Réflexions sur la nature totalitaire de l’État (par Bernard Charbonneau, 1949)

Les cita­tions qui suivent sont tirées de l’ex­cellent livre L’État de Ber­nard Char­bon­neau, publié à ses frais en 1949, puis ré-édi­té en 1987 (« ce livre a été refu­sé jus­qu’en 1987 par les édi­teurs »).


Tout au long de cet excellent livre qu’est l’État, Ber­nard Char­bon­neau arti­cule brillam­ment l’ef­frayante réa­li­té de ce concept tota­li­taire qu’est l’État ; concept dont nous pour­rions dire qu’il est une mani­fes­ta­tion, s’ins­cri­vant dans le cadre de l’or­ga­ni­sa­tion sociale, du phé­no­mène cultu­rel plus large et plus ancien de la « civi­li­sa­tion ».

« Éter­nel, l’État s’i­den­ti­fie à la nature et à l’homme ; et si le pré­sent poli­tique se pro­jette sur le pas­sé pour nous dis­si­mu­ler ce qu’il a com­por­té d’u­nique, l’i­mage du pas­sé poli­tique nous cache ce que le pré­sent com­porte de pro­di­gieu­se­ment nou­veau. […] Pour connaître mon sort, j’in­ter­roge les entrailles san­glantes du pas­sé ; et l’in­ter­ro­ga­tion pré­sente qui anime cette recherche détruit en moi ce qui a été jus­qu’i­ci l’His­toire, pour me révé­ler ce qui n’est plus. Elle m’ap­prend que l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique n’a pas tou­jours été notre uni­vers, que d’im­menses espaces lui échap­paient : des océans et des monts, des forêts et des vil­lages, des confré­ries dans les villes et des pirates sur les eaux : incon­ce­vable ori­gine pour cette incon­ce­vable fin d’un monde par­fai­te­ment clos dans ses fron­tières. Et la médi­ta­tion m’ap­prend que si l’État vient de loin, il n’est pas dans la nature des choses ; qu’il n’é­tait pas à l’o­ri­gine et qu’à chaque ins­tant il fut mis en ques­tion. Ce que je décris dans le pro­grès de l’État, c’est le com­bat et la défaite des hommes. À mon tour je le livre pour gagner ces batailles per­dues depuis des siècles. »

À pro­pos des citoyens et des rela­tions humaines :

« Des règles géné­rales fixent leurs rap­ports ; comme dans un appa­reil où tous les rouages dépendent les uns des autres, où l’action déclenche la réac­tion pré­vue, où il n’y a rien que de ration­nel­le­ment expli­cable. Dans les cadres de l’État s’est for­mé l’esprit métho­dique et réa­liste de la civi­li­sa­tion moderne : par son auto­ma­tisme impla­cable l’administration pré­fi­gure la machine. C’est ain­si que l’État sub­sti­tue les plans de sa volon­té aux rela­tions qui unissent spon­ta­né­ment les hommes ; que le sché­ma­tisme et la logique de sa loi suc­cèdent à la vivante confu­sion de la cou­tume. L’État l’impose par un sys­tème répres­sif ; jusqu’au jour où le rap­port que défi­nis­sait le Prince entre dans les mœurs, où la loi se confond avec le droit. Ce jour-là les hommes iden­ti­fient l’égalité dans la sou­mis­sion au pou­voir avec la jus­tice ; et être citoyen ne se dis­tingue plus d’être sujet. […] 

Dire que l’État les domine n’est pas assez, il les fabrique ; c’est en les assem­blant qu’il leur donne un sens et la capa­ci­té de se mou­voir : dans ce tout que repré­sente l’État, au sens le plus strict du mot, ils sont trans­for­més en rouages. La révolte de l’individu ou du groupe n’est plus alors un acte de sédi­tion, mais un acci­dent mons­trueux, aus­si mons­trueux que si le levier refu­sait d’obéir à l’impulsion du méca­ni­cien ou si le cobaye pré­ten­dait au nom de sa liber­té ne plus être un objet d’expérience. La digni­té de l’homme moderne n’est plus d’être libre, mais de ser­vir — terme équi­voque — dans les tâches de la guerre ou de l’organisation maté­rielle. Au lieu du saint ou du héros, le cou­ra­geux avia­teur, le méca­ni­cien pas­sion­né-pour-son-bou­lot, voi­là les exemples que la socié­té tota­li­taire hérite de la socié­té libé­rale. La fonc­tion prend le pas sur l’existence, la morale du ser­vice suc­cède à celle du res­pect des per­sonnes. Dans l’État tota­li­taire il n’y a plus d’hommes : de l’épicier au phi­lo­sophe il n’y a plus que des fonctionnaires.

L’association de ces rouages que sont les indi­vi­dus selon la logique de l’efficacité consti­tue des appa­reils dont la réunion forme l’État tota­li­taire : comme il parle d’homme, Lévia­than peut par­ler de famille, de cor­po­ra­tion, de syn­di­cat, de pays ; ce sont là les vieux ori­peaux qui dis­si­mulent la car­casse de la méca­nique. Ain­si la socié­té tout entière ne forme plus qu’une machine, et ses éner­gies dis­per­sées se tota­lisent en une somme d’efficacité. Mais à quoi peut ser­vir cette force puisque tout la sert ? — Ce n’est pas la ques­tion de méca­ni­cien ; et d’ailleurs le nom du construc­teur s’est perdu. »

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À pro­pos de cette reli­gion du nihi­lisme tota­li­taire qu’est l’État :

« C’est dans le par­ti et la nation que les indi­vi­dus croient retrou­ver la foi et la com­mu­nau­té niées par la socié­té libé­rale : le dra­peau est au centre comme autre­fois la croix. Plus que par leur foi reli­gieuse, à l’intérieur même des églises, les hommes se dis­tinguent par leurs idées poli­tiques ; être en désac­cord sur le gou­ver­ne­ment est plus grave que dif­fé­rer sur les fins der­nières. Ce qui ne veut pas dire que les hommes cessent d’être reli­gieux, mais qu’ils font un article de foi de leurs opi­nions sur gou­ver­ne­ment. La poli­tique éveille en eux, sinon toutes les exi­gences, du moins tous les signes exté­rieurs de la révé­la­tion divine : le refus de la rai­son et du dia­logue, l’excommunication et le can­tique. C’est en ce sens que nos luttes poli­tiques deviennent des luttes reli­gieuses. Que­relles sans objet, Mar­xisme, Fas­cisme, par­tis, nations ; formes diverses d’une même reli­gion : celle de l’État. […]

Croire à l’État voi­là la véri­té du nihi­lisme tota­li­taire. Mais on ne croit pas à l’État, on lui obéit, la foi se défi­nit ici par un refus de pen­ser qui accepte aveu­glé­ment tout ce qui vient de lui. Si à l’intérieur de l’État comme à l’intérieur de l’armée, le nihi­lisme des chefs consiste dans le culte de la néces­si­té, celui des subor­don­nés consiste dans le culte de l’obéissance. Il n’y a plus de Véri­té, il n’y a plus que la Consigne ; ne plus pen­ser est un devoir, et la plus grande des com­mo­di­tés : « Est-ce juste, est-ce injuste de le faire ? » Ne t’inquiète pas, tes chefs ont pris cette res­pon­sa­bi­li­té-là pour toi. Cherche à faire ton petit bou­lot d’ingénieur, ou d’égorgeur, le mieux pos­sible, sans te poser de ques­tions ; le reste est l’affaire des gens com­pé­tents : les petits pro­blèmes de la morale du ser­vice rem­placent les grands pro­blèmes du Bien et du Mal. Toutes ces ver­tus bien tran­quilles —, comme une cer­taine conscience pro­fes­sion­nelle alle­mande —, grâce à quoi l’individu n’est plus que le rouage bien hui­lé de la machine qui roule à fond de train vers l’abîme. »

À pro­pos de l’ex­pan­sion de l’État :

« Et le mou­ve­ment qui pousse à l’extension de l’État s’engendre de lui-même. Comme s’il n’était que la loi qui mène une socié­té mor­telle jusqu’à sa fin, le déve­lop­pe­ment d’une sclé­rose qui la fige pro­gres­si­ve­ment en un sque­lette de rap­ports méca­niques, — une sclé­rose qui sera défi­ni­tive lorsque le monde de l’État se confon­dra avec l’univers humain. L’homme appelle l’État parce qu’il tend au plus facile, parce que lui aus­si est un corps pesant. Là où il lui fal­lait réflé­chir il lui est ensei­gné, là où il lui fal­lait déci­der il lui faut obéir ; ce qu’il devait décou­vrir en lui, il n’a plus qu’à l’attendre d’un autre. L’homme appelle l’État, parce qu’en même temps que la puis­sance créa­trice naît en lui le désir d’en finir avec cette pous­sée absurde qui le dresse au-des­sus du sol. Que m’importe l’État ? En allant contre lui, je sais que je vais contre l’éternel Adver­saire ; contre celui qui m’attend, et qui atten­dra jusqu’au bout l’instant où je flé­chi­rai. L’ennemi que cha­cun porte en soi, qu’il se nomme démis­sion ou chute. »

À pro­pos de l’é­du­ca­tion totalitaire :

« C’est par sa volon­té d’organiser la direc­tion des esprits que l’État napo­léo­nien marque un pro­grès déci­sif dans la voie de l’État tota­li­taire. Avec lui le Pou­voir dans ce domaine sort de son indif­fé­rence et de son empi­risme. Vis-à-vis de la presse, l’attitude de Napo­léon a été faite d’un mélange de haine et d’attirance, comme s’il avait sen­ti que le pire enne­mi de l’État pou­vait deve­nir son plus utile ser­vi­teur. Il com­men­ça par son­ger à sup­pri­mer les jour­naux, puis il les contrô­la ; et pour finir il devint leur pro­prié­taire. Sur­tout, dans la mesure où il déses­pé­rait d’orienter l’opinion des adultes, il se tour­na vers la for­ma­tion de la jeu­nesse : il est remar­quable que ce ne soit pas le désir de per­fec­tion­ner l’homme, mais la volon­té de puis­sance qui ait engen­dré l’organisation de notre ensei­gne­ment secon­daire et supé­rieur. Le but des lycées, de l’Université impé­riale, c’est déjà de for­mer dans la jeu­nesse une caste dévouée au régime. Ain­si tan­dis qu’à l’extérieur le conqué­rant cherche à maî­tri­ser l’espace, à l’intérieur il tente de s’assurer la durée. […] 

L’enseignement d’État, obli­ga­toire et gra­tuit. Rien ne semble plus légi­time à l’individu moderne ; et s’il devait défi­nir le pro­grès humain, plus que par l’industrie ou l’hygiène, il le défi­ni­rait par l’extension de l’instruction publique. Et pour­tant, quit­tant le ter­rain des prin­cipes, jugeons-la sur les faits. Peut-on dire au vu de ses résul­tats que l’extension de l’instruction publique ait réel­le­ment aidé l’homme à deve­nir meilleur ? S’est-elle pré­oc­cu­pée de for­ger son carac­tère et sa volon­té ? A‑t-elle éveillé en lui un sens plus vif des fon­de­ments de son exis­tence ? En lui appre­nant à lire et à écrire, lui a‑t-elle appris à pen­ser par lui-même ? Ces ques­tions sont stu­pides et ne com­portent pas de réponse, car elles n’ont même pas été posées. Pour le XIXe siècle, il était bien évident que le pro­grès humain devait néces­sai­re­ment aller de pair avec celui de l’instruction et des connais­sances. Et il a ain­si pré­pa­ré un nou­veau type d’analphabète, la brute au cer­veau bour­ré de mots, blo­qué par l’imprimé : le lec­teur du jour­nal, l’intoxiqué de propagande. […] 

Le pro­grès le plus impor­tant accom­pli par l’É­tat au XIXe siècle, le plus lourd de consé­quences pour l’a­ve­nir, c’est sa main mise sur l’en­sei­gne­ment. Jusque-là, dans la socié­té occi­den­tale l’en­sei­gne­ment était lais­sé à l’i­ni­tia­tive des indi­vi­dus ou des groupes. Le roi pro­té­geait ou sur­veillait, mais même quand il fon­dait le col­lège de France, il ne lui venait pas à l’i­dée d’ins­truire. Aujourd’­hui, de cette indé­pen­dance de la fonc­tion ensei­gnante, à peu près rien ne reste en France, sauf quelques pri­vi­lèges désuets dans la dis­ci­pline inté­rieure des facul­tés, par exemple le droit pour les doyens de refu­ser l’en­trée des bâti­ments uni­ver­si­taires à la police. »

À pro­pos de l’U­nion Nationale :

« Ain­si se fonde un nou­vel ordre social sur la néces­si­té toute puis­sante. D’une cohé­sion « mono­li­thique » parce que, à la dif­fé­rence de la socié­té libé­rale, il est par­fai­te­ment conforme aux moyens et à l’esprit de la civi­li­sa­tion moderne. Une nou­velle tota­li­té se réa­lise : l’Union Natio­nale, qui englobe les plus irré­duc­tibles, — les plus misé­rables et les plus iso­lés, — le pro­lé­ta­riat et les intel­lec­tuels. Tous ensemble ; le métal­lo de chez Renault avec le pré­sident du comi­té des forges, le rési­nier des Landes avec l’artiste pari­sien. En temps de paix, tout était en ques­tion : les rap­ports entre les classes sociales, entre les indi­vi­dus et la socié­té. En temps de guerre, de ces mises en ques­tion rien ne reste. La guerre résout les contra­dic­tions de la socié­té moderne ; la nation armée, c’est la socié­té par­faite. Si le pré­sent offre quelques sujets d’amertume, la vic­toire per­met­tra d’y por­ter remède… »

À pro­pos de la Révo­lu­tion française :

« Alors l’individu se découvre en face de lui et s’interroge. Qu’est-ce que l’État ? Quelle est l’origine de la sou­ve­rai­ne­té poli­tique ? Com­ment assu­rer un lien de l’homme à ce pou­voir dont il dépend de plus en plus ? Quels sont les droits natu­rels, les limites sacrées que le Prince ne doit pas fran­chir ? Les défi­ni­tions abs­traites cachent une angoisse vivante. Autant qu’un pro­grès de l’esprit de liber­té il y a à l’origine de la Révo­lu­tion fran­çaise des indi­vi­dus de plus en plus seuls face à un Pou­voir de plus en plus fort. Sans para­doxe on peut dite que la concep­tion d’un gou­ver­ne­ment élu est née de l’impuissance pro­gres­sive des hommes. A celui qui ne peut plus évi­ter la tyran­nie il reste encore de choi­sir son tyran. »

À pro­pos de l’État tota­li­taire, de la guerre et du progrès :

« Le pro­grès de l’État est celui de la guerre ; et le pro­grès de la Guerre est celui de l’État. C’est en com­man­dant à ses troupes que le Prince s’exerce au manie­ment des masses, et c’est pour entre­te­nir l’armée qu’il lève un tri­but qui devient per­ma­nent avec elle, qu’il impose à la socié­té une admi­nis­tra­tion sem­blable à l’organisation mili­taire. Le grand Prince est celui qui aug­mente l’armée, qui lui donne une tech­nique et des armes. Et c’est aus­si celui qui per­fec­tionne l’administration et le fisc pour nour­rir une guerre de plus en plus exi­geante. Le pro­grès de l’État — le Pro­grès tout court peut-être — est un aspect de la course aux armements. »

À pro­pos du concept de « nation » (monar­chique par son ori­gine, antidémocratique) :

« La Nation c’est l’État. L’État monar­chique a pré­exis­té de longs siècles au sen­ti­ment natio­nal fran­çais ; si la nation fran­çaise est la plus vraie et la plus stable, c’est parce qu’elle est née dans le cadre de l’État le plus ancien et le plus stable. Tout au plus, à force d’action per­sé­vé­rante, l’État crée cette réa­li­té par laquelle il pré­tend se jus­ti­fier. Com­ment se consti­tue la Nation ? Rare­ment par le peuple, le plus sou­vent par le Prince. L’unité alle­mande et l’unité ita­lienne se sont ébau­chées dans deux Etats-germes : la Prusse et le Pié­mont. Là où le sou­lè­ve­ment popu­laire avait échoué en 1848, la diplo­ma­tie et la guerre réus­sirent. A l’origine des grandes nations modernes la volon­té popu­laire et la déci­sion des armes se confondent ; le plé­bis­cite, — quand il a lieu, — n’intervient qu’après coup.

Les nations sont nées de l’État, et les natio­na­lismes sont reven­di­ca­tions de l’État. Le natio­na­lisme affirme soit que le ter­ri­toire et les indi­vi­dus com­pris dans les limites d’un état forment une patrie et une socié­té natu­relle, soit que les hommes d’un pays, d’une reli­gion ou d’une culture déter­mi­née ont le droit de consti­tuer un état. Par­fois, le natio­na­lisme exprime la nos­tal­gie d’un peuple qui a pos­sé­dé autre­fois la sou­ve­rai­ne­té poli­tique ; cette forme en est la plus viru­lente. Dans tous les cas le mou­ve­ment natio­nal vise à la créa­tion à l’extension ou à la défense de l’État. […]

Pour­quoi cette explo­sion des natio­na­lismes au XIXe siècle ? Parce qu’en détrui­sant tous les anciens liens l’État était deve­nu le seul lien. L’État enlève aux socié­tés la plu­part des fonc­tions dont dépend la vie des hommes ; désor­mais c’est lui qui ins­truit, pro­tège, nour­rit. Les révo­lu­tions et les guerres, aux consé­quences autre­fois limi­tées, mettent en jeu les inté­rêts essen­tiels des indi­vi­dus. Quand Hit­ler décla­rait que la défaite du régime serait celle du peuple alle­mand, il ne men­tait pas. Le sort de l’État est celui des hommes, qu’ils le veuillent ou non ; la pro­pa­gande est d’ailleurs là pour les aider à s’en rendre compte. »

À pro­pos de la démis­sion de l’homme vis-à-vis de l’État :

« Dans le régime par­le­men­taire le peuple n’exerce pas le pou­voir. Il ne fait plus de lois, il ne gou­verne plus, il ne juge plus. Mais il dépose un bul­le­tin dans l’urne ; sorte d’o­pé­ra­tion magique par laquelle il s’as­sure d’une liber­té qui n’est plus dans ses actes quo­ti­diens. À tous les degrés, et sur­tout au pre­mier, c’est sous la forme de la démis­sion que se mani­feste la vie poli­tique : démis­sion du peuple entre les mains de ses repré­sen­tants, démis­sion de la majo­ri­té par­le­men­taire entre les mains de son gou­ver­ne­ment, démis­sion des hommes de gou­ver­ne­ment devant la néces­si­té poli­tique incar­née par les grands com­mis de l’administration. […] 

La poli­tique ne signi­fie plus rien, alors la réa­li­té lui échappe, et ain­si la poli­tique ne signi­fie plus rien ; chaque jour le déca­lage s’accentue un peu plus. Mais c’est pré­ci­sé­ment là ce qui attache chaque jour un peu plus l’homme à l’idéologie poli­tique. Aujourd’hui une authen­tique volon­té poli­tique est presque incon­ce­vable, seul un pro­di­gieux effort révo­lu­tion­naire réunis­sant les ver­tus les plus contra­dic­toires de l’audace intel­lec­tuelle et du cou­rage phy­sique pour­rait com­bler l’abîme ouvert par un siècle de démis­sion : on com­prend que l’homme le refuse. Alors l’idéologie poli­tique doit pré­ci­sé­ment être irréelle, car sa fonc­tion est de dis­traire l’homme de sa situa­tion dans le monde ; et elle le dis­trai­ra d’autant mieux qu’elle n’aura rien à voir avec la réa­li­té : ce n’est pas en vain qu’elle est vaine. […] 

Tan­dis que se dres­sait avec la force neuve d’une réa­li­té impi­toyable l’existence des indi­vi­dus : l’oubliette géo­mé­trique de la cour, et ce rugis­se­ment que détache en copeaux d’acier la mor­sure de la machine. En deçà des prin­cipes et des dis­cours un monde impla­cable ou à chaque ins­tant, sous peine d’être écra­sé, l’individu devait réagir au dixième de seconde : à l’aboi de l’adjudant comme au choc de l’obus. Par­tout triom­phaient les Droits de l’Homme, mais par­tout les nations et les villes s’étendaient sans limites ; des races incon­nues de tyrans et d’esclaves y nais­saient, d’innommables mal­heurs fou­droyaient des masses innom­brables. Cela ne s’appelait pas Des­po­tisme mais tra­vail, guerre, métier, argent : vie quo­ti­dienne. C’est dans le Droit qu’il était ques­tion de Liber­té, car les mots sont tou­jours les der­niers à mou­rir. La Liber­té des libé­raux fut un men­songe : le Men­songe du XIXe siècle ce dont on parle trop. Aujourd’hui, à quoi bon par­ler de Liber­té ! Misère et Mort, Chaînes et Désastres, libé­rez-nous ! Au moins êtes-vous vrais.

Pour­quoi cet abou­tis­se­ment ? Pour­quoi, forte dans la conscience de sa ser­vi­tude, la volon­té de liber­té s’épuisa-t-elle ain­si au lieu de s’accomplir ? … Parce qu’au lieu de la pla­cer en eux-mêmes, les hommes l’avaient pla­cée dans l’État. Rap­pelle-toi le pre­mier des devoirs. Il ne s’agit pas de défi­nir, mais d’être. N’attends pas qu’un autre… Saisis ! […] 

L’individu moderne perd le sens de l’être ; il ne s’intéresse plus au sujet, mais à l’objet. L’État lui paraît le moyen d’obtenir aux moindres frais ce résul­tat objec­tif. Pour­quoi alors ne pas étendre à tout cette méthode ? Si par alié­na­tion nous enten­dons le fait d’être à la fois dépos­sé­dé et pos­sé­dé, — d’abdiquer sa vie entre les mains d’un autre qui vous la vole pour l’en rece­voir —, alors l’histoire actuelle n’est qu’un irré­sis­tible pro­ces­sus d’aliénation où l’individu moderne trans­fère sa pen­sée et son action à l’État. A la fin seuls existent les Sports, les Beaux-Arts, la Pro­pa­gande : l’être humain n’est plus qu’une sur­vi­vance encom­brante dans l’énorme appa­reil dont il fut le pré­texte. L’État tota­li­taire n’est pas autre chose qu’une concré­ti­sa­tion de la démis­sion totale de l’homme. »

À pro­pos de la concep­tion du monde comme d’un stock de res­sources à la dis­po­si­tion de la volon­té de puis­sance pro­duc­ti­visme, « pro­grès tech­nique », crois­sance, règne de l’ef­fi­ca­ci­té, expan­sion, etc., ad nau­seam  sans fin, sans limites (elle-même son propre et unique objec­tif) de l’État :

« Le fon­de­ment de cette prise en mains de l’économie, c’est le nombre ; la Bête moderne n’en a jamais por­té qu’un : 1234567890. Après avoir ser­vi à l’État à dénom­brer les hommes, la méthode sta­tis­tique enva­hit tous les domaines. Elle dénombre les réserves de char­bon, la cri­mi­na­li­té infan­tile, l’intelligence moyenne ; et l’établissement de gra­phiques per­met d’en tirer des lois en fonc­tion des­quelles s’organise l’ordre social, ren­dant ain­si l’anomalie indi­vi­duelle impos­sible. La sta­tis­tique per­met au pou­voir de tout rame­ner à sa seule rai­son : l’efficacité. Il n’y a plus de lacs, plus de rivières, mais une masse d’énergie éva­luée en kW ; la masse uti­li­sable se confon­dant bien­tôt avec la masse uti­li­sée. Il n’y a plus de forêts, mais des tonnes de bois ; plus de causse sous le soleil, mais des réserves de ciment. Plus de per­sonnes, mais un capi­tal de main d’œuvre dont les sta­tis­tiques démo­gra­phiques per­mettent d’évaluer le bon état, et les pos­si­bi­li­té de renouvellement.

Désor­mais connus et rame­nés à une com­mune mesure, ces élé­ments peuvent faire un tout. L’État tota­li­taire est le stade ultime de la concen­tra­tion capi­ta­liste qu’il pousse à un point où elle ne sau­rait être qu’absolue ou ne pas être. Plus rien ne lui échappe, non seule­ment la pro­duc­tion, mais le méca­nisme déli­cat de la dis­tri­bu­tion. Il n’y a plus ni vignobles, ni chan­tiers, mais la volon­té de l’État ; d’une éco­no­mie agri­cole il fait une éco­no­mie indus­trielle en fixant d’avance les étapes de cette trans­for­ma­tion. Mais ici comme ailleurs, si le temps de la nature est fini, le temps de la sagesse humaine n’a pas com­men­cé ; les lubies de Cali­gu­la concernent désor­mais le pain quo­ti­dien de mil­lions d’hommes. […]

L’État tire sa force de son imper­son­na­li­té. Dans la mesure où il arrive à son plus haut point de per­fec­tion, sa domi­na­tion s’exerce sur l’ensemble des indi­vi­dus ; mais dans la mesure où l’être humain sub­siste, cette exploi­ta­tion se fait for­cé­ment au pro­fit de cer­tains hommes et ain­si une classe domi­nante se reconstitue.

En ver­tu de son esprit, l’État tota­li­taire est ame­né à accor­der les plus grands avan­tages à ceux qui lui sont indis­pen­sables, à ceux qui incarnent le mieux sa volon­té de puis­sance : aux tech­ni­ciens. La poli­tique finit par se confondre avec la tech­nique, les fonc­tions tech­niques deve­nant tel­le­ment impor­tantes qu’elles ne peuvent plus être créées que par des hommes dévoués au régime, et les poli­ti­ciens devant se trans­for­mer en tech­ni­ciens pour gouverner. […] 

Ce n’est pas un Dieu qui crée ce monde, mais un méca­ni­cien, qui monte minu­tieu­se­ment de l’ex­té­rieur ce qui nais­sait spon­ta­né­ment. Comme il ignore l’es­prit et la vie, il copie péni­ble­ment les formes de la nature et de la véri­té. Il croit avoir une culture, quand il fonde un minis­tère de la culture. Il croit avoir réa­li­sé l’har­mo­nie sociale, quand sa police assure le bon ordre dans la rue. Il croit même garan­tir le bon­heur, lors­qu’il aug­mente la pro­duc­tion de char­bon. Entre les socié­tés pri­mi­tives et les régimes tota­li­taires, il y a exac­te­ment la même dif­fé­rence qu’entre l’être vivant et l’au­to­mate. Celui qui crève l’ap­pa­rence, que des­sinent les images de la pro­pa­gande, pour péné­trer dans les pro­fon­deurs de la vie quo­ti­dienne, s’a­per­çoit aus­si­tôt que le para­dis ter­restre n’est qu’une toile peinte col­lée sur le sque­lette d’une machi­ne­rie bureaucratique. »

À pro­pos d’une des condi­tions néces­saires à l’a­vè­ne­ment de l’État :

« Les hommes étant réunis en grandes masses sur un espace limi­té, et les dis­ci­plines étant pro­por­tion­nelles aux masses, la volon­té des châ­tiers n’a qu’à les déve­lop­per jusqu’au bout pour créer l’univers concen­tra­tion­naire. Cet uni­vers n’est pas excep­tion­nel, il est latent à toute socié­té mas­sive et concen­trée ; il se mani­feste, sous des formes plus ou moins pous­sées, dès le stade de l’internat ou de la caserne, (même si la caserne ou l’internat sont fleu­ris, là n’est pas la ques­tion). Dans tel éta­blis­se­ment modèle à forte popu­la­tion sco­laire il serait facile de retrou­ver l’écrasement des indi­vi­dus par l’abstraction bureau­cra­tique, le sadisme des supé­rieurs, la soli­da­ri­té avi­lis­sante des infé­rieurs. Il suf­fit de pous­ser un peu plus loin l’automatisme du règle­ment, la rigueur de la clô­ture, les dif­fi­cul­tés du ravi­taille­ment et les incon­vé­nients de la pro­mis­cui­té pour en arri­ver à la socié­té concen­tra­tion­naire. Dans la mesure où la nation tota­li­taire est elle-même une col­lec­ti­vi­té mas­sive et orga­ni­sée, le pays tout entier n’est plus qu’un immense camp de concen­tra­tion : là aus­si la clô­ture est par­faite et la ter­reur règne. »

À pro­pos de la police :

« Dans la mesure où s’é­tend l’É­tat s’é­tend la police. En France c’est la dic­ta­ture bona­par­tiste qui lui a don­né sa forme. […] L’É­tat moderne doit assu­rer le res­pect d’un nombre gran­dis­sant de lois, donc répri­mer des délits de plus en plus nom­breux. Les trans­ports, l’in­dus­trie, l’hy­giène deviennent affaire de police : dans toute fonc­tion sociale qui se poli­tise doit péné­trer le poli­cier. Là où les véri­tés reli­gieuses font place à une morale de l’U­tile, la Police doit inévi­ta­ble­ment pas­ser au pre­mier plan. L’ordre dans la rue, de condi­tion pra­tique devient Véri­té. L’agent ne veille plus sur des biens mais sur le Bien. Alors de simple fonc­tion­naire il devient cham­pion de l’Ordre. À l’ad­mi­ra­tion pour le sol­dat qui défend la nation contre l’en­ne­mi exté­rieur répond celle du poli­cier qui la pro­tège contre l’en­ne­mi intérieur. […] 

L’or­ga­ni­sa­tion d’un réseau d’a­gents en uni­forme et en civil, qui s’é­tend à la socié­té tout entière, appa­raît à peu près en même temps que la machine à vapeur. Par le chiffre de ses effec­tifs, la puis­sance de ses moyens, l’é­ten­due de son champ d’ac­tion, la police moderne est sans com­mune mesure avec celle du passé. […] 

La police n’a rien à voir avec la liber­té. Sa rai­son d’être ? Sai­sir, cou­rir, ruser, ter­ro­ri­ser, for­cer. Ni l’o­ri­gine, ni l’a­bou­tis­se­ment ne la concernent. Un déclic met l’ap­pa­reil en marche, et il va prêt à broyer. […] Le bon poli­cier est celui qui ne se pose pas de ques­tions embar­ras­santes, le chien de chasse qui bon­dit après tout ce qui fuit. […] 

Le temps des bar­ri­cades est bien fini. C’est par l’É­tat, son armée et sa police, que la bour­geoi­sie contient et réprime l’a­gi­ta­tion popu­laire. Le bour­geois n’est plus libé­ral, il devient fasciste. »

À pro­pos de l’hor­reur finale que serait un état unique recou­vrant la tota­li­té du monde :

« L’U.R.S.S ou les U.S.A ? Com­ment choi­sir ? Ils suivent la même voie : et s’ils n’en sont pas au même point, le meilleur sera tou­jours le pire ; d’ailleurs choi­sir l’un d’eux c’est choi­sir la guerre. Alors, jouant de l’équilibre de leurs forces, fau­drait-il essayer de pro­lon­ger encore l’existence des nations capables de conser­ver un sem­blant d’indépendance ? D’autres formes de vie sub­sis­te­raient avec d’autres États ; les peuples et les indi­vi­dus absor­bés dans le ventre du Lévia­than pour­raient conti­nuer d’espérer un secours venu d’au-delà des fron­tières. Mais aujourd’hui par­tout où la force est par­ta­gée, il y a guerre ; et l’explosion à laquelle conduit cet équi­libre pré­caire ne peut abou­tir qu’à l’Unité finale. Alors com­ment ne pas sou­hai­ter qu’en mono­po­li­sant la force un État total nous sauve de la des­truc­tion totale ?

La solu­tion appa­rem­ment logique serait d’éviter un conflit où l’humanité ris­que­rait de dis­pa­raître par la créa­tion d’un État paci­fi­que­ment inves­ti par tous les peuples de la terre. Mais cette solu­tion cumule les incon­vé­nients de l’idéalisme et du réa­lisme. Elle est presque aus­si uto­pique qu’un monde qui serait à la fois Un et libre ; car si les hommes étaient assez conscients et assez fra­ter­nels pour choi­sir d’eux-mêmes un gou­ver­ne­ment mon­dial, ils le seraient assez pour res­pec­ter l’indépendance du voi­sin sans y être contraint par l’État. Et si le réa­lisme conseille d’abandonner les che­mins impos­sibles d’une révo­lu­tion qui par­ta­ge­rait la force entre des peuples divers mais paci­fiques, il conseille­ra aus­si d’abandonner l’idée d’un gou­ver­ne­ment mon­dial élu au pro­fit d’un empire conquis par la puis­sance autre­ment réelle du plus fort des États : si l’État mon­dial est vrai­ment le salut, les chances d’y arri­ver par ce moyen sont assez vraies pour cou­rir le risque d’une guerre. Ce rêve d’un État mon­dial, à une époque qui n’a plus que des véri­tés maté­rielles, ne fait que tra­duire en termes tem­po­rels la nos­tal­gie de l’unité spi­ri­tuelle qui devrait unir les hommes au-delà de leurs diver­si­tés concrètes. Dans l’État mon­dial, bien plus encore que dans l’État-nation l’unification est l’envers de l’unité ; le choi­sir pour fuir la guerre c’est évi­ter la guerre en accom­plis­sant la fata­li­té qui est à la fois sa cause et sa fin : le conflit pla­né­taire c’est l’unification du monde, on ne peut véri­ta­ble­ment refu­ser l’un qu’en refu­sant l’autre. Un seul État… Hommes libres ima­gi­nez-vous tout ce qu’il repré­sente ? Toute la force délé­guée à un seul pour réa­li­ser le para­dis sur terre ; au lieu du chaos brû­lant des éner­gies folles, le cris­tal gla­cé de l’énergie ratio­na­li­sée. Que pour­rions-nous espé­rer, sinon la fin du monde ? »

À pro­pos d’une des façons dont l’État s’auto-justifie :

« L’État doit anéan­tir ses enne­mis, mais sans Enne­mi il est sans fon­de­ment. L’État fort a besoin d’une menace pour se ren­for­cer : d’un adver­saire inté­rieur pour jus­ti­fier les pleins pou­voirs [les black blocs, les anar­chistes, les éco­ter­ro­ristes, les ter­ro­ristes, etc.], d’un adver­saire exté­rieur pour jus­ti­fier la mobi­li­sa­tion [l’État Isla­mique, le « ter­ro­risme », les « dji­ha­distes »] — l’un se confon­dant géné­ra­le­ment avec l’autre [selon les mots d’un repré­sen­tant offi­ciel de l’État : Les « Dji­ha­distes Verts », les ter­ro­ristes]. L’idéal serait une menace théo­ri­que­ment ter­rible, mais réel­le­ment inexis­tante. » [L’État isla­mique, cette menace fan­toche, les cas­seurs] […]

Le der­nier cha­pitre du livre, inti­tu­lé « Fin et com­men­ce­ment », com­mence ainsi :

« Et main­te­nant que pro­po­sez-vous ? — Car la réac­tion de l’individu moderne n’est pas de recher­cher la véri­té, il lui faut d’abord une issue ; en fonc­tion de laquelle doit s’établir le sys­tème. Et je m’aperçois que ma réflexion m’a conduit là où je suis : au fond d’un abîme d’impossibilités. Alors m’imputant la situa­tion déses­pé­rante qui tient à un monde tota­li­taire, il me repro­che­ra de détruire sys­té­ma­ti­que­ment l’espoir. Votre cri­tique est peut-être juste, dira-t-il, mais quelle solu­tion appor­tez-vous ? — Sous- enten­du, s’il n’y a pas d’issue à la situa­tion qu’elle dénonce, votre cri­tique doit être fausse. C’est vous qui me déses­pé­rez’… Et effec­ti­ve­ment je suis cou­pable de faire son mal­heur, puisque sans moi cette impos­si­bi­li­té n’existerait pas pour sa conscience.

Je dois pour­tant lui refu­ser cette solu­tion qu’il réclame, parce qu’il doit d’abord ouvrir les yeux sur une situa­tion qui n’est pas le fruit des dési­rs de mon esprit, mais qui m’est impo­sée par l’expérience de ma vie confron­tée avec l’enseignement de l’histoire. Je sais d’ailleurs que je vais ain­si exac­te­ment à rebours de ce qui consti­tue habi­tuel­le­ment la réflexion sur le monde : tant celle des réa­listes que celle des uto­pistes. Quand l’individu moderne regarde au-delà de lui-même, c’est géné­ra­le­ment pour construire des sys­tèmes : un tout où le mou­ve­ment de l’Histoire s’identifie au deve­nir de la Véri­té ; soit que la fata­li­té soit vraie, soit que la Véri­té soit fatale. Toutes ses puis­sances l’y conduisent, le besoin de ratio­na­li­ser l’insolente irré­duc­ti­bi­li­té de la vie, sur­tout le besoin de jus­ti­fier un aban­don total au fait par une jus­ti­fi­ca­tion totale selon l’esprit. Et je n’ai qu’à décrire une situa­tion ; c’est-à-dire à subir une véri­té même si l’univers entier la rejette, et à subir un fait même s’il est par­fai­te­ment absurde à la véri­té. Je n’ai qu’à décrire une situa­tion ; et je dois la peindre si bien toute entière que je ne peux même pas m’en tenir à la des­crip­tion sys­té­ma­tique. Ain­si pra­ti­quée, comme la lit­té­ra­ture dans l’a­ban­don au cha­toie­ment des phé­no­mènes, ou comme la recherche uni­ver­si­taire dans leur constat objec­tif, la des­crip­tion peut être aus­si un moyen de fuir le drame. Tan­dis que ma pen­sée doit accep­ter le drame : même celui qui la met en question. »

Ce qui n’est pas sans rap­pe­ler la réac­tion qu’in­carne toute la culture des alter­na­tives, des alter-, qui, en un sens, est absurde en ce sens qu’elle ne se foca­lise que sur une tâche qui consiste à « trou­ver des équi­va­lents à » mais en ver­sion éco-© en bio-© ou ‑durable© ; sans aucune autre forme d’in­ter­ro­ga­tion concer­nant les choses aux­quelles elle cherche des alter­na­tives. Le cou­rant alter ne semble pas com­prendre que ce qui est aujourd’­hui per­mis par le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique de la socié­té indus­trielle puisse ne pas être sou­hai­table, parce que fon­da­men­ta­le­ment non démo­cra­tique, ou ne pas prendre en compte la pro­blé­ma­tique de la tech­nique, d’où ce refus d’ac­cep­ter que la High-Tech n’ait pas d’a­ve­nir. Au lieu de com­men­cer par remettre en ques­tion le sens et l’u­ti­li­té  les impli­ca­tions psy­cho­lo­giques, phy­sio­lo­giques, éco­lo­giques, sociales des routes, de la voi­ture, de l’a­vion, des embal­lages, de l’élec­tri­ci­té indus­trielle, d’in­ter­net, des immeubles, des grattes-ciels, le cou­rant alter se contente de deman­der que ces choses soient pro­duites d’une manière qui soit cer­ti­fiée durable™ et équi­table.

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Qu’il n’y ait pas de solu­tion, ou plu­tôt, que la solu­tion soit d’a­ban­don­ner, de renon­cer aux rêves de puis­sance et de pou­voir que ces choses incarnent, peut, de prime abord, s’a­vé­rer dif­fi­cile à admettre pour un esprit façon­né (« édu­qué ») par la culture domi­nante (et son édu­ca­tion tota­li­taire, voir plus haut), elle-même pro­gres­siste. Le pro­blème, cepen­dant, c’est que des siècles d’é­checs et de désastres plus tard, les pro­messes pro­gres­sistes de la socié­té indus­trielle et donc de l’État conti­nuent, absur­de­ment, à révé­ler leur carac­tère men­son­ger, tout en res­tant glo­ba­le­ment incontestées.


Com­men­taires & Édi­tion : Nico­las Casaux

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Bien des mouvements d'opposition et même des révolutions sont ambigus. Autant ils détruisent une société, autant ils régénèrent le gouvernement, l'économie, la morale, l'armée et la police. L'histoire de l'URSS en est un bon exemple. Elle a réussi un renforcement de l'État et de la société russes que le régime tsariste était impuissant à réaliser. Le mouvement d'opposition à la société industrielle occidentale que l'on qualifie de « mouvement écologique » n'échappe pas à cette ambiguïté, surtout en France où il s'est manifesté tardivement à la suite des USA.