Un mot sur la civilisation et l’effondrement (par John Zerzan)

Tra­duc­tion d’un texte ini­tia­le­ment publié (en anglais) à l’a­dresse sui­vante, fin 2014.


Au cours des 6 000 der­nières années, nombre de civi­li­sa­tions ont vu le jour pour dis­pa­raître ensuite. Il n’en reste plus qu’une — dif­fé­rentes variantes cultu­relles mais une seule civi­li­sa­tion mondialisée.

L’ombre de l’effondrement menace. Nous avons déjà vu l’échec, sinon le nau­frage, de la culture occi­den­tale. L’Holocauste, à lui seul, dans le pays le plus avan­cé cultu­rel­le­ment (au niveau de la phi­lo­so­phie, de la musique, etc.), révèle l’impuissance de cette culture.

Nous com­pre­nons mieux ce qu’est la civi­li­sa­tion que ce que signi­fie un effon­dre­ment. Cela se résume à ces concepts élé­men­taires : la domes­ti­ca­tion des plantes et des ani­maux, rapi­de­ment sui­vie par les pre­mières civi­li­sa­tions majeures de la Méso­po­ta­mie et de l’Égypte. La domes­ti­ca­tion, elle-même le socle et le moteur de la civi­li­sa­tion : une phi­lo­so­phie d’une domi­na­tion de la nature tou­jours plus pous­sée, et de tou­jours plus de contrôle en général.

« La nature n’a pas vou­lu la civi­li­sa­tion ; bien au contraire », comme le fai­sait per­ti­nem­ment remar­quer E.J. Applew­hite, un col­lègue de Buck­mins­ter Ful­ler. Toutes les civi­li­sa­tions ont été infes­tées de ten­sions, et toutes ont avor­té en consé­quence. Les civi­li­sa­tions maya et mycé­nienne, aux anti­podes l’une de l’autre, se sont effon­drées simul­ta­né­ment (bien que leur effon­dre­ment a duré un cer­tain temps). La civi­li­sa­tion égyp­tienne fut res­sus­ci­tée quatre fois avant son épui­se­ment final.

Arnold Toyn­bee a exa­mi­né plus de 20 civi­li­sa­tions du pas­sé dans son œuvre mas­sive, Une étude de l’histoire, et a remar­qué qu’à chaque fois, la cause de l’effondrement fut inté­rieure, pas extérieure.

Ce qui consti­tue peut-être la plus pro­fonde ten­sion de la civi­li­sa­tion est décrit par Freud dans ce texte des plus radi­caux qu’est Malaise dans la civi­li­sa­tion. Pour lui, la civi­li­sa­tion repose sur un refou­le­ment fon­da­men­tal, à la source d’un invin­cible mal­heur : avoir échan­gé la liber­té ins­tinc­tive et l’Eros contre le tra­vail et la culture sym­bo­lique. C’est pour­quoi la domes­ti­ca­tion, le fon­de­ment même de la civi­li­sa­tion, est le pire des mar­chés, le prin­ci­pal géné­ra­teur de névrose.

Oswald Spen­gler a sou­li­gné la futi­li­té de la civi­li­sa­tion, et déci­dé qu’elle était indé­si­rable, voire dia­bo­lique. Pour l’anthropologue Roy Rap­pa­port, mésa­dap­té est ce qui la décrit le mieux, bien qu’il (comme les autres) ait conclut que de petites com­mu­nau­tés auto­suf­fi­santes seraient tout autant indé­si­rables, parce qu’impossible à atteindre.

Dans Le déclin de l’Occident, Spen­gler sou­ligne que les der­nières phases de chaque civi­li­sa­tion se carac­té­risent par une com­plexi­té tech­no­lo­gique crois­sante. Il s’agit mani­fes­te­ment de ce qu’ex­pé­ri­mente la culture pla­né­taire de notre temps, qui voit les pré­ten­tions et les pro­messes tech­no­lo­giques sup­plan­ter celles de l’idéologie for­mel­le­ment politique.

Le récent livre de William Ophuls Immo­de­rate Great­ness : Why Civi­li­za­tions Fail (non tra­duit, « Une gran­deur immo­dé­rée : pour­quoi les civi­li­sa­tions échouent », NdT), sou­ligne assez habi­le­ment les rai­sons de l’inéluctabilité des échecs civi­li­sa­tion­nels, et pour­quoi l’é­touf­fante phi­lo­so­phie du contrôle que consti­tue la domes­ti­ca­tion pro­voque sa propre des­truc­tion. Les pre­mières phrases du livre énoncent bien l’illusion fatale qui pré­vaut aujourd’hui : « La civi­li­sa­tion moderne pense com­man­der les pro­ces­sus his­to­riques à l’aide du pou­voir technologique. »

De plus en plus de gens com­prennent la faus­se­té de cette croyance. Après tout, comme Jared Dia­mond l’explique, « tous nos pro­blèmes actuels sont la consé­quence invo­lon­taire de notre tech­no­lo­gie ». La civi­li­sa­tion échoue d’ailleurs à tous les niveaux, dans tous les domaines, et son échec est direc­te­ment lié à celui de la tech­no­lo­gie. Ce que de plus en plus de gens asso­cient à l’effondrement.

Les socié­tés com­plexes sont récentes dans l’histoire humaine, et la civi­li­sa­tion hyper­tro­phiée que nous connais­sons actuel­le­ment est cer­tai­ne­ment très dif­fé­rente de celles qui l’ont pré­cé­dée. Les prin­ci­pales dif­fé­rences sont de deux types. La civi­li­sa­tion de notre temps domine la pla­nète entière, mal­gré quelques nuances ou varia­tions cultu­relles, et le carac­tère inva­sif de sa tech­no­lo­gie per­met une colo­ni­sa­tion à un niveau incon­ce­vable jusque-là.

Mal­gré sa por­tée et sa gran­deur, le règne de la civi­li­sa­tion se base sur de moins en moins de choses. Sa nature inté­rieure est aus­si rava­gée que sa nature exté­rieure. L’effondrement du lien humain a ouvert la porte à d’inimaginables phé­no­mènes qui tour­mentent des popu­la­tions humaines esseu­lées. L’extinction des espèces, la fonte des glaces, la des­truc­tion des éco­sys­tèmes, etc., conti­nuent sans ralentir.

Fuku­shi­ma, l’acidification des océans, Mon­san­to, la frac­tu­ra­tion, la dis­pa­ri­tion des abeilles, ad infi­ni­tum. D’autres aspects de la civi­li­sa­tion, plus pro­saïques encore, déclinent aussi.

Rap­pa­port a décou­vert que plus les sys­tèmes civi­li­sa­tion­nels « deve­naient grands et puis­sants, plus la qua­li­té et l’utilité de leurs pro­duits étaient sus­cep­tibles de dimi­nuer ». Le rap­pel mas­sif de mil­lions de voi­tures Ford, Gene­ral Motors et Toyo­ta, en 2014, l’illustre bien. Jared Dia­mond sou­ligne que « le déclin bru­tal peut ne se pro­duire qu’une décen­nie ou deux après que la socié­té a atteint son apogée ».

Ce qui nous amène au pic pétro­lier et à ses pré­dic­tions d’épuisement du pétrole, signa­lant la fin de la civi­li­sa­tion indus­trielle et de sa course folle. La décou­verte d’immenses réserves de gaz natu­rel et de nou­veaux pro­cé­dés tech­no­lo­giques (comme l’extraction des gaz de couche) peut cepen­dant indi­quer que le déclin défi­ni­tif lié au pic pétro­lier pour­rait ne pas débu­ter avant plu­sieurs décen­nies. Le site web « compte à rebours du pic pétro­lier » (Oil Drum), un forum majeur sur le pic pétro­lier, a fer­mé ses portes en 2008, après avoir tenu 8 ans, en admet­tant un manque d’intérêt.

Il existe un désir, com­pré­hen­sible mais absurde, pour que la civi­li­sa­tion coopère avec nous et se déman­tèle elle-même. Cet état d’esprit semble par­ti­cu­liè­re­ment pré­valent chez ceux qui craignent la résis­tance, qui ont peur de devoir s’opposer à la civi­li­sa­tion. Il existe aus­si une ten­dance à consi­dé­rer qu’un dénoue­ment dra­ma­tique approche, même si l’histoire nous offre rare­ment ce genre de scénario.

Les choses sont graves, et elles empirent. Nous obser­vons donc de plus en plus de pes­si­misme et de rési­gna­tion, bien que celui-ci ne mène pas tou­jours à celle-là. Il n’y aura pas de fin joyeuse, nous souffle le livre Desert, ano­ny­me­ment publié en 2011. Il nous raconte éga­le­ment que l’impression d’un seul pré­sent mon­dial est une illu­sion, réflé­chie par l’illusion d’un seul futur libéré.

Mais étant don­né la direc­tion actuelle de la civi­li­sa­tion, qui cherche à consti­tuer une réa­li­té uni­forme, mon­dia­li­sée et hau­te­ment inté­grée, la pre­mière affir­ma­tion du livre est une erreur mani­feste. Quant à la seconde, nous ne savons pas ce qui va se pas­ser ; il semble néan­moins évident que nous soyons soit appe­lés à vaincre le para­digme de la domes­ti­ca­tion et de la civi­li­sa­tion, soit à ne pas le faire. Sans, pour autant, que tout se décide en un court instant.

Desert pré­sente bien les limites de l’activisme, mais est-ce là que tout sera déci­dé ? Il ne four­nit que très peu d’analyse, ou de vision, et ignore donc ce qui sera peut-être cru­cial : la légi­ti­ma­tion. Nous obser­vons déjà des signes de dé-légi­ti­ma­tion à mesure de la prise de conscience du fait que la civi­li­sa­tion est condam­née, tan­dis que les fidèles de la civi­li­sa­tion n’ont aucune solu­tion à appor­ter face à une crise qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Les choses empirent, et la civi­li­sa­tion les fait encore empi­rer. La civi­li­sa­tion est un échec, et il est cru­cial que nous posions des ques­tions et que nous com­pre­nions pourquoi.

Plus impor­tant encore, un para­digme (ou une vision) bien meilleur est pos­sible, et même dis­po­nible. Il n’est pas sur­pre­nant que Desert mette en avant une approche de type gilet de sau­ve­tage, peu importe son irréa­lisme, ou que le célèbre éco­lo­giste bri­tan­nique des Dark Moun­tain, Paul King­sworth, jette car­ré­ment l’éponge.

Le futur peut paraître sombre, mais les pers­pec­tives de la civi­li­sa­tion appa­raissent pire encore : pas de futur (no future). Nous devons faire valoir l’effort néces­saire pour la faire effondrer.

La direc­tion est claire : « un retour vers la condi­tion humaine nor­male de basse com­plexi­té », selon les mots de l’anthropologue Joseph Tain­ter, tirés de son livre de 1988, L’effondrement des socié­tés com­plexes.

Vers la vie, vers la san­té, vers la com­mu­nau­té, vers un monde de rela­tions en per­sonne et d’individus aux com­pé­tences fon­da­men­tales retrouvées.

John Zer­zan


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

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