnarÂchism, MarÂxism, and the Future of the Left : InterÂviews and Essays 1993- 1998, San FransÂciÂco-EdimÂbourg, AK Press, 1999, p. 146–150. Voir ausÂsi les débats autour de la « plate-forme » de MahkÂno. ↑
- Ce que cerÂtains nomment l’« anarÂcho-capiÂtaÂlisme » devrait être clasÂsé, selon notre nouÂvelle typoÂloÂgie, dans la catéÂgoÂrie du chaos. Selon l’anarcho-capitalisme, les membres d’une comÂmuÂnauÂté ne prennent pas de déciÂsions poliÂtiques colÂlecÂtives, puisque cette sociéÂté aurait une capaÂciÂté à s’auto-ordonner et s’autoréguler grâce à la mécaÂnique des actions et des rapÂports indiÂviÂduels écoÂnoÂmiques dans un libre marÂché. Or un tel sysÂtème n’est pas poliÂtique : pluÂtôt que de faire des choix poliÂtiques, les indiÂviÂdus devraient se limiÂter à faire des choix écoÂnoÂmiques qui perÂmetÂtraient au sysÂtème écoÂnoÂmique capiÂtaÂliste sans gouÂverÂneÂment de s’autoréguler natuÂrelÂleÂment. En d’autres mots, les indiÂviÂdus ne sont plus des citoyens mais des proÂducÂteurs et des consomÂmaÂteurs : ils ne déliÂbèrent plus mais ils marÂchandent (des biens ou leur force de traÂvail). Ces indiÂviÂdus n’ont finaÂleÂment pas même besoin de se parÂler, la comÂmuÂniÂcaÂtion pasÂsant par l’échange de monÂnaie ou de biens (troc). Selon l’anarcho-capitaliste, les vainÂqueurs du marÂché — les proÂpriéÂtaires des moyens de proÂducÂtion — peuvent légiÂtiÂmeÂment jouir d’une autoÂriÂté sur leurs employés et même disÂpoÂser d’appareils coerÂciÂtifs sous la forme d’agences de proÂtecÂtions. Un tel sysÂtème, sans citoyens ni actes poliÂtiques, ne peut certes pas être idenÂtiÂfié comme un régime poliÂtique. C’est au mieux un sysÂtème économique où se déploient des rapÂports d’autorité, de coerÂciÂtion, de vioÂlence et de souÂmisÂsion (libreÂment consenÂtie, en prinÂcipe), au pire un monde chaoÂtique. Du point de vue de la phiÂloÂsoÂphie poliÂtique, le capiÂtaÂlisme sans poliÂtique est la face sombre de l’anarchie, sa forme dégéÂnéÂrée. Voir : David FriedÂman, The MachiÂneÂry of FreeÂdom : Guide to a RadiÂcal CapiÂtaÂlism, LaSalle (ILL), Open Court PubliÂshing cie., 1989 ; Pierre Lemieux, Du libéÂraÂlisme à l’anarcho-capitalisme, Paris, Presses UniÂverÂsiÂtaires de France, 1983 ↑
- John Clark, « The microeÂcoÂloÂgy of comÂmuÂniÂties » ; Todd May, The PoliÂtiÂcal PhiÂloÂsoÂphy of PostÂstrucÂtuÂraÂlist AnarÂchism, UniÂverÂsiÂty Park, PennÂsylÂvaÂnia State UniÂverÂsiÂty Press, 1994, p. 7–15. Voir ausÂsi F. Dupuis-Déri, « L’altermondialisation à l’ombre du draÂpeau noir : l’anarchie en hériÂtage », Éric AgriÂkoÂliansÂky, OliÂvier Fillieule, NonÂna Mayer (dirs.), L’altermondialisme en France, Paris, FlamÂmaÂrion, 2005. ↑
- L’expression « ici et mainÂteÂnant » se retrouve dans MarÂtin Buber, Paths in UtoÂpia, New York, ColÂlier Books-MacÂmilÂlan PubliÂshing ComÂpaÂny, 1949 [1946], p. 81. Voir ausÂsi : Hakim Bey, T.A.Z. — The TemÂpoÂraÂry AutoÂnoÂmous Zone, OntoÂloÂgiÂcal AnarÂchy, PoeÂtic TerÂroÂrism, AutoÂmeÂdia, 1991 [1985]. MurÂray BookÂchin est très criÂtique du concept du TAZ et de ce qu’il nomme avec dédain « l’anarchisme de style de vie ». Il rejette l’approche tacÂtique de la microÂpoÂliÂtique pour lui préÂféÂrer l’approche plus traÂdiÂtionÂnelle, straÂtéÂgique et macroÂpoÂliÂtique (dans AnarÂchism, MarÂxism, and the Future of the Left.) ↑
Vous avez réagi à cet article !
Afficher les commentaires Hide commentsLa forme dégéÂnéÂrée ou pathoÂloÂgique, comme c’est défiÂni par les phiÂloÂsophe, de l’aÂnarÂchisme serait pas le liberÂtaÂriaÂnisme ?
Excellent article qui perÂmet de mieux comÂprendre l’aÂnarÂchie. Je rajouÂteÂrais que dans des sociéÂtés basées sur le proÂfit et le traÂvail obliÂgaÂtoire, qu’ils soient priÂvé ou d’éÂtat, la forme la plus couÂrante de ces sysÂtèmes poliÂtiques est leur forme dévoyée, leur forme norÂmale ne repréÂsenÂtant dans l’hisÂtoire que de très courts moments de répit pour les peuples. Ce qui implique que les autres sysÂtèmes poliÂtiques ne sont que des formes plus ou moins dévoyées de l’aÂnarÂchisme qui toutes tendent vers le chaos.