Article oriÂgiÂnal publié en anglais sur le site de truthdig.com, le 13 décembre 2015.
ChrisÂtoÂpher Lynn Hedges (né le 18 sepÂtembre 1956 à Saint-JohnsÂbuÂry, au VerÂmont) est un jourÂnaÂliste et auteur améÂriÂcain. RéciÂpienÂdaire d’un prix PulitÂzer, Chris Hedges fut corÂresÂponÂdant de guerre pour le New York Times penÂdant 15 ans. ReconÂnu pour ses articles d’analyse sociale et poliÂtique de la situaÂtion améÂriÂcaine, ses écrits paraissent mainÂteÂnant dans la presse indéÂpenÂdante, dont Harper’s, The New York Review of Books, Mother Jones et The Nation. Il a égaÂleÂment enseiÂgné aux uniÂverÂsiÂtés ColumÂbia et PrinÂceÂton. Il est édiÂtoÂriaÂliste du lunÂdi pour le site Truthdig.com.
Plongée dans l’enfer chimique de Manchester, au Texas
HOUSTON — Bryan ParÂras se tenait dans l’ombre proÂjeÂtée par les proÂjecÂteurs entouÂrant les cylindres blancs masÂsifs des réserÂvoirs de la rafÂfiÂneÂrie ValeÂro. Comme nombre de MexaÂméÂriÂcains pauvres ayant granÂdi dans cette parÂtie de HousÂton, il se débat avec l’asthme, les maux de gorge et de tête, l’urÂtiÂcaire, les saiÂgneÂments de nez et tout un tas d’autres malaÂdies et sympÂtômes. . . La rafÂfiÂneÂrie tenÂtaÂcuÂlaire émetÂtait un bourÂdonÂneÂment élecÂtrique striÂdent. Les rugisÂseÂments périoÂdiques des torÂchères, les flammes rouges des émisÂsions de gaz rejeÂtés, s’élevaient dans les ténèbres styÂgiennes. La rafÂfiÂneÂrie semÂblait être un être vivant, quelque diviÂniÂté antéÂdiÂluÂvienne géante et malÂfaiÂsante.
ParÂras et ceux qui vivent près de chez lui font parÂtie des cenÂtaines de milÂlions d’humains sacriÂfiés sur l’autel des exiÂgences du capiÂtaÂlisme indusÂtriel. Ils sont, depuis la naisÂsance, condamÂnés à subir la pauÂvreÂté, la malaÂdie, la contaÂmiÂnaÂtion toxique, et souÂvent, la mort préÂmaÂtuÂrée. Ils sont obliÂgés de s’agenouiller, tels des capÂtifs enchaîÂnés, pour être tués sur l’autel du capiÂtaÂlisme et au nom du proÂgrès. Ils sont en preÂmière ligne. Nous suiÂvrons. Lors des derÂniers stades du capiÂtaÂlisme monÂdiaÂliÂsé, nous serons tous détruits dans une orgie d’extermination de masse
.
Les idoles revêtent pluÂsieurs formes, du Moloch des CanaÂnéens de l’Antiquité jusqu’aux visions sanÂglantes et utoÂpiques du fasÂcisme et du comÂmuÂnisme. La priÂmauÂté du proÂfit et de la gloire de l’empire US — ce que le théoÂriÂcien poliÂtique ShelÂdon Wolin appeÂlait « le totaÂliÂtaÂrisme inverÂsé » — en est la derÂnière variante. Les exiÂgences des idoles, de l’Antiquité aux Temps modernes, sont les mêmes : des sacriÂfices humains. Et notre culte du sacriÂfice humain, bien que techÂnoÂloÂgiÂqueÂment avanÂcé, est ausÂsi priÂmiÂtif et sanÂguiÂnaire
au somÂmet du grand temple aztèque de TenochÂtitlán. . milÂliers d’activistes qui se sont renÂdus à Paris pour le somÂmet cliÂmaÂtique, de se rendre au lieu de ça dans une zone de sacriÂfice comme celle du quarÂtier de ParÂras, et, par vagues de 50 ou de 100, jour après jour, de bloÂquer les voies ferÂrées et les routes de serÂvices, afin de mettre hors serÂvice les rafÂfiÂneÂries, avant de se faire embarÂquer. C’est la seule forme de mobiÂliÂsaÂtion masÂsive qui ait la moindre chance de sucÂcès.ParÂras — qui orgaÂnise des maniÂfesÂtaÂtions et la résisÂtance dans la comÂmuÂnauÂté, à traÂvers les Texas EnviÂronÂmenÂtal JusÂtice AdvoÂcaÂcy SerÂvices (SerÂvices de plaiÂdoyer pour la jusÂtice enviÂronÂneÂmenÂtale du Texas, TEJAS), un groupe local qu’il a cofonÂdé avec son père, Juan — se trouÂvait à HartÂman Park. Il monÂtra du doigt la batÂteÂrie des réserÂvoirs de stoÂckage et d’autres équiÂpeÂments concenÂtrés autour des rafÂfiÂneÂries de ValeÂro, LyonÂdell Basell et Texas PetroÂcheÂmiÂcals. Le quarÂtier, appeÂlé ManÂchesÂter, est cerÂné par l’uÂsine chiÂmique RhoÂdia, par un chanÂtier pour les trains qui transÂportent le pétrole des sables bituÂmiÂneux, du gaz, du charÂbon et autres proÂduits chiÂmiques toxiques, par une usine GooÂdyear de caouÂtchouc synÂthéÂtique, une usine d’enÂgrais, une usine de mélasse ; des staÂtions d’éÂpuÂraÂtion et des cuves de pouÂlets liquéÂfiés. On y trouve nombre de sites SuperÂfund [loi obliÂgeant les entreÂprises polÂlueuses à déconÂtaÂmiÂner leurs sites, NdE] Ce quarÂtier est l’un des plus polÂlués des USA. Une pousÂsière ocre recouvre tout. Les entreÂprises, explique ParÂras, ne sont pas obliÂgées de fourÂnir la liste des proÂduits chiÂmiques toxiques qu’elles entreÂposent et utiÂlisent pour rafÂfiÂner ou traiÂter leurs proÂduits. Les gens qui vivent dans cette zone indusÂtrielle désoÂlée, qui rêvent de la fuir mais resÂtent piéÂgés en raiÂson de leur pauÂvreÂté, ou du fait que perÂsonne ne souÂhaite acheÂter leur maiÂson, savent qu’ils sont empoiÂsonÂnés, mais ne savent pas exacÂteÂment . Et, explique-t-il, « c’est ce qui est vraiÂment effrayant ».
Les opéÂraÂtions chiÂmiques « tuent des gens, bien que perÂsonne ne veuille admettre que cela se proÂduit », dit-il. « Et ce sont prinÂciÂpaÂleÂment des MexaÂméÂriÂcains » qui sont tués.
« Des alarmes sonnent dans la rafÂfiÂneÂrie », explique-t-il, « mais nous, dans la comÂmuÂnauÂté, ne savons pas ce que cela signiÂfie. Nous vivons dans une anxiéÂté constante. On voit arriÂver des flics ou des voiÂtures de pomÂpiers arriÂver. Les camions à 18 roues tombent dans le fosÂsé parce que les rues sont trop étroites. Les gens meurent préÂmaÂtuÂréÂment, souÂvent de canÂcer. Il y a des écoles ici. Les enfants sont souÂvent malades. Les niveaux d’énerÂgie sont amoinÂdris. J’éÂtais touÂjours fatiÂgué quand j’éÂtais petit. Il y a ausÂsi beauÂcoup d’hyÂperÂacÂtiÂviÂté. Les enfants ne parÂviennent pas à se concenÂtrer. Les proÂduits chiÂmiques ajoutent aux proÂblèmes liés à l’oÂbéÂsiÂté, parÂtiÂcuÂlièÂreÂment le proÂblème du dieÂsel. Les fruits et les légumes que nous faiÂsons pousÂser dans nos jarÂdins sont noirs. Les proÂduits chiÂmiques peuvent entraiÂner des malaÂdies carÂdiaques et des leuÂcéÂmies lymÂphoïdes. Mais l’imÂpact des proÂduits chiÂmiques n’est pas seuleÂment bioÂloÂgique ou phyÂsique. Il est ausÂsi psyÂchoÂloÂgique. Vous vous senÂtez dimiÂnués, surÂtout quand vous voyez les autres comÂmuÂnauÂtés ».
« Nous sommes près d’un port », contiÂnua-t-il. « Il y a des hommes embarÂqués sur les bateaux pour de longues périodes. BeauÂcoup de traÂfic sexuel. BeauÂcoup de drogues. Il y a plus de bars dans ces rues que de magaÂsins. Si vous ne parÂveÂnez pas à vous échapÂper, au mieux, vous finisÂsez par bosÂser pour l’inÂdusÂtrie des serÂvices pour un bas salaire, ou dans la prosÂtiÂtuÂtion ».
« Nous avons une usine de broyage de métaux », expliÂqua-t-il,
. « Il y a une pénuÂrie monÂdiale de métaux. Ils broient des voiÂtures, des bus, et des appaÂreils en copeaux métalÂliques. Il y a eu des exploÂsions. Ils ne drainent pas touÂjours les liquides des véhiÂcules. Il y a des comÂbusÂtibles. Il y a eu des feux. Il y a des parÂtiÂcules rejeÂtées dans l’air. Le bruit du broyage est perÂmaÂnent, 24h sur 24 et 7 jour sur 7 ».Nous avons marÂché le long d’une rue étroite en pente, pasÂsant devant des ranÂgées de petites maiÂsons style « ranch » construites par de pauvres immiÂgrés mexiÂcains dans les années 1930. ManÂchesÂter est l’un des quarÂtiers les plus dépriÂmés de HousÂton. Le gémisÂseÂment aigu et le rythme d’une balÂlade tejaÂna proÂveÂnaient des fenêtres ouvertes d’une baraque. ParÂras me raconÂta, alors que nous marÂchions le long de la rue non-éclaiÂrée, comÂment lui et d’autres jeunes actiÂvistes orgaÂniÂsaient des maniÂfesÂtaÂtions et preÂnaient en phoÂto des infracÂtions au règleÂment sur les émisÂsions, et comÂment la sécuÂriÂté priÂvée de ValeÂro harÂceÂlait ceux qui s’enÂgaÂgeaient dans de telles actiÂviÂtés dans les rues autour de la rafÂfiÂneÂrie.
« Nous sommes suiÂvis, phoÂtoÂgraÂphiés et nos plaques d’imÂmaÂtriÂcuÂlaÂtions sont releÂvées », explique-t-il. « Nous ne savons pas touÂjours qui [nous observe]. Ils conduisent des voiÂtures noires aux vitres teinÂtées. Il y a une menace de sécuÂriÂté [vis-à -vis des équiÂpeÂments pétroÂchiÂmiques]. Il est facile de monÂter dans ces trains, ou de renÂtrer dans l’uÂsine ValeÂro. Mais ce que nous faiÂsons, c’est docuÂmenÂter leur négliÂgence. Nous nous préÂocÂcuÂpons des gens qui vivent ici, et des employés. Pensent-ils vraiÂment que nous allons ferÂmer ces usines ? HousÂton s’est construite sur le pétrole et le gaz. En plus de cela nous avons ce racisme et ce coloÂniaÂlisme endéÂmique à l’enÂcontre des MexiÂcains et des Indiens, de tous les basaÂnés. C’est ici que la DesÂtiÂnée ManiÂfeste* a comÂmenÂcé ».
Nous avons rejoint d’autres jeunes actiÂvistes, dont Yudith NieÂto, qui a été éleÂvée à ManÂchesÂter par ses grands-parents.
d’un évenÂtail de proÂblèmes de sanÂté, dont l’asthme, une thyÂroïde endomÂmaÂgée et des douÂleurs de dos chroÂniques, qu’elle pense liés au stress et à la contaÂmiÂnaÂtion par les métaux lourds. « Je ne peux pas me payer de toxiÂcoÂlogue pour savoir si ma douÂleur est liée à l’enÂviÂronÂneÂment auquel je suis expoÂsée », explique-t-elle. NieÂto, ParÂras, et d’autres actiÂvistes du TEJAS, ainÂsi que d’autres actiÂvistes à traÂvers tout le pays, ont orgaÂniÂsé une série de maniÂfesÂtaÂtions contre le proÂjet de pipeÂline KeysÂtone-XL, désorÂmais abanÂdonÂné, qui aurait transÂporÂté du pétrole des sables bituÂmiÂneux du CanaÂda jusÂqu’aux rafÂfiÂneÂries de HousÂton et des enviÂrons.
« Les gens ont peur de s’imÂpliÂquer », explique NieÂto. « Ils sont pauvres et souÂvent sans papiers. Ou ont fait des allers-retours dans le sysÂtème carÂcéÂral. Les patrouilles fronÂtaÂlières mènent des raids. Nous essayons d’éÂduÂquer les gens. Nous avons mené un proÂjet d’aÂnaÂlyse de l’air cet été et en automne, en préÂleÂvant des parÂtiÂcules de matière. Nous allons aux réunions du conseil muniÂciÂpal. Mais notre dépuÂté au Congrès, Gene Green [le mal-nomÂmé, NdE], est pro-indusÂtrie. Il est venu lors d’une audiÂtion de sécuÂriÂté chiÂmique, et a dit qu’il était là pour repréÂsenÂter l’inÂdusÂtrie ».
NieÂto a égaÂleÂment expriÂmé sa frusÂtraÂtion vis-à -vis des secÂteurs riches et majoÂriÂtaiÂreÂment blancs de HousÂton, en expliÂquant qu’ils ne s’éÂtaient pas joints à la défense de son quarÂtier, les traiÂtant, elle et d’autres actiÂvistes mexaÂméÂriÂcains, comme des éléÂments isoÂlés.
Les miliÂtants m’ont emmeÂné dans l’un des bars miteux près du port.
. Quatre femmes en surÂpoids danÂsaient ou buvaient au bar avec des proÂlos blancs ou mexaÂméÂriÂcains. Les bars, qui proÂfitent des femmes démuÂnies et des hommes esseuÂlés qui traÂvaillent dans les indusÂtries pétroÂchiÂmiques et sur les navires pétroÂliers, sont les seuls signes d’acÂtiÂviÂté humaine à cette heure tarÂdive de la soiÂrée.« Ceux qui traÂvaillent dans ces indusÂtries ne sont pas de HousÂton », explique Yvette ArelÂlaÂno, égaÂleÂment de TEJAS. « Ils vivent dans des motels bon marÂché, à un rythme de ’20 jours de bouÂlot, 20 jours de repos’. J’ai l’imÂpresÂsion de ne jamais renÂconÂtrer d’autres HousÂtoÂniens. Ils viennent du ColoÂraÂdo, du DakoÂta ou de LouiÂsiane. Nous n’aÂvons pas de camps pour les hommes. Nous avons des motels. Ce sont surÂtout des traÂvailleurs intéÂriÂmaires. Ils ne sont pas à plein temps. Cela pose des proÂblèmes de sécuÂriÂté. Aucun d’eux ne veut se plaindre de proÂblèmes de sécuÂriÂté,
pourÂraient perdre leur bouÂlot s’ils se plaiÂgnaient. Et donc perÂsonne ne dit rien ».Les 21 somÂmets interÂnaÂtioÂnaux sur le cliÂmat qui se sont tenus durant les derÂnières décenÂnies
une rhéÂtoÂrique vide, des fausses proÂmesses et touÂjours plus d’éÂmisÂsions de carÂbone. Celui de Paris n’a pas été difÂféÂrent. Nous devons nous oppoÂser phyÂsiÂqueÂment à l’exÂtracÂtion, au transÂport et au rafÂfiÂnage des comÂbusÂtibles fosÂsiles, ou faire face à l’exÂtincÂtion. Ceux qui vénèrent les idoles du proÂfit utiÂliÂseÂront tous les outils à leur disÂpoÂsiÂtion, y comÂpris la vioÂlence, pour nous écraÂser. C’est une guerre qui oppose les forces du vivant aux puisÂsances de mort. C’est une guerre qui exige que nous entraÂvions, par tous les moyens, les proÂfits indusÂtriels jusÂtiÂfiant le gaïaÂcide. C’est une guerre que nous ne devons pas perdre.NdE
*La ManiÂfest DesÂtiÂny (« desÂtiÂnée maniÂfeste ») : idéoÂloÂgie selon laquelle la « nation améÂriÂcaine » avait pour misÂsion divine de répandre la démoÂcraÂtie et la civiÂliÂsaÂtion vers l’Ouest. Elle était défenÂdue par les répuÂbliÂcains-démoÂcrates (ancêtres du ParÂti démoÂcrate d’auÂjourd’Âhui) dans les années 1840, plus parÂtiÂcuÂlièÂreÂment par les « fauÂcons » sous la préÂsiÂdence de James Polk.
Chris Hedges
TraÂducÂtion : NicoÂlas Casaux
ÉdiÂtion & RéviÂsion : Chris Hedges
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Je découvre ce site, je m’aÂbonne car je constate imméÂdiaÂteÂment qu’il y a de l’inÂtéÂrêt ici, et je viens de parÂtaÂger cet article qui ajoute à tout un étaÂlage d’autres réflexions sur notre sociéÂté que je relaie dès que je crois y trouÂver de bon arguÂments à intéÂgrer dans nos propres anaÂlyses.