Le piège d’une culpabilité perpétuelle (par Will Falk)

Will Falk est un écri­vain, avo­cat et acti­viste états-unien, membre de l’or­ga­ni­sa­tion d’é­co­lo­gie radi­cale Deep Green Resis­tance. Cet article a ini­tia­le­ment été publié (en anglais) le 8 juin 2016, à cette adresse.


Si la peur détruit l’es­prit, la culpa­bi­li­té détruit le cœur. Se sen­tir cou­pable génère une bles­sure. Cette bles­sure gué­rit lorsque le com­por­te­ment qui a engen­dré la culpa­bi­li­té est cor­ri­gé. La cica­trice qui se forme par-des­sus la bles­sure agit comme un rap­pel qui influe sur les com­por­te­ments futurs.

Cepen­dant, vivre dans un état de culpa­bi­li­té per­pé­tuelle empêche à jamais la gué­ri­son de la bles­sure. La plaie devient puru­lente. La culpa­bi­li­té enfle jus­qu’à infec­ter l’empathie. La per­sonne conta­mi­née consacre toute son éner­gie à sur­mon­ter la dou­leur constante de la culpa­bi­li­té. Elle passe tout son temps pros­trée sur sa bles­sure, cher­chant à cal­mer la dou­leur. En se foca­li­sant ain­si sur sa bles­sure, elle ne peut voir au-delà d’elle-même. Un cycle se déve­loppe. La culpa­bi­li­té aug­mente et devient tou­jours plus dou­lou­reuse. La dou­leur bride la capa­ci­té d’empathie de la per­sonne conta­mi­née. Celle-ci finit par perdre sa capa­ci­té à agir par véri­table altruisme et n’a­git plus que pour évi­ter la dou­leur qu’en­gen­dre­rait une plus grande culpabilité.

La culture domi­nante génère chez ses membres ce sen­ti­ment de culpa­bi­li­té per­pé­tuelle. Une des carac­té­ris­tiques les plus dia­bo­liques de la culture domi­nante réside dans le fait que pour sur­vivre, nous sommes contraints de par­ti­ci­per au sys­tème qui détruit la pla­nète. Tant que cette socié­té dure­ra, nos mains seront imbi­bées de sang.

Tout com­men­ça il y a fort long­temps, lorsque cer­tains humains tro­quèrent la sta­bi­li­té à long terme de la véri­table sou­te­na­bi­li­té contre un confort à courte vue. L’a­gri­cul­ture se déve­lop­pa. Les prai­ries et les forêts furent détruites pour faire place à des cultures domes­tiques. Les rivières furent sai­gnées à blanc pour l’ap­pro­vi­sion­ne­ment en eau. C’est alors que débu­ta le chan­ge­ment climatique.

Dis­po­sant d’une source de nour­ri­ture plus fiable que celle des chas­seurs-cueilleurs, la popu­la­tion humaine agri­cole explo­sa. Des villes se déve­lop­pèrent et la civi­li­sa­tion fit son appa­ri­tion. Fina­le­ment, les villes dépouillèrent les terres sur les­quelles elles s’é­taient édi­fiées de tout ce qui pou­vait sub­ve­nir aux besoins essen­tiels et il leur fal­lut dévo­rer les res­sources natu­relles de régions tou­jours plus vastes pour per­mettre la sur­vie de leur popu­la­tion. Ce pro­ces­sus dure depuis des mil­liers d’an­nées et un nombre incal­cu­lable de com­mu­nau­tés furent vic­times de cette destruction.

La civi­li­sa­tion conti­nue de faire rage. Nous vivons, pour la majo­ri­té d’entre nous, sur des terres dont la capa­ci­té à pro­duire les calo­ries et la nour­ri­ture néces­saires à notre sur­vie a été épui­sée il y a bien long­temps par les humains. Les espèces sau­vages s’ef­fondrent. L’eau est chaque jour un peu plus empoi­son­née. Nous per­dons des terres arables à un rythme insen­sé. Pire encore, la culture domi­nante impose un sys­tème de pro­prié­té fon­cière qui a réduit la nature à une res­source qui s’a­chète et qui se vend. Ceux qui détiennent le plus de pou­voir (c’est-à-dire d’argent) peuvent nous inter­dire l’ac­cès à ce dont nous avons besoin pour vivre. Même dans les lieux où la vie ani­male, l’eau propre et les couches arables sont encore suf­fi­santes à la sur­vie de l’être humain, il y a de fortes chances pour que quel­qu’un « pos­sède » cette terre. En d’autres termes, si nous nous met­tions à chas­ser « leurs » ani­maux, à boire « leur » eau, à recher­cher de la nour­ri­ture sur « leur » pro­prié­té, ils exi­ge­raient d’un sys­tème éta­tique quel­conque qu’il dépêche des hommes armés char­gés de nous déloger.

Nous devons donc nous plier à leurs règles pour obte­nir ce dont nous avons besoin. Nous devons par­ti­ci­per à ce sys­tème meur­trier si nous vou­lons sur­vivre. Pour man­ger, il nous faut de l’argent pour ache­ter de la nour­ri­ture à celui qui pos­sède la terre où cette nour­ri­ture a été pro­duite ou à celui qui pos­sède le maga­sin qui a impor­té cette nour­ri­ture depuis de loin­tains pays. Pour dor­mir, il nous faut de l’argent pour payer un loyer à quel­qu’un afin d’a­voir le pri­vi­lège d’u­ti­li­ser son loge­ment. Pour avoir cet argent, nous devons offrir notre labeur à ceux qui contrôlent l’argent.

Lorsque nous sacri­fions notre temps et notre argent à ceux qui sont au pou­voir, leur puis­sance se ren­force. Leur emprise sur nos vies se res­serre. La des­truc­tion du monde s’intensifie.

Nom­breux sont ceux qui, en pre­nant conscience de cette situa­tion, sont sub­mer­gés par la culpa­bi­li­té. Ils vivent avec cette bles­sure ouverte et puru­lente. La plaie détruit leur empa­thie et ils ne regardent plus au-delà d’eux-mêmes. Ils n’as­pirent plus qu’à s’af­fran­chir de cette dou­leur. Ils ne recherchent plus que la paix de l’es­prit. Et dans cette quête, leur pure­té per­son­nelle devient leur seul objec­tif. Ils n’a­dop­te­ront que des solu­tions indi­vi­duelles pour répondre à des pro­blèmes d’en­ver­gure mondiale.

En pas­sant leur temps à recy­cler, signer des péti­tions sur inter­net et recou­rir au covoi­tu­rage pour aller tra­vailler, ils apaisent leur conscience enflam­mée, se mur­mu­rant à eux-mêmes : « Au moins, je ne suis pas en train de détruire la pla­nète ».

Je com­prends leur dou­leur. Je sais ce qu’on res­sent quand on n’as­pire à rien d’autre qu’à pan­ser sa bles­sure. J’ai connu ce désir d’être prêt à tout pour faire taire le bavar­dage inces­sant de la culpa­bi­li­té. J’ai inté­rio­ri­sé la culpa­bi­li­té que cette culture nous impose de façon si radi­cale. J’ai cher­ché à détruire la culpa­bi­li­té en me détrui­sant. Par deux fois.

***

La culture domi­nante a tout inté­rêt à neu­tra­li­ser les gens par le biais de la culpa­bi­li­té. Si elle par­vient à convaincre suf­fi­sam­ment de per­sonnes qu’elles sont res­pon­sables du mal et à les pétri­fier de dou­leur toute leur vie durant, elle aura alors bien moins besoin de contrainte phy­sique pour sou­mettre les masses.

La spi­ri­tua­li­té est un moyen qui s’est avé­ré effi­cace pour incul­quer cette culpabilité.

Lorsque je scrute mes sou­ve­nirs les plus loin­tains tapis au fin fond de ma conscience, je revois le cru­ci­fix gran­deur nature accro­ché der­rière l’au­tel de l’é­glise catho­lique Saint-Jean-Bap­tiste à New­burgh dans l’In­dia­na. C’est là que j’ai été bap­ti­sé et que j’ai assis­té à la messe tous les dimanches dans ma prime enfance. Même le temps, qui d’or­di­naire estompe les sou­ve­nirs, ne peut atté­nuer la pré­ci­sion sai­sis­sante de cette vision d’horreur.

Un homme déchar­né est sus­pen­du là, les mains et les pieds cloués sur des planches de bois brut. Une cou­ronne d’é­pines a été pla­cée autour de sa tête, trans­per­çant sa peau ten­due. Du sang et de la sueur dégou­linent sur son visage. Ses yeux sont levés vers le ciel en quête d’un secours qui vien­drait de là-haut. Il n’en vient aucun.

Le poids de son corps sur les clous qui trans­percent ses mains déchire la peau et les os de ses paumes. Le même poids sur les clous qui trans­percent ses pieds a  recro­que­villé ses orteils contre le bois de façon gro­tesque. L’homme suf­foque. Cha­cune de ses res­pi­ra­tions le force à se his­ser sur les clous plan­tés dans ses mains et à exer­cer une pres­sion sur ceux qui sont plan­tés dans ses pieds, ce qui aggrave le déchi­re­ment. Il marque une pause entre chaque res­pi­ra­tion, entre chaque mou­ve­ment, par­ta­gé entre le désir de vivre, de res­pi­rer encore une fois, et la réa­li­té de la souf­france qui accom­pagne cha­cun des efforts que demande chaque respiration.

Comme si cette lutte n’é­tait pas suf­fi­sam­ment atroce, à l’en­droit où ses fémurs ont été bri­sés, les cuisses de cet homme pré­sentent un œdème noir et bleu qui rend l’oxy­gé­na­tion encore plus dif­fi­cile. Puis, j’a­per­çois une bles­sure par per­fo­ra­tion dans son abdo­men, sous sa cage tho­ra­cique. Quel­qu’un a plan­té une lance à tra­vers ses pou­mons et jusque dans son cœur pour s’as­su­rer qu’il soit bien mort.

La peine que j’é­prouve pour cet homme est pro­fonde. Ma grand-mère me tient sur ses genoux en contre­bas de cette scène tan­dis que je m’in­ter­roge sur l’in­ten­si­té de la dou­leur que ce pauvre homme a dû res­sen­tir. Ma grand-mère suit mon regard fixé sur le cru­ci­fix, et un étrange mélange de tris­tesse et de peur se reflète dans ses yeux.

« Qui est-ce, Mamie ?

 — C’est Jésus Christ, notre Sauveur ».

Le nom et ces mots ne signi­fient rien pour moi. Je ne m’in­quiète encore que de sa dou­leur. Je ne par­viens pas à ima­gi­ner la rai­son pour laquelle une chose aus­si épou­van­table pour­rait arri­ver à quel­qu’un. La seule expé­rience que j’ai du genre de bles­sures que je vois sur ce Jésus pro­vient des aiguilles des seringues avec les­quelles les méde­cins m’ont admi­nis­tré des injections.

Je hais les piqûres. Je hais la mor­sure vio­lente de l’ai­guille lors­qu’elle tra­verse la peau. Je hais la sen­sa­tion pro­duite par l’ai­guille lors­qu’elle s’en­fonce dans les fibres de mon tis­su mus­cu­laire. Je fris­sonne à l’i­dée de la sen­sa­tion que pro­dui­rait une lance entière trans­per­çant ma paroi abdo­mi­nale, râpant les os de ma cage tho­ra­cique pour finir par faire écla­ter mon cœur.

« Pour­quoi lui ont-ils fait ça ?

- Il est mort à cause de nos péchés, me répond ma grand-mère.

‘Péchés’ est encore un mot que je n’a­vais jamais enten­du auparavant.

- Oh. C’est quoi des ‘péchés’ ?

- Les péchés c’est quand on fait quelque chose de mal, explique-t-elle. Chaque fois que tu fais quelque chose de mal, ils le trans­percent avec un autre clou.

L’i­dée me trans­perce aus­si sûre­ment que l’au­raient fait les clous. Mon esprit se rebiffe.

- Je ne veux plus qu’ils lui fassent du mal.

- Je sais, me console ma grand-mère. Sois un gen­til gar­çon, et ils n’au­ront aucune rai­son de lui faire du mal. »

Avec ces paroles, les pre­miers poi­sons d’une culpa­bi­li­té acca­blante se sont répan­dus dans mon cœur.

***

J’ai fré­quen­té des écoles pri­maires catho­liques et j’ai étu­dié dans une uni­ver­si­té catho­lique. Chaque fois que j’ou­bliais que la vie dans ce bas-monde était une vie de souf­france, on me ren­voyait à un cru­ci­fix. On m’en­sei­gna que la dou­leur émo­tion­nelle est la croix que les humains doivent por­ter : plus elle est lourde mieux c’est. Ma culpa­bi­li­té attei­gnit son apo­gée et s’an­cra en moi lors­qu’on m’ap­prit que tous les humains fai­saient leur entrée dans le monde, souillés par le péché ori­gi­nel. Notre exis­tence même s’ac­com­pa­gnait de culpabilité.

La culpa­bi­li­té indi­quait que j’a­vais abî­mé la rela­tion que j’en­tre­te­nais avec Dieu, ce que je n’é­tais pas auto­ri­sé à faire. Chaque fois que je me sen­tais cou­pable, on me disait qu’il fal­lait que je répare ma rela­tion avec Dieu si je vou­lais évi­ter une éter­ni­té de souf­frances en enfer quand je vien­drai à mou­rir. On me disait que je ne devais jamais offen­ser Dieu. Je ne devais jamais rien faire de mal et la seule manière de m’as­su­rer que j’é­tais sur le droit che­min consis­tait à pré­ser­ver ma bonne conscience.

J’ai renon­cé à ma foi catho­lique au début de la ving­taine, mais le mal été fait. On m’a­vait convain­cu que j’é­tais fon­ciè­re­ment mau­vais. J’ai tué le Dieu catho­lique de ma jeu­nesse, mais un nombre incal­cu­lable d’autres dieux vinrent com­bler le vide qui me han­tait en poin­tant mes défaillances. La bles­sure était constam­ment ouverte et sus­cep­tible d’être écor­chée par la moindre action.

Bien qu’ayant déser­té la source ini­tiale de ma culpa­bi­li­té – le catho­li­cisme – je conti­nuais à être quo­ti­dien­ne­ment témoin de trau­ma­tismes. Le trau­ma­tisme est une autre manière effi­cace de pro­vo­quer la culpa­bi­li­té. Plus de 40% des per­sonnes à qui on a diag­nos­ti­qué un TSPT (trouble de stress post trau­ma­tique), par exemple, déclarent que la culpa­bi­li­té est liée aux évé­ne­ments trau­ma­ti­sants qu’ils ont vécus. Lorsque des per­sonnes ayant sur­vé­cu à un trau­ma­tisme se sentent res­pon­sables de ce trau­ma­tisme, cela entraîne sou­vent une inhi­bi­tion de leur capa­ci­té d’action.

Même si cer­tains d’entre nous ne subissent pas de trau­ma­tisme direc­te­ment, nous sommes tous envi­ron­nés de scènes repré­sen­tant la des­truc­tion du milieu natu­rel. Ce trau­ma­tisme indi­rect a été appe­lé trouble de stress post trau­ma­tique com­plexe par Judith Her­man, pro­fes­seure de psy­chia­trie à l’u­ni­ver­si­té de Har­vard. Ses recherches révèlent que la culpa­bi­li­té qui accom­pagne le TSPT est sou­vent pré­sente dans le TSPT complexe.

La culture domi­nante a créé un cercle vicieux de génie. Le trau­ma­tisme mène à la culpa­bi­li­té et la culpa­bi­li­té fige le trau­ma­ti­sé dans l’i­nac­tion per­met­tant ain­si à ceux qui sont au pou­voir de créer davan­tage de traumatismes.

***

Ma culpa­bi­li­té a atteint une telle inten­si­té qu’elle se cris­tal­lise en une scène qui  me revient sou­vent à l’es­prit. La culpa­bi­li­té m’en­traîne dans une pièce vide et inache­vée. Le sol est en pan­neaux de par­ti­cules bruts. Des échardes trans­percent toute par­tie de l’é­pi­derme qui entre en contact avec le sol. Aucun mur n’a été construit pour recou­vrir les colom­bages qui sou­tiennent le pla­fond de la pièce. Un iso­lant en fibre de verre rose, dont la seule vue pro­voque des déman­geai­sons, émerge de l’es­pace entre les poutres.

Deux ver­sions de moi-même se trouvent dans la pièce. Le pre­mier moi est ava­chi dans un coin, au fond de la pièce, secoué de trem­ble­ments et en pleurs. Sur­plom­bant cette ver­sion de moi-même, un moi en colère se tient debout, armé d’une batte de base­ball. Le moi-avec-la-batte hurle des accu­sa­tions et des ques­tions. Il sait mes hontes les plus secrètes.

« Com­ment as-tu pu encore deman­der de l’argent à tes parents ? » La ques­tion rebon­dit en écho sur les murs.

Le moi-sur-le-sol n’ose pas répondre, sait que les mots ne suf­fi­ront pas. Aucune expli­ca­tion ration­nelle n’al­lé­ge­ra la culpa­bi­li­té. Le moi-sur-le-sol se frotte contre le plan­cher (héris­sé d’é­chardes) et contre la fibre de verre. « Si seule­ment je pou­vais lui mon­trer l’é­ten­due de ma souf­france », me dis-je, « le moi-avec-la-batte serait satis­fait ».

Mais ça ne marche pas. J’ai vu cette scène si sou­vent que je peux lire le logo Louis­ville Slug­ger sur la batte au moment où elle s’a­bat sur mes côtes.

« Tu ne gagnes pas ta vie », dit le moi-avec-la-batte sur un ton mépri­sant, tout en fai­sant tour­noyer la batte au-des­sus de sa tête.

Le moi-sur-le-sol se résigne à attendre pas­si­ve­ment la raclée. Le seul geste qu’il accom­plit consiste à rou­ler légè­re­ment sur le sol pour esqui­ver le coup qui cette fois claque contre sa colonne vertébrale.

Le moi-avec-la-batte se contente de conti­nuer à débi­ter la lita­nie de mes hontes.

« Le monde est en feu, et que fais-tu ? » la batte cogne.

« Es-tu conscient du mal que tu as fait à ton entou­rage quand tu as essayé de te tuer ? » choc du bois contre les os.

« La dépres­sion ? Pour­quoi tu t’obs­tines à te réfu­gier der­rière cet ali­bi ? » Bruit sourd.

Je forme le vœu que la batte ren­contre rapi­de­ment mon crâne et me per­mette de som­brer dans l’inconscience.

Com­ment puis-je faire preuve d’empathie en étant obnu­bi­lé par cette scène ?  Com­ment puis-je trou­ver l’éner­gie d’ai­mer en étant occu­pé à esqui­ver les ques­tions et à fuir les coups de cette batte de base­ball ? De toute évi­dence, cela m’est impos­sible. La batte avec laquelle je me fla­gelle men­ta­le­ment paci­fie ma résis­tance aus­si sûre­ment que le ferait une matraque dans la vraie vie. Et bien sûr, tout l’in­té­rêt est là.

***

Il m’ap­pa­raît clai­re­ment que le moi-avec-la-batte doit être détruit. La batte de base­ball doit lui être arra­chée des mains pour tou­jours. Je dois me rele­ver du sol de cette pièce inache­vée et la réduire en cendres.

La culture domi­nante qui assas­sine la pla­nète et neu­tra­lise ceux qui ont encore assez de cœur pour res­sen­tir la culpa­bi­li­té liée à leur contri­bu­tion à ce meurtre, cette culture doit, elle aus­si, être détruite. Plus nous atten­drons, plus le cycle de la culpa­bi­li­té s’ag­gra­ve­ra, plus notre dou­leur sera intense et plus nous serons pri­vés d’amour.

Sur le plan per­son­nel, je fais le néces­saire pour détruire l’emprise que la culpa­bi­li­té exerce sur ma vie. Je consulte un thé­ra­peute qui m’aide à résis­ter quand la culpa­bi­li­té cherche à m’en­traî­ner dans la pièce inache­vée où elle me bat­tra avec ma honte. Je prends un trai­te­ment qui m’aide à cou­per court aux cycles de la culpa­bi­li­té avant qu’ils ne me consument.

Sur le plan cultu­rel, on m’a offert l’op­por­tu­ni­té de me ral­lier à ceux qui envi­sagent sérieu­se­ment  de mettre un terme à la des­truc­tion. Je vais par­ti­ci­per à Résis­tance à l’ex­trac­tion : une for­ma­tion de trois jours à l’ac­tion directe pour apprendre à appli­quer plus que des solu­tions indi­vi­duelles aux pro­blèmes globaux.

***

On dit que le mou­ve­ment envi­ron­ne­men­tal moderne a com­men­cé il y a près de 60 ans. Pen­dant tout ce temps, la situa­tion n’a fait qu’empirer. Une des prin­ci­pales rai­sons pour les­quelles le mou­ve­ment échoue relève du fait que trop d’en­vi­ron­ne­men­ta­listes misent sur des solu­tions indi­vi­duelles pour mettre fin à des pro­blèmes d’ordre mon­dial. Nous n’al­lons pas sau­ver la pla­nète en uti­li­sant des ampoules élec­triques à basse consom­ma­tion. Nous n’al­lons pas sau­ver la pla­nète en ayant recours au covoi­tu­rage pour aller tra­vailler. Nous n’al­lons pas sau­ver la pla­nète en adop­tant un régime stric­te­ment végane. Merde, nous n’al­lons pas sau­ver la pla­nète quel que soit le régime ali­men­taire strict que nous adopterons.

Pen­dant trois décen­nies, nous avons essayé d’ac­cé­der à un ave­nir sou­te­nable en rédui­sant, en réuti­li­sant et en recy­clant et pour­tant la des­truc­tion de cet ave­nir n’a fait que s’in­ten­si­fier. Il nous faut plus que des chan­ge­ments de mode de vie indi­vi­duel. Il nous faut plus que des habi­tudes de consom­ma­tion indi­vi­duel­le­ment res­pon­sables. Il nous faut une action directe mili­tante et organisée.

Une des rai­sons pour les­quelles le mou­ve­ment envi­ron­ne­men­tal est en échec relève du fait que la culture domi­nante main­tient beau­coup d’entre nous dans des cycles de culpa­bi­li­té. Aveu­glés par la culpa­bi­li­té, beau­coup d’entre nous se sont lais­sés gagner par leur propre dou­leur. Notre monde se réduit au cadre de nos actions indi­vi­duelles. Nous aspi­rons à la fausse bonne conscience que nous croyons pou­voir atteindre à par­tir du moment où nous pou­vons cla­mer que nous ne sommes pas per­son­nel­le­ment impli­qués dans la des­truc­tion. Nous n’a­gis­sons que pour nous sen­tir mieux.

Lorsque nous nous foca­li­sons sur nous-mêmes, nous avons ten­dance à pen­ser que le pro­blème est réso­lu quand nous pou­vons sou­la­ger notre conscience. Cepen­dant, le pro­blème n’est pas uni­que­ment men­tal. La culture domi­nante est en train de détruire phy­si­que­ment la pla­nète. Lorsque nous nous élè­ve­rons au-des­sus de notre culpa­bi­li­té et que nous regar­de­rons au-delà de nous-mêmes, nous nous aper­ce­vrons que tous ces autres qui nous donnent la vie n’ont que faire de notre culpa­bi­li­té, qu’ils n’ont que faire du main­tien de notre pure­té per­son­nelle, qu’ils n’ont que faire de notre tran­quilli­té d’es­prit. Ils ont besoin que nous met­tions fin à la des­truc­tion de la planète.

Lorsque nous met­trons un terme à la des­truc­tion de la pla­nète, nous retrou­ve­rons notre empa­thie. Nous serons mus par l’a­mour et non par la peur de la dou­leur. Ain­si, la bles­sure de la culpa­bi­li­té aura tout le loi­sir de guérir.

Will Falk


Tra­duc­tion : Hélé­na Delaunay

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  1. A l’é­chelle du temps de l’exis­tence de l’hu­ma­ni­té, nous décou­vrons seule­ment l’im­passe dans laquelle notre monde s’en­gouffre. Les siècles qui nous ont pré­cé­dés ont encré dans l’in­cons­cient col­lec­tif, les armes les plus puis­santes et redou­tables, à savoir : celles que nous retour­nons contre nous-même et qui portent le même nom ; la « culpa­bi­li­té ». Point besoin pour les forces domi­nantes de nos socié­tés occi­den­tales, capi­ta­listes libé­rales conser­va­trices, de nous faire plier avec une dic­ta­ture de type répres­sif. Nous sommes for­més, au risque de som­brer dans la dépres­sion, à vivre dans le déni, à consi­dé­rer nos « valeurs » comme étant celles de l’in­di­vi­dua­lisme et de la com­pé­ti­tion per­ma­nente. Ces « valeurs » inhu­maines sont assi­mi­lées à un « devoir » qu’il nous faut fiè­re­ment accom­plir. Les meilleurs défen­seurs du sys­tème, c’est nous-même avec notre sacro-saint pou­voir d’a­chat, nos futiles consom­ma­tions effré­nées, nos luxueux voyages à prix incroya­ble­ment bas, nos loi­sirs neutres — inco­lores — inci­pides etc qui font de nous de par­faits petits sol­dats bien récom­pen­sés. Croire que tout cela est de notre faute est tout aus­si des­truc­teur. Prendre conscience que le désastre pro­vient d’une poli­tique struc­tu­rel­le­ment éloi­gnée voire oppo­sée au bien être col­lec­tif durable et com­mu­ni­quer notre indi­gna­tion le plus pos­sible sans rame­ner la « faute » sur l’in­di­vi­du est un moyen d’é­mer­ger du bain de souf­frances qu’est la culpa­bi­li­té et ain­si uti­li­ser une autre arme redou­table : la prise de conscience res­pon­sable et impé­ra­tive de choi­sir clai­re­ment son camp. A dieux et diables la culpabilité.

  2. Salut,

    je crois que nous ne met­trons jamais fin au mas­sacre de la pla­nète, c’est elle qui se débrouille­ra. C’est une grande fille !
    Will Falk nous lâche une par­tie de lui-même, peut-être pas la meilleure. J’y décèle une dose de para­noïa et un cer­tain carac­tère anthro­pique, mais ce n’est qu’un avis per­son­nel. D’ailleurs sa fran­chise empreinte de naï­ve­té me plaît beau­coup, je retrouve des petits mor­ceaux de moi dans son vécu et son enga­ge­ment social est bien plus pro­non­cé que le mien. Preuve que l’empathie dont il fait l’é­loge ne lui fait pas défaut.

    Mais l’empathie, en fait, est-elle absente des coeurs humains ou bien comme le reste, ne se méta­mor­pho­se­rait-elle pas, en un nou­veau sentiment ?
    Pour­quoi aimer ou vou­loir aider « au hasard » sans prendre en compte la vraie valeur des autres ? Tant de gens font sem­blant main­te­nant, tant de gens on pris un pli qui leur convient et ils se mul­ti­plient. Il fau­drait mieux les lais­ser pour compte, notre ave­nir ne réside pas dans la cohé­sion humaine, quelle folie d’a­voir cette idée. Le déve­lop­pe­ment per­son­nel, la consti­tu­tion de petits groupes et la pré­ser­va­tion d’î­lots me paraît être la réponse la mieux appro­priée au bou­le­ver­se­ment qui vient et que trop peu de gens ne pour­ront contenir.

    Le temps approche où les belles phrases seront caduques, on regret­te­ra de ne pas avoir eu assez de culot, de ne pas avoir concré­ti­sé cer­taines idées lors­qu’on n’a­vait alors qu’une vague peur, du qu’en-dira-t-on ou de l’administration.
    Le poids de l’in­di­vi­du dans la catas­trophe de demain est énorme et c’est sur lui — sur nous-même — qu’il faut mettre la pres­sion quand on publie ou par­tage des idées. On doit aban­don­ner toute forme de glo­ba­li­sa­tion et recen­trer l’être dans sa res­pon­sa­bi­li­té, et son pouvoir.
    L’his­toire humaine prouve qu’en­semble, on ne fait que des conneries.

    😉

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