La civilisation industrielle, le sentiment de la nature & sa destruction (par Bernard Charbonneau)

Extrait du livre Le Jar­din de Baby­lone de Ber­nard Char­bon­neau, Ency­clo­pé­die des nui­sances, 2002 (1969), p. 205–208.


Dans l’état actuel de l’homme, il n’y a pas de cri­tère plus sûr de la civi­li­sa­tion indus­trielle que le « sen­ti­ment de la nature » — car il n’est pas encore deve­nu rai­son. Les pro­grès de l’un suivent rigou­reu­se­ment ceux de l’autre, en même temps que celui-ci ouvre la voie à celle-là. En matière de nature, la seconde socié­té indus­trielle [la socié­té indus­trielle des loi­sirs natu­ri­sés] est encore plus exi­geante que la pre­mière. L’âge du plas­tique aime la « belle matière », la pierre nue ou les bois mal équar­ris, et nous les conser­vons au xylo­phène. Ama­teurs d’art brut, nous ornons notre living de souches ou de cailloux qui ne sont plus des objets d’art mais des jeux de la nature. A la pure­té, méca­nique ou chi­mique, des pro­duits indus­triels, nous pré­fé­rons l’impure pure­té du vivant. Nous salons nos mets avec du sel gris, et nous man­geons du « pain pay­san » cuit au feu de bois et non au mazout ; mais depuis qu’il n’y a plus de cam­pagne c’est à Paris qu’il faut le cher­cher. Riches, nous payons très cher le luxe de la pau­vre­té : les paniers, les pots, la bure fabri­qués à la main.

Au pro­lé­ta­riat tout ce qui est neuf, net et ver­ni ; à l’« Élite » tout ce qui est vieux, rugueux, écaillé. Comme nos bour­geois col­lec­tion­naient les vieilles armoires de leurs métayers, nos indus­triels s’installent dans leurs « fer­mettes » : si l’évolution conti­nue l’ancienne mai­son du pauvre vau­dra plus cher que la vil­la du riche.

Il ne s’agit pas ici de réac­tion, mais bien au contraire d’un maxi­mum de civi­li­sa­tion. Seule­ment le natu­risme moderne est loin d’être conscient de cette contra­dic­tion. Réac­tion ins­tinc­tive contre le monde actuel, il en refuse les vices, et sur­tout les ver­tus : la rai­son, la cri­tique métho­dique ; et jouant sur les deux tableaux, il esquive les choix entre la nature et l’antinature. Aus­si le « sen­ti­ment de la nature » est-il dupé, inté­gré dans l’ensemble qui l’engendre. De fait indi­vi­duel, il devient fait éco­no­mique et social, une indus­trie et une ins­ti­tu­tion ; et une des forces de des­truc­tion les plus actives de la nature, car la nature est direc­te­ment son objet.

sauv

Parce que l’individu moderne aime la vir­gi­ni­té, s’il reste un lieu vierge, il s’y porte aus­si­tôt pour le vio­ler ; et la démo­cra­tie exige que les masses en fassent autant. Et les pre­mières atteintes sont les socié­tés natu­relles : quand le cos­tume et la danse sacra­li­sés par la tra­di­tion ne sont plus qu’un décor four­ni par Cook. La vraie ban­lieue, par­fois la plus hideuse mais tou­jours la plus décom­po­sée, se ren­contre plu­tôt à Saint-Trop’ qu’à Dran­cy ; car ici le men­songe est l’industrie locale. L’avion fait de Papeete un autre Nice, c’est-à-dire un autre Neuilly. Mais alors pour­quoi y aller ? Ce qui rend les voyages si faciles les rend inutiles. Les temps sont proches où, si on veut fuir les machines et les foules, il vau­dra mieux pas­ser ses vacances à Man­hat­tan ou dans la Ruhr.

Aujourd’hui sites et monu­ments sont plus mena­cés par l’admiration des masses que par les ravages du temps. On voit venir le moment où les lieux les plus célèbres se recon­naî­tront au fait que la visite en est inter­dite : déjà le souffle des mul­ti­tudes a failli détruire Las­caux. Comme le goût de la nature se répand dans la mesure où celle-ci dis­pa­raît, et qu’il contri­bue à la faire dis­pa­raître, des masses de plus en plus grandes s’accumulent sur des espaces de plus en plus res­treints ; et il devient néces­saire de défendre la nature contre l’industrie tou­ris­tique aus­si bien que chi­mique. Il faut régle­men­ter, et de plus en plus stric­te­ment, le cam­ping, la cueillette des fleurs. Mais le besoin d’un libre contact avec la nature étant le motif pro­fond de ce retour, il perd aus­si sa rai­son d’être. A quoi bon fuir la ville, si c’est pour se réveiller dans un square, sous le regard d’un gardien ?

D’instinct, la socié­té indus­trielle se défend de cette puis­sance qui la menace, elle prend les devants pour la contrô­ler, et dans cette entre­prise d’intégration trouve la com­pli­ci­té des indi­vi­dus. Les pas­sion­nés de la nature sont en géné­ral à l’avant-garde de sa des­truc­tion : dans la mesure où leurs explo­ra­tions pré­parent le tra­cé de l’autostrade, et où ensuite pour sau­ver la nature ils l’organisent. Ils ouvrent la voie à leurs risques et périls, en soli­taires ; mais comme toute per­sonne est un acteur en puis­sance, il faut qu’ils l’annoncent à un public avide de dépay­se­ment. Ils écrivent un livre ou font des confé­rences pour convier l’univers à par­ta­ger leur soli­tude : rien de tel qu’un navi­ga­teur soli­taire pour ras­sem­bler les masses. Qui triche, les masses ou le misan­thrope, dont l’entreprise est finan­cée par l’État ou les grandes socié­tés ? Quand on aime une vierge, pour­quoi par cha­ri­té ne pas la faire connaître à tout le monde ? En payant bien enten­du, car il faut bien vivre. Quand on a la pas­sion de la nature, pour­quoi ne pas en faire pro­fes­sion, comme d’autres font pro­fes­sion de l’Art ? Mais la socié­té ne paye pas ses ser­vi­teurs pour rien. Ain­si l’amoureux du désert fonde une socié­té pour la mise en valeur du Saha­ra. Le cam­peur pas­sion­né, assa­gi par l’âge, s’avise de tirer pro­fit de son goût des plages désertes qu’il décou­vrit autre­fois, et il fonde un vil­lage de toile avec Roth­schild. Le fana­tique de la faune afri­caine orga­nise des safa­ris à deux mille dol­lars, où il mène des mana­gers pres­sés droit au gîte du der­nier lion. Il fal­lait des années pour connaître les détours d’un tor­rent, désor­mais manuel ou guides per­met­tront au pre­mier venu de jouir du fruit que toute une vie de pas­sion per­met­tait juste de cueillir ; mais il est pro­bable que ce jour-là ce fruit disparaîtra.

De tels hommes font connaître ce qu’ils aiment, ce qui est bien natu­rel ; et ils en sont récom­pen­sés par la noto­rié­té et l’argent. Ce marin pas­sion­né des choses de la mer a été le pre­mier à péné­trer dans le « monde du silence » — et c’est ain­si que le silence a été rom­pu. L’univers sous-marin était sa voca­tion, il s’y est consa­cré. Plus il faut aller tra­quer la nature en des lieux inhu­mains, plus il faut d’organisation et de machines : une esca­lade pyré­néenne est une pro­me­nade, une ascen­sion hima­layenne à la fois une offen­sive mili­taire et une entre­prise indus­trielle — à plus forte rai­son est-ce le cas d’une explo­ra­tion sous-marine. Comme le com­man­dant Cous­teau était actif et habile, il a su inté­res­ser à son œuvre les trusts et les gou­ver­ne­ments, qui lui ont four­ni des fonds consi­dé­rables pour réunir une équipe, et construire des engins de plus en plus coû­teux parce que de plus en plus per­fec­tion­nés. Et pour faire connaître le « monde du silence », il tour­na un film qui fit beau­coup de bruit. Ain­si se mul­ti­plient les pêcheurs sous-marins qui détruisent la faune côtière de la Médi­ter­ra­née, et les forages des socié­tés pétro­lières peuvent souiller les eaux de la plate-forme conti­nen­tale. Demain ce sera le tour de la mer Rouge. Le com­man­dant Cous­teau est un des pre­miers res­pon­sables d’une évo­lu­tion que sans doute il déplore. Je sais qu’il a vive­ment pro­tes­té contre le déver­se­ment des déchets ato­miques en Médi­ter­ra­née : la phy­sique nucléaire n’est pas sa spécialité.

Ain­si ce qui naît de la ville et de l’industrie est réin­té­gré par l’industrie et la ville. L’adversaire de la socié­té moderne, et son fon­da­teur ? Le réac­tion­naire et le pro­gres­siste ? Le puri­tain qui se veut païen contre son chris­tia­nisme intime ? C’est le roman­tique moderne dont Rous­seau fut l’étonnant pro­to­type ; théo­ri­cien de la nature et de la révo­lu­tion, il avait déjà réa­li­sé toutes nos contra­dic­tions. L’ingénieur qui détruit la nature, et le pro­me­neur qui l’admire ? — C’est la même huma­ni­té, sou­vent dans le même homme. M. le direc­teur géné­ral de l’E.D.F. a stop­pé sa DS, et il déplore sin­cè­re­ment la dis­pa­ri­tion de la cas­cade de Les­cun ; j’oubliais de vous dire qu’il n’est pas ici en tour­née mais en vacances.

Beni­dorm (Espagne) Avant/Après

Ain­si, réac­tion contre l’organisation, le sen­ti­ment de la nature abou­tit à l’organisation. La pas­sion spon­ta­née devient une science et une tech­nique, le jeu une pour­suite du pro­fit ou du pou­voir : le loi­sir un tra­vail. Alors la nature se trans­forme en indus­trie lourde, et le groupe de copains en admi­nis­tra­tion hié­rar­chi­sée dont les direc­teurs portent le pagne ou le slip comme d’autres le smo­king. Les der­nières plages ou les der­nières clai­rières de forêts deviennent des villes ; la Nature abou­tit à l’Anti-nature : à la société.

Ber­nard Charbonneau

Print Friendly, PDF & Email
Total
1
Shares
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

Sauver la civilisation ou endiguer la destruction du monde ? De l’importance de savoir ce que nous voulons (par Nicolas Casaux)

Pour le youtubeur Vincent Verzat (« Partager c'est sympa »), éco-vidéactiviste, « être écolo aujourd’hui, c’est penser la rupture, prévoir la résilience de nos villes dans un monde qui s’effondre ». Il s’agit sans doute, également, à peu de choses près, de la définition de l'écologie d'un Bill McKibben, de Cyril Dion, Naomi Klein, Rob Hopkins, etc., mais aussi de celle (mais sans la notion d'effondrement, ou en la remplaçant par celle du dérèglement climatique) d'un Pascal Canfin, de Macron, de Borne, etc. [...]