L’optimisme et l’apocalypse (par Sebastien Carew-Reid)

Tra­duc­tion d’un billet ini­tia­le­ment publié (en anglais) le 12 juillet 2016 à l’a­dresse sui­vante.


Comment nos mécanismes de défenses cognitives nous condamnent

La plu­part des per­sonnes ration­nelles dotées d’un mini­mum de connais­sance scien­ti­fiques recon­naissent que la situa­tion est dra­ma­tique. Du chan­ge­ment cli­ma­tique à l’extinction de masse des espèces, de l’élevage indus­triel aux vio­la­tions des droits humains, les symp­tômes devraient être mani­festes aux yeux de ceux qui sont assez cou­ra­geux pour les gar­der ouverts. La plu­part recon­naissent aus­si que quelques décen­nies de plus de busi­ness-as-usual nous condam­ne­raient à un futur apo­ca­lyp­tique.

Étant don­né notre répul­sion com­mune pour la peine, la misère et la mort, tout à fait jus­ti­fiée, ces réa­li­sa­tions devraient nous insuf­fler suf­fi­sam­ment de moti­va­tion pour que nous met­tions un terme immé­diat et défi­ni­tif à cette course au chaos. Mal­heu­reu­se­ment, tel n’est clai­re­ment pas le cas. Non seule­ment nos mou­ve­ments éco­lo­gistes actuels échouent-ils à empê­cher l’accélération de la des­truc­tion, mais en exa­mi­nant les choses de plus près, il est clair que le busi­ness-as-usual conti­nue tran­quille­ment. Que se passe-t-il donc ? Nous avons les faits, des mon­tagnes de preuves scien­ti­fiques avé­rées et de puis­sants outils de réflexion à notre dis­po­si­tion – mettre en place une stra­té­gie effi­cace de sau­ve­tage de la pla­nète devrait être la par­tie facile.

Notre pre­mier pro­blème est que la majo­ri­té de nos solu­tions et stra­té­gies actuelles ne s’attaquent pas à ni ne recon­naissent la cause pro­fonde de tous nos pro­blèmes : la civi­li­sa­tion indus­trielle. N’ayant pas pour cible la racine du pro­blème, tous ces efforts sont évi­dem­ment voués à l’échec ou, au mieux, ne relèvent que du pal­lia­tif (de la solu­tion de for­tune, temporaire).

Notre second pro­blème, c’est que notre inexo­rable inca­pa­ci­té à per­ce­voir et implé­men­ter la seule solu­tion réa­liste dont nous dis­po­sons ne relève ni de la rai­son ni de la logique. Elle s’ancre pro­fon­dé­ment dans la par­tie ani­male de nos cer­veaux. Nous sommes, après tout, des créa­tures bio­lo­giques faillibles, esclaves des pro­ces­sus de sélec­tion natu­relle à l’origine de nos com­por­te­ments de sur­vie for­més au cours de mil­lions d’années. Ain­si, des méca­nismes intri­qués d’au­to-pré­ser­va­tion ou d’auto-illusionnement sont à blâ­mer. Le fait que notre mode de vie requiert des morts et une des­truc­tion sys­té­ma­tique – et, pour cette rai­son, qu’il doive être déman­te­lé – est sim­ple­ment trop lourd à gérer. Nos hor­mones de stress déclenchent alors une réponse bio­lo­gique pro­fonde visant à res­tau­rer la tran­quilli­té men­tale à tout prix. Consé­quence ? Nous nous accro­chons aux faux espoirs ras­su­rants selon les­quels les tech­no­lo­gies « vertes », des chan­ge­ments dans nos habi­tudes de consom­ma­teurs, ou le bon par­ti poli­tique nous sau­ve­ront un jour, d’une façon ou d’une autre.

L’écrivain et acti­viste éco­lo­gique Der­rick Jen­sen com­pare cette aver­sion pro­fonde pour la vie sans la civi­li­sa­tion indus­trielle aux symp­tômes de l’addiction. « Nous sommes deve­nus si dépen­dants de ce sys­tème qui nous tue et nous exploite qu’il nous est presque impos­sible d’imaginer vivre sans lui […]. Une des prin­ci­pales rai­sons pour les­quelles tant d’entre nous ne sou­haitent pas gagner cette guerre – ou ne serait-ce que recon­naitre qu’elle est en cours – c’est que nous tirons maté­riel­le­ment pro­fit de ses pillages. Je ne sais vrai­ment pas com­bien d’entre nous seraient prêts à aban­don­ner les auto­mo­biles, les télé­phones por­tables, les douches chaudes, les lumières élec­triques, les super­mar­chés et les maga­sins de vête­ments. Mais la réa­li­té c’est que le sys­tème qui per­met ces choses, qui nous offre ces avan­cées tech­no­lo­giques et notre iden­ti­té de civi­li­sés, nous tue, et plus impor­tant, tue la planète. »

Affron­ter ces réa­li­tés est pro­fon­dé­ment trau­ma­ti­sant et désta­bi­li­sant. Des études fMRI (IRM fonc­tion­nelle) ont mon­tré que ce genre de détresse cog­ni­tive active les mêmes aires du cer­veau que les vio­lences phy­siques : le cor­tex insu­laire et le cor­tex cin­gu­laire anté­rieur. Dans une étude, ces zones étaient acti­vées lorsque les gens fai­saient l’expérience d’un rejet social de leurs pairs. Dans une autre étude, ces mêmes zones étaient acti­vées chez les gens qui obser­vaient une pho­to­gra­phie de leur ex-par­te­naire amou­reux, dont ils étaient récem­ment sépa­rés. Des cher­cheurs, en Ita­lie, ont remar­qué qu’observer la détresse sociale d’un autre indi­vi­du acti­vait des réponses dou­lou­reuses simi­laires à tra­vers l’empathie.

Il va sans dire que notre aver­sion innée pour la dou­leur sous toutes ses formes ali­men­te­ra des efforts héroïques pour la mini­mi­ser. Mais afin d’éviter l’angoisse psy­cho­lo­gique dans un monde où les réa­li­tés déplai­santes sont omni­pré­sentes, nous pas­se­rons inévi­ta­ble­ment une grande par­tie de notre temps à cen­su­rer éner­gi­que­ment et à alté­rer les infor­ma­tions que nous ren­con­tre­rons. Dès que nous avons l’impression que notre per­cep­tion du monde et nos croyances sont mena­cées, notre « sys­tème immu­ni­taire » men­tal se met en route et tente de res­tau­rer un cer­tain confort cog­ni­tif en chan­geant les faits et en biai­sant la logique, nous garan­tis­sant ain­si une cer­taine tran­quilli­té men­tale, mais à un coût immense.

Robert Tri­vers, théo­ri­cien de l’évolution et pro­fes­seur à Har­vard, s’intéresse à la science de ces méca­nismes de défense pro­fon­dé­ment ancrés, dans son livre Deceit and Self-Decep­tion (Trom­pe­rie et Auto-Illu­sion­ne­ment, en fran­çais), et sou­ligne « qu’il s’agit de bien plus que d’une simple erreur de cal­cul, d’une erreur de sous-échan­tillon­nage, ou de sys­tèmes valides de logique qui tournent mal de temps à autre. Il s’agit d’auto-illusionnement, c’est-à-dire d’une série de pro­cé­dures de biais qui affectent tous les aspects de l’acquisition d’information et de l’analyse. Il s’agit d’une défor­ma­tion sys­té­ma­tique de la véri­té à chaque étape du pro­ces­sus psy­cho­lo­gique. » En d’autres termes : nous mani­pu­lons la véri­té afin de réduire notre res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle et de ratio­na­li­ser l’inaction, condam­nant ain­si nos réponses pour qu’elles demeurent inap­pro­priées et inef­fec­tives. Tri­vers sou­ligne que « le sys­tème immu­ni­taire psy­cho­lo­gique ne cherche pas à répa­rer ce qui nous rend mal­heu­reux mais à le contex­tua­li­ser, à le ratio­na­li­ser, à le mini­mi­ser, et à men­tir à ce sujet… L’auto-illusionnement nous piège dans le sys­tème, nous offrant au mieux des gains tem­po­raires tan­dis que nous échouons à régler les vrais problèmes. »

Lorsque nous sommes confron­tés au pro­blème bien réel de l’effondrement éco­lo­gique que notre culture entraîne, une grande quan­ti­té d’auto-illusionnement et de déni est néces­saire afin de jus­ti­fier l’inaction et simul­ta­né­ment de pré­ser­ver une image de soi qui soit éthi­que­ment bonne. Dans ces situa­tions, nous sommes vic­times de ce pro­ces­sus trom­peur ample­ment docu­men­té qu’est le biais de confir­ma­tion : notre ten­dance à inter­pré­ter toute infor­ma­tion nou­velle comme vali­dant nos croyances et théo­ries pré­exis­tantes. Des cher­cheurs de l’université d’état du Michi­gan et de Géor­gie ont par exemple remar­qué que lorsque des gens qui croient des choses en rai­son d’informations erro­nées sont confron­tés aux faits cor­ri­gés, ils changent non seule­ment rare­ment d’avis, mais ont en plus ten­dance à être encore plus cer­tains de leurs opi­nions erronées.

Nous n’avons pas à beau­coup cher­cher pour aper­ce­voir des exemples de cela. A chaque fois que vous ren­con­trez quelqu’un qui fume une ciga­rette, vous obser­vez en temps réel des méca­nismes actifs d’auto-illusionnement. Il est sim­ple­ment impos­sible d’apprécier une acti­vi­té tout en étant conscient des dom­mages graves qu’elle cause à votre corps, la déci­sion de conti­nuer à fumer doit être ratio­na­li­sée à l’aide des jus­ti­fi­ca­tions déli­rantes que nous connais­sons tous : « je suis juste un fumeur social », « j’arrêterai avant qu’il soit trop tard », « ces choses ne m’arriveront pas ». Les mêmes jus­ti­fi­ca­tions déli­rantes sont obser­vées chez les néga­tion­nistes du chan­ge­ment cli­ma­tique, chez les défen­seurs des tech­no­lo­gies « vertes », et chez tous ceux qui s’accrochent à l’espoir que la civi­li­sa­tion indus­trielle soit en quelque sorte boni­fiable afin d’éviter d’avoir à aban­don­ner leurs modes de vie san­glants mais confortables.

Si nous vou­lons avoir la moindre chance de sau­ver le peu qu’il reste du monde natu­rel, nous devrons mettre nos égos et notre opti­misme aveu­glant de côté, prendre nos res­pon­sa­bi­li­tés, et agir en basant nos actions sur la réa­li­té. Comme l’écrit Der­rick Jen­sen : « lorsque nous ces­sons d’espérer une assis­tance exté­rieure, lorsque nous ces­sons d’espérer que l’horrible situa­tion dans laquelle nous sommes se résolve d’elle-même, lorsque nous ces­sons d’espérer que d’une façon ou d’une autre la situa­tion n’empire pas, alors nous sommes enfin libres — vrai­ment libres — de com­men­cer à réel­le­ment la résoudre. Je dirais que lorsque l’espoir meurt, l’action commence. »

Nous devons réa­li­ser que la peine et la colère sont des émo­tions nor­males lorsqu’une chose que nous aimons est mena­cée ou détruite. Ces émo­tions tentent de nous par­ler. Nous devons ces­ser de les enfouir sous le déni et com­men­cer à les écou­ter, parce qu’elles nous crient qu’une limite a été fran­chie. Elles nous montrent les limites de ce qui est éthi­que­ment accep­table en ce qui concerne les actions d’une seule espèce sur la pla­nète entière. Elles exposent les che­mins que nos cœurs sou­haitent arpen­ter, et là où des actions sont néces­saires pour acqué­rir une véri­table séré­ni­té men­tale. Nous avons besoin de ces émo­tions, elles ali­mentent nos moti­va­tions, notre volon­té de ne jamais aban­don­ner la lutte pour ce que nous aimons, de ne jamais ces­ser de com­battre pour ce qui est juste.

Nous avons la solu­tion, nous devons sim­ple­ment nous mettre à l’œuvre.

Sebas­tien Carew-Reid / Deep Green Resis­tance Australia


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

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