Le triomphe des pornographes (par Lierre Keith)

Essai tiré du chapitre 4 ("Culture de résistance") du livre Deep Green Resistance, et initialement publié en ligne sur le site de Feminist Current, le 26 juillet 2016. Lierre Keith est écrivaine, féministe radicale membre fondatrice de l'organisation Deep Green Resistance,  Elle est l’autrice de deux romans, ainsi que de l’essai The Vegetarian Myth: Food, Justice, and Sustainability (titre français : Le Mythe végétarien). Elle vit dans le comté de Humboldt, en Californie.

Le triomphe des por­no­graphes est une vic­toire du pou­voir sur la jus­tice, de la cruau­té sur l’empathie, et des pro­fits sur les droits humains. Je pour­rais faire cet énon­cé à pro­pos de Wal­mart ou de McDo­nalds et les pro­gres­sistes en convien­draient avec enthou­siasme. Nous com­pre­nons toutes et tous que Wal­mart détruit les éco­no­mies locales, dans un pro­ces­sus d’appauvrissement impla­cable des com­mu­nau­tés par­tout aux États-Unis, qui est main­te­nant presque ache­vé. Cette entre­prise dépend aus­si de condi­tions de qua­si escla­vage pour les tra­vailleuses et tra­vailleurs chi­nois qui pro­duisent les mon­tagnes de merde à bas prix que vend Wal­mart. En bout de ligne, le modèle de crois­sance sans fin du capi­ta­lisme est en train de détruire le monde. Pas une per­sonne de gauche ne pré­tend que les merdes pro­duites par Wal­mart équi­valent à la liber­té. Per­sonne ne défend Wal­mart en disant que son per­son­nel, amé­ri­cain ou chi­nois, choi­sit d’y tra­vailler. Les gau­chistes com­prennent que les gens font ce qu’ils doivent faire pour sur­vivre, que n’importe quel emploi est meilleur que le chô­mage, et que le tra­vail au salaire mini­mum sans pres­ta­tions sociales est un motif de révo­lu­tion, pas une défense de ces condi­tions. Il en est de même chez McDo­nalds. Per­sonne ne défend ce que McDo­nalds fait aux ani­maux, à la terre, aux tra­vailleuses et aux tra­vailleurs, à la san­té et à la com­mu­nau­té humaines ; per­sonne ne sou­ligne que les per­sonnes qui s’épuisent debout devant des bacs de graisse bouillante ont consen­ti à trans­pi­rer toute la jour­née ou que les éle­veuses et éle­veurs de porcs ont volon­tai­re­ment signé des contrats qui assurent à peine leur sur­vie. La ques­tion en jeu n’est pas leur consen­te­ment, mais bien les impacts sociaux de l’injustice et de la hié­rar­chie, la façon dont les entre­prises sont essen­tiel­le­ment des armes de des­truc­tion mas­sive. Mettre l’accent sur le seul moment du choix indi­vi­duel ne nous mène­rait nulle part.

Le pro­blème tient aux condi­tions maté­rielles qui font que perdre gra­duel­le­ment la vue dans une usine de puces de sili­cium à Tai­wan consti­tue un pis-aller pour cer­taines per­sonnes. Ces gens sont des êtres vivants. Les gau­chistes reven­diquent les droits humains comme assise poli­tique et cri­tère ultime : nous savons que cette femme taï­wa­naise ne dif­fère pas signi­fi­ca­ti­ve­ment de nous, et que si perdre la vue pour quelques cen­times sans avoir droit à une pause pipi était notre meilleure option, nous serions dans des cir­cons­tances sinistres.

Alors qu’en est-il de la femme qui doit endu­rer une double sodo­mie ? Il ne s’agit pas d’une exa­gé­ra­tion ou de « mettre l’accent sur le pire », comme on accuse sou­vent les fémi­nistes de faire. Le « double-anal » est main­te­nant mon­naie cou­rante dans le genre gon­zo porn, le por­no ren­du pos­sible par l’Internet, le por­no sans pré­ten­tion d’un scé­na­rio, celui que pré­fèrent les hommes et de loin. Cette femme, tout comme celle qui assemble des ordi­na­teurs, en subi­ra pro­ba­ble­ment des dom­mages phy­siques per­ma­nents. En fait, l’actrice typique de pro­duc­tions de gon­zo porn n’arrive qu’à durer en moyenne trois mois avant de se retrou­ver démo­lie, tant les actes sexuels exi­gés sont éprou­vants. Toute per­sonne ayant une conscience plu­tôt qu’une érec­tion le com­pren­drait au pre­mier coup d’œil. Si vous pas­sez quelques minutes à regar­der de telles images — à les regar­der vrai­ment, pas à vous mas­tur­ber devant — vous serez sans doute d’accord avec Robert Jen­sen, pour qui la por­no­gra­phie est « ce à quoi res­semble la fin du monde » :

« Par cela, écrit-il, je ne veux pas dire que la por­no­gra­phie va pro­vo­quer la fin du monde ; je n’ai pas de délires apo­ca­lyp­tiques. Je ne veux pas dire non plus que de tous les pro­blèmes sociaux aux­quels nous sommes confron­tés, la por­no­gra­phie est le plus mena­çant. Je veux plu­tôt sug­gé­rer que si nous avons le cou­rage de regar­der hon­nê­te­ment la por­no­gra­phie contem­po­raine, nous obte­nons un aper­çu, par­ti­cu­liè­re­ment vis­cé­ral et puis­sant, des consé­quences des sys­tèmes oppres­sifs dans les­quels nous vivons. La por­no­gra­phie est ce à quoi notre fin va res­sem­bler si nous n’inversons pas l’orientation patho­lo­gique qu’a prise notre socié­té cor­po­ra­tiste et capi­ta­liste, patriar­cale, raciste et pré­da­trice… Ima­gi­nez un monde dans lequel l’empathie, la com­pas­sion et la soli­da­ri­té — les choses qui rendent pos­sible une socié­té humaine décente — sont fina­le­ment et entiè­re­ment sub­mer­gées par une recherche du plai­sir auto­cen­trée et émo­tion­nel­le­ment déta­chée. Ima­gi­nez ces valeurs mises en œuvre dans une socié­té struc­tu­rée par de mul­tiples hié­rar­chies dans les­quelles une dyna­mique de domi­na­tion et de subor­di­na­tion façonne la plu­part des rela­tions et inter­ac­tions… Mon sen­ti­ment de déses­poir s’approfondit d’année en année à pro­pos de la ten­dance actuelle de la por­no­gra­phie et de notre culture por­no­gra­phique. Ce déses­poir ne tient pas à ce que beau­coup de gens peuvent être cruels, ou que cer­tains d’entre eux prennent sciem­ment plai­sir à cette cruau­té. Les humains ont tou­jours dû faire face à cet aspect de notre psy­cho­lo­gie. Mais que se passe-t-il quand les gens ne peuvent plus voir la cruau­té, quand le plai­sir pris à la cruau­té est deve­nu si nor­ma­li­sé qu’il est ren­du invi­sible pour autant de gens ? Et que se passe-t-il quand, pour une par­tie consi­dé­rable de la popu­la­tion mas­cu­line, cette cruau­té devient une par­tie rou­ti­nière de la sexua­li­té, défi­nis­sant les par­ties les plus intimes de nos vies ? »

Tout ce que les gau­chistes ont à faire est de conclure à par­tir de nos obser­va­tions, comme nous le fai­sons face à tous les autres cas d’oppression. Les condi­tions maté­rielles que créent les hommes en tant que classe (ce qu’on appelle le patriar­cat) signi­fient qu’aux États-Unis, la vio­lence des hommes envers leurs par­te­naires intimes consti­tue le crime violent le plus fré­quent. Les hommes violent une femme sur trois et agressent sexuel­le­ment une fille sur quatre avant l’âge de 14 ans. L’auteur numé­ro un des agres­sions sexuelles dans l’enfance a pour nom « Papa ». Andrea Dwor­kin, l’une des femmes les plus cou­ra­geuses de tous les temps, a com­pris que ce pro­blème était sys­té­ma­tique et non per­son­nel. Elle a vu que le viol, les raclées, l’inceste, la pros­ti­tu­tion et l’exploitation de la repro­duc­tion s’alliaient pour créer une « bar­ri­cade du ter­ro­risme sexuel » à l’intérieur de laquelle doivent vivre toutes les femmes. Notre tra­vail en tant que fémi­nistes et membres d’une culture de résis­tance n’est pas d’apprendre à éro­ti­ser ces actes ; notre tâche est d’abattre cette barricade.

En fait, la droite et la gauche entre­tiennent à elles deux un petit monde confor­table qui ense­ve­lit les femmes dans des condi­tions de sou­mis­sion et de vio­lence. Toute cri­tique de la sexua­li­té machiste sus­cite des accu­sa­tions de cen­sure ou de puri­ta­nisme de droite anti-fun. Mais du point de vue des femmes, la droite et la gauche créent une hégé­mo­nie sans faille.

L’autrice Gail Dines (PORNLAND) écrit : « Quand je cri­tique McDo­nalds, per­sonne ne me qua­li­fie d’anti-nourriture. » Les gens com­prennent que ce qui est cri­ti­qué est un ensemble de rela­tions sociales inéqui­tables, avec des com­po­santes éco­no­miques, poli­tiques et idéo­lo­giques, qui repro­duisent l’inégalité. McDo­nalds ne fabrique pas de la nour­ri­ture géné­rique : elle fabrique un pro­duit capi­ta­liste indus­triel, à des fins lucra­tives. Les por­no­graphes ne sont pas dif­fé­rents : ils ont bâti une indus­trie qui engrange 100 mil­liards par année, en ven­dant non seule­ment le sexe comme une mar­chan­dise, ce qui serait déjà assez hor­rible pour notre huma­ni­té col­lec­tive, mais éga­le­ment la cruau­té sexuelle. Cette cruau­té est l’âme même du patriar­cat, le marasme que les gau­chistes se refusent à recon­naître : la supré­ma­tie mas­cu­line prend des actes d’oppression et les trans­forme en sexua­li­té. Peut-il exis­ter une vali­da­tion plus puis­sante que l’orgasme ?

Et comme cette récom­pense est res­sen­tie de façon aus­si vis­cé­rale, de telles pra­tiques sont défen­dues (dans les rares cas où une fémi­niste est en mesure d’exiger qu’on les jus­ti­fie) comme « natu­relles ». Même lorsqu’elle est enve­lop­pée de racisme, beau­coup de gens de gauche refusent de recon­naître l’oppression inhé­rente à la por­no­gra­phie. Des pro­duc­tions comme Lit­tle Lati­na Sluts [en fran­çais : petites salopes lati­nos, NdE] ou Pimp My Black Teen [Le tuning de mon ado noire, NdE] ne pro­voquent pas l’indignation, mais le plai­sir sexuel chez les hommes qui consomment un tel maté­riel. Une sexua­li­té qui consiste à éro­ti­ser la déshu­ma­ni­sa­tion, la domi­na­tion et la hié­rar­chie s’étendra faci­le­ment à d’autres types de hié­rar­chies et se nour­ri­ra faci­le­ment des repré­sen­ta­tions racistes. Ce qu’elle ne fera jamais est construire un monde éga­li­taire de soin et de res­pect, le monde que la gauche pré­tend revendiquer.

À l’échelle mon­diale, le corps fémi­nin dénu­dé — trop mince pour por­ter des enfants viables et sou­vent trop jeune à tous égards — est en vente par­tout, comme image défi­nis­sant notre culture et comme réa­li­té brute : les femmes et les filles sont main­te­nant le prin­ci­pal pro­duit ven­du sur le mar­ché noir mon­dial. En effet, des pays entiers équi­librent leur bud­get en misant sur la vente de femmes. L’esclavage est-il une vio­la­tion des droits de l’homme ou un simple fris­son sexuel ? Quelle est l’utilité d’un mou­ve­ment de chan­ge­ment social qui se refuse à trai­ter cette question ?

Nous devons nous affir­mer comme per­sonnes ayant à cœur la liber­té, non pas la liber­té d’agresser, d’exploiter et de déshu­ma­ni­ser, mais la liber­té de ne pas être avi­lie et vio­lée, et celle de ne pas subir la célé­bra­tion cultu­relle de cette violation.

La situa­tion actuelle illustre la faillite morale d’une culture fon­dée sur la vio­la­tion et les pri­vi­lèges qui l’autorisent. C’est une légère varia­tion de l’idéologie des Roman­tiques, où le désir sexuel a rem­pla­cé l’émotion comme état non média­ti­sé, natu­rel et pri­vi­lé­gié. Sa ver­sion sexuelle est un héri­tage direct de la Bohème, qui se délec­tait de l’étalage public de « trans­gres­sions, excès et outrages sexuels ». Une bonne part de cette éthique peut être attri­buée au mar­quis de Sade, tor­tion­naire his­to­rique de femmes et d’enfants. Pour­tant, Sade a été reven­di­qué comme source d’inspiration fon­da­men­tale par des écri­vains aus­si connus que Bau­de­laire, Flau­bert, Swin­burne, Lau­tréa­mont, Dos­toïevs­ki, Coc­teau et Apol­li­naire, ain­si que par Camus et Barthes. Camus a écrit, dans L’homme révol­té, « deux siècles à l’avance… Sade a exal­té les socié­tés tota­li­taires au nom de la liber­té fré­né­tique ». Sade pré­sente éga­le­ment une pre­mière for­mu­la­tion de la volon­té de pou­voir propre à Nietzsche. Son éthique four­nit en fin de compte « les racines éro­tiques du fas­cisme ».

Une fois de plus, l’heure est venue de choi­sir. Les signes avant-cou­reurs sont publics, et il est temps d’en tenir compte. Les étu­diants uni­ver­si­taires mani­festent aujourd’hui 40 pour cent moins d’empathie qu’ils et elles n’en avaient il y a vingt ans. Si la gauche veut assem­bler une véri­table résis­tance, une résis­tance contre le pou­voir qui brise les cœurs et les os, détruit les rivières et les espèces, elle devra entendre, et enfin com­prendre, cette phrase cou­ra­geuse de la poé­tesse Adrienne Rich : « Sans ten­dresse, nous sommes en enfer. »

Lierre Keith


Tra­duc­tion : Mar­tin Dufresne

Édi­tion : Nico­las Casaux

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  1. Les civi­li­sa­tions sont la cause de tout ces symp­tômes mal­sains, chaque per­sonne qui vit en socié­té, pour le pro­fit, l’ex­ploi­ta­tion, un salaire, le pro­grès, la démo­cra­tie, la science, pour une vie agréable… fait par­tie de cette uni­vers por­no­gra­phique, il l’en­tre­tien et la déve­loppe chaque fois de plus en plus, il n’y a aucun inno­cent depuis au moins 15000ans, cha­cun a fait sa part pour qu’on en arrive à ce stade lamen­table même ceux qui dénonce et rien ne chan­ge­ra aus­si long­temps qu’exis­te­ra n’im­porte quelle modèle de civilisation.

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