Davi Kopenawa Yanomami
Entretien avec la revue brésilienne Trip, par Lino Bocchini, paru le 3 juillet 2012

Quelques mots du traducteur : À la fin du film de Ciro Guerra, L’étreinte du serpent, le vieux chaman qui avait tout oublié après des années de solitude au fin fond de la forêt amazonienne, décide de confier le savoir d’une plante rituelle, la Yakrona, à un Blanc qui s’était présenté à lui comme un spécialiste des plantes amazoniennes. Je passe sur la situation dramatique pour garder la surprise du spectateur intacte, mais je retranscris de mémoire les paroles du chaman : « je croyais que c’était à mon peuple que je devais transmettre les enseignements traditionnels ; mais à présent j’ai compris, c’est à vous les Blancs, que je dois les transmettre ».
Dans cette interview de 2012 mais toujours d’actualité, et peut-être plus encore aujourd’hui après le coup d’État parlementaire qui a donné le signal d’un approfondissement dans l’appropriation des biens communs par une petite oligarchie, au prix d’une destruction environnementale et sociale sans précédent, Davi Kopenawa dit la même chose. Il dit au reporter :
« La moitié de la population des non-Indiens écoute déjà, elle apprend, elle commence à parler de la préservation de la nature. Mais c’est encore trop peu. L’Indien doit parler plus et vous devez écouter plus. »
Cela faisait longtemps que je n’avais rien lu d’aussi sensé. J’ai rencontré, au Brésil, des gens bien intentionnés qui consacrent leurs efforts à la traduction de textes en anglais, en italien, en français, en allemand, vers le portugais, et sans doute faut-il le faire, si les gens d’ici en sentent le besoin ; mais en ce qui me concerne, je pense que la balance des échanges, aussi bien intellectuels qu’économiques, entre l’Europe et le Nouveau Monde, est largement déséquilibrée et qu’il est temps de la mettre un peu en veilleuse et d’écouter les derniers échos d’une pensée en train de s’éteindre suite aux bonnes œuvres des conquistadors — « la pensée interrompue » dont parlait Le Clézio dans Le rêve mexicain — et de l’écouter d’autant plus attentivement que nous sommes nombreux à sentir sa justesse, dans le rapport à la nature, aux humains, dans l’absence d’hubris et de tragédie qui sont les drogues dures de la civilisation occidentale depuis des millénaires. Prêtons l’oreille pour ne pas avoir à tout réinventer nous-mêmes, à reformuler des évidences qui seront distordues par le filtre de nos dangereuses habitudes de pensée.
Autant que faire se peut, j’ai laissé tels quels les mots indigènes ou portugais dont le sens traduit est trop approximatif ; il est bon de se mettre dans l’œil et dans l’oreille des mots qui viennent de plus loin que nos habituels canaux de colonisation culturelle.
Peu connu dans son propre pays, Davi Kopenawa Yanomami est le leader indigène le plus respecté du Brésil. Il a été récompensé par l’ONU, a garanti à son peuple un territoire plus vaste que le Portugal, et sa biographie est un best-seller en France. Dans cette interview, la plus longue publiée à ce jour, fruit de deux jours de conversation, Davi parle de la vie, de la nature et de son peu d’espoir pour le futur : « je ne suis pas triste, non, je suis révolté ».
Difficile de ne pas ressentir une certaine culpabilité en parlant avec Davi Kopenawa Yanomami. Pendant les deux jours durant desquels le reportage de la revue Trip a accompagné la routine du principal leader indigène brésilien, il ne nous a en rien épargné, nous autres, hommes blancs, ou napë : il fait par exemple remarquer l’alliance que porte le reporter pour montrer combien nous sommes habitués à l’or, à l’argent et aux autres richesses naturelles provenant du garimpo [l’extraction illégale, NdT] qui, depuis des siècles, détruit les terres indigènes et décime son peuple. Il ne voit pas d’espoir dans le futur, que ce soit celui des Indiens ou de ceux qu’il appelle le peuple des villes : « Ou nous mourrons brûlés, ou nous mourrons noyés ». Il critique tous les gouvernants du Brésil et de l’étranger, d’hier et d’aujourd’hui, et pense que pendant la conférence Rio+20, personne n’avait intérêt à l’entendre. Il ne se lasse pas de répéter que les Indiens n’ont jamais été respectés et que les Blancs ne comprennent pas la nécessité de préserver la nature. « Pourquoi allez-vous à l’école ? Pour apprendre à détruire ? Notre conscience est différente. La Terre est notre vie, elle remplit nos ventres, elle est notre joie. C’est bon de la sentir, de la regarder… C’est bon d’entendre chanter les araras, les arbres, la pluie. »
Davi Kopenawa a (environ) 58 ans, il vit dans la région de la Serra do Demini, où il est né, près de la frontière des États [brésiliens, NdT] de l’Amazonas et du Roraima avec le Venezuela. Elle se situe dans l’hémisphère nord, et on y parvient après deux heures de vol à bord d’un monomoteur au départ de Boa Vista, ou après un voyage de 10 jours en bateau depuis la capitale du Roraima. Kopenawa a vu de près son père, ses grands-parents, ses oncles et presque toute sa famille, comme des centaines d’autres « parents » (c’est ainsi qu’il appelle les autres Yanomami) mourir de maladies contractées au contact de non indigènes. Certaines sont arrivées avec les missionnaires évangélistes qui ont vécu dans sa tribu pendant des années, et qui l’ont presque fait troquer les pajelanças [rituel de guérison réalisé par le pajé, guérisseur et leader spirituel d’une communauté indigène, NdT] pour Jésus. Davi a survécu à ces épidémies et, adolescent, il a réussi à se libérer des croyances blanches et à résister à la tentation de la ville. Aujourd’hui, il est interprète pour la Funai [Fondation Nationale de l’Indien, NdT], pajé, chef du poste indigène de sa région et président de l’association Hutukura Yanomami — « une ambassade indigène auprès de l’homme blanc », explique-t-il.
Mais Davi Kopenawa est bien plus que tout cela. Il est le leader indigène le plus respecté et le plus écouté du Brésil, notamment parce qu’il vit encore dans l’aldeia [à la fois village et communauté indigène, NDT], qui lui donne l’appui des traditions et une certaine clarté de vision, mais également parce qu’il maîtrise le portugais et qu’il comprend suffisamment « notre » société pour entrer dans son jeu politique. De cette manière, avec un pied dans chaque canoë, il a été le principal responsable de la création du territoire Yanomami, qui occupe un territoire plus étendu que le Portugal et a été officialisé par Fernando Collor à l’époque de la conférence Eco 92 – « il y a été obligé par les gouvernements du monde entier ». Il a déjà prononcé des discours à l’ONU et devant d’autres instances internationales, et a reçu le prix environnemental Global 500 des Nations Unies (il est le seul Brésilien en dehors de Chico Mendes [syndicaliste brésilien assassiné en 1988, NdT] à avoir reçu cet honneur). Il est bien plus connu et écouté à l’extérieur du Brésil qu’à l’intérieur. Au point que les articles le concernant, sur Wikipédia, sont bien plus complets en français et en anglais qu’en portugais [au moment de la sortie de l’article, NdT]. Sa biographie, publiée en 2010, en France, sous le titre La chute du ciel, écrite à partir d’entretiens avec l’anthropologue français Bruce Albert, qui le connaît depuis 30 ans, a été un best-seller. La traduction est prévue pour 2013 au Brésil aux éditions de la Companhia das Letras. Cet homme mûr à la peau brune et au sourire facile n’accorde pourtant pas la moindre importance à tout ce battage médiatique international. Il débarque de Londres ou des États-Unis et part directement au fin fond de la forêt passer la journée sans vêtements avec ses « parents », bien loin de tout l’attirail que nous avons l’habitude d’appeler civilisation. Et tout particulièrement loin de la langue portugaise qu’il considère comme « un venin » utilisé pour manipuler son peuple.
Lors de la première journée avec Davi, nous passons plus de dix heures sur une petite route de terre au sud de Boa Vista, traversant une partie de la terre Yanomami. Davi arbitrait un différend sérieux entre deux aldeias, qui avait commencé par un malentendu et avait déjà causé un mort. Il parle à l’une des parties, puis à l’autre, puis passe au marché du village le plus proche pour apporter de la nourriture à d’autres Indiens. Une journée intense et très fatigante, mais que Davi conçoit comme faisant partie de son travail. Le jour suivant est plus tranquille, passé à converser la majeure partie du temps au siège de la Hutukura, au bord de l’énorme et magnifique Rio Branco, qui traverse Boa Vista.
À la fin de cette rencontre, il nous apparaît que personne n’interagit avec la nature aussi bien que les peuples qui sont nés en son sein depuis qu’ils existent sur la planète. « Protéger tout cela n’est pas seulement la priorité de l’Indien, c’est la priorité pour tout le monde », affirme Davi avec sa franchise Yanomami, dans un même mouvement dérangeante, catégorique, et avec laquelle il est difficile de ne pas être d’accord. « Nous parlons, mais les Blancs ne veulent pas écouter, non. Nous devons prendre soin de notre pays, et de tout le reste. La planète, il n’y en a qu’une, il n’y en a pas d’autres. Si on détruit celle-là, si on détruit tout, est-ce qu’on va pouvoir en changer ? »
Revista Trip : En quoi consiste votre travail de défense du peuple indigène ?
Davi Kopenawa : L’essentiel est l’association Hutukura Yanomami [dont Davi est le fondateur et le président], qui existe depuis huit ans. J’ai pensé et rêvé pour créer l’Hutukura. Elle n’a pas de lien avec la Funai, et elle défend la terre, la santé, la culture et le droit du peuple Yanomami. Et pas seulement du Roraima.
Elle aide donc aussi les communautés Yanomami du Venezuela ?
Oui, ils sont mes parents. Je les connais et je parle en leur nom, mais nous ne travaillons pas là-bas, nous apportons un appui de loin. Leur situation est bien pire qu’ici. Le Venezuela ne protège pas le peuple Yanomami. Ils ont une terre où vivre, mais elle n’est pas préservée, le gouvernement de là-bas ne le veut pas, et on y trouve donc bien plus d’extraction illégale qu’ici.

Et quelle est la différence entre la façon dont le peuple indigène voit la terre et la façon dont les autres la voient ?
Nous sommes très différents. Le peuple de la terre est différent. Napë, le non-Indien, ne pense qu’à extraire des marchandises de la terre, à laisser croître la ville. Pendant ce temps-là, le peuple de la terre continue à souffrir. Regarde tout autour [il montre le territoire Yanomami au sud de Boa Vista, que nous sommes en train de traverser], tout est abattu. L’éleveur déforeste pour élever du bétail, il le vend pour que d’autres le mangent et il gagne de l’argent. Et puis il prend l’argent et continue à déforester, à élever du bétail, à créer d’autres exploitations… Le Napë ne pense qu’à l’argent, à vendre plus de bois ou d’autre chose, à faire du commerce avec les autres pays. Nous pensons différemment. La beauté de la terre est importante pour nous. Ce que la nature a créé doit être préservé, on doit en prendre grand soin. La nature apporte beaucoup de joie, la forêt est très importante pour nous. La forêt est une maison, et elle est beaucoup plus jolie que la ville. La ville est comme du papier, comme cette voiture, là : blanche, on dirait un papier jeté par terre. La forêt n’est pas comme ça, elle est différente. Verte, belle, vivante. Je me demande… Pourquoi est-ce que l’homme blanc n’apprend pas ? Pourquoi allez-vous à l’école ? Pour apprendre à détruire ? Notre conscience est différente. La Terre est notre vie, elle remplit nos ventres, elle est notre joie. C’est bon de la sentir, de la regarder… C’est bon d’entendre chanter les araras, d’entendre les arbres, la pluie.
L’extraction illégale est-elle le principal problème des terres indigènes dans le Roraima ?
Oui, ici il n’y a pas trop de forestiers, on retrouve plutôt de l’extraction. Mais il y a aussi des agriculteurs, il y en a même sur cette route [la Diametral Norte, route de terre qui traverse cette partie du territoire Yanomami]. Il y a de l’extraction d’or et de diamant. Dans la communauté Erico et à Surucucu c’est seulement de l’or. Mais c’est pire à Homoxi, Xidei et à Maloca Paapiu : c’est le cœur de l’extraction illégale. Et dans le haut du Rio Catrimani aussi [localités situées en territoire indigène].
Et la situation a‑t-elle toujours été ainsi ? Les gouvernements n’ont-ils jamais rien fait pour y remédier ?
Les choses allaient mieux sous le gouvernement Collor, il a expulsé quarante mille garimpeiros [travailleurs de l’extraction illégale, NdT] de la terre Yanomami, il a dynamité plus de cent pistes d’atterrissage [d’avions clandestins] et a fixé les limites de notre territoire. Mais il l’a fait parce qu’il a subi la pression d’autres gouvernements du monde entier, c’était l’époque de la conférence Eco 92. Et même alors l’extraction illégale ne s’est arrêtée que cinq mois. Ensuite, elle a repris. Cela arrive parce que le garimpeiro n’a pas de terre et qu’à la ville il n’y a pas de travail pour lui, alors il devient accro à l’extraction illégale en terre indigène. Le gouvernement les expulse, mais il ne leur donne pas d’endroit où vivre, travailler, planter, élever du poisson ou du bétail… Et donc il revient.
Et les autres présidents ?
Lula a pris le pouvoir et n’a rien fait pour les Yanomami, mais il a agi pour d’autres peuples, en créant la Raposa Serra do Sol [une réserve de plus de 1,7 million d’hectares au nord du Roraima, où se trouvent les communautés Ingarico, Macuxi, Patamona, Taurepangue, Yarebana et Uapixana]. Je lui ai parlé deux fois, les yeux dans les yeux. Le gouvernement actuel [celui de Dilma Roussef, NdT] ne fait pas grand-chose non plus, alors je continue à lutter. Le problème c’est que chaque gouvernement botte en touche et lègue ce problème au suivant, ainsi personne ne fait jamais rien. C’est comme une casserole sale. Si tu ne la laves pas, les autres ne la lavent pas non plus, et les choses ne font qu’empirer.
Votre premier contact avec les Blancs a été avec des pasteurs, avec eux vous avez appris le portugais. Comment cela s’est-il passé, et qu’en est-il aujourd’hui de la présence des églises dans les communautés ?
Elle s’est affaiblie, elle a diminué. L’Église que j’ai connue et vue, ce sont les croyants, les pasteurs d’Angleterre, des USA et du Canada qui sont arrivés dans ma communauté et sont restés pour vivre avec nous, prêchant l’évangile aux Yanomami, mais on ne comprenait pas. J’étais petit, j’avais dix ans. Le pasteur est arrivé avec sa femme et son fils, il a appris notre langue et a commencé à donner des cours de religion, à lire la bible en Yanomami. Au début je trouvais ça intéressant. Il disait que Dieu les avait envoyés chez nous, qu’il les avait envoyés pour nous aider à ne pas nous battre, à ne pas faire la guerre et à ne pas pécher.
Et en quoi consistait le péché, selon eux ?
Je ne sais pas trop au juste ce qu’est le péché… ça veut dire qu’on ne peut pas, apparemment… Ils disaient qu’on ne devait pas se battre, ni mentir, ni avoir des amoureuses.
Mentir et se battre, ça va, mais pas d’amoureuse c’est difficile, hein ? [rires]
Oui, tous les êtres humains ont des amoureux. Mais ils disaient qu’il devait en être ainsi, parce que Jésus allait revenir sur terre et qu’on irait tous aux cieux.
Mais ce n’est pas ce que vous croyez, n’est-ce pas ?
C’est Oman [divinité indigène] qui a tout créé. Et quand la terre est apparue, l’homme de la forêt est apparu lui aussi. Nous sommes tous les fils d’Oman, il est là, mais personne ne le voit. Le gouvernement fédéral prétend par exemple que ce qui est sous terre lui appartient, mais je n’y crois pas. Je suis Yanomami, fils de Yanomami, comment pourrais-je croire que le gouvernement est maître de tout ce qu’il y a sous terre ? Ce sont eux qui ont inventé ça. Mais nous connaissons le maître de la terre.
Vous avez laissé tomber les pasteurs et êtes revenu à Oman ?
Le pasteur voulait en finir avec notre pajelança, il voulait mettre l’évangile à la place du pajé. Au début j’y croyais, mais ensuite j’ai grandi ; j’avais entre 15 et 20 ans, et j’ai découvert que le pasteur avait fait ce qu’il interdisait à tout le monde de faire : il avait péché. Il a eu une amoureuse indienne et ça ne m’a pas plu. Il disait que c’était pécher, et il a péché. Il est sorti avec ma cousine. Alors je lui ai dit : « pasteur, tu es un grand menteur, tu te trompes, je ne crois plus en toi ». À partir de là, j’ai commencé à penser un peu mieux et je suis revenu à mon créateur Oman. Je l’avais presque oublié, je n’y croyais presque plus… Aujourd’hui je ne veux plus d’évangélistes dans mon peuple, je n’accepte pas qu’ils viennent évangéliser. Mais il y a des communautés qui ont un pasteur, un prêtre.
Après cela, plus tard, vous avez fini par devenir pajé…
Je n’ai pas connu mon père, il est mort de maladie quand j’étais petit, d’après ce que ma mère m’a dit. Depuis tout petit j’ai souffert avec mon peuple. De nombreux parents sont morts de la rougeole, de la malaria, de la tuberculose, des maladies de Blancs qui tuent encore aujourd’hui. Mon frère, mon grand-père, ma tante sont morts… Ça m’a révolté contre l’homme de la ville. Mais je suis protégé par le Grand Pajé, alors j’ai survécu et j’ai commencé à me battre. [Après l’épisode avec les pasteurs], j’ai commencé à parler avec mon grand pajé, qui s’appelle Lourival et qui est mon beau-père. Il est encore vivant, il vit dans l’aldeia. J’avais besoin de la force de la nature. Alors j’ai passé un mois pendant lequel je n’ai rien pris d’autre que de la yãkoãna [plante hallucinogène administrée par les pajés] jusqu’à pouvoir rêver. J’ai rêvé du Xabori, l’esprit de la forêt, et ça a été très bon. Il est ma racine et il m’a dit de rester avec lui.
Vous faites des travaux de guérison, des rituels ?
…Oui, je fais des travaux de guérison avec la yãkoãna. J’appelle le Xabori et il reste à mes côtés, et je guéris mes fils, ma femme, mes frères. Je n’utilise la yãkoãna que pour illuminer, pour pouvoir voir. C’est comme ça que nous autres Pajés l’utilisons, c’est la tradition.
Et avez-vous déjà pratiqué d’autres rituels chamaniques avec d’autres plantes, comme l’ayahuasca ?
J’ai déjà expérimenté l’ayahuasca, c’était intéressant, j’ai beaucoup appris. Mais c’est très fort, vous en prenez cinq verres et vous restez longtemps [sous l’effet de l’hallucinogène]. Avec la yãkoãna c’est plus rapide, même si vous en prenez dix inhalations [un mélange de l’herbe est soufflé dans le nez par une autre personne, avec une longue paille]. Mais si vous prenez trop d’inhalations, vous tombez par terre, et vous commencez à vomir, à vous déféquer dessus…
Demain vous partez pour la conférence Rio+20, qu’espérez-vous de l’évènement ?
J’espère un miracle [rires]. C’est le gouvernement le grand patron, et si le gouvernement ne donne pas d’ordre pour aider le peuple indigène, ça ne sert à rien. L’invasion de nos terres dure depuis plus de 500 ans et elle continue.
[Après la conférence Rio+20, nous parlons de nouveau à Davi, cette fois par téléphone. Il a participé à quelques rencontres, par exemple à huis clos entre le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon et 12 leaders indigènes brésiliens. Il n’en est pas ressorti très heureux : « pour sauver la planète, les Blancs doivent changer leur manière de penser et d’agir. Je suis venu à la conférence parce que les peuples de la forêt peuvent aider à réaliser ce changement. Mais peu de gens se sont intéressés à ce que j’avais à dire »].
Les terres indigènes représentent près de 13 % du territoire national et pratiquement la moitié de l’Amazonie. Certains pensent qu’avec l’accroissement de la population mondiale, ces grandes étendues commencent à attirer l’attention du marché, des Blancs. Vous le sentez ?
J’y pense depuis longtemps. Le Blanc… je n’aime pas dire « blanc » tout le temps, je les appelle les Napë. Donc, le Napë se développe beaucoup, la ville croît, et il est aussi venu beaucoup de gens de l’étranger. En Europe il n’y a plus de terre, alors ils sont venus ici, et ça ne fait qu’augmenter la population du peuple non-indien. Nous sommes inquiets, c’est un problème sérieux. Beaucoup de gens se sont habitués à ces choses-là [il touche l’alliance du reporter], ils veulent de l’or, de l’argent et des pierres précieuses. Et de la bonne terre pour faire des briques, prendre du bois… Ce que la nature avait mis sous la terre est devenu comme une jeune femme. Tout le monde veut la voir, tout le monde la veut dans son lit. Ils disent aussi que ça appartient au gouvernement, mais le gouvernement n’a rien planté, non, c’est la nature qui a mis tout ça ici. La surface de la Terre est faite pour que l’Indien cultive sur brûlis, qu’il plante du manioc, des bananes, de la canne à sucre… Tout ce qui fait l’alimentation indigène. Mais le Blanc veut extraire la marchandise de la terre, ça fait longtemps que j’ai appris qu’il pense comme ça. Le Napë ne veut pas préserver la nature, prendre soin de la terre. Il ne pense qu’à détruire, à prendre la richesse de la forêt, à faire commerce du bois avec les pays où il n’y en a pas. Et il y a aussi le problème du braconnage et de l’extraction illégale. Tout est déjà dans le nom : garimpagem, faire des trous… Ils ont tué mon peuple pour de l’or et des diamants. Ils veulent faire des boucles d’oreille pour que leurs femmes soient belles et décorer leurs maisons, décorer les magasins, tout décorer… La pensée, le monde du Blanc tout entier est ainsi.
La voiture passe devant l’entrée d’une exploitation agricole en territoire Yanomami]. Que représente cette proximité des exploitations agricoles et des Blancs pour les Indiens ?
Il y a beaucoup d’agriculteurs, de planteurs de riz, de soja. Dans le Xingu, par exemple, la terre Tikuna est encerclée par les cultures de soja. Et le soja est très mauvais pour la terre, il détruit les sources. Et les sources sont très importantes, pas seulement pour les Indiens, les sources des cours d’eau sont importantes pour tout le monde. Et maintenant, les fils du peuple de la terre ne grandissent plus comme avant, ils ne veulent plus vivre dans les communautés… Le Xingu change, ils quittent l’aldeia et vont à la ville. Ils y restent une semaine, ils s’habituent rapidement et ils ne veulent pas revenir.

Pourquoi ne veulent-ils pas revenir, qu’est-ce qui les attire à ce point en ville ?
Pour nous autres, le mode de vie urbain est très fort, il manipule notre pensée. La langue portugaise est un poison. C’est un poison qui entre dans la tête et fait oublier la communauté, la mère, le père… La ville détruit la pensée de la communauté. Là, on ne pense plus à la chasse, à la communauté, on ne pense à rien. Le jeune Indien ne s’intéresse plus qu’aux portables, à la télé, aux CD, aux jeux, à la fête, à la voiture, à internet. Une fois qu’il est pris dans le système, c’est fini, il n’y a pas de retour en arrière. Je le sais parce que ça m’est presque arrivé.
Et comment avez-vous réussi à éviter les tentations de la ville ?
Je voulais être blanc. Je suis Yanomami, mais je me suis dit : je veux devenir blanc. Je suis dans la rue, je sais utiliser un vélo, je sais conduire. Je regarde la télé, je mange de la nourriture « en plastique » en utilisant une cuillère, une fourchette, etc. J’avais à peu près 14 ans, j’étais jeune, cela remonte à quand j’ai passé un an ou deux à Manaus. J’habitais dans la maison d’un ami et je trouvais ça bien, je ne voulais pas retourner à l’aldeia. Je me disais même : « je vais me chercher une femme blanche ». Mais mon ami me disait : « écoute, Davi, ici à la ville c’est différent, ne crois pas que tu vas te marier. La femme blanche est difficile, elle veut sa maison à elle, sa voiture, son portable, sa télé, ses habits neufs, de l’argent sur son compte en banque ».
Et êtes-vous sorti avec des femmes blanches ?
Non, jamais.
Et comment êtes-vous rentré à votre aldeia ?
La Funai m’a ramené chez moi. Je suis allé les trouver, mes frères me manquaient trop et je voulais vraiment rentrer. L’ami avec qui je vivais m’a conseillé de rentrer. Après, je suis revenu de temps en temps en ville, parce que je suis devenu interprète pour la Funai, ils m’ont donné un emploi pour travailler avec mon peuple. Aujourd’hui je n’ai plus de doute : je suis Yanomami. Je peux bien utiliser des vêtements, des chaussures, mais mon âme est véritablement Yanomami. Elle n’est pas fausse.
Davi, nous parlons ici de destruction, de problèmes… Est-ce qu’il n’y a pas consensus pour sauver la terre ?
Comme il n’y a pas d’autre Terre, notre peuple est un lui aussi, nous et vous. Alors il faut s’assoir et discuter. Discuter ensemble pour décider comment vivre avec notre planète et notre pays, qui est si riche, si beau et qui dispose d’eau propre. Mais l’homme de São Paulo, de l’Angleterre ou des États-Unis ne veut pas entendre parler de garder la terre en vie, la forêt debout. Il veut tout abattre et en faire des marchandises. Il faut pourtant penser au futur, à ce qui va arriver aux générations futures, ou bien d’ici cent ans notre planète sera comme un terrain de football, sans arbres, sans oiseaux et sans eau propre, sans beauté et sans Indiens. Et quand il n’y aura plus ni Indien ni forêt, cela sera la fin du monde.
Et comment vous imaginez-vous la vie du peuple indien au cours des prochaines décennies ?
Je pense que le pire va arriver. Le peuple de la terre va souffrir. On ne tiendra même pas cent ans, le peuple indigène est encerclé. Mes fils sont encore là, mais mes petits-fils, les Blancs essaieront de les acheter. Le non-Indien sait tromper, mentir. Il va vouloir faire ami-ami, dire que l’Indien doit changer pour que les choses s’arrangent. Mensonge. Le Blanc qui a de l’argent s’en sort bien. Celui qui n’en a pas s’en sort mal. Sans leader et sans terre, l’Indien souffrira plus qu’aujourd’hui, il va commencer à apprendre le portugais, à aimer la ville. L’Indien se laisse prendre facilement, il n’a pas de résistance pour défendre sa culture. Aujourd’hui nos fils vont déjà à l’école, ils utilisent des vêtements, ils se coupent les cheveux comme vous, mettent du parfum, se servent de portables… Alors oui, le futur m’inquiète.
Vous ne voyez aucun espoir ?
Je ne vois de l’espoir que s’il apparaît un leader traditionnel. Pour garantir notre survie, il faut un leader dans l’aldeia. Un leader indigène qui vit à la ville ne va pas s’occuper de son peuple, non. Mon espoir, c’est qu’il en vienne d’autres comme moi, comme Raoni, Aílton Krenak… Des leaders communautaires pour continuer à défendre, à se battre et à communiquer.
Avez-vous rencontré ces autres leaders indigènes, comme le cacique Raoni ?
Je considère Raoni comme mon oncle. Nous sommes amis. Il habite à Altamira, il est Kaiapó. Je l’ai connu quand j’ai commencé à lutter et que j’ai été invité à une rencontre de leaders indigène à Brasilia, et là j’ai fait la connaissance d’autres leaders comme lui, Aílton Krenak, Álvaro Tukano, Paulinho Paiakan.
Et des Indiens en politique, comme le cacique xavante Mário Juna, ça manque ?
Juruna a été député fédéral, mais il n’a pas fait grand-chose. Il a été élu par des Blancs. Si ça avait été par les Indiens, par les parents, il aurait tenu plus longtemps. Je pense qu’on l’a acheté. C’est bien d’avoir des Indiens en politique, mais il faut que ce soit des Indiens pour de vrai, de l’aldeia. Quelques parents Macuxi et Wapixana ont essayé de se faire élire, mais ils n’ont pas réussi. J’ai moi-même pensé à me porter candidat, mais je n’aurais pas eu l’argent pour me déplacer en voiture et faire campagne. J’aurai été candidat pour le PT.

Vous pensez être candidat lors de prochaines élections ?
J’y pense, mais je n’en ai pas trop envie, non. J’aimerais bien être ami des politiques, mais ils ne veulent pas… Alors je vais continuer à leur casser les pieds. [rires]
Votre histoire est peu commune, votre quotidien également. Vous êtes né à la frontière avec le Venezuela, vous y vivez encore aujourd’hui, mais vous passez du temps en ville, vous voyagez en Europe… Comment faites-vous pour maintenir vos racines ?
Ma maison est dans le Demini [zone montagneuse du territoire Yanomami, entre le Roraima et l’Amazonas], c’est là que j’habite. Je passe un ou deux mois par ans à Boa Vista. S’il n’y a pas de problème de garimpo, de santé, d’invasion. S’il y en a, je reste plus longtemps pour les résoudre, mais quand vient le moment je rentre toujours à l’aldeia. Ici, la Hutukura est comme une ambassade Yanomami qui représente notre peuple auprès des Blancs. Avant, l’homme blanc regardait l’Indien de haut pour lui parler ; maintenant, c’est d’égal à égal, c’est pour ça qu’est née l’association Hutukura Yanomami. Pour se battre mieux, parler aux journalistes, parler à la télévision, diffuser des documents à envoyer aux autorités.
Comment venez-vous depuis votre aldeia jusqu’ici ?
En avion monomoteur. Ça prend environ deux heures. On peut le faire en bateau aussi. Vous partez d’ici, puis il faut descendre jusqu’à Caracaraí par le Rio Branco. Puis il faut aller jusqu’à Barcelos, remonter le rio Negro, et continuer jusqu’à chez moi. Ça prend une dizaine de jours.
Vous avez parlé de votre inquiétude quant au futur de votre peuple. Et le futur de l’homme qui vit dans la grande ville, comment l’imaginez-vous ?
Il va mourir. La ville est une bagarre. Une bagarre entre Blancs. Ils volent, il n’y a pas d’endroit pour travailler, rien à manger… Il va commencer à souffrir, à se battre, à tuer des proches. Et puis il va vouloir acheter des coins de forêt, se développer par là. C’est déjà ce que fait le Blanc, depuis des centaines d’années. Il va penser : la terre indigène est très grande, allons la prendre. Il va arriver avec les tracteurs, les grosses machines. La machine va arriver comme un grand serpent qui avale tout. Il n’y a pas que l’Indien qui va mourir, non, tous les Brésiliens vont y perdre, la destruction va avaler tout le monde, elle va raser la forêt. Il n’y aura plus ni arbre, ni oiseau, ni eau propre, rien… Vous allez vous battre pour l’eau.
Beaucoup de gens se demandent : « mais pourquoi les Indiens ont-ils besoin d’autant de terre ? »
Ils disent toujours ça. D’abord, nous aussi nous avons besoin de croître. Si le gouvernement s’occupe de notre santé, notre population s’accroît. Ensuite parce que nous sommes nomades, c’est la coutume. Quand j’étais petit, on habitait quatre endroits. On passe un an ou deux quelque part, puis la terre et le gibier donnent moins et l’Indien s’en va. Le Blanc ne bouge pas, il laisse la ville se développer. Il dit : « pourquoi l’Indien a‑t-il besoin d’un grand territoire ? Il ne produit pas ». Mais notre terre n’a pas besoin de produire. Pour vendre quoi ? Et où ? Tout est déjà produit depuis longtemps : le gibier, les poissons, les rivières, les arbres, tout est là pour que l’Indien puisse vivre, il y a même les remèdes.
Le peuple indigène vit dans la forêt depuis toujours. Dans cette grande proximité avec les animaux, y a‑t-il des choses que vous avez apprises d’eux ?
Nous avons l’aldeia et nous chassons, et eux aussi chassent et ont un endroit où vivre. Pour faire nos huttes, nous utilisons le savoir traditionnel, nous prenons des feuilles, des lianes et nous les construisons. Et la maison du jaguar ? Il cherche dans la pierre un bon trou pour y vivre. Le singe fait pareil. Et le hocco ? Il vit dans les arbres, parce que c’est là que la nature veut qu’il vive. Le poisson, c’est la même chose, il reste dans la rivière. Le jabuti, l’agouti, tous les animaux sont comme ça, ils ont leur maison dans la nature comme nous. Vous aussi, mais c’est différent. Vous avez des lits, des frigos, des congélateurs, des téléphones, des toilettes pour déféquer à l’intérieur de la maison, une douche pour vous doucher à l’intérieur de la maison, ce sont des coutumes très différentes. Nous nous lavons dans la rivière.
Vous avez noté un changement dans le climat ?
Les gens parlent de pollution, disent que le changement climatique arrive, qu’il pleut ou qu’il ne pleut pas, qu’il fait plus chaud… Tout ça, ce sont les erreurs du Blanc qui se manifestent. La population augmente, le nombre de voitures, d’avions, d’usines, la quantité d’huile. Ici à Boa Vista il y a quelques années, on a eu une sécheresse comme on n’en avait jamais vu. Beaucoup d’arbres sont morts dans la forêt et ils ont fini par déforester. Je pense deux choses : ou bien nous allons mourir de chaud, ou bien nous allons mourir noyés. La femme de la télévision dit où il pleut ou non et dit que c’est naturel, mais le peuple n’y croit pas. Une fois, le fleuve a cru, et ils sont venus demander ce que Davi en pensait. Je n’en pense rien, c’est vous qui pensez, ce sont vos erreurs, je suis Yanomami et je défends le pays, c’est vous qui empoisonnez l’air.
Je ne suis pas indigène et j’ai un fils d’un an et demi. Qu’est-ce que vous me recommandez de lui apprendre ?
Vous devez apprendre à votre petit garçon quel est le bon chemin. Il y a de nombreux chemins, mais il doit apprendre à protéger son pays. Ce n’est ni vous ni moi, c’est lui qui va protéger le Brésil. Alors il faut le mettre dans une école avec un bon professeur, pour qu’il puisse apprendre que ce qui est bon pour nous est bon pour vous aussi.
On parlait de la boisson… C’est un des problèmes amenés par la proximité des hommes blancs ?
La boisson est un problème global, pas seulement pour l’Indien. C’est l’un des pires problèmes que nous ayons en ville, dans les communautés, partout… Et ça ne finira jamais. Le peuple de la terre a adopté la coutume, d’abord c’était le caxiri [boisson alcoolique indigène à base de manioc], maintenant c’est la bière, la cachaça.

Et d’autres drogues, comme le cannabis, la cocaïne ou le crack, sont-elles arrivées jusqu’aux aldeias ?
Peut-être dans d’autres peuples. Ici non, mais ça arrivera. Tant que l’Indien fréquente l’homme blanc, ça finira par arriver.
Les Indiens ont une relation différente au temps. J’ai lu qu’il n’y avait pas de certitude sur votre propre âge, par exemple.
Je ne m’inquiète pas de mon âge. Nous ne comptons pas, je sais plus ou moins. On dit que c’est 58 ans, mais c’est un calcul [approximatif].
Vous ne fêtez pas les anniversaires, alors…
Il n’y a pas d’anniversaire, de fête, de gâteau. Ça ne m’intéresse pas, ce qui m’intéresse c’est mon fils, mon petit-fils.
Quelle est la principale leçon que nous autres Napës devrions apprendre de la nature ?
La moitié de la population des non-Indiens écoute déjà, elle apprend, elle commence à parler de la préservation de la nature. Mais c’est encore trop peu. L’Indien doit parler plus et vous devez écouter plus. Nous devons lutter ensemble. Le plus important c’est d’être alliés, de ne pas avoir de préjugés, de ne pas être ennemis. Et de se souvenir que l’arbre n’est pas de la viande, il n’y a rien à faire ; l’arbre, il faut juste le laisser là où il est, il est déjà préservé.
Soudain, un renard traverse la route devant la voiture, détournant l’attention de Davi, qui admira la scène. Rien à voir avec le moment où un tatou a traversé la piste, quelques instants plus tôt, aux cris de « écrase-le ! » de Davi et du chauffeur, tous deux l’œil sur la viande de l’animal].
Le tatou je sais que c’est bon, mais le renard, Davi ?
[Riant] Le renard n’est pas très bon, mais par ici nous chassons le tapir, le pécari, le hocco, l’arara, le perroquet, le jabuti, le paca, l’alligator…
…Les serpents aussi ?
Si on ne trouve rien d’autre, on mange du serpent.
Et le jaguar ?
Bien sûr ! C’est meilleur que le hot-dog !
Traduction : Jérémie Bonheure
Relecture : Lola Bearzatto
Lien vers l’article original : https://revistatrip.uol.com.br/trip/entrevista-com-davi-kopenawa-yanomami
Remerciements [de l’auteur de l’interview] : Moreno S. Martins, Marcos de Oliveira et tout le personnel de l’ISA (socioambiental.org), de l’association Hutukara Yanomami (hutukara.org), et particulièrement Maurício Yekuana.