La mort du corail, les documentaires écolos, et le narcissisme subventionné (par Nicolas Casaux)

Le tout der­nier docu­men­taire à faire le buzz dans le milieu éco­lo grand public s’intitule Cha­sing Coral (ce qui pour­rait être tra­duit par : « À la Recherche du Corail »). Dis­po­nible en ligne sur le site de Net­flix depuis le 14 juillet 2017, ce film docu­men­taire pri­mé au fes­ti­val très ten­dance de Sun­dance a été tour­né sur plus de trois ans, à l’aide de plus de 500 heures de vidéo (dont des heures et des heures de vidéo mon­trant com­ment leurs vidéos ont été enre­gis­trées, comme nous allons le voir).

Sub­ven­tion­né par l’argent du phi­lan­thro­ca­pi­ta­lisme, à l’instar de tous les docu­men­taires éco­los grand public (comme Avant le déluge de DiCa­prio, Demain le film de Méla­nie Laurent et Cyril Dion, etc.), on retrouve, par­mi ses finan­ceurs, et pour n’en citer que quelques-uns, le « phi­lan­thrope envi­ron­ne­men­ta­liste » David Corn­field (ayant fait car­rière chez Micro­soft et par­tie des pre­miers inves­tis­seurs d’Amazon.com), des orga­nismes « phi­lan­thro­piques » comme le Ken­de­da Fund (créé par Dia­na Blank, l’ex-femme du co-fon­da­teur de Home Depot, une mul­ti­na­tio­nale états-unienne, plus grand détaillant au monde en matière d’équipement de la mai­son), The Ocean Agen­cy (une ONG fon­dée en 2010 par d’anciens grands pontes du sec­teur de la publi­ci­té), la Fon­da­tion Ford, l’O­pen Socie­ty Foun­da­tions, des entre­prises comme GoPro et Red (une entre­prise amé­ri­caine de fabri­ca­tion de camé­ras de ciné­ma numé­rique), etc. Bref, beau­coup d’argent, pro­ve­nant d’individus, d’or­ga­ni­sa­tions ou d’en­tre­prises tout sauf par­ti­sans de la décrois­sance ou anti­ca­pi­ta­listes, et dont les empreintes éco­lo­giques sont à la mesure des sommes d’argent qu’ils brassent.

Ce qui explique pour­quoi on y retrouve les mêmes tra­vers, les mêmes pers­pec­tives pro­blé­ma­tiques et les mêmes carences que dans les autres docu­men­taires éco­los grand public.

À com­men­cer par la pers­pec­tive pro­blé­ma­tique du supré­ma­cisme et du nar­cis­sisme inhé­rents à la civi­li­sa­tion, qui se mani­festent tout au long du docu­men­taire à tra­vers une infi­ni­té de remarques pré­sen­tant l’importance de conser­ver les récifs coral­liens pour la rai­son qu’ils peuvent ser­vir à l’humanité indus­trielle (nour­ri­ture, médi­ca­ments éla­bo­rés à par­tir du rhi­zome du corail, etc.), et non pas parce qu’ils sont consti­tués d’espèces vivantes pos­sé­dant une valeur intrin­sèque, indé­pen­dante de l’homme, non pas parce que les récifs coral­liens consti­tuent des habi­tats cru­ciaux pour d’innombrables autres espèces, autres que l’homme. Durant tout le film, la prin­ci­pale moti­va­tion du sau­ve­tage des récifs coral­liens mise en avant est leur uti­li­té tech­nique pour l’être humain, et plus par­ti­cu­liè­re­ment, pour la civi­li­sa­tion indus­trielle. Un angle de vue typique de la fausse éco­lo­gie, par­fois qua­li­fiée de super­fi­cielle, ou d’uti­li­ta­riste, ain­si que l’explique Satish Kumar dans la vidéo suivante :

Deuxième pro­blème : le docu­men­taire véhi­cule une puis­sante fas­ci­na­tion pour — et mise en valeur des — hautes tech­no­lo­gies, pen­dant plus de la moi­tié de sa durée totale. Autre­ment dit, Cha­sing Coral n’est pas qu’un docu­men­taire sur les coraux, c’en est aus­si (et peut-être sur­tout) un sur les choses incroyables que l’homme est en mesure d’accomplir grâce à la tech­no­lo­gie (et sur­tout grâce aux hautes tech­no­lo­gies). Non, je ne parle pas de la chose incroyable qui consiste à détruire 50% des récifs coral­liens en moins de 30 ans, bien que cela repré­sente une sacrée prouesse tech­nique, direc­te­ment liée au déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique de la civi­li­sa­tion. La moi­tié du docu­men­taire, envi­ron, est une célé­bra­tion du maté­riel hau­te­ment tech­no­lo­gique uti­li­sé pour fil­mer et pho­to­gra­phier les coraux : camé­ra sous-marine en mode Time-Lapse posée sur son tré­pied ou dans un globe trans­lu­cide doté d’un essuie-glace pour « assu­rer la pro­pre­té de la vitre », grâce à un « bras magné­tique », relié à un « Bea­gle­Board » ou à un « Rasp­ber­ry Pi et un SSH » ; « rou­teur pla­cé dans un encas­tre­ment sous-marin », qui « com­mu­nique sans fil avec la camé­ra », etc. Gloire à la tech­no­lo­gie. Mais, bien enten­du, cette exal­ta­tion de la high-tech n’a rien d’é­ton­nant. Après tout, Cha­sing Coral a été finan­cé par des entre­prises pro­dui­sant de tels appa­reils (GoPro et Red, par exemple). Aucune men­tion, en revanche, des ravages éco­lo­giques liés à la pro­duc­tion en masse de tous ces engins high-tech, à l’extraction des matières pre­mières néces­saires à leur fabri­ca­tion, ou encore à leur recy­clage (ou absence de, puisque, rap­pe­lons-le, au niveau mon­dial, 90% des e‑déchets, ou déchets élec­tro­niques, ne sont pas recy­clés, et finissent dans des pays pauvres, dans des décharges à ciel ouvert où ils pour­rissent les eaux, les sols et l’atmosphère). Aucune men­tion, donc, de la contra­dic­tion mani­feste entre déve­lop­pe­ment (hau­te­ment) tech­no­lo­gique et pré­ser­va­tion de l’environnement. Mais, encore une fois, c’était attendu.

La confu­sion résul­tant de la pro­fu­sion des médias de masse et des infor­ma­tions sou­vent futiles et/ou men­son­gères et/ou insi­dieuses qu’ils dif­fusent en per­ma­nence, dou­blée de l’asservissement sala­rial qui vole le temps et l’attention des indi­vi­dus, font que bien peu per­çoivent l’impasse où nous nous diri­geons. De plus, inté­rêts finan­ciers obligent, celui qui vou­drait faire un docu­men­taire sur la néces­si­té de com­battre les ravages éco­lo­giques de la civi­li­sa­tion indus­trielle par la décrois­sance, par une dés­in­dus­tria­li­sa­tion, par un aban­don (même pro­gres­sif) des hautes-tech­no­lo­gies au pro­fit des basses tech­no­lo­gies (low-tech), par le déman­tè­le­ment du capi­ta­lisme et de ses inéga­li­tés, ne ver­rait aucun « phi­lan­thrope envi­ron­ne­men­ta­liste », aucune fon­da­tion phi­lan­thro­pique, ni aucune ins­ti­tu­tion moné­taire se bous­cu­ler pour le financer.

Troi­sième pro­blème : la solu­tion absurde sug­gé­rée en à peine deux minutes à la fin du film. Tout docu­men­taire éco­lo grand public se doit (en plus de ne pas être trop cri­tique à l’égard des ins­ti­tu­tions domi­nantes) de pré­sen­ter un point de vue naï­ve­ment et béa­te­ment opti­miste, d’offrir de l’espoir (de ne pas trop effrayer le spec­ta­teur, de ne pas trop déran­ger ses cer­ti­tudes et ses habi­tudes), et donc de pro­po­ser une solu­tion (simple, de pré­fé­rence, ne requé­rant presque rien de la part du consom­ma­teur, et qui lui per­mette d’ailleurs de le res­ter). Il s’agit d’une condi­tion sine qua non de sa réa­li­sa­tion (de son finan­ce­ment) et de sa dif­fu­sion. Cha­sing Coral n’y coupe pas. La solu­tion est à por­tée de porte-mon­naie (« ce n’est pas comme si on n’avait pas les moyens finan­ciers ou les res­sources »). De quoi s’a­git-il ? De déve­lop­per la pro­duc­tion d’éner­gie dite « renou­ve­lable » (ou « verte », ou « propre », selon le choix du publi­ci­taire), évi­dem­ment. Cette imbé­ci­li­té qui ne résout rien, bien au contraire (mais qui per­met au consom­ma­teur d’avoir l’impression d’agir en ache­tant un pan­neau solaire, ou d’avoir l’impression que quelque chose est fait pour sau­ver l’environnement tan­dis qu’il constate que des parcs éoliens et des cen­trales solaires poussent un peu partout).

Pour com­prendre ce der­nier point, je vous ren­voie vers un autre article publié ici, inti­tu­lé « L’étrange logique der­rière la quête d’énergies ‘renou­ve­lables’ ». Une sec­tion entière de notre site est d’ailleurs consa­crée à la démys­ti­fi­ca­tion de l’ab­sur­di­té consis­tant à pré­sen­ter le déve­lop­pe­ment de nou­velles manières de pro­duire de l’éner­gie à par­tir de machines pour ali­men­ter les autres machines qui consti­tuent la trame de l’exis­tence dans la civi­li­sa­tion contem­po­raine comme une solu­tion au pro­blème de la des­truc­tion de la nature.

Reste que cer­taines images de ce mau­vais docu­men­taire peuvent peut-être ser­vir à expo­ser la catas­trophe de la des­truc­tion du corail, c’est pour­quoi je me suis per­mis de les cou­per et d’en faire la vidéo suivante :

Nico­las Casaux

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