Extrait tiré de l’excellent livre d’Arthur (Henri Montant), Mémoires d’un paresseux (1988).
J’aurais des intérêts dans la société, avec des visées humanitaires, ou même une conception globale à fourguer, genre Marx ou Rockefeller, je serais inquiet pour l’avenir. La dernière fois qu’on a senti un peu d’altruisme en France, comme un vent des hauteurs qui balayait les miasmes, c’était en mai 68. On aurait dit que les gens venaient d’inventer la parole. C’est comme les incendies ou les catastrophes qui sont les fêtes des pauvres. Vous avez sûrement remarqué : ils ne se parlent que dans ces occasions-là. Les barrières futiles des voisinages hargneux tombent subitement, laminées par l’urgence et aussi par l’exceptionnel. J’ai connu des nostalgiques qui regrettaient la guerre, l’exode, la botte teutonne, les jeux de scouts des maquis. Enfin la routine vaincue ! Un paysan des Hautes-Alpes me disait : « j’ai quitté une fois ma terre en 70 ans, et c’était pour la guerre ». On l’avait envoyé dans l’Est. Il était arrivé en train et reparti à pied, en sens inverse, vers la débâcle.
N’empêche : c’était le meilleur souvenir de sa vie. Une longue marche inoubliable, avec du pays à visiter, de l’inédit, et des sensations fortes, autre chose que la garde des chèvres, dans les lavandes. Il y a des banlieusards qui doivent guetter l’arrivée des Russes ou des Chiites, le matin, dans leurs embouteillages : dans l’âme de tout bureaucrate, il y a un héros qui sommeille.
Mai 68, c’était ça, l’irruption de l’étrange dans une France assoupie, le feu aux galeries Barbès. Pour moi, ce fut un triomphe, savouré en silence : la France entière faisait sienne mes théories. Grève générale sur le tas. Belotes à l’atelier, pétanque sur le parking. Manifestations qui n’étaient que prétexte à draguer. Je n’étais donc pas seul de ma race. Seulement voilà : la paresse, ça se prépare, comme le plat de résistance d’un gueuleton. On ne la trouve pas sous cellophane en apéritif. Cet happening national a surpris les nouveaux flemmards. Les alarmes politiques aidant, ils ont pris peur : je dois exagérer un peu, là. Le chien qui s’aventure trop loin dans la forêt rêve de sa niche capitonnée en entendant l’orage. Alors, les gens, ils sont retournés au boulot, la queue un peu basse, avec un beau nonos en monnaie de Grenelle. Fin de la politique. Début des retombées subversives, en pluie insistante, dans la tête des fêtards dessoûlés.
“Ne travaillez jamais”, conseillaient les murs de mai 68. Sous-entendu : pas de besognes salariées à perdre sa vie en croyant la gagner. En 87, l’utopie a réduit à la cuisson : les plus audacieux se contentent de réclamer la semaine de 35h de travail. Quel travail ? Peu importe : usiner des obus, trombonner du vide, ramasser des melons pour les mazouter le lendemain, l’essentiel, c’est la paye ! Il n’y a pas de “crise” de l’emploi. Il n’y a jamais eu que la crise du sens à donner au travail humain. Ici comme ailleurs.
La mode est au travail : on dit la France paresseuse. Un obscur PDG en biscuits se plaint de constater — chiffres à l’appui — une oisiveté généralisée en France. Nous ne serons jamais aussi acharnés que les Japonais à nous user à la tâche !
Le porte-faix devient un idéal social. Le contemplatif est un inadapté que l’on doit écarter du troupeau, à l’instar d’un cancéreux sidaïque, pour le confiner en quarantaine dans un style de léproserie sociale. Les docteurs-es-travail ne craignent pas de payer de leur personne pour se donner en exemple : nous autres, PDG, sommes des philantropes surmenés, luttant pied à pied avec nos concurrents allemands ou nippons, dans d’interminables et exténuants déjeuners d’affaires, où le déficit du commerce extérieur de la France se règle au quatrième cognac. Longue et douloureuse négociation, hips ! Mes ouvriers seront heureux, burp !
Ces exhortations laborieuses tombent hélas dans l’oreille des sourds. Le coulage et l’absentéisme sont les deux mamelles de la France en déclin. Gagner plus ? À quoi bon ? Un tiers de mes compatriotes se tient prêt à opter pour le travail à temps choisi, un néologisme rocardien, inspiré des situationnistes, qui fleure bon la fainéantise. Le sommeil vient en dormant : les gens ont pris goût au loisir après avoir épuisé les joies de la marchandise nickelée, fut-elle renouvelée au gré des besoins de ce que personne n’ose plus appeler aujourd’hui le capital. En dépit de la propagande officielle, l’idéologie du travail pour le travail est en pleine déliquescence.
Le drame du bon travailleur expert en organigramme, féru en coups de jarnac et dépourvu de toute moralité, est qu’il atteint standing et aisance matérielle le jour où cet argent ne lui est plus d’aucune utilité. La société marche sur la tête : il faudrait rétribuer grassement le débutant calamiteux et ne donner que des biscottes au sexagénaire édenté. Évidemment, les vieux, qui payent les jeunes, commencent par se servir en premier et ne laissent que des clopinettes à leurs cadets.
J’ai beaucoup surpris mon premier directeur en lui disant : « je ne veux pas une augmentation. Je veux faire un boulot intéressant ». Une telle revendication frôlait la faute de goût. Les syndicats eux-mêmes ne l’avaient pas inscrite dans leur bureau des pleurs. Un boulot intéressant ! Rendez-vous compte ! Si tous les employés réclamaient un travail de qualité, il faudrait faire un journal de qualité, et ça, c’est impossible. « Je suis désolé, qu’il m’a dit, nous n’avons pas ce genre d’article. Je peux vous donner de l’argent, une promotion, un fauteuil capitonné, une secrétaire qualifiée, tout, mais pas ça ! » Cette invitation à la planque m’a déçu : je n’aime pas que l’on me dise où, quand et comment je dois paresser. À tout prendre, me suis-je dit, autant flemmarder moi-même, dans le journal de mon choix. Nous nous sommes donc quittés, comme des relations non-voulues qui n’ont rien à se dire.
Le monde, dit-on, appartient à ceux qui se lèvent tôt. Balourdise ! Des millions de gens surgissent du lit avant les coqs et le monde ne leur appartient pas. Quand bien même il serait à eux, le monde, à quoi bon le posséder en co-propriété avec des théories innombrables de quidams aux mines de papier mâché ? Non ! Si l’homme a la veine de posséder une bonne place bien chaude sous ses couvertures, il doit s’estimer heureux. Là, au moins, il est seul, avec la créature de son choix. Comme sur la petite vicinale qui longe l’autoroute. Je m’y suis retrouvé solitaire, au sortir du monde du travail. Là-bas, dans les grands couloirs balisés, on se bousculait au portillon. Tous mes petits camarades gravissaient les échelons du cursus honorum. De plus en plus pentue, l’escalade ! C’est que les chausse-trappes y sont légion. Ce qu’un homme doit faire à son meilleur ami pour lui marcher sur la gueule, c’est pas croyable. Mais sa promotion en dépend. Panier de crabes est un mot bien faible pour qualifier une entreprise moderne. C’est faire injure aux crabes, ces charmants décapodes, que de les croire capables de pareilles avanies. Après tout, l’animal ne tue que pour bouffer. Jamais par goût. L’homme seul, dans sa sagesse affinée par des siècles de civilisation et des tonnes de lectures philosophiques, est habile à dévaster un champ de blé pour priver de pain son voisin. L’animal se remplit le ventre et basta ! L’homme stocke, sur-produit, détruit, travaille douze heures par jour, la nuit au besoin, pour l’unique plaisir — délicieux, il est vrai — d’empêcher le copain de se nourrir.
Pour ces voraces boulimiques, un paresseux de mon acabit, c’était du pain bénit. Le repos du guerrier. Même pas besoin de lui faucher sa place : il vous la laisse ! Sur toute la largeur du spectre des couleurs politiques, il existe une constante : tout le monde veut “faire carrière”. En tenant le bon côté du manche ou en contestant les porteurs de bâtons. C’est le vertige de l’accumulation. Toujours plus : plus de voitures, de meubles, d’enfants, de loisirs organisés. Un meilleur revers au tennis. Une cylindrée plus grosse en moto. Un jour, on sonne chez eux, ils se disent : « tiens, voilà le livreur du magnétoscope dernier cri ! » et c’est le croque-mort qui vient les chercher. Ils ont fait leur temps, sans même s’en aviser. Ils partent tout étonnés dans leur sépulcre de chez Dior. Ils s’étaient pas vus vieillir. Et va donc changer les coronaires ! On en trouve pas encore en kit aux Galeries Lafayette. Sinon, ils en auraient des neuves. Ils ont les moyens…
Un homme d’affaires surmené a écrit un livre plaidant pour le temps libre. Son livre a un tel succès qu’il multiplie les rendez-vous, les colloques, les causeries au Rotary-Club de Hong-Kong. Les télévisions s’arrachent le bonhomme. On lui réclame déjà la suite. Bref, il est vingt fois plus occupé depuis l’accouchement de cet ouvrage, qui partait d’un bon sentiment. Comme ce ministère du Temps Libre qui donnait du travail à tant de chômeurs.

Et voilà ! D’années en années, le présent émerge des brumes de l’imparfait. Le rôle historique de l’homo faber s’achève. Place aux robots ! Les révolutions molles, sans fusils ni tables de loi, sont en marche. Les “ponts” entre deux jours fériés deviennent des viaducs. L’absentéisme fait perdre cent fois plus de journées aux patrons que les grèves. Pas perdues pour tout le monde, les dites journées. Dans les capitales des pays riches, qui sont les laboratoires du futur, les travailleurs arrivent au bureau le lundi après-midi et le quittent le vendredi matin. Le secteur tertiaire où se brassent du sens et de l’information, c’est-à-dire du vent, fait tache d’huile au détriment des dinosaures industriels. La société du spectacle contemple le spectacle de la société sur les terminaux d’ordinateurs. Nous allons piano et sano vers le travail facultatif et rotatif. Cette mobilité évoque déjà la course agitée d’une troupe de cynocéphales poursuivis par un essaim de guêpes. S’il s’affranchit peu à peu du labeur, notre homo sapiens, il lui reste à maîtriser ses loisirs. Combien de retraités meurent de consomption en sortant de l’usine, tel le goujon sur la rive. Mourir au travail demeure fin honorable : il nous quitte en pleine activité ! Il lui restait tant à faire !
Non : il lui restait tant à être. La morale pudibonde du travail sera bientôt aussi surannée que la morale chrétienne et ses chemises fendues sur le bas-ventre. En vingt ans de travaux facultatifs et rotatifs, je me suis amusé à imaginer à leurs têtes les occupations des passants rencontrés. Devinette facile : les gens ressemblent à leur travail. Ils ont la tête de l’emploi. Au point qu’ils se posent toujours, en se rencontrant, la première question : « qu’est-ce que tu fais, toi ? » Une fois situé dans la division du travail, l’homme acquiert un statut social. Il n’est pas Pierre, Paul ou Marie. Il est commerçant, ingénieur ou avocate. Ce label le poursuit à chaque minute de sa vie. Si tu ne fais rien, tu n’es rien. Il dérange, celui qui ne peut être clairement étalonné sur l’échelle du travail. Branleur, glandeur, ramier. Sortant de la norme : anormal. Pas normé.
La position du flâneur couché n’est pas de tout repos. On y accumule les sarcasmes des actifs. De tous ceux qui évitent de se poser la seule question qui vaille : y a‑t-il une vie avant la mort ? En rêve, dans le mitan du lit, ils répondent : oui. Et continuent à consacrer 80 % de leur temps de veille au travail, je veux dire à refouler leur libido, qui leur chante une toute autre rengaine. Dommage ! Sauf découverte à venir des réalités de la métempsychose, la vie ne leur donnera pas un examen de repêchage. Les seuls êtres humains qu’ils auront aimés, au point de leur sacrifier tout effort, seront des objets de consommation courante. Peut-être verra-t-on un jour un lave-vaisselle en pleurs au bras d’un aspirateur enrhumé venir en voiture poser une gerbe au cimetière : “à notre cher disparu”.
Aujourd’hui, la rue est silencieuse, les magasins fermés. La ville déserte appartient aux vieux et aux immigrés qui errent sans but précis devant les vitrines aveugles. La population active de la cité est en train de s’activer à faire du bois pour la cheminée de la résidence secondaire. C’est un jour férié. La loi a pris le relais de la religion pour accorder un jour de repos obligatoire aux travailleurs : vous avez bien travaillé, repos ! Ils s’arrêtent tous au commandement de la loi, se dirigent tous ensemble vers le péage de l’autoroute et y font un bon bout de queue, pour ne pas perdre la main. Magie du groupe. La queue au restaurant, la queue à la pompe, la queue pour aller pisser (la plus drôle) et enfin la queue pour téléphoner aux amis qu’on sera en retard de deux heures au déjeuner, à cause de la queue.
Le rôle socio-culturel de la queue est un rôle de figuration qui n’a rien de muet, cependant. La queue, ses anecdotes, ses péripéties, ses drames (queue derrière ambulance) occupe une bonne partie des conversations de la journée. A peine l’a t‑on oubliée qu’il est temps de refaire la queue sur le chemin du retour. C’est un équipage fourbu qui compose le code d’ouverture de sa porte blindée, vers minuit, à l’issue d’une belle journée de plein air à la campagne, du côté de la Queue-en-Brie. Les Parisiens ont grand tort de fuir leur ville quand elle s’offre à eux, belle et sereine, alanguie sous la brise normande. Mais on les comprend : c’est le travail qu’ils fuient, c’est la ville-symbole du bureau. Seuls les inactifs passent leur vacance à Paris.
Ils roulent pour s’étourdir, les travailleurs, et mènent, contre l’ennui, une guerre toujours perdue. Les vagues incessantes du général Routine submergent leurs maigres défenses. Le travail, c’est la vie à la chaîne. Je profite des jours fériés pour entreprendre mes petits travaux d’artisan, façonné main. Ma religion ne m’interdit rien. Je n’en ai pas. Quant à la loi, en dépit des menaces qui pèsent sur les inactifs, elle n’a pas encore généralisé les contrôles du travail à domicile, la traque des non-faiseurs de pont. C’est ainsi que le dimanche, dans les grandes villes dévastées par le farniente, tout un petit peuple laborieux utilise le silence des ruines. Une fois le minimum vital accompli, il rêve, aime, flâne, surveille la floraison des marronniers et cherche le caboulot paisible.
De temps à autres, on me demandait un article ponctuel, sur un sujet spécialisé. J’acceptais à condition que me soit fournie la documentation. C’est tout bénéfice pour l’acheteur : pas de note de frais, pas d’encombrement des bureaux à peine une fiche de paye. Mes amis ne cessaient de me complimenter : « sale feignant, tire-au-flanc, parasite, tu as un baobab dans la main ». Je rougissais sous l’hommage, me répandais en excuses : « ce n’est pas de ma faute. J’avais des prédispositions. Je n’ai aucun mérite, sinon celui du chien crevé au fil de l’eau. C’est le courant qui m’emporte… » J’étais devenu un spécialiste de la paresse. Le développement de mon entreprise m’inquiétait un peu. Devrai-je ouvrir un bureau à Londres et Tokyo ? Chez les Japonais, le marché est porteur, vu que l’article (la paresse) est quasiment inconnu. Mais j’hésitais à y engager un correspondant : il serait capable de travailler, portant ainsi atteinte à l’honorabilité de la maison.
Dans les réunions de famille, on me passait au grill : « qu’est-ce que tu fais, en ce moment ? » Je répondais : « rien ». On insistait : « Et ça rapporte gros ? » Je détaillais : « une irrigation constante du cerveau et un rafraîchissement tempéré de la voute plantaire ». On hochait la tête. On n’était pas sûr d’avoir compris mais la politesse interdisait de pousser plus avant l’interrogatoire. Je restais cependant modeste et gardais la tête froide. Je sais que je ne suis qu’un amateur en face de ces monarques mondiaux de la paresse qui touchent des jetons de présence dans les conseils d’administration, font travailler leurs agents de change à la Bourse ou ramassent les loyers de leurs multiples immeubles. Sans oublier les militaires qui sont payés pour éviter le retour des guerres, ce qui reviendrait à me payer pour ne rien écrire.

Hélas, la vengeance du dieu des laborieux me tomba sur le poil : la morale, en ce bas monde, ne saurait être indéfiniment bafouée ! Je me retrouvai au chômage. Les journaux satiriques où je travaillais firent faillite, sapés par l’esprit de sérieux dont meurt ce siècle constipé. Le calembour, passe encore ! Comment vas-tu-yau de poêle et toi-le‑à matelas ? Mais l’humour doit s’arrêter aux portes du jeu de mots. Je ne pouvais évidemment faire marche arrière et feindre de prendre au sérieux ce dont je me gaussais jadis. Un changement politique me sauva : la mode était à l’année sabbatique. Charmante coutume des Hébreux qui impose tous les sept ans un repos forcé au travailleur surmené. Ça tombait pile : les files de chômeurs s’allongeaient devant les agences pour l’emploi où, de mémoire d’homme, on n’a jamais vu proposer aucun emploi, même minime. Leur appellation provient sans doute du fait qu’elles donnent effectivement des emplois aux personnes chargées de contrôler les chômeurs qui “pointent”. Il suffirait d’ailleurs de créer un corps de contrôleurs du chômage à domicile pour réduire un peu plus le nombre de sans-emploi, voire une brigade de contrôleurs volants, dans les lieux publics, un peu à l’image de ce qui se fait dans les douanes. Est-il en effet tolérable que des chômeurs non contrôlés se pavanent impunément dans les cafés et les halls de gare, habilement mélangés aux honnêtes travailleurs.
À tous les inquiets qui s’enquéraient de mon inactivité je répondais : « je fais mon année sabbatique ». Les dames, dans les salons que je ne fréquente pas car on ne m’y invite guère, me trouvaient la mine délassée, fraîche. C’est l’année sabbatique, précisai-je ! Ah, que vous avez de la chance ! Moi, je suis débordée. C’est le temps qui me manque. Vous êtes le vrai riche des temps modernes : vous avez du temps à vous !
Ça, pour avoir du temps à moi, j’en avais. En bonne logique, j’aurais dû avoir aussi l’argent qui accompagne, dit-on, le temps. Mais mes richesses étaient seulement temporelles. Et le temps n’est pas encore une monnaie acceptée dans les épiceries. J’entamais donc une seconde année sabbatique. Les gens me disaient : tu te rends compte de la chance que tu as ! Tu pourrais être bêtement au travail, à marner pour rembourser tes traites ! J’étais bien d’accord avec eux : j’avais une veine de pendu ! Dire que j’aurai pu n’avoir que cinq semaines de congés par an ! J’avais échappé au pire. […]
À quarante ans, un type qui n’est pas “intégré”, qui n’a pas son petit rôle de rouage à jouer dans la grande machinerie sociale, est forcément suspect. Au mieux, de paresse. Au pire, d’incompétence. Je les vois régulièrement dans les agences pour l’emploi, mes compagnons d’infortune. Ils se cachent derrière les plantes vertes en plastique et respectent les interdictions de fumer. À ce propos, serait-il possible de laisser fumer les chômeurs en attente ? C’est déjà assez pénible de devoir chômer ! Ils sont là sur le fil du rasoir qui sépare la gêne de la misère, dans leurs fringues d’occasion, pas totalement désespérés et pourtant sans espoir. Personne ne se parle. S’ils sont là, dans ce tas de pégreleux, c’est la faute à la conjoncture, au hasard ou à la malchance. Pas question de sympathiser avec un feignant professionnel. Ils viennent comme les pauvres de jadis chercher la louche populaire de la soupe ASSEDIC. La société, dans sa bonté, entretient encore ses déchets : quelques dizaines de francs par jour pour le chômeur longue durée. De quoi avaler les calories qui maintiennent le résidu en vie, le poussent vers le vide, de pointage en pointage. L’un dans l’autre, c’est du gaspillage. Mieux vaudrait distribuer les doses mortelles de poison qui scelleraient le destin du chômeur remplacé par un robot. Cette euthanasie sociale marquerait les progrès d’une humanité qui devait naguère utiliser les guerres pour vidanger ses trop-pleins. La méthode était archaïque, d’autant que de bons travailleurs en mouraient.
Je mis ma troisième année sabbatique à profit pour m’en aller voir ce que devenaient mes amis. Rien n’avait bougé d’un poil. Attraction universelle de l’habitude. (Hébétude ?). L’humoriste humoristait, le maçon maçonnait. L’employé s’employait. Les mieux intégrés dépensaient en un mois de vacances aux Etats-Unis ce que je n’avais pas eu pour vivre en trois ans et me laissaient payer ma part au restaurant, fifty-fifty. Seuls les pauvres m’offraient la soupe. C’est une constante, maintes fois vérifiée : les plus généreux sont toujours les plus fauchés. Normal : ils ont encore dans la bouche le goût âcre de la misère. Partager, ce fut toute leur vie, et plutôt les nouilles que les plateaux de fruits de mer. Alors, un peu plus, un peu moins. Les riches ne se laissent pas aller à ce genre de faiblesse, histoire de ne pas encourager le vice. Ils travaillent bien, eux ! Tout le monde n’a qu’à en faire autant. Les vrais rupins sont ceux qui poussent l’usure de leurs pneus jusqu’à la limaille de fer et éteignent les lumières en sortant d’une pièce. Les bouts de chandelle juxtaposés forment de beaux lampadaires en argent. […]
Si j’osais, je demanderais une rente à l’État, oh, bien poliment, dans les règles de l’art. L’État, c’est nous, paraît-il. Or nous, c’est un peu moi. Et moi j’ai justement besoin que la société veuille bien reconnaître ma valeur de paresseux. Qu’elle prenne garde, la société ! À force de brimer les plus valeureux des siens, elle va finir par causer la disparition de l’espèce. Ainsi se perdra dans les sables mouvants de la mémoire collective jusqu’au souvenir de cette sagesse immobile que nous avons su cultiver. C’est Einstein qui disait, en apprenant l’explosion atomique d’Hiroshima : « les vieux chinois avaient raison, il n’y a rien à faire ». Sous-entendu : il est plus difficile de ne pas agir que de calciner des millions d’innocents.
Le mieux est l’ennemi du bien. Un malade de génie trouve la potion infernale qui peut détruire l’humanité et il faut absolument qu’il l’essaye. Ça lui démange les hémisphères. Un type sensé mettrait tout ça à la poubelle et son mouchoir par-dessus. Lui, non : s’être autant décarcassé pour rien, non, pas possible, je veux voir les résultats, même si je dois y passer moi-même avec toute ma famille ! Vertige de l’inutile. Parano du travail. Car c’est ça : prenez ces millions de petites fourmis chercheuses dans les labos et qui ne trouvent jamais rien dans leurs neurones, proposez-leur de devenir Einstein, de dégoter la méga bombe qui fera exposer jusqu’aux galaxies lointaines, pas un sur mille qui hésitera à endosser la paternité du désastre, tout sauf cet anonymat dont ils crèvent, à petit feu, sur leur bec Auer.
Et c’est valable dans tous les corps de métier : se singulariser, sortir de la masse, épater le crémier. À n’importe quel prix. La maladie, c’est l’action. La santé, la réflexion.
Je ne me fais aucune illusion : cet opuscule sera très mal accueilli par les travailleurs soudés à leur instrument de torture. Et encore plus mal par les chômeurs qui regrettent de ne plus souffrir et à qui l’épicier ne fait plus crédit. Je comprends les seconds : tout le monde ne peut être Diogène. Et pourtant, ce monde manque singulièrement d’ermites qui prennent la vie par le bon côté du tonneau. Tels des pandas ou une variété oubliée de lémuriens, les méditatifs moelleux sont en train de passer de vie à trépas et aucun écologiste ne songe à enrayer cette destruction dont l’espèce humaine sortira appauvrie.
J’espère arriver intact à ma septième année sabbatique pour dégoter un travail temporaire d’un an. Histoire d’inverser l’hébraïque coutume. Remplacer les trois-huit par le un-septième. Nul doute que mon œuvre de précurseur sera honorée un jour quand les robots auront écrasé les hommes sur le champ du labeur, à la bataille de la souffrance. Devenus sybarites et maîtres de leur temps, les hommes perdront jusqu’au souvenir de leur esclavage. Dans leurs têtes fraîches et disposes, le XXème siècle reposera à sa vraie place : quelque chose comme la préhistoire.
Arthur (Henri Montant)
Merci Arthur pour l’humour et la lucidité et bienvenue chez les gobeurs de pilules bleues !
Meilleurs vœux à tous, santé amour calme et volupté…