De l’indécence d’une illusoire neutralité (Howard Zinn, Desmond Tutu, Banksy, Sophie Scholl, etc.)

« Res­ter neutre face à l’in­jus­tice, c’est choi­sir le camp de l’oppresseur ».

Des­mond Tutu

« Les endroits les plus sombres de l’en­fer sont réser­vés aux indé­cis qui res­tent neutre ».

cita­tion apo­cryphe, reprise par Dan Brown.

« Celui qui accepte pas­si­ve­ment le mal est tout autant res­pon­sable que celui qui le com­met. Celui qui voit le mal et ne pro­teste pas, celui-là aide à faire le mal ».

Mar­tin Luther King

En ces temps trou­blés de désastres socio-éco­lo­giques, tan­dis que la guerre conti­nue de faire rage dans de nom­breux endroits sur Terre, que la défo­res­ta­tion conti­nue à atro­phier ce qu’il reste de forêts, que les diverses pol­lu­tions engen­drées par la socié­té indus­trielle empoi­sonnent l’air, l’eau et le sol dont dépend la toile du vivant, que de nom­breux méca­nismes de coer­ci­tions divisent et oppriment les popu­la­tions humaines (racisme, sexisme, police, État, conflits en tous genres, etc.) et non humaines (éle­vages indus­triels, éta­le­ment urbain…), que les inéga­li­tés éco­no­miques aug­mentent, nous remar­quons non sans conster­na­tion que cer­tains indi­vi­dus, tout en vivant au sein de la civi­li­sa­tion indus­trielle, affirment res­ter neutres. Bien évi­dem­ment et, de leur point de vue, bien mal­heu­reu­se­ment, c’est aus­si faux qu’indécent.

Comme le rap­pelle Anto­nio Gram­sci :

Je hais les indif­fé­rents. Je crois comme Frie­drich Heb­bel que « vivre signi­fie être par­ti­sans ». Il ne peut exis­ter seule­ment des hommes, des étran­gers à la cité. Celui qui vit vrai­ment ne peut qu’être citoyen, et prendre par­ti. L’indifférence c’est l’aboulie, le para­si­tisme, la lâche­té, ce n’est pas la vie. C’est pour­quoi je hais les indifférents.

L’indifférence est le poids mort de l’histoire. C’est le bou­let de plomb pour le nova­teur, c’est la matière inerte où se noient sou­vent les enthou­siasmes les plus res­plen­dis­sants, c’est l’étang qui entoure la vieille ville et la défend mieux que les murs les plus solides, mieux que les poi­trines de ses guer­riers, parce qu’elle englou­tit dans ses remous limo­neux les assaillants, les décime et les décou­rage et quel­que­fois les fait renon­cer à l’entreprise héroïque.

L’indifférence œuvre puis­sam­ment dans l’histoire. Elle œuvre pas­si­ve­ment, mais elle œuvre. Elle est la fata­li­té ; elle est ce sur quoi on ne peut pas comp­ter ; elle est ce qui bou­le­verse les pro­grammes, ce qui ren­verse les plans les mieux éta­blis ; elle est la matière brute, rebelle à l’intelligence qu’elle étouffe. Ce qui se pro­duit, le mal qui s’abat sur tous, le pos­sible bien qu’un acte héroïque (de valeur uni­ver­selle) peut faire naître, n’est pas tant dû à l’initiative de quelques uns qui œuvrent, qu’à l’indifférence, l’absentéisme de beau­coup. Ce qui se pro­duit, ne se pro­duit pas tant parce que quelques uns veulent que cela se pro­duisent, mais parce que la masse des hommes abdique devant sa volon­té, laisse faire, laisse s’accumuler les nœuds que seule l’épée pour­ra tran­cher, laisse pro­mul­guer des lois que seule la révolte fera abro­ger, laisse accé­der au pou­voir des hommes que seule une muti­ne­rie pour­ra ren­ver­ser. La fata­li­té qui semble domi­ner l’histoire n’est pas autre chose jus­te­ment que l’apparence illu­soire de cette indif­fé­rence, de cet absen­téisme. Des faits mûrissent dans l’ombre, quelques mains, qu’aucun contrôle ne sur­veille, tissent la toile de la vie col­lec­tive, et la masse ignore, parce qu’elle ne s’en sou­cie pas. Les des­tins d’une époque sont mani­pu­lés selon des visions étri­quées, des buts immé­diats, des ambi­tions et des pas­sions per­son­nelles de petits groupes actifs, et la masse des hommes ignore, parce qu’elle ne s’en sou­cie pas. Mais les faits qui ont mûri débouchent sur quelque chose ; mais la toile tis­sée dans l’ombre arrive à son accom­plis­se­ment : et alors il semble que ce soit la fata­li­té qui emporte tous et tout sur son pas­sage, il semble que l’histoire ne soit rien d’autre qu’un énorme phé­no­mène natu­rel, une érup­tion, un trem­ble­ment de terre dont nous tous serions les vic­times, celui qui l’a vou­lu et celui qui ne l’a pas vou­lu, celui qui savait et celui qui ne le savait pas, qui avait agi et celui qui était indif­fé­rent. Et ce der­nier se met en colère, il vou­drait se sous­traire aux consé­quences, il vou­drait qu’il appa­raisse clai­re­ment qu’il n’a pas vou­lu lui, qu’il n’est pas res­pon­sable. Cer­tains pleur­nichent pitoya­ble­ment, d’autres jurent avec obs­cé­ni­té, mais per­sonne ou presque ne se demande : et si j’avais fait moi aus­si mon devoir, si j’avais essayé de faire valoir ma volon­té, mon conseil, serait-il arri­vé ce qui est arri­vé ? Mais per­sonne ou presque ne se sent cou­pable de son indif­fé­rence, de son scep­ti­cisme, de ne pas avoir don­né ses bras et son acti­vi­té à ces groupes de citoyens qui, pré­ci­sé­ment pour évi­ter un tel mal, com­bat­taient, et se pro­po­saient de pro­cu­rer un tel bien.

La plu­part d’entre eux, au contraire, devant les faits accom­plis, pré­fèrent par­ler d’idéaux qui s’effondrent, de pro­grammes qui s’écroulent défi­ni­ti­ve­ment et autres plai­san­te­ries du même genre. Ils recom­mencent ain­si à s’absenter de toute res­pon­sa­bi­li­té. Non bien sûr qu’ils ne voient pas clai­re­ment les choses, et qu’ils ne soient pas quel­que­fois capables de pré­sen­ter de très belles solu­tions aux pro­blèmes les plus urgents, y com­pris ceux qui requièrent une vaste pré­pa­ra­tion et du temps. Mais pour être très belles, ces solu­tions demeurent tout aus­si infé­condes, et cette contri­bu­tion à la vie col­lec­tive n’est ani­mée d’aucune lueur morale ; il est le pro­duit d’une curio­si­té intel­lec­tuelle, non d’un sens aigu d’une res­pon­sa­bi­li­té his­to­rique qui veut l’activité de tous dans la vie, qui n’admet aucune forme d’agnosticisme et aucune forme d’indifférence.

Je hais les indif­fé­rents aus­si parce que leurs pleur­ni­che­ries d’éternels inno­cents me fatiguent. Je demande à cha­cun d’eux de rendre compte de la façon dont il a rem­pli le devoir que la vie lui a don­né et lui donne chaque jour, de ce qu’il a fait et spé­cia­le­ment de ce qu’il n’a pas fait. Et je sens que je peux être inexo­rable, que je n’ai pas à gas­piller ma pitié, que je n’ai pas à par­ta­ger mes larmes. Je suis par­ti­san, je vis, je sens dans les consciences viriles de mon bord battre déjà l’activité de la cité future que mon bord est en train de construire. Et en elle la chaîne sociale ne pèse pas sur quelques uns, en elle chaque chose qui se pro­duit n’est pas due au hasard, à la fata­li­té, mais elle est l’œuvre intel­li­gente des citoyens. Il n’y a en elle per­sonne pour res­ter à la fenêtre à regar­der alors que quelques uns se sacri­fient, dis­pa­raissent dans le sacri­fice ; et celui qui reste à la fenêtre, à guet­ter, veut pro­fi­ter du peu de bien que pro­cure l’activité de peu de gens et passe sa décep­tion en s’en pre­nant à celui qui s’est sacri­fié, à celui qui a dis­pa­ru parce qu’il n’a pas réus­si ce qu’il s’était don­né pour but.

Je suis en vie, je suis résis­tant. C’est pour­quoi je hais ceux qui ne résistent pas, c’est pour­quoi je hais les indifférents.

À ce pro­pos, citons éga­le­ment l’his­to­rien mili­tant Howard Zinn :

Que ce soit en tant qu’enseignant ou écri­vain, je n’ai jamais été obsé­dé par “l’objectivité”, qui ne m’a paru ni pos­sible ni dési­rable. J’ai com­pris assez tôt que ce qu’on nous pré­sente comme “l’histoire” ou “l’actualité” a néces­sai­re­ment été sélec­tion­né par­mi une quan­ti­té infi­nie d’informations, et que cette sélec­tion reflète les prio­ri­tés de celui qui l’a réa­li­sée. Ceux qui prêchent la sain­te­té des faits depuis leur pié­des­tal ne font qu’imiter le pédant des Temps dif­fi­ciles de Charles Dickens, le sévère Mr Grad­grind, qui exi­geait que ses élèves lui pré­sentent « des faits, rien que des faits ». Mais j’en suis venu à pen­ser que chaque fait pré­sen­té dis­si­mule un juge­ment, celui qu’il était impor­tant de mettre ce fait-la en avant ce qui implique, par oppo­si­tion, qu’on peut en lais­ser d’autres de côté. Et tout juge­ment de ce genre reflète les croyances, les valeurs de l’historien ou de l’historienne, quelles que soient ses pré­ten­tions à l’objectivité. Ce fut pour moi un grand sou­la­ge­ment d’arriver à la conclu­sion qu’il est impos­sible d’exclure ses juge­ments du récit his­to­rique, car j’avais déjà déci­dé de ne jamais le faire. J’avais gran­di dans la pau­vre­té, vécu une guerre, obser­vé l’ignominie de la haine raciale : je n’allais pas faire sem­blant d’être neutre. Comme je l’ai dit à mes étu­diants en com­men­çant mon cours : « On ne peut pas res­ter neutre dans un train en marche ». En d’autres termes, le monde avance déjà dans cer­taines direc­tions dont beau­coup sont atroces. Des enfants souffrent de la faim. On livre des guerres meur­trières. Res­ter neutre dans une telle situa­tion, c’est col­la­bo­rer. Le mot « col­la­bo­ra­teur » a eu une signi­fi­ca­tion funeste pen­dant l’ère nazie, il devrait conser­ver ce sens. C’est pour­quoi je doute que vous trou­viez dans les pages qui suivent le moindre signe de « neutralité ». […] 

Il n’y a pas une seule image vraie d’une situa­tion his­to­rique, pas une seule et unique des­crip­tion objec­tive. Mais par un retour­ne­ment iro­nique, la quête d’une objec­ti­vi­té ima­gi­naire nous a conduits à adop­ter une forme de sub­jec­ti­vi­té par­ti­cu­liè­re­ment régres­sive, celle du pas­sant. Des inté­rêts divers et anta­go­nistes coexistent dans la socié­té ; ce qu’on appelle objec­ti­vi­té n’est que le dégui­se­ment d’un de ces inté­rêts habillé de neu­tra­li­té. Mais dans un monde qui n’est pas neutre, la neu­tra­li­té est fic­tion. Il y a des vic­times, il y a des bour­reaux, et il y a des pas­sants. Dans la dyna­mique de notre ère où les têtes tombent régu­liè­re­ment dans le panier, le « vrai » évo­lue en fonc­tion du sort de notre propre tête et l’objectivité du pas­sant est une invi­ta­tion à res­ter pas­sif pen­dant que tombent les autres têtes. Rap­pe­lons-nous le doc­teur Rieux dans La Peste, de Camus : « Je dis seule­ment qu’il y a sur cette terre des fléaux et des vic­times, et qu’il faut, autant qu’il est pos­sible, refu­ser d’être avec le fléau ». Ne pas agir, c’est s’unir au fléau. […]

Je pro­pose d’abandonner notre posi­tion habi­tuelle d’observateurs pri­vi­lé­giés. Tant que nous ne serons pas libé­rés de cette atti­tude que nous aimons qua­li­fier d’objec­tive, nous res­te­rons psy­cho­lo­gi­que­ment plus proches, que nous l’admettions ou non, du bour­reau que de la victime.

Et enfin, Sophie Scholl :

Les véri­tables dom­mages sont le fait de ces mil­lions qui ne veulent que « sur­vivre ». Ces braves gens qui ne demandent qu’à ce qu’on les laisse tran­quilles. Ceux qui ne veulent pas que leurs petites vies soient déran­gées par quoi que ce soit qui les dépasse. Ceux qui n’ont ni camp ni cause. Ceux qui ne réa­li­se­ront pas l’ampleur de leurs propres forces, par peur de se confron­ter à leurs propres fai­blesses. Ceux qui n’aiment pas faire de vagues ni se faire des enne­mis. Ceux pour qui la liberté, l’honneur, la véri­té, et les prin­cipes ne sont que lit­té­ra­ture. Ceux qui vivent petit, forment de petits couples, et meurent petit. C’est l’approche réduc­tion­niste de la vie : si vous vous faites dis­crets, vous la gar­de­rez sous contrôle. Si vous ne faites pas de bruit, le croque-mitaine ne vous trou­ve­ra pas. Mais c’est une illu­sion, parce qu’ils meurent aus­si, ces gens qui enferment leurs esprits dans de minus­cules bulles afin de se sen­tir pro­té­gés. Pro­té­gés ?! Mais de quoi ?! La vie tutoie tou­jours la mort ; les routes étroites mènent au même endroit que les larges ave­nues, et une petite bou­gie se consume tout comme une torche enflam­mée. Je choi­sis ma propre façon de brûler.

« Se laver les mains du conflit entre les puissants et les opprimés, ce n’est pas rester neutre, mais prendre parti pour les puissants »

(graf­fi­ti peint par Bank­sy sur un mur de Gaza, la cita­tion est de Pau­lo Freire).


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