Le 4 mai 2018, à l’université de St. Olaf, dans le Minnesota, aux États-Unis, Noam Chomsky a prononcé un discours organisé autour, selon lui, de « la plus importante question jamais posée dans l’histoire de l’humanité », à savoir « si oui ou non la vie humaine organisée survivra », sur la planète Terre, aux nombreux problèmes de notre temps, qui se posent de manière urgente, sur le court terme plutôt que sur le long.
Dans une tribune récemment publiée sur le site du journal Libération, Élise Rousseau, écrivaine naturaliste, et Philippe J. Dubois, écologue, affirment que la « destruction de la nature » est un « crime contre l’humanité ». N’est-ce pas. De la même manière, on pourrait affirmer que la destruction des abeilles (et de tout ce qui vit) est un crime contre Monsanto, la destruction du golfe du Mexique un crime contre BP, la destruction de Bornéo un crime contre Ferrero, etc.
Ce qui relie cette tribune de Libé au discours de Chomsky, c’est une même perspective culturelle, quasi hégémonique aujourd’hui, selon laquelle l’humanité (et, plus précisément : la civilisation) est la principale (la seule) chose dont l’humanité (la civilisation) devrait se soucier. Stratégie discursive ou véritable conviction ? La question peut se poser. Seulement, quoi qu’il en soit, l’idée est mauvaise.
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Plusieurs caractéristiques culturels permettent d’expliquer pourquoi la culture dominante, la civilisation industrielle mondialisée, a pu faire et peut faire ce qu’elle fait actuellement, à savoir ravager le monde naturel, dévaster les habitats de toutes les espèces vivantes au point de se rendre coupable d’une destruction massive de leur diversité et de leurs populations, d’une magnitude sans précédent depuis qu’une météorite a frappé la planète il y a des millions d’années. Parmi ces caractéristiques, la psychopathie figure en bonne place.
Une description commune du psychopathe explique :
« Les psychopathes ne ressentent rien pour les autres mais seulement pour eux. Ils ressentent bien biologiquement des émotions mais psychologiquement les troubles caractériels de leur maladie viennent troubler et altérer le ressenti de ces émotions. Ils n’ont aucun sentiment envers les autres. Toute émotion est ramenée à eux de n’importe quelle façon. Les autres ne sont que des objets qui servent à assouvir leurs envies. Ce problème d’absence d’empathie explique pourquoi ils n’ont aucune morale et donc aucune limite à faire du mal à autrui physiquement et moralement. D’où leur dangerosité. »
« […] aucune limite à faire du mal à autrui physiquement et moralement ». On ne saurait mieux décrire le comportement de la civilisation industrielle vis-à-vis des humains comme des non-humains. D’où l’exploitation organisée de l’être humain par l’être humain. D’où la « sixième extinction de masse » (expression digne de la novlangue orwellienne que l’on utilise pour désigner la destruction ou l’extermination massive des espèces vivantes par la civilisation industrielle).
La psychopathie de la culture dominante repose sur une forme de trouble narcissique, cet « amour excessif (de l’image) de soi, associant survalorisation de soi et dévalorisation de l’autre ». Sans cette dévalorisation de l’autre, cette absence d’empathie, de préoccupation pour l’autre, pour les autres (espèces vivantes), nous ne serions pas, en tant que culture, en train de dévaster la planète et d’exterminer ses habitants non humains. Sans cette absence d’empathie, de préoccupation pour l’autre, pour les autres (êtres humains), nous ne serions pas, en tant que culture, en train d’asservir et d’exploiter notre prochain de manière systémique. Ce narcissisme et cette psychopathie constituent une des principales raisons pour lesquelles nous nous trouvons dans la désastreuse situation où nous sommes aujourd’hui. C’est parce que, de manière systémique (culturelle), nous ne nous soucions pas des autres (êtres humains ou espèces non humaines, ou du monde en général), mais seulement de nous-mêmes (individuellement, mais aussi collectivement en tant qu’espèce, et sans doute bien plutôt en tant que société, de culture), que nous les exploitons ou que nous les détruisons.
Une question se pose alors, très différente de celle dont Chomsky affirme qu’elle est la plus importante de l’histoire de l’humanité : tandis qu’elle extermine les espèces vivantes à une cadence inégalée depuis qu’une météorite s’est écrasée sur la planète il y a plus de soixante millions d’années, à quel point est-il indécent, dément et stupide pour la civilisation industrielle (ou pour la vie humaine organisée) de continuer à se lamenter sur son seul sort ? De continuer à considérer son seul sort pour la chose la plus importante au monde ? En réduisant, dans l’intention de la faire cesser, la destruction de la nature à un problème pour l’humanité (et plus précisément, pour l’humanité industrialisée), les auteurs de la tribune de Libé font appel à ce même narcissisme qui l’encourage en premier lieu. S’il y a un fond de vérité à la fameuse citation d’Einstein selon laquelle « on ne peut pas résoudre un problème avec le même type de pensée que celle qui l’a créé », alors, en toute logique, cela n’a aucune chance d’aboutir. Compter sur la perpétuation de ce narcissisme, de cette psychopathie, pour sauver la situation, ne peut aboutir qu’à la perpétuation du désastre.
Ainsi que l’écrit Alessandro Pignocchi dans un article publié sur Reporterre, intitulé « La nature n’est pas utile, elle est source de liens » :
« Alors maintenant, imaginons qu’on invente demain des machines qui fabriquent des poissons et des végétaux de synthèses, aux vertus nutritives égales ou même supérieures à celles des vrais poissons et des vrais végétaux. Plus besoin de coraux, plus besoin d’abeilles. D’autres machines purifieraient l’eau et piégeraient le carbone. Il est peu probable que de telles machines soient concevables, mais imaginons. Imaginons même qu’on façonne de très crédibles forêts de synthèse pour se promener. On n’aurait alors plus besoin des services d’aucune plante, d’aucun animal, d’aucun écosystème, et l’on pourrait donc les faire disparaitre sans regret. »
Voilà à quoi pourrait mener la perspective narcissique, psychopathique qui est actuellement celle de la civilisation industrielle. Au mieux, mais extrêmement improbablement, à une refonte totale du monde, à une artificialisation ou une anthropisation totale de la planète par la civilisation industrielle, visant à garantir sa durabilité, au prix de la destruction de la nature (et sans doute de bien d’autres choses, dont notre santé mentale, physique, etc.). Au pire, et bien plus probablement, à cette artificialisation ou anthropisation totale, cette prise de contrôle totale sur tout ce qui existe, à cette destruction de la nature, sans que cela ne garantisse le moins du monde la durabilité de la civilisation industrielle, qui s’autodétruira elle-même dans le processus.
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Ce narcissisme s’exprime par exemple, dans la tribune publiée sur le site de Libé, à travers une phrase comme : « Comment allons-nous continuer à produire des fruits et des légumes sans insectes pollinisateurs ? ». Comme si le fond du problème, comme si l’important, se résumait à notre production de fruits et légumes. Comme si la vie des insectes, des plantes et des écosystèmes n’avaient aucune espèce d’importance (intrinsèque). Comme si leurs sorts n’avaient d’importance qu’en fonction de ce qu’ils peuvent nous ®apporter. La tribune comprend également d’autres lamentations narcissiques comme : « Contrairement à certains de nos amis naturalistes et scientifiques, nous espérons qu’il est encore possible pour l’homme de réagir, de se sauver, et donc de sauver ses enfants. » Ou encore : « Car plus que la planète encore, c’est l’homme qui est aujourd’hui en danger. »
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En outre, le fait qu’en affirmant s’inquiéter du sort de la « vie humaine organisée », Noam Chomsky fasse référence à « la civilisation[1] » (on le constate très clairement en écoutant le discours dans son intégralité), mérite qu’on s’y attarde. Selon sa perspective, somme toute assez classique, « la civilisation » constitue donc le pinacle de l’existence humaine ; l’existence humaine non organisée, ces 99 % de l’histoire de l’humanité durant lesquels les êtres humains ont vécu en bandes de chasseurs-cueilleurs ou en petites tribus / sociétés nomades ou sédentaires, sans État (de manière relativement anarchique), comme quelques peuples continuent de le faire aujourd’hui, ne vaut rien au regard de la période historique de la civilisation, cette merveilleuse aventure (on notera, au passage, qu’à l’instar de bien d’autres soi-disant anarchistes, Chomsky se retrouve à glorifier la période de l’histoire humaine correspondant au règne de l’État).
Ce point de vue selon lequel notre principal souci devrait être la survie, ou la santé, non pas de la biosphère et des écosystèmes planétaires mais de la civilisation est (évidemment) très dominant au sein de la civilisation industrielle. C’est celui, par exemple, de Cyril Dion[2], un des plus célèbres « écologistes » français. C’est celui de l’immense majorité de ceux à qui les grands médias offrent et offriront des tribunes, (puisque) c’est celui des classes dirigeantes.
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Autre exemple. Dans une tribune récemment publiée sur le site du New York Times (et très relayée sur les réseaux sociaux), intitulée « Raising my Child in a Doomed World » (Élever mon enfant dans un monde condamné), Roy Scranton, un écrivain américain, nous fait part de son désarroi à l’idée d’élever son enfant à notre époque au vu des catastrophes socio-écologiques à venir, conséquences inéluctables du dérèglement climatique. Ce que l’on peut comprendre. Seulement, comme l’immense majorité de ceux qui ont voix au chapitre dans les grands médias, sa principale préoccupation, qu’il considère comme le « plus grand défi auquel l’humanité a jamais été confrontée », consiste à « préserver la civilisation mondialisée telle que nous la connaissons ». Ce qui rejoint la préoccupation de Noam Chomsky concernant la survie de la vie humaine organisée.
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Et encore un autre exemple : un article publié sur le site du célèbre quotidien britannique The Guardian (et très relayé sur les réseaux sociaux), intitulé « The world is failing to ensure children have a ‘liveable planet’, report finds » (« Le monde échoue à garantir que les enfants bénéficieront d’une ‘planète viable’, d’après un rapport »), dans lequel Saeed Kamali Dehghan s’inquiète, avec d’autres chercheurs, du sort des enfants (humains) du futur, vis-à-vis de la dévastation de la planète et du climat. La planète en elle-même et tous ses autres habitants importent peu. Les enfants humains, le futur des enfants humains, voilà l’important.
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Et encore un autre. Dans un article publié sur Medium.com, intitulé « Sauver la planète… mais encore ? », Marie Geffroy — « spécialiste en communication » formée à HEC, ayant travaillé pour TF1, Ubisoft, « éco-entrepreneuse » actuellement impliquée dans l’édition du magazine collapsologiste « Yggdrasil » — affirme sans ambages qu’il « est indéniable que la planète nous survivra et que ce qu’il s’agit de sauver en cette période pré-apocalyptique, c’est bien le genre humain (et si possible quelques espèces… nous nous sentirions bien seuls sans les ours polaires, non ?) ». Son fier narcissisme consistant à déclarer que la chose à sauver, c’est nous-mêmes, notre espèce, s’accompagne d’une formidable affirmation parfaitement utilitariste selon laquelle en second lieu, nous devrions, si possible, sauver « quelques espèces » afin que l’on ne se sente pas trop seuls sur Terre, pour qu’elles nous tiennent compagnie.
Marie Geffroy formule ici une idée assez répandue dans les milieux écologistes, selon laquelle il serait ridicule de vouloir « sauver la planète », puisque celle-ci survivra quoi qu’il en soit, qu’en revanche l’homme (nous-mêmes, notre espèce) risque d’y passer, et qu’il s’agit donc de le sauver (idée parfois formulée autrement, « la vie » remplaçant « la planète » : il serait ainsi absurde de vouloir préserver « la vie », puisque « la vie » nous survivra, c’est donc l’homme qu’il s’agit de sauver). Cette idée repose sur une mécompréhension évidente : l’expression « sauver la planète » n’a jamais signifié « sauver un caillou sans vie flottant dans l’espace », mais toujours « mettre un terme à la destruction des espèces et des espaces naturels, au ravage des communautés biotiques, à la dégradation de tous les milieux ». Cette idée repose fondamentalement sur un souci des autres, de l’autre, de l’altérité, contrairement à sa critique, qui repose sur le narcissisme, l’anthropocentrisme (voire le sociocentrisme) et la psychopathie habituels (il n’y a que nous qui comptons, nous sommes la chose la plus importante, nous devrions avant tout nous soucier de nous-mêmes). Se contrefoutre de l’extermination en cours des êtres vivants, des espèces vivantes, ou la considérer comme tout à fait secondaire, au motif qu’il pourrait bien rester « de la vie » (dans un sens quantitatif : de la vie, du beurre, du fric) une fois que la civilisation industrielle (nous-mêmes, ce et ceux qu’il faut sauver à tout prix, rappelez-vous) aura abouti au désastre ultime qu’elle préfigure, voilà une bien belle philosophie, indubitablement digne d’HEC.
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Une superbe dénonciation de ce narcissisme, de cet anthropocentrisme, a été formulée par Claude Lévi-Strauss dans Mythologiques 3 : L’Origine des manières de table :
« Si l’origine des manières de table et, pour parler de façon plus générale, du bon usage, se trouve, comme nous croyons l’avoir montré, dans une déférence envers le monde dont le savoir-vivre consiste, précisément, à respecter les obligations, il s’ensuit que la morale immanente des mythes prend le contrepied de celle que nous professons aujourd’hui. Elle nous enseigne, en tout cas, qu’une formule à laquelle nous avons fait un aussi grand sort que “l’enfer, c’est les autres” ne constitue pas une proposition philosophique, mais un témoignage ethnographique sur une civilisation. Car on nous a habitués dès l’enfance à craindre l’impureté du dehors.
Quand ils proclament, au contraire, que “l’enfer, c’est nous-même”, les peuples sauvages donnent une leçon de modestie qu’on voudrait croire que nous sommes encore capables d’entendre. En ce siècle où l’homme [et plus précisément la civilisation, ou l’homme civilisé] s’acharne à détruire d’innombrables formes vivantes, après tant de sociétés dont la richesse et la diversité constituaient de temps immémorial le plus clair de son patrimoine, jamais, sans doute, il n’a été plus nécessaire de dire, comme font les mythes, qu’un humanisme bien ordonné ne commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l’homme ; le respect des autres êtres avant l’amour-propre ; et que même un séjour d’un ou deux millions d’années sur cette terre, puisque de toute façon il connaîtra un terme, ne saurait servir d’excuse à une espèce quelconque, fût-ce la nôtre, pour se l’approprier comme une chose et s’y conduire sans pudeur ni discrétion. »
Et (dans une interview accordée au journal Le Monde) :
« On m’a souvent reproché d’être anti-humaniste. Je ne crois pas que ce soit vrai. Ce contre quoi je me suis insurgé, et dont je ressens profondément la nocivité, c’est cette espèce d’humanisme dévergondé issu, d’une part, de la tradition judéo-chrétienne, et, d’autre part, plus près de nous, de la Renaissance et du cartésianisme, qui fait de l’homme un maître, un seigneur absolu de la création.
J’ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel. Puisque c’est, en quelque sorte, d’une seule et même foulée que l’homme [et plutôt, une certaine ou certaines cultures humaines : rendons à César ce qui lui revient, n’attribuons pas à “l’homme” ce qui caractérise certaines sociétés et pas d’autres] a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer espèces vivantes humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l’humanité [la civilisation] à l’autodestruction.
Le respect de l’homme par l’homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que l’humanité s’attribuerait en propre, car, alors, une fraction de l’humanité pourra toujours décider qu’elle incarne ces dignités de manière plus éminente que d’autres. Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d’humilité principielle ; l’homme, commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se mettrait à l’abri du risque de ne pas respecter toutes les formes de vie au sein de l’humanité même. »
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Le narcissisme de cette culture — qui ravage la planète et qui s’inquiète désormais de sa propre survie dans cette entreprise de destruction qui s’avère (mince alors !) également autodestructrice — est également et effectivement très répandu dans la nébuleuse écologiste, qui ne fait pas exception.
L’écologie grand public, celle des gouvernements, des entreprises et des grandes ONG, reproduit le narcissisme culturel de la société industrielle : la nature doit être gérée par l’être humain, au mieux, mais toujours selon ce qui arrange l’économie de marché, le Progrès.
La web-série NEXT et la collapsologie en général s’inquiètent avant tout de la survie des êtres humains (et surtout de ceux qui vivent au sein de la civilisation industrielle). Tout leur discours s’articule autour de la nécessité pour eux de préparer la catastrophe à venir en se concentrant sur la « résilience » des communautés humaines, des villages, des communes, des villes. Le problème qui préoccupe le réalisateur de la web-série NEXT, Clément Montfort, c’est que l’effondrement de la civilisation industrielle va potentiellement causer « des millions de morts et beaucoup de souffrance ». Il va sans dire qu’il fait référence à des millions de morts d’êtres humains. Que des milliards de non-humains meurent chaque année, directement ou indirectement tués par la civilisation industrielle, qui pollue, contamine ou détruit par ailleurs tous les écosystèmes du globe, et dont l’expansion mortifère anéantit inexorablement, aujourd’hui encore, les peuples indigènes qui subsistent, ça ne pose pas problème, ça n’incite pas à agir. Que la destruction planétaire entreprise par la civilisation industrielle finisse par se retourner contre elle — Mon dieu, nous allons y passer nous aussi ! — ça, c’est inadmissible. Il faut agir ! Vite, sauvons notre peau.
Le respect pour la vie implique bien évidemment le respect de la nôtre propre. Mais il y a un abîme entre avoir du respect pour notre propre existence et le narcissisme culturel qui nous pousse à nous soucier exclusivement et avant tout de nous-mêmes, de la « civilisation » (surtout quand il devrait être clair qu’elle est le problème[3]). D’autant que la préservation de la communauté naturelle élargie dont nous faisons partie, qui comprend l’ensemble des espèces animales et végétales, et leurs habitats, est la meilleure garantie de notre propre survie (ce qu’un certain nombre de peuples autochtones comprennent et comprenaient).
Encore une fois, ainsi que Claude Lévi-Strauss le formulait, « un humanisme bien ordonné ne commence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l’homme, le respect des autres avant l’amour-propre ».
La destruction de la nature n’est pas un crime contre l’humanité. C’est un crime commis par l’humanité industrialisée (ou en voie d’industrialisation) contre la vie sur Terre. La destruction de la nature, c’est un crime contre la nature — contre toutes les formes de vie qui la constituent, et certainement pas contre la seule humanité, qui en fait partie, évidemment, mais qui est l’auteure du crime avant d’en être une victime. Même Jacques Chirac le comprenait, qui l’admettait ainsi, le 2 septembre 2002, lors du Sommet de la Terre de Johannesbourg :
« Prenons garde que le XXIe siècle ne devienne pas […] celui d’un crime de l’humanité contre la vie ».
(« L’humanité » n’est pas un terme approprié. Ce n’est pas l’humanité qui s’attaque actuellement à la vie, mais certaines sociétés humaines, ou plutôt, une certaine société humaine, désormais planétaire : la civilisation industrielle. Par ailleurs, dans la suite de son discours, en bon chef d’État, il verse allègrement dans le narcissisme inhérent à la civilisation en parlant de « L’Homme, pointe avancée de l’évolution », etc.)
Pour bien faire, nous devrions commencer par nous soucier de la nature pour elle-même, des autres pour eux-mêmes, par nous soucier des autres tout court, par nous soucier du monde, par réaliser qu’il y a un monde au-delà de notre microcosme industriel capitaliste (ou qu’il y avait un monde, avant que nous ne le détruisions), par nous défaire de cette psychopathie qui nous mutile et qui détruit la planète (par quoi il ne faut évidemment pas entendre un caillou flottant dans l’espace mais une multitude d’espèces vivantes, de paysages et de communautés biotiques), par dépasser le narcissisme et la relation au monde utilitariste et abusive qu’il encourage, afin de réaliser que la nature, que chaque espèce, que chaque espace, que chaque être vivant, possède une valeur intrinsèque, indépendamment de toute utilité potentielle vis-à-vis des seuls êtres humains. Cette réalisation constitue l’essence d’une écologie digne de ce nom.
La chose « la plus importante au monde », pour nous tous, cela devrait — évidemment ! — être la santé du monde, la santé de la biosphère, la prospérité de la vie sur Terre, la vie sur Terre — et non pas la survie de « la vie humaine organisée », de la civilisation.
Nicolas Casaux
- Pour une discussion sur la définition du mot civilisation, c’est par ici : https://partage-le.com/2015/02/1084/7993/ ↑
- « Défendre le vivant ou défendre la civilisation : à propos de savoir ce que l’on veut » : https://partage-le.com/2017/03/defendre-la-nature-ou-defendre-la-civilisation-a-propos-de-savoir-ce-que-lon-veut/ ↑
- « Et si le problème, c’était la civilisation ? » : https://partage-le.com/2017/10/15/7993/ ↑
Très bon texte encore une fois, merci à toi Nicolas Casaux.
Sur ce, une fois n’est pas coutume, je me permets une petite remarque : A un certain moment dans ton texte il me semble que tu emploies le mot « individualisme » à mauvais escient.…
Je pense qu’il faut être prudent lorsque l’on emploie ce mot, et surtout lorsque que l’on s’inscrit dans un courant de pensée anarchiste.
Je m’explique, l’individualisme n’a rien à voir avec l’égoïsme conquérant avec lequel on le confond souvent. Sur ce point, je me permets de citer Han Ryner : « J’entends par individualisme, une doctrine morale qui, ne s’appuyant sur aucun dogme, sur aucune tradition, sur aucune volonté extérieure, ne fait appel qu’à la conscience individuelle. »
Tu remarqueras qu’en ce qui nous concerne, c’est plutôt valorisant. Ce mot aurait donc une portée bien plus positive que ce que voudrais nous faire croire les novlanguistes avertis de la presse mainstream.
Il faut lire les pamphlets d’Albert Libertad, le plus prolifique des anarchistes individualistes de son époque, pour ce rendre compte à quel point ce concept est une mine formidable.
Ouais, c’est exact, mais je précise l’individualisme « de nos sociétés modernes », qui n’est pas l’anarchisme individualiste…
Je comprends bien le fond de ce que vous exprimez, et le prends pour un complément des interventions que vous commentez. Mais, je pense que l’approche par laquelle vous abordez le sujet pour en faire une critique est biaisée et dès lors, vous dessert.
Vous interprétez les propos de ceux que vous critiquez par une lecture très puriste voire rigoriste d’une formulation que permet la langue française et qu’on appelle un trope ou une figure de style.
Dire « Dans une tribune récemment publiée sur le site du journal Libération, Élise Rousseau, écrivaine naturaliste, et Philippe J. Dubois, écologue, affirment que la « destruction de la nature » est un « crime contre l’humanité ». Il fallait oser. Cela revient grosso modo à dire que la destruction des abeilles (et de tout ce qui vit) est un crime contre Monsanto, la destruction du golfe du Mexique un crime contre BP, la destruction de Bornéo un crime contre Ferrero, etc. »… évidemment que non ! Là, c’est vous « qui osez » ! Vous tordez leur pensée et l’interprétez de la manière qui vous convient pour pouvoir développer votre approche des choses. Parce que le fond de leur pensée et que tout le monde comprend, c’est que précisément c’est bien Monsanto (et autres) qui détruit les abeilles (et tout ce qui vit); et c’est bien BP qui détruit le golfe du Mexique, etc… tous actes qui sont en effet, à considérer comme des crimes contre la nature et donc aussi contre l’humanité… sans cette notion, il serait impossible qu’un jour peut-être, leurs responsables soient menés devant des tribunaux où ils auront à répondre de leurs actes criminels…
J’apprécie beaucoup les réflexions, les articles les documentaires que vous proposez en général, mais il faut toujours garder une approche lucide et critique quel que soit le sujet. Je l’ai déjà exprimé de temps à autre. Et aborder ces questions des plus graves de la destruction de notre environnement, de la planète et son éco-système par ce genre de subterfuge ne me paraît pas aider la cause écologique…
Ok, je me doutais qu’il aurait peut-être fallu que je détaille. Quand ils disent que la destruction de la nature est une crime contre l’humanité, je suis bien conscient de ce qu’ils comprennent, au moins en partie, que l’humanité est responsable de cela. Mais ce qu’ils disent, c’est donc que l’humanité, en faisant cela, se tire une balle dans le pied, s’attaque elle-même. On pourrait dire pareil de Monsanto. En détruisant la planète, Monsanto se tire une balle dans le pied, pas de planète, pas de capitalisme, pas de profits, pas de Monsanto.
Je suis d’accord avec D. Vanhove. Cet article semble s’appuyer sur une interprétation biaisée. En effet vous semblez avoir compris dans le titre de Libé : « La destruction de la Nature est un crime contre la civilisation (industrielle) »…
Par ailleurs, vous remplacez à la fin de votre article Humanité par Nature. Comment faire une distinction claire et précise entre ces deux concepts qui s’interpénètrent ? Merci pour votre réponse.
L’humanité fait partie de la nature. C’est une évidence. Qu’ils aient voulu dire « la destruction de la nature est un crime contre l’humanité » ou « contre la civilisation » ne change rien à l’absurdité de cette affirmation. Ni aux horreurs anthropocentrées (narcissiques) qu’ils écrivent dans l’article, comme lorsqu’ils s’inquiètent de « comment nous allons continuer à produire des fruits et des légumes ».
Je suis complètement de votre avis Daniel, et je plussois très volontiers concernant le vrai sens de la phrase citée de Noam Chomsky.
Tant il est vrai que Nature et Humanité sont interdépendantes. Dès lors tout le mal que font les êtres humains à la nature ils le font à eux-mêmes et aux générations futures. Dire cela c’est désigner Monsanto et ses semblables comme des criminels non seulement vis à vis de la Nature Nourricière elle-même mais aussi au bout du compte vis à vis de l’Humanité qui en est de ce fait, entièrement dépendante.
Pour moi Chomsky désigne le caractère à la fois criminel et suicidaire des pollueurs industriels à grande échelle de la Planète et de ses habitants. C’est ainsi que je l’ai compris.
Développer une critique à propos d’un texte en faisant dire à l’auteur ce qu’il n’a pas dit dessert cette critique et ceci est valable dans toute communication humaine.
Quant à l’importance de la prise de conscience des responsabilités à l’échelle individuelle de chaque habitant au quotidien, c’est une autre histoire qu’il serait intéressant de traiter car elle est complètement liée à celle de la caste oligarchique dominante qui façonne les structures sociétales, fabrique le consentement, manipule et mène le monde à son seul avantage immédiat à courte vue, donc aveugle au vrai sens de la Vie.
Vous avez du mal à comprendre. L’humanité détruit le monde c’est donc suicidaire et elle se fait du mal à elle-même. ça c’est okay. Par contre, Monsanto détruit le monde donc c’est suicidaire et ils se tirent aussi une balle dans le pied, ça non ? C’est la même chose. Dans les deux cas, votre principal souci, c’est l’humanité, pas le monde. Vos commentaires ne font qu’illustrer le narcissisme omniprésent de cette culture.
Sans parler des raisonnements fallacieux utilises, les deux derniers commentaires sont un exemple criant, d’un mal qui nous ronge. Celui de tout comparer au « crime contre l’humanite », ancré dans les esprits par les medias au firmament des crimes possibles. C’est l’unique reference rabattue maintes et maintes fois, le mal absolu. On ne peut juger d’un maux qu’a l’aune de cette infamie.
Qu’on detruise toute vie sur l’unique planete qui nous sert d’habitat ? Et bien quoiqu’il en soit, je ne saurais jauger la hauteur du crime qu’en la comparant au crime ultime. D’ailleurs, l’usage meme du mot crime est symptomatique, c’est une notion legale, c’est de la Loi des Hommes, qui n’a aucune consideration pour ce qui n’est pas Homme. La boucle est donc bouclee, on ne peut associer le mot crime qu’avec l’humanite, et pour ce qui est de la nature, parlons plutot de « destruction ». Ca ne merite meme pas d’etre un crime d’ailleurs. De la decoule, les raisonnements sur tout ce qui ramener la nature a Monsato, ou alternativement la nature a quelque chose qui s’interpenetre avec…les hommes, faute de quoi on ne pourrait tenir une suite logique de raisonnement et ramener cela a son propre referentiel, soit.
100% d’accord avec article.
C’est en plein ce que je pense.
Bjr,
Tout à fait d’accord avec ton article Nicolas … Peux-tu maintenant me donner des éléments de réponse sur le questionnement qui est le mien ?
L’humanisme a donc mis l’homme au centre et au sommet du monde ; il en a fait le maître de la Nature. L’homme vaudrait quelque chose par lui-même ; il ne serait pas un animal comme les autres, du simple fait qu’il se pense autre. Tout cela est en effet égotique, narcissique et empli d’orgueil.
Car l’homme n’est en fait qu’un parasite nuisible : les catastrophes écologiques et sociales qu’il a induites par caprice et bêtise, sont là pour le rappeler au quotidien. A se croire et à se prétendre le nombril du monde, l’homme court à sa perte très prochaine.
Alors certes, nous avons besoin d’une révolution …. Mais n’est-ce pas d’une révolution intérieure, personnelle, spirituelle (avec une vision plus « cosmocentrisme ») dont nous avons besoin … plutôt que d’une révolution extérieure, collective, sociale et politique ?
Krishnamurti : « Aucune réforme sociale ne pourra apporter de réponse au problème de la misère de l’homme. Les réformes n’agissent qu’en surface, et seul un changement radical de la nature de l’homme peut transformer sa vie sociale. »
Et l’homme est-il prêt à changer ?
Et du coup, y a‑t-il encore un sens à se mobiliser collectivement pour une révolution systémique ?
Merci d’avance pour ta réponse …
l’homme n’est pas un parasite nuisible, une certaine culture humaine est un parasite nuisible, il existe encore aujourd’hui des cultures/sociétés/peuples qui ne sont pas des parasites nuisibles, cela n’a rien de naturel, d’essentiel à l’homme, le problème n’est pas la nature humaine. Le problème, c’est une culture, c’est culturel. Une révolution intérieure, c’est du flan, ça ne va pas empêcher les bulldozer de bulldozer.