Du nucléaire au renouvelable, critique du système énergétique (par Arnaud Michon & J.-B. Fressoz)

Pour dres­ser ce tableau cri­tique sur le nucléaire et le renou­ve­lable, je vais m’appuyer sur Le Sens du vent, le livre que j’ai publié il y a trois ans, qui por­tait pré­ci­sé­ment sur ce sujet. Je crois utile de com­men­cer par quelques remarques élé­men­taires. D’emblée, il faut dire que quelles que soient les sources d’énergie renou­ve­lable aux­quelles je me suis inté­res­sé (à savoir l’eau, le soleil et sur­tout le vent), je me suis avant tout atta­ché à leurs appli­ca­tions élec­triques, c’est-à-dire à leur capa­ci­té à pro­duire, à l’aide de maté­riaux et de méca­nismes divers, de l’électricité. Cette pré­ci­sion est néces­saire car l’énergie ne se résume pas, loin s’en faut, à l’électricité. Le soleil, comme on le sait, pro­duit natu­rel­le­ment de la cha­leur ; l’éolien lui-même a long­temps ser­vi à pro­duire de l’énergie méca­nique (pour pom­per de l’eau, par exemple).

Pré­ci­sons par la même occa­sion qu’en France comme dans la plu­part des pays indus­tria­li­sés, l’électricité ne repré­sente qu’à peu près un quart de l’énergie consom­mée (sur­tout consti­tuée de pétrole, comme on s’en doute). C’est une dis­tinc­tion à bien gar­der en tête quand on se pro­pose de cri­ti­quer le sys­tème éner­gé­tique. Une fois faite cette dis­tinc­tion énergie/électricité, je dois pré­ci­ser que je ne vois aucun mal, sur le prin­cipe, à pro­duire de l’électricité avec du soleil de l’eau ou du vent. J’irai même jusqu’à dire, si l’on me per­met cette paren­thèse « idéa­liste », qu’au sein d’une orga­ni­sa­tion sociale qui serait par­ve­nue à se libé­rer des condi­tions pré­sentes et à consi­dé­rer tout autre­ment la ques­tion de ses besoins d’énergie, il y aurait tout lieu de faire un usage abon­dant des éner­gies renou­ve­lables (pas seule­ment pour pro­duire de l’électricité). Mais nous n’en sommes pas là.

Ce qui m’intéressera ici, ce n’est ni l’autonomie limi­tée que peut appor­ter la débrouille indi­vi­duelle, ni le busi­ness aux­quels se livrent des « par­ti­cu­liers » grâce aux éoliennes indi­vi­duelles et, pan­neaux solaires mis sur le mar­ché. C’est bien plu­tôt l’électricité d’origine renou­ve­lable pro­duite par les grands éner­gé­ti­ciens mon­diaux, seuls à même de prendre en charge les contraintes tech­no­lo­giques et les inves­tis­se­ments gigan­tesques que sup­pose l’exploitation de masse de ces éner­gies ; exploi­ta­tion qui a été en par­tie pla­ni­fiée et reste lar­ge­ment sub­ven­tion­née par les États ou regrou­pe­ments d’États, et accla­mée par nombre d’associations éco­lo­gistes, notam­ment anti­nu­cléaires. On aura donc com­pris que mon pro­pos n’est pas de cri­ti­quer les éner­gies renou­ve­lables en tant que telles, mais les éner­gies renou­ve­lables indus­trielles et leurs divers promoteurs.

Il faut en outre rap­pe­ler à ce stade que le renou­ve­lable indus­triel n’est pas une nou­veau­té. L’hydroélectricité existe ain­si en France depuis les années 1960 et conti­nue de repré­sen­ter l’essentiel de l’électricité renou­ve­lable pro­duite : en 2012, l’énergie hydrau­lique a pro­duit 6 fois plus d’électricité que l’éolien et 12 fois plus que le solaire.

J’ai évo­qué au pas­sage les anti­nu­cléaires, ou sup­po­sés tels. Ce n’est pas for­tuit : comme l’illustre le sous-titre du livre Le sens du vent, notes sur la nucléa­ri­sa­tion de la France au temps des illu­sions renou­ve­lables, la cri­tique des éner­gies renou­ve­lables ne vaut selon moi que si elle est arti­cu­lée avec la cri­tique du nucléaire. Pour autant, arti­cu­ler nucléa­ri­sa­tion et illu­sions renou­ve­lables ne revient pas à ren­voyer dos à dos nucléaire et renou­ve­lable. Ni par leur dan­ge­ro­si­té, ni par les pol­lu­tions qu’elles impliquent, ni encore par leurs impli­ca­tions sociales, les pro­duc­tions d’énergie renou­ve­lable ne sont com­pa­rables à la pro­duc­tion d’énergie nucléaire. Le pro­blème prin­ci­pal en matière d’énergie et d’électricité en par­ti­cu­lier reste, et pour long­temps, l’industrie nucléaire. Ne serait-ce que du fait des déchets radio­ac­tifs qu’elle engendre, qui sont pour ain­si dire éter­nels, et qu’elle lègue aux bons soins des « géné­ra­tions futures », comme on dit. C’est à bon droit que la pla­te­forme du Comi­té « Irra­diés de tous les pays, unis­sons-nous ! » avait énon­cé, en 1987, à pro­pos du déchet nucléaire le plus connu (le plutonium) :

« On a ain­si ôté aux hommes la capa­ci­té de modi­fier ; au moins sur ce point, leur sort. Ce qu’aucun tyran n’avait jamais réus­si : impo­ser sa domi­na­tion pour 24 000 ans, le nucléaire y est par­ve­nu. L’histoire ne pour­ra plus se faire sans tenir compte de ce cadeau empoisonné. »

Voi­là pour la nucléarisation.

Ironie à Fukushima
Iro­nie à Fukushima

Pour­quoi s’intéresser par­ti­cu­liè­re­ment à la France, ensuite ? Ce n’est évi­dem­ment pas par chau­vi­nisme. C’est parce que la France, qui pro­duit les trois quarts de son élec­tri­ci­té grâce à des cen­trales ato­miques et pour­rait pré­tendre de ce fait au titre de labo­ra­toire nucléaire de la pla­nète, est un cas unique au monde (même au Japon, qui pos­sède à peu près le même nombre de réac­teurs que la France, la part du nucléaire dans la pro­duc­tion d’électricité n’était au moment de la catas­trophe de Fuku­shi­ma que d’environ 30%) ; et cette « excep­tion fran­çaise » fait que le déve­lop­pe­ment indus­triel de capa­ci­tés de pro­duc­tion d’électricité renou­ve­lable, dont aucun « besoin » de consom­ma­tion ou sup­po­sé besoin ne se fait sen­tir – on rap­pel­le­ra que la France, glo­ba­le­ment, exporte plus d’électricité qu’elle n’en importe –, ce déve­lop­pe­ment du renou­ve­lable, pré­sen­té offi­ciel­le­ment comme un moyen de réduire les émis­sions de gaz à effet de serre et l’ampleur du dérè­gle­ment cli­ma­tique, ne peut pas être ano­din. De là à dire que le déve­lop­pe­ment du renou­ve­lable, et de l’éolien indus­triel en par­ti­cu­lier repré­sente pour l’industrie nucléaire et l’État fran­çais qui la finance, une sorte de cau­tion éco­lo­gique assez bien­ve­nue pour le main­tien voire l’expansion du nucléaire, il y a un pas que j’ai fran­chi. Les exemples de cette alliance, de ce « mariage de rai­son » entre nucléaire et renou­ve­lable, ce qu’on appelle chez les stra­tèges de l’industrie et de l’État le « mix éner­gé­tique », abondent en France. Je ne vais en citer que quelques-uns :

  1. Dans la fou­lée du « Gre­nelle de l’environnement » sur lequel nous revien­drons, le Com­mis­sa­riat à l’énergie ato­mique (CEA), a été rebap­ti­sé Com­mis­sa­riat à l’énergie ato­mique et aux éner­gies alternatives.

  2. La construc­tion de cen­trales solaires sur les ter­rains des anciennes mines d’uranium fran­çaises : c’est ce que fait notam­ment Are­va, qu’il est inutile de pré­sen­ter. Jusqu’au début des années 2000, Are­va a exploi­té ces mines d’uranium et vient main­te­nant « recy­cler », en quelque sorte, ses ter­rains pol­lués en ins­tal­lant du solaire pho­to­vol­taïque beau­coup plus fré­quen­table. Le PDG d’Areva, Luc Our­sel, l’a d’ailleurs confir­mé tout récem­ment en voyant dans le nucléaire et le renou­ve­lable « deux alliés natu­rels ».

  3. Le grand appel d’offres lan­cé par l’État en appli­ca­tion du « Gre­nelle de l’environnement », pour construire, entre la Bre­tagne et la Mer du Nord, des parcs éoliens en mer. Sur­prise, sur les quatre mar­chés déjà octroyés (Fécamp, Cour­seulles-sur-mer, Saint-Brieuc, Saint-Nazaire), EDF en a obte­nu trois, celui de Saint-Brieuc pour la construc­tion reve­nant à… Areva.

D’autres exemples encore. Outre les éoliennes mari­times, dites off­shore, il est fait état d’éoliennes flot­tantes ou à ce qu’on appelle curieu­se­ment des hydro­liennes, qui sont des machines uti­li­sant l’énergie des cou­rants marins pour pro­duire de l’électricité, et seraient aux dires des médias « plus por­teuses d’avenir encore que l’éolien off­shore ». C’est si sérieux que la socié­té DCNS, basée à St-Nazaire, qui s’est illus­trée dans la construc­tion des sous-marins nucléaires d’attaque de l’armée fran­çaise et cherche aujourd’hui à se « diver­si­fier », a déci­dé d’y inves­tir. Tou­jours dans le domaine des hydro­liennes, – on aura l’occasion d’y reve­nir – un appel d’offres devrait être lan­cé par l’État pour un parc hydro­lien au Raz Blan­chard, dans le Coten­tin. Le Raz Blan­chard, pour les gens qui ne sont pas de la région, ce n’est pas n’importe quel lieu, puisqu’il est situé au large de La Hague, où se trouve le centre de retrai­te­ment du com­bus­tible usé d’Areva, dont les rejets radio­ac­tifs dans la Manche, d’après Green­peace, seraient équi­va­lents sur un an à un acci­dent nucléaire à grande échelle.

J’arrête là les exemples, qui ne visaient qu’à illus­trer le fait que tous les grands groupes (nucléaires mais aus­si gaziers ou pétro­liers), viennent occu­per, par le rachat de socié­tés spé­cia­li­sées ou la créa­tion de filiales ad hoc, la niche du green busi­ness. Ils le font, bien sûr, avec l’intention d’en tirer des reve­nus – qu’ils obtiennent, par le jeu des tarifs de rachat d’électricité par­ti­cu­liè­re­ment « inci­ta­tifs » concé­dés par l’État –, mais aus­si avec l’espoir de ver­dir leur image : l’exemple le plus écla­tant en France étant EDF, exploi­tant exclu­sif du nucléaire mais aus­si très bien pla­cé, voire lea­der, dans le domaine de l’éolien et du solaire par l’intermédiaire de sa filiale EDF Éner­gies nou­velles. Avant de pas­ser aux « illu­sions renou­ve­lables » pro­pre­ment dites, je vais reve­nir sur deux points que j’ai abor­dés en pas­sant : la lutte contre le dérè­gle­ment cli­ma­tique et la pos­sible expan­sion du nucléaire.

Comme on le sait, le dérè­gle­ment cli­ma­tique pro­vien­drait entre autres des déga­ge­ments de gaz car­bo­nique issus de la pro­duc­tion d’électricité ther­mique (à par­tir de char­bon, de pétrole ou de gaz). Au-delà du phé­no­mène lui-même, c’est la manière dont il est ins­tru­men­ta­li­sé qui doit nous inté­res­ser, et com­ment l’omniprésence média­tique du réchauf­fe­ment cli­ma­tique crée une ambiance a prio­ri favo­rable, non seule­ment au déve­lop­pe­ment indus­triel des éner­gies renou­ve­lables mais favo­rable aus­si, mal­gré Fuku­shi­ma, au nucléaire, pré­sen­té comme neutre vis-à-vis du C02. Ce qui est, soit dit en pas­sant, inexact : car si la pro­duc­tion élec­tro­nu­cléaire elle-même ne contri­bue pas direc­te­ment à l’émission de C02, elle y contri­bue indi­rec­te­ment, non seule­ment lors de la phase d’extraction de l’uranium, qui consomme du pétrole, mais aus­si parce que le nucléaire, qui est conçu pour pro­duire des quan­ti­tés constantes d’électricité, doit être com­plé­té, l’hiver, lors des pics de consom­ma­tion, par de l’électricité issue des cen­trales ther­miques à char­bon (notam­ment), laquelle est le plus sou­vent impor­tée d’Allemagne. Ces pics de consom­ma­tion sont dus à « une par­ti­cu­la­ri­té fran­çaise », comme le disent les tech­no­crates de l’énergie : la part impor­tante en France du chauf­fage élec­trique, pro­mu his­to­ri­que­ment par l’industrie nucléaire qui pen­sait ain­si, et conti­nue de pen­ser contre toute vrai­sem­blance, pou­voir écou­ler ses sur­plus d’électricité.

Peut-on par­ler d’expansion de l’énergie nucléaire, sur­tout après la catas­trophe de Fuku­shi­ma ? Il est vrai que le livre est sor­ti en 2010, donc un an avant le début de Fuku­shi­ma, et que j’y avais plu­tôt défen­du l’hypothèse d’une relance du nucléaire. C’est moins évident aujourd’hui. Pour autant, même au Japon, la fin du nucléaire n’est pas à l’ordre du jour : on a déjà redé­mar­ré deux des cin­quante réac­teurs qui avaient été arrê­tés. Et pour ce qui est de la France, même si le gou­ver­ne­ment envi­sage de fer­mer à terme une cen­trale nucléaire (celle de Fes­sen­heim en Alsace) et que, d’autre part, le chan­tier de réac­teur EPR de Fla­man­ville est un tel désastre éco­no­mique et tech­no­lo­gique que l’on peut se deman­der si l’on en construi­ra un autre en France ; pour le reste, si l’on consi­dère l’ensemble de la filière nucléaire, au contraire, tout montre que l’énergie nucléaire n’est pas « cette éner­gie du pas­sé », comme l’avait pré­ten­du hâti­ve­ment un Cohn-Ben­dit, en accord sur ce point avec le Réseau Sor­tir du Nucléaire (RSN).

Citons quelques déve­lop­pe­ments nucléaires récents ou en cours : nou­velle usine d’enrichissement d’uranium Georges Besse 2 ins­tal­lée sur le site du Tri­cas­tin, recherches du CEA sur le réac­teur de 4e géné­ra­tion – l’EPR étant lui-même consi­dé­ré, abu­si­ve­ment d’ailleurs, comme un réac­teur de 3e géné­ra­tion –, recherches éga­le­ment sur la fusion nucléaire avec le pro­jet ITER, nou­veau réac­teur appe­lé ATMEA, déve­lop­pé par Are­va et Mit­su­bi­shi et dont la Tur­quie a der­niè­re­ment fait l’acquisition.

J’en viens main­te­nant à l’essentiel : pour­quoi par­ler d’illusions renouvelables ?

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Tout d’abord, parce que le renou­ve­lable est dans une cer­taine mesure une illu­sion de pro­duc­tion. D’un point de vue pure­ment tech­nique, il faut indi­quer que dans une orga­ni­sa­tion du monde qui ne jure que par la per­for­mance et le ren­de­ment, l’éolien indus­triel ter­restre n’a pas en France d’intérêt pro­duc­tif déter­mi­nant (même dans les pays euro­péens qui l’ont déve­lop­pé mas­si­ve­ment, la part du renou­ve­lable reste mino­ri­taire). En effet, compte tenu de l’intermittence du vent, les parcs éoliens ter­restres n’y fonc­tionnent à puis­sance maxi­male, en moyenne, que 24% du temps. Le pho­to­vol­taïque indus­triel, quant à lui, ne pro­duit en moyenne en France que 13% du temps (pas la nuit et uni­que­ment quand il y a du soleil). Le taux serait cepen­dant sen­si­ble­ment plus éle­vé pour l’éolien off­shore, qui pour­rait pro­duire 40% du temps, et encore plus éle­vé pour les hydro­liennes, de l’ordre de 50%. (Cette effi­ca­ci­té plus grande, ajou­tée aux pro­tes­ta­tions récur­rentes des rive­rains contre les pro­jets ter­restres, peut expli­quer la prio­ri­té qui semble main­te­nant don­née à la filière marine). Il faut donc se deman­der à qui cette illu­sion – rela­tive – pro­fite, hor­mis les agri­cul­teurs ou pro­prié­taires fon­ciers qui louent leurs terres aux indus­triels et en tirent des béné­fices directs.

Si à cette ques­tion on répond sim­ple­ment « capi­ta­lisme », on ne com­prend à mon avis qu’une par­tie du pro­blème ; on manque la conver­gence d’intérêts, l’Union sacrée qui réunit, sur la ques­tion des renou­ve­lables, l’industrie, l’État et les dif­fé­rents lob­by s asso­cia­tifs anti­nu­cléaires, dont Green­peace et le RSN sont les plus en vue. J’ai déjà par­lé des inté­rêts qu’y voyaient les indus­triels, je n’y reviens pas.

Qu’en est-il de l’État fran­çais et des pou­voirs publics au sen large (y com­pris les col­lec­ti­vi­tés locales) ? Sans s’attarder sur la ques­tion des col­lu­sions entre État et indus­trie, public et pri­vé, il paraît évident que le béné­fice est sur­tout idéo­lo­gique. En témoigne une pro­pa­gande volon­ta­riste visant à ins­crire dans les têtes, avant de l’inscrire dans la géo­gra­phie, la cer­ti­tude que la France est bel et bien enga­gée dans le déve­lop­pe­ment durable et la guerre mon­diale contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Cet air du temps, certes pas tout neuf, est quand même sur­tout per­cep­tible depuis le « Gre­nelle de l’Environnement ». On se rap­pelle peut-être de la décla­ra­tion de Sar­ko­zy de juin 2009 :

« Nous allons prendre dans les éner­gies renou­ve­lables un virage aus­si impor­tant que le géné­ral de Gaulle pour le nucléaire dans les années 1960. »

Ce qui laisse son­geur quand on voit ce à quoi ce « virage » nucléaire a abou­ti. Il va sans dire que l’actuelle opé­ra­tion du gou­ver­ne­ment appe­lée « tran­si­tion éner­gé­tique » va dans le même sens, en for­çant mani­fes­te­ment le trait sur le renou­ve­lable, peut être pour confor­ter, à toutes fins utiles, le pacte élec­to­ral avec les Verts.

[NdE, ce qui suit est un extrait, courte apar­té, sur le thème des éner­gies renou­ve­lables et de la soi-disant tran­si­tion éner­gé­tique, tiré du texte « Pour une his­toire déso­rien­tée de l’énergie » écrit par Jean-Bap­tiste Fres­soz]:

Du fait de la crise cli­ma­tique, l’histoire de l’énergie connaît actuel­le­ment un regain d’intérêt. Selon cer­tains his­to­riens, l’examen des « tran­si­tions éner­gé­tiques » du pas­sé per­met­trait d’élucider les condi­tions éco­no­miques pro­pices à l’avènement d’un sys­tème éner­gé­tique renou­ve­lable 1. Cette his­toire de l’énergie à visée ges­tion­naire repose sur un sérieux mal­en­ten­du : ce qu’elle étu­die sous le nom de « tran­si­tion éner­gé­tique » cor­res­pond en fait très pré­ci­sé­ment à l’inverse du pro­ces­sus qu’il convient de faire adve­nir de nos jours.

La mau­vaise nou­velle est que si l’histoire nous apprend bien une chose, c’est qu’il n’y a en fait jamais eu de tran­si­tion éner­gé­tique. On ne passe pas du bois au char­bon, puis du char­bon au pétrole, puis du pétrole au nucléaire. L’histoire de l’énergie n’est pas celle de tran­si­tions, mais celle d’additions suc­ces­sives de nou­velles sources d’énergie pri­maire. L’erreur de pers­pec­tive tient à la confu­sion entre rela­tif et abso­lu, entre local et glo­bal : si, au XXe siècle, l’usage du char­bon décroît rela­ti­ve­ment au pétrole, il reste que sa consom­ma­tion croît conti­nû­ment, et que glo­ba­le­ment, on n’en a jamais autant brû­lé qu’en 2013.

S’extraire de l’imaginaire tran­si­tion­niste n’est pas aisé tant il struc­ture la per­cep­tion com­mune de l’histoire des tech­niques, scan­dée par les grandes inno­va­tions défi­nis­sant les grands âges tech­niques. À l’âge du char­bon suc­cé­de­rait celui du pétrole, puis celui (encore à venir) de l’atome. On nous a récem­ment ser­vi l’âge des éner­gies renou­ve­lables, celui du numé­rique, de la géné­tique, des nanos etc. Cette vision n’est pas seule­ment linéaire, elle est sim­ple­ment fausse : elle ne rend pas compte de l’histoire maté­rielle de notre socié­té qui est fon­da­men­ta­le­ment cumu­la­tive 2.

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Pre­mier plan : pan­neaux solaires, second plan : cen­trale turbogas

Un exemple tiré du livre de Ken­neth Pome­ranz, Une Grande Diver­gence, per­met de com­prendre l’enjeu pour l’écriture de l’histoire. Soit deux tech­niques : la machine à vapeur d’un côté, et les four­neaux chi­nois – plus éco­nomes en éner­gie que les four­neaux euro­péens – de l’autre. Com­ment juger de leur impor­tance his­to­rique res­pec­tive ? Pour­quoi la pre­mière a‑t-elle sem­blé digne d’intérêt his­to­rique, alors que la seconde est très mécon­nue ? C’est seule­ment du fait de l’abondance du char­bon que la capa­ci­té à reti­rer davan­tage d’énergie des com­bus­tibles ne paraît plus déter­mi­nante et que l’on relègue les four­neaux chi­nois dans les notes de bas de pages 3. Si les mines de char­bon anglaises avaient mon­tré des signes d’épuisement dès 1800, la prio­ri­té aurait été inver­sée. Le pic pétro­lier et le chan­ge­ment cli­ma­tique nous obligent à une pro­fonde réécri­ture de l’histoire des tech­niques, à en recon­si­dé­rer les objets qui comptent, à envi­sa­ger une his­toire « déso­rien­tée », extraite de la funeste téléo­lo­gie de la puis­sance 4. […]

Le concept de tran­si­tion est un leurre dan­ge­reux, sans réfé­rent his­to­rique. Il a été inven­té en 1975 pour conju­rer le thème de la « crise éner­gé­tique ». On a oublié l’immense angoisse pro­duite par le pic du pétrole amé­ri­cain (1970) et les chocs pétro­liers. Par exemple, Jim­my Car­ter a consa­cré cinq dis­cours à la Nation sur ce thème, exhor­tant ses conci­toyens à renon­cer au consu­mé­risme et à renouer avec les valeurs chré­tiennes de sobrié­té. Le vocable « tran­si­tion éner­gé­tique » a été popu­la­ri­sé dans ce contexte par de puis­santes ins­ti­tu­tions : le Bureau de la pla­ni­fi­ca­tion éner­gé­tique amé­ri­cain, la com­mis­sion tri­la­té­rale, la CEE et divers lob­bys indus­triels. Dire « tran­si­tion » plu­tôt que « crise » ren­dait le futur beau­coup moins anxio­gène en l’arrimant à une ratio­na­li­té pla­ni­fi­ca­trice et gestionnaire.

Actuel­le­ment, la notion de tran­si­tion empêche de voir la per­sis­tance des sys­tèmes anciens et sur­es­time les déter­mi­nants tech­niques au détri­ment des arbi­trages éco­no­miques. Par exemple, l’Europe est en train de « retour­ner » au char­bon : du fait du déve­lop­pe­ment de l’extraction des gaz de schistes aux États-Unis, le prix du char­bon amé­ri­cain a suf­fi­sam­ment bais­sé pour qu’il soit ren­table de le sub­sti­tuer au gaz russe. En France, la consom­ma­tion de char­bon pour l’électricité a ain­si bon­di de 79 % entre sep­tembre 2011 et 2012 5. En ce sens, le char­bon n’est pas une éner­gie plus ancienne que le pétrole et consti­tue­ra même vrai­sem­bla­ble­ment son successeur. […] 

Mais qu’il y ait moins d’électricité d’origine nucléaire qui cir­cule dans le réseau, ou du moins plus d’électricité d’origine renou­ve­lable – de toute façon tous les watts se mélangent dans les tuyaux –, cela ne change rien au fait fon­da­men­tal que la pro­duc­tion élec­tro­nu­cléaire, et toutes ses consé­quences éco­lo­giques, sani­taires et sociales, se pour­suit. C’est évi­dem­ment l’objectif même d’une telle opé­ra­tion, tout comme de la pro­messe que l’électricité ne serait plus qu’à moi­tié nucléaire d’ici 2025 au lieu des trois quarts.

Mais les « illu­sions renou­ve­lables » nour­rissent avant tout la pseu­do oppo­si­tion au nucléaire incar­née par Green­peace et le RSN. C’est bien l’idéologie de ces orga­ni­sa­tions que vise le titre Le sens du vent, à savoir la pro­pa­gande, qui, sous cou­vert de frei­ner ou de détour­ner l’actuelle fuite en avant éner­gé­tique, la suit et l’accompagne. Cer­tains s’étonnent encore qu’à l’heure où les indus­triels s’expriment sou­vent comme des éco­lo­gistes, les éco­lo­gistes s’expriment comme des indus­triels. C’est igno­rer l’aggior­na­men­to de l’écologie dite poli­tique qui a ajou­té à sa voca­tion his­to­rique (la pro­tec­tion quan­ti­fiée de la nature) l’exploitation pro­fi­table et « décom­plexée » des sources d’énergie natu­relles. On s’en convain­cra mieux en lisant les pro­po­si­tions alter­na­tives des éco­lo­gistes anti­nu­cléaires officiels.

Si ceux-ci dénoncent le nucléaire, ils ne s’aventurent guère à dénon­cer la socié­té qui l’engendre ni l’État qui la pro­meut ; et pour cause, le nucléaire et l’effet de serre mis à part, ils n’ont rien à repro­cher à cette socié­té : que ce soit l’économie, l’État ou l’innovation tech­no­lo­gique, toutes les puis­sances de la socié­té exis­tante sont non seule­ment accep­tées, natu­ra­li­sées, mais som­mées de faire davan­tage en matière de renou­ve­lable industriel.

Le RSN, auquel adhèrent beau­coup de mili­tants soi-disant anti­ca­pi­ta­listes, réclame ain­si sans ambi­guï­té, sur son site Inter­net des « indus­tries per­for­mantes, éco­lo­giques » et, faut-il le dire, « citoyennes » ; le tout au pré­texte de créer de l’emploi, ce qui, quoi qu’on pense de la créa­tion d’emploi, sup­po­se­rait par exemple – et on y songe – des pro­grammes de recon­ver­sion à marche for­cée de pêcheurs dés­œu­vrés en répa­ra­teurs d’éoliennes.

Quant à la pro­duc­tion des maté­riaux néces­saires à l’industrie renou­ve­lable, il n’y a même pas lieu d’y pen­ser : cette pro­duc­tion désas­treuse sur les plans éco­lo­gique et social est entiè­re­ment délé­guée à la Chine et à cer­tains pays d’Asie du Sud-est, moins regar­dants que les pays occi­den­taux à cet égard (l’extraction et le trai­te­ment des terres rares, indis­pen­sables à la fabri­ca­tion des éoliennes off­shore – mais aus­si à celle des voi­tures élec­triques et des smart­phones – se font à plus de 90% en Chine, de même que la plus grande par­tie des pan­neaux solaires actuel­le­ment mis en œuvre).

Éoliennes, Terres rares et désastre environnemental : une vérité qui dérange (même les ONG)!

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Dans les rangs de ces oppo­sants offi­ciels au nucléaire, on compte aus­si beau­coup sur le pro­grès tech­no­lo­gique. Et quand on ne s’en remet pas aux scé­na­rios gran­dioses des ingé­nieurs de Néga­watt, qui ne demandent jamais que 30 ans de patience pour obte­nir une vie sobre, effi­cace et sans élec­tro­nu­cléaire, on se pro­pose, en fait de sor­tie, un pro­gramme déri­soire en regard de l’objectif visé, can­ton­né pour l’essentiel à la vie domes­tique et à la culpa­bi­li­sa­tion des indi­vi­dus : on pré­co­nise ain­si, entre autres, d’utiliser des ampoules à basse consom­ma­tion, sans s’interroger une seconde sur l’impact éco­lo­gique qu’entraîne leur fabri­ca­tion (on trouve en effet dans ces ampoules du plas­tique, du plomb, du mer­cure et des terres rares) ; on recom­mande aus­si déteindre son ordi­na­teur quand on ne l’utilise pas, sans pour autant remettre en cause l’informatisation de la socié­té, qui a ren­du l’usage de l’ordinateur presque obli­ga­toire, etc.

Pour infor­ma­tion, les « ménages » ne contri­buent qu’au tiers de la consom­ma­tion d’électricité, le reste étant consom­mé par l’industrie et les ser­vices. Mais cette part, et cela n’étonnera per­sonne, est en constante aug­men­ta­tion, non seule­ment à cause du chauf­fage élec­trique mais sur­tout de l’utilisation crois­sante des gad­gets tech­no­lo­giques bien connus.

Il convient d’ajouter, au rayon des indus­tries « per­for­mantes et éco­lo­giques » que recom­mande le RSN, le déve­lop­pe­ment du cou­plage éolien éner­gie hydrau­lique ; je vous passe les détails tech­niques pour sou­li­gner que jamais n’est remise en cause l’hydroélectricité en tant que telle : or, outre que le poten­tiel fran­çais en matière de bar­rages est satu­ré à 90%, le grand hydrau­lique n’est pas en soi par­ti­cu­liè­re­ment éco­lo­gique, loin s’en faut : voir les désastres sur les milieux natu­rels et humains entraî­nés par la construc­tion de bar­rages hydrau­liques en France, aux États-Unis, en Chine, etc. (Aux Etats-Unis, on mul­ti­plie les démo­li­tions de bar­rages, pour pré­ser­ver de façon plus « durable » la faune aqua­tique et le patri­moine hydrique).

Comme les orga­ni­sa­tions en ques­tion ne sont pas assez naïves pour ne pas voir le sou­tien idéo­lo­gique que le renou­ve­lable indus­triel four­nit au sys­tème tech­nique et aux pou­voirs poli­tiques qui se suc­cèdent, on est inci­té à pen­ser qu’elles ont inté­rêt à l’occulter, sou­cieuses qu’elles sont d’apporter leur exper­tise à la cri­tique inté­grée de l’existant. Et cette place, le pou­voir la leur concède bien volontiers.

Certes, le RSN a fiè­re­ment pro­cla­mé qu’il n’avait pas, contrai­re­ment à Green­peace, par­ti­ci­pé à la sup­po­sée « mas­ca­rade » du Gre­nelle de l’Environnement (entre paren­thèses, mas­ca­rade n’est pas le mot qui convient : de part et d’autre, on a obte­nu ce que l’on était venu cher­cher) ; mais on trouve bien des mili­tants du RSN dans les Com­mis­sions Locales d’Information (CLI), par exemple : les CLI sont sont créées – ou pas, car à ma connais­sance c’est facul­ta­tif – à l’initiative des Conseils Géné­raux auprès de cer­tains grands équi­pe­ments indus­triels, notam­ment les cen­trales nucléaires. Elles sont com­po­sées pour moi­tié d’élus et de divers repré­sen­tants de la « socié­té civile », comme on dit, dont les asso­cia­tifs « anti­nu­cléaires » ; ces CLI, que Jean-Louis Bor­loo, alors ministre de l’Environnement et orga­ni­sa­teur du « Gre­nelle » du même nom, avait qua­li­fié judi­cieu­se­ment de « Gre­nelle avant l’heure », sont cen­sées assu­rer une « mis­sion d’information » des rive­rains sur la base d’informations qu’EDF n’est nul­le­ment tenue de leur four­nir. Ces com­mis­sions avaient été ins­ti­tuées par Mau­roy en 1981, avec l’intention à peine dis­si­mu­lée de neu­tra­li­ser « par inté­gra­tion » les oppo­si­tions au nucléaire, encore assez vives à cette époque-là.

Le dis­cours enthou­siaste de ces asso­cia­tifs sur le renou­ve­lable indus­triel est inté­res­sant en tant que tel mais il a aus­si le mérite d’éclairer toutes les insuf­fi­sances de leur cri­tique antinucléaire.

A tel point qu’il m’a sem­blé per­ti­nent de par­ler au sujet du RSN et de Green­peace d’organisations alter­nu­cléaires plu­tôt que d’organisations anti­nu­cléaires. Même si ça paraît para­doxal à pre­mière vue, il n’est pas exces­sif de consi­dé­rer qu’avec le RSN « un autre nucléaire est pos­sible », dans un monde par ailleurs inchan­gé : avec une exploi­ta­tion éléc­tro­nu­cléaire dont on ne sort pas, contrai­re­ment à ce qu’indique la rai­son sociale du RSN, mais dont on ima­gine la ces­sa­tion gra­duelle et sur­tout indé­fi­nie. Faute de voir le nucléaire comme une volon­té poli­tique ins­crite dans le marbre depuis plus d’un demi-siècle, y com­pris sous son aspect mili­taire ; faute de voir le conflit réel que sup­po­se­rait une sor­tie pour de bon, le Réseau « Sor­tir du nucléaire » ne peut rien faire espé­rer d’autre que plus de renou­ve­lable, c’est-à-dire l’ajout d’une pro­duc­tion « verte » à la pro­duc­tion nucléaire exis­tante. Il faut donc le dire clai­re­ment : pro­cla­mer comme le fait le RSN à lon­gueur de manifs « ni nucléaire ni effet de serre », sans y asso­cier l’affranchissement des ser­vi­tudes, poli­tiques, éco­no­miques et sociales qui les ont per­mis, ce n’est pas sor­tir du nucléaire, c’est en réa­li­té y res­ter.

A lire éga­le­ment, l’ex­cellent article/interview d’Oz­zie Zeh­ner : Les illu­sions vertes – ou l’art de se poser les mau­vaises questions !

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Certes avec le RSN, on peut se dégui­ser en jaune, consti­tuer des chaînes humaines aux quatre coins de la France, aller jusqu’à faire des mani­fes­ta­tions vir­tuelles (comme à l’occasion du Som­met cli­ma­tique de Copen­hague de 2009), ou bien encore des jeûnes en com­pa­gnie de Mon­sei­gneur Gaillot ; toutes ces ges­ti­cu­la­tions indo­lores, uni­taires et média­tiques n’ont à vrai dire qu’un seul but : celui de sen­si­bi­li­ser le pou­voir, de deman­der aux déci­deurs de déci­der, dans l’espoir que les déci­sions prises soient tou­jours plus trans­pa­rentes, plus modernes et plus effi­caces. La cri­tique éco­no­mique, tech­no­lo­gique et sani­taire du RSN reste juste assez super­fi­cielle pour se faire accep­ter par un pou­voir enchan­té de se voir deman­der plus d’investissements, plus de recherche, et plus de contrôles.

Sur cette ques­tion du contrôle, la palme revient assu­ré­ment aux mili­tants de Green­peace qui, quand ils se pro­posent encore de contes­ter le nucléaire, ne trouvent rien de mieux à faire que de péné­trer par effrac­tion dans les cen­trales, prou­vant ain­si la néces­si­té de ren­for­cer la sur­veillance poli­cière et mili­taire, et ce un peu par­tout, puisque per­sonne en France n’habite très loin d’un site nucléaire.

En résu­mé, les orga­ni­sa­tions alter­nu­cléaires ne pro­posent rien d’autre que de nous conduire un peu autre­ment – pour le RSN, avec un véri­table État patron et un sur­croît de recherche scien­ti­fique publique – dans la même impasse que les pou­voirs en place. A ques­tions ana­logues, réponses com­pa­tibles.

Pour­tant, rien ne devrait inter­dire, à qui­conque pré­fère pen­ser par soi-même plu­tôt qu’à l’abri des cas­quettes et des sonos, de poser les ques­tions les plus élé­men­taires qui soient : pour­quoi tant d’énergie ? Pour satis­faire quelles besoins ? Pour mener quel genre de vie ? Les pro­duc­tions d’électricité et d’énergie ont une ori­gine sociale : c’est cette orga­ni­sa­tion sociale qui se nour­rit d’électricité et en sus­cite la demande, par la contrainte et la dépos­ses­sion de tout et de tous (y com­pris de ceux, et ils sont nom­breux, qui ont la dépos­ses­sion enthou­siaste). Il s’agit donc de poser d’abord la ques­tion de l’alternative poli­tique et sociale et non de l’alternative technique.

La majeure par­tie des oppo­sants l’éolien n’en sont pas là. Loin d’envisager les choses en pro­fon­deur pour ral­lier à eux des oppo­si­tions plus mas­sives et plus déter­mi­nées, ils cherchent plu­tôt le plus petit déno­mi­na­teur com­mun en se pla­çant sur le ter­rain juri­dique et en comp­tant sur le « bon sens » des autorités.

L’éolien est rare­ment envi­sa­gé comme il devrait l’être, c’est-à-dire comme une moda­li­té par­ti­cu­lière de la réqui­si­tion totale du ter­ri­toire à des fins de pro­duc­tion, de cir­cu­la­tion et d’anéantissement du monde non domes­ti­qué, comme en attestent à leur façon d’autres pro­jets comme les construc­tions d’autoroutes, d’aéroports, de lignes à grande vitesse ou les pro­jets d’extraction de gaz de schiste (sans oublier le gaz de houille qui n’implique pas de frac­tu­ra­tion hydrau­lique et dont les gise­ments seraient abon­dants en France, dans les anciennes régions minières). Le plus petit déno­mi­na­teur com­mun de l’agitation anti-éolienne, c’est le plus sou­vent la pré­ser­va­tion des pay­sages. Or, aus­si légi­time que celle-ci puisse être, au moins dans cer­tains contextes – et même si sou­vent de pro­saïques consi­dé­ra­tions immo­bi­lières se cachent sous les argu­ments esthé­tiques affi­chés –, cette seule défense des pay­sages, encore plus abs­traite quand il s’agit du grand large, n’aboutit dans le meilleur des cas qu’à des vic­toires locales et provisoires.

Outre les tra­vers que j’ai déjà men­tion­nés, la cri­tique sociale de l’énergie ici esquis­sée doit évi­ter de tom­ber dans ce que je consi­dère comme le pire d’entre eux, à savoir le catas­tro­phisme et le chan­tage à l’urgence qui en découle.

Qu’il s’agisse du cli­mat ou du nucléaire, les orga­ni­sa­tions anti­nu­cléaires que je viens de dénon­cer ont fait du désastre, qu’elles ima­ginent pou­voir plus ou moins co-admi­nis­trer, l’axe domi­nant de leur pro­pa­gande. Mais elles ne sont pas les seules : d’autres ten­dances à pre­mière vue moins com­pro­mises ont la même rhé­to­rique de l’urgence à la bouche : je pense à la mou­vance de l’objection de crois­sance et à un jour­nal comme La Décrois­sance, par exemple, dans lequel escha­to­lo­gie du pic de pétrole et « joie de vivre » dans la sim­pli­ci­té volon­taire se sou­tiennent mutuel­le­ment ; je pense aus­si à une cer­taine contes­ta­tion anti­nu­cléaire post-Fuku­shi­ma, pour laquelle il s’agirait de « sau­ver nos vies » en sor­tant immé­dia­te­ment du nucléaire par tous les moyens indus­triels dis­po­nibles, les cen­trales à char­bon notam­ment, tout en remet­tant à plus tard, ou à jamais, la ques­tion de la vie et de tout ce qui l’incarcère, avec ou sans nucléaire.

Entre­te­nir cette atmo­sphère de catas­trophe immi­nente ou per­ma­nente, loin de pro­vo­quer des réac­tions salu­taires, ne fait que sus­ci­ter demande de pro­tec­tion, de sou­mis­sion et même de par­ti­ci­pa­tion sou­mise ; autant dire la paix sociale à laquelle aspirent l’État et l’économie.

Certes, les forces sus­cep­tibles de por­ter les bou­le­ver­se­ments qui s’imposent semblent pour l’instant notoi­re­ment insuf­fi­santes ; mais rien n’empêche de com­men­cer par exer­cer sa luci­di­té, et débus­quer ceux qui n’accepteront jamais ces néces­saires bou­le­ver­se­ments : les idéo­logues alter­nu­cléaires sont de ceux-là, bien qu’ils par­viennent par­fois à se faire pas­ser pour de vigou­reux contestataires.

Je le dirai autre­ment en para­phra­sant, pour ter­mi­ner, Jaime Sem­prun : non seule­ment nous ran­geons les cou­leuvres de cette espèce par­mi les nui­sances à com­battre, mais nous pen­sons que c’est par elles qu’il faut com­men­cer, car ce sont elles qui font ava­ler toutes les autres.

Arnaud Michon, à Mon­ta­bot le 18 mai 2013.

Auteur de l’ouvrage :

 Le Sens du vent, Notes sur la nucléa­ri­sa­tion de la France au temps des illu­sions renou­ve­lables, éd. de l’Encyclopédie des Nui­sances, 2010.

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  1. Aprés avoir tout lu je ne sais tou­jours pas si ce constat pro­po­se­rait des solu­tions. C’est d’ailleurs en les cher­chant que j’ai pour­sui­vi la lecture.
    Je ne sais même pas si fina­le­ment cet article prend la défense du nucléaire.
    Bref article pro­met­teur et décevant.

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