Un extrait tiré de l’excellent livre de François Jarrige Technocritiques : Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, 2014.
[…] Depuis l’ouverture des « Tobacco Documents », ces archives secrètes ayant révélé les stratégies déployées par les industriels du tabac pour façonner l’opinion, manipuler la science et empêcher toute régulation de leur activité, les enquêtes se sont multipliées sur les manières subtiles par lesquelles l’industrie fabrique le mensonge et sème le doute sur les découvertes menaçant ses profits. Les « marchands de doute » investissent l’internet et les médias comme les institutions savantes et politiques pour résorber et disqualifier toute remise en cause des trajectoires technologiques qui assurent leurs profits colossaux. Des journalistes, comme Stéphane Foucart en France, ont très bien montré l’ampleur du problème à la suite des enquêtes des historiens des sciences américains Robert Procter ou Naomi Oreskes. Le conflit n’oppose pas la saine raison scientifique d’un côté et l’irrationalisme obscurantiste de l’autre, comme voudrait le faire croire, par exemple, Claude Allègre, qui met en garde contre la « dérive verte » et le « catastrophisme technophobe », illustrant de façon caricaturale la posture du savant progressiste défendant la cause supposée menacée du progrès technique. Le face-à-face met plutôt aux prises une science enquêtant sur la vérité et une science embarquée, rongée par les conflits d’intérêts et inféodée aux intérêts financiers et commerciaux d’entreprises toujours plus puissantes. Robert Proctor a forgé le néologisme « agnotologie » pour désigner cette « science de l’ignorance » qui produit du savoir pour maintenir le statu quo, qui multiplie les recherches pour entretenir des controverses factices et ainsi empêcher toute décision politique. Par ce moyen, les gouvernements et l’opinion ont longtemps cru, et croient encore parfois, que les pluies acides et le trou dans la couche d’ozone ne posent pas de problème, que la disparition des abeilles est un « mystère », que la réalité du changement climatique d’origine anthropique divise les scientifiques et reste un objet de controverse… Sur ce point les situations varient fortement selon les pays : là où le climatoscepticisme est le plus fort, comme aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou au Japon, le changement climatique reste pensé comme un phénomène d’origine naturelle, alors que là où les pressions écologistes sont puissantes, en Indonésie, au Mexique ou en Allemagne, la responsabilité des activités humaines ne fait plus aucun doute.
Aucune théorie du complot ici, mais plutôt le constat accablant du fonctionnement contemporain du capitalisme industriel et des nouvelles alliances qu’il noue avec la science et la politique pour discréditer toute remise en cause de ses dynamiques. Naomi Oreskes a montré comment, à la fin des années 1980 aux États-Unis, beaucoup de scientifiques, de politiques et d’industriels considérèrent de plus en plus l’écologie politique et le combat environnementaliste comme des dangers pour la liberté, prenant en quelque sorte la place de l’ancien spectre du « communisme » moribond. Beaucoup « croyai[en]t passionnément en la science et la technologie – à la fois comme causes des progrès de la santé, de la richesse, et comme unique source d’amélioration future » et les opinions contraires les rendaient furieux. Ils haïssaient les écologistes, perçus comme des « luddites » stupides qui voulaient revenir en arrière. En 1992, l’extraordinaire succès de l’Appel de Heidelberg, rendu public à la veille de l’ouverture du premier Sommet de la Terre, à Rio, illustre le succès de ce lobbying industriel. Dans ce texte, plus de soixante-dix Prix Nobel et de nombreux autres scientifiques prestigieux proclament leur inquiétude d’« assister, à l’aube du XXIe siècle, à l’émergence d’une idéologie Irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social ». Ils y dénoncent des « mouvements » qui idéalisent l’« état de nature », et y affirment au contraire que « le progrès et le développement reposent depuis toujours sur une maîtrise grandissante [des substances dangereuses] » ; avant de conclure que « les plus grands maux qui menacent notre planète sont l’ignorance et l’oppression et non pas la science, la technologie et l’industrie ». Ce texte, porté par la légitimité de prestigieuses signatures et largement diffusé, identifie la science et le progrès à l’intérêt de l’industrie et de ses technologies. Il est désormais avéré que cet appel était une opération de communication commanditée au départ par le lobby des industriels de l’amiante pour nuire aux sciences de l’environnement naissantes et freiner toute velléité de régulation des systèmes techniques dangereux. Rares sont ceux qui, comme Cornélius Castoriadis, à la radio puis dans la presse, ont osé dénoncer ce texte « ignominieux » et « naïvement scientiste », en réaffirmant que ce sont d’abord l’« autonomisation de la technoscience » et les « retombées négatives » des faux besoins produits par « tel exploit scientifique ou technique » qui constituent de véritables menaces.
Beaucoup de discours, pas nécessairement conscients ou coordonnés, participent d’un processus d’invisibilisation de la technocritique contemporaine. La philosophie et les sciences sociales elles-mêmes deviennent parfois des instruments de gouvernement de la critique. L’ouvrage polémique de Luc Ferry Le Nouvel Ordre écologique, publié en 1992, la même année que l’Appel de Heidelberg, n’hésite pas à délégitimer toute critique des techniques et le discours écologiste qui la porte en les renvoyant aux errements du fascisme et du « romantisme réactionnaire ». Plus récemment, Alexandre Moatti, polytechnicien, historien des sciences, a dénoncé dans un pamphlet ceux qu’il appelle les « acteurs de l’ultra-gauche radicalement antitechnologique ». Tour à tour ingénieur dans des groupes de haute technologie, membre de divers cabinets ministériels et ardent militant et praticien de la vulgarisation des sciences et des techniques, l’auteur part en croisade pour défendre la science et la technologie supposées menacées par des individus et des idéologies « antihumanistes ». Mêlant, sous l’étiquette « alter-science », des auteurs, idées et phénomènes très divers et sans rapport entre eux, il les fait tenir ensemble par la force d’une argumentation simpliste qui tente de montrer que le progrès technoscientifique est menacé par la résurgence de la barbarie antihumaniste. À côté de ce type d’analyse caricaturale, beaucoup d’autres contribuent à disqualifier les critiques en les présentant comme « excessivement pessimistes », comme si l’état présent du monde pouvait d’une quelconque manière inciter à l’optimisme.
Face aux critiques et aux controverses montantes, de plus en plus de philosophes s’emparent des techniques pour en clarifier le statut épistémologique. En 1994, Jean-Pierre Séris présente dans un ouvrage testament les différentes théories qui se sont affrontées depuis Platon. Il constate que la « crise, bien réelle, de la technique » appelle une « véritable critique de cette technique et de sa rationalité », critique qui doit toutefois être à mille lieues des dénonciations, qu’il assimile à un « magma d’idées molles, de platitudes à perte de vue, […] sans l’ombre d’une recherche sérieuse, d’une interrogation, d’une exigence intellectuelle ». Au fond, au nom d’une véritable critique philosophique du phénomène technique dans sa complexité, il s’agit de faire taire les dénonciations qui s’expriment dans la société civile, jugées à la fois exagérées et stériles. De même, la sociologie de Bruno Latour, qui commence à circuler à l’échelle mondiale dans les années 1990, illustre une autre forme de dépolitisation des techniques au nom de la réconciliation entre l’univers des machines et l’« humanisme ». Après avoir contribué au renouvellement de la sociologie des sciences par une attention nouvelle aux pratiques quotidiennes des laboratoires, Bruno Latour et ses collègues de l’École des Mines de Parts proposent une analyse du monde social fondée non sur l’étude des groupes sociaux, mais sur celle des réseaux et des « collectifs » composés d’humains-et-de non-humains, traités de façon « symétrique ». Ils proposent dès lors une nouvelle manière de penser l’innovation : celle-ci n’est plus un donné, mais un condensé de relations entre des êtres. Contre la prolifération des critiques et des discours de haine, Latour propose d’apprendre à « aimer les techniques » en décrivant la façon dont la société est sans cesse tissée par les « non-humains ». Selon Latour, il faut sortir du mépris dans lequel sont tenues les machines, apprendre à les aimer pour pouvoir les comprendre. Pour imposer sa sociologie des techniques faite de description fine, d’analyse de réseaux, de déconstruction des notions de « rationalité » et d’« efficacité », il dénonce d’ailleurs les « technophobes qui flétrissent les techniques » en distinguant notamment les « heideggériens foncièrement antihumanistes » et les « belles âmes humanistes comme Ellul ». À l’image de la métaphysique latourienne, selon laquelle « nous n’avons jamais été modernes », la plupart des penseurs postmodernes contemporains refusent d’attaquer les techniques et leur condition de production et préfèrent inventer « une Nouvelle Alliance dans la complexité », selon le mot du philosophe Peter Sloterdijk. La philosophie contemporaine des techniques apparaît souvent comme une tentative pour déconstruire les frontières entre l’homme, la nature et le monde de l’artefact et de l’artificiel. L’enjeu est de penser le monde comme une réalité fondamentalement hybride, où les catégories classiques de la pensée occidentale n’ont plus cours.
De même, la critique de la domination patriarcale par les techniques a reflué dans les théories féministes contemporaines alors même que les réflexions sur la construction mutuelle du genre et des techniques ne cessent de se développer. Comme le constate la féministe Judy Wajcman, la mode n’est plus à la critique. Désormais, il y a « un rejet de la technophobe propre aux travaux féministes antérieurs, en faveur d’un cyberféminisme en vogue qui adopte les nouvelles technologies comme source de pouvoir pour les femmes ». Le désir de légitimation des réflexions sur le genre dans le contexte de triomphe des technologies biomédicales et de l’Information a poussé certaines théoriciennes du féminisme à se tourner vers la célébration des technologies contemporaines. L’œuvre de Donna Haraway est emblématique de cette revalorisation du potentiel émancipateur et subversif des techniques : préférant devenir cyborg que « déesse éco-féministe », Harraway en appelle à une appropriation des techniques pour subvertir les dominations existantes. Au nom du rejet de tout déterminisme technique et d’une revalorisation de la capacité d’action (agency) des acteurs, les nouvelles technologies sont décrites comme des Instruments à réinvestir pour construire une véritable politique émancipatrice. Toutes ces cosmologies hybridistes promues par les auteurs post-modernes conduisent finalement à délégitimer les critiques radicales des trajectoires technologiques actuelles en faisant des techniques des formes mixtes, neutres, appropriables pour le meilleur comme pour le pire. Prolongeant le « paradigme cybernétique » et ses visions du monde, élaborés aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, une grande partie des théories sociales contemporaines s’inscrivent dans une représentation communicationnelle du monde, fondée sur l’effacement des frontières entre l’humain, le biologique et la machine. Comme l’a montré Céline Lafontaine, le modèle de la machine semble triompher dans les pensées opératoires et systémiques contemporaines, valorisant par exemple l’utopie réticulaire et le modèle de l’autorégulation, amenant à faire de la technique le destin de l’homme en instaurant une indifférenciation qui anesthésie la critique.
Dans le champ politique, la technocritique n’a bonne presse ni à gauche ni à droite. Pour la droite libérale, elle est le nouveau visage d’une obsession régulatrice tentant de brider la libre entreprise et le progrès. À gauche subsiste l’idée que « des pensées conservatrices, voire réactionnaires, alimentent aujourd’hui encore certaines actions technophobes ». Pour une partie de la gauche anticapitaliste notamment, la critique des technosciences est un masque derrière lequel se dissimulent les anciennes idéologies réactionnaires cherchant à rendre invisible le vrai problème qu’est la question sociale. Cette accusation témoigne de la difficulté persistante à penser le phénomène technique comme un problème social et politique à part entière. La question des techniques traverse aussi plus que jamais les milieux écologistes eux-mêmes. Elle sépare ainsi les adeptes du « développement durable » et les partisans de l’écologie politique. Elle est l’une des lignes de fracture entre les tenants de l’éco-socialisme, les diverses tendances de l’écologie politique et la nébuleuse des « objecteurs de croissance ». Tous critiquent les trajectoires technologiques actuelles et s’accordent sur leurs effets néfastes. Leurs divergences apparaissent lorsqu’il s’agit d’esquisser des solutions pour l’avenir et d’évaluer la responsabilité des techniques dans la crise globale. Le mouvement éco-socialiste, par exemple, qui se développe au niveau international depuis les années 1990, tente de conserver les acquis fondamentaux du marxisme tout en le débarrassant de ses scories productivistes et de sa foi unilatérale dans la technique. Pour Michael Löwy, l’un de ses principaux représentants en France, « la première question qui se pose est celle du contrôle des moyens de production, et surtout des décisions d’investissements et de mutations technologiques : le pouvoir décisionnaire en ces domaines doit être arraché aux banques et aux entreprises capitalistes pour être restitué à la société qui seule peut prendre en compte l’intérêt général ». Les éco-socialistes entendent confier à la « société » la maîtrise de la technique par une meilleure répartition des richesses et par une planification démocratique qui permettra de s’extraire du marché. Mais, au sein même du socialisme antiproductiviste contemporain, l’utopie technologique demeure puissante. La foi dans le nucléaire et les grands barrages subsiste ; le plus souvent, elle se déplace vers les énergies renouvelables. Certains imaginent ainsi – comme au temps de Zola au tout début du XXe siècle – l’avènement d’un « communisme solaire ». Une fois encore, l’histoire des promesses technophiles se répète. […]
François Jarrige