Ce texte est un extrait tiré du livre de Baudouin de Bodinat intitulé "Au fond de la couche gazeuse 2011 - 2015".
[…] Sans doute dans le cours des générations doit devenir confuse ou indiscernable aux peuples — si elle leur fut connue — la notion originelle, le principe conducteur, la vision transcendantale qui engendra la culture déployée en civilisation dans quoi ils vivent à présent et qui les a façonnés a son idée ; d’où s’est engendrée cette forme, ce style qui lui est propre et qui marque l’intégralité de ses productions matérielles et spirituelles ; l’idée fécondante d’où évolua leur société et qui leur impose en exclusivité le point de vue d’où ils comprennent la vie terrestre, le cosmos et ce qu’ils ont à y faire. On conçoit sans peine qu’une civilisation ayant eu pour germe l’émerveillement d’exister au sein de ce monde prodigieux et féerique […] offrirait des aspects assez différents de la nôtre, de ce village mondial où nous a déposés en aller simple l’express « Progrès scientifique & industriel de l’Humanité » ; finalement décevant, tocard, fatigant d’une foule bruyante a se bousculer, crédule de tout essayer des sensations nerveuses proposées en animation, avide de ces visions magiques dont on la bonimente ; et l’on peut s’interroger quelle fut pour nous cette inspiration initiale, ou conviction séminale se glissant dans les cervelles par contagion, le dogme singulier qui s’est imposé en commencement et dont ils n’eurent par la suite a connaître qu’un assemblage de formules d’application, de catégories qui leur étaient des a priori, des évidences de légalités, des travaux pratiques et des modes d’emploi d’après quoi leurs esprits se formaient et formaient leur idée du concevable, et dont l’accomplissement nous a conduit en dernière conséquence ici dans l’Age paroxystique.
& peut-être l’ai-je trouvé en me promenant intrigué dans l’étonnant capharnaüm d’éruditions où s’entassent les civilisations, d’hypothèses exaltées à en chercher les veines énergétiques, mais je ne sais plus où dans ce confondant fatras de visions goethéanisantes, d’historiographie universelle en entrelacements Art nouveau aux reculées grandioses et nous proposant sur nous des aperçus peut-être dérangeants, peut-être déprimants de destins collectifs où l’homme n’est qu’en matériau vivant, qu’est le Déclin de l’Occident, au détour de quelle page j’ai ramassé cela qui luisait dans l’ombre, le ressort caché!, l’Abracadabra d’où est sorti ce qu’on peut voir par la fenêtre, assemblé en trois mots par la plume autorisée d’un éminent hiérarque de l’Âge impérial & du charbon à son apogée, Sir Cecil John Rhodes — colonisateur et visionnaire énergique d’un Empire mondial dont il traçait sans attendre le réseau ferré en voies de pénétration de l’esprit industriel —, comme étant la maxime de sa vie et sa prophétie pour le genre humain, dévoilant là en réalité la formule exacte, le principe actif de l’envoûtement qui s’est emparé, plausiblement, de l’esprit européen quand il franchit le seuil du 19ème siècle et dont lui-même était un merveilleux produit ; l’injonction primordiale dont l’efficace se révèle depuis dans tous ses choix de rationalité et d’applications extensives — à rêver maintenant de coloniser Mars et de nous faire vivre mille ans ou plus dans des circuits intégrés, et qu’on voit pour l’heure occupé à racler les fonds océaniques en quête de protéines et de nodules métallifères, à presser les roches bitumineuses pour en extraire du carburant, à sonder l’hydrocarbure jusque sous les derniers cantons de forêt primaire, les mers arctiques ou ici entre deux lotissements, qui perpétuerait quelques jours de plus son Âge pétrochimique — parce qu’à 9 milliards ça élargit le marché —, et considère naturel d’assurer le train de maison en ajoutant encore des réacteurs, à multiplier les éoliennes, les cuves à plancton des tablettes nutritives, et encore davantage de connexions à faire en combinaison le labyrinthe illimité où ils pourront errer mille ans sans trouver la sortie (il suffit de retirer la prise), pendant que des robots travaillent plus vite à notre place, et qui fournit des imprimantes 3D pour s’adonner au loisir créatif en mini-industrie dans son living, durant que son Intelligence Émergée calcule les paramètres et formule ses plans d’exploitation en milliards d’opérations/nanoseconde sans jamais s’interrompre un instant, qui envoie ses télescopes rechercher « jusqu’aux confins de l’univers » des planètes habitables en attente qu’on les valorise —, la révélation à quoi s’est converti le genre humain et qui fait son unité, qu’on trouve en postulation évidente de toutes ses entreprises et dont cette civilisation est sortie tout entière :
L’EXPANSION EST TOUT.
L’expansion est tout : et voyez comme tout s’éclaire en philosophie de l’histoire, du bagne taylorisé de l’accumulation impérialiste à l’enceinte mondiale des réfugiés climatiques, de la radiographie primitive et barbue aux modélisations de la neuropsychologie cognitive et leur application aux masses, des tableaux statistiques de la sociologie à ton séquençage prédictif pour trois fois rien, du tableau des éléments des manuels aux collisionneurs à fabriquer l’antimatière, de l’obus explosif à la tête de missile qui vaut 1000 Hiroshimas.
& comment se résout l’énigme de cette précipitation depuis deux siècles à vandaliser tout ce qui existait au monde, comme affranchie d’aucune considération morale ou de bon sens à violer tous les équilibres, toutes les tranquillités et habitudes, usages, mœurs singulières que la nature et l’homme s’étaient donnés et qu’elle trouvait en travers de son chemin, sans aucune tolérance à l’égard de ces choses locales et cercles de la vie privée, « où chacun compose son existence à sa guise », à tout profaner ; accumulant les hommes dans ces amas urbains pour y proliférer en substrat de l’expansion totale — de ces gratte-ciels toujours plus culminants en potlatch absurde face à l’indifférence du cosmos.
& quand l’expansionnisme, par l’avènement de son règne universel, de son millénium nous assure-t-il, sera venu à bout d’avoir tout dévoré, tout extrait et tout foré à grande profondeur, d’avoir tout épuisé du bien-fonds de la Terre, sera venu à bout de toutes ses fécondités, il nous quittera tout soudain pour regagner les ténèbres d’où il était venu à notre grand inconvénient, et rentrer chez lui au royaume d’Ahriman, nous plantant la stupéfaits et incapables, sans se soucier seulement de nous prévoir à dîner parmi ses excréments de béton et de déchets ultimes.
(Je note ici que le premier souci de l’expansionnisme quand il abordait des contrées intactes à soumettre fut toujours d’y ouvrir des routes, des voies de pénétration, d’accéder à l’intérieur des terres pour y répandre ses marchandises et y établir des colonies d’extraction de valeur ajoutée, et l’on pouvait se douter, lorsqu’il nous annonçait à la fin du XXe siècle l’ouverture d’inédites « autoroutes de l’information », que ce n’était pas dans le dessein que nous les empruntions, mais elles nous, à y déverser ses marchandises abstraites, y établir ses colonies nouvelles.)
Baudouin de Bodinat