La servitude des « démocraties » modernes, anticipée (par Alexis de Tocqueville, en 1840)

Extrait de "De la Démocratie en Amérique, vol II" (Quatrième Partie : Chapitre VI) publié en 1840. Ce texte est d'une clarté et d'une lucidité extraordinaires. Il présente ce qui s'est passé et ce qui se passe de plus en plus sous la domination de la démocratie totalitaire: manque d'indépendance, manque d'esprit créatif, manque de vitalité. Les vices des gouvernants et l'imbécillité des gouvernés dominent. C'est un portrait impitoyable de la réalité contemporaine, composé il y a plus de 150 ans.

Lorsque je songe aux petites pas­sions des hommes de nos jours, à la mol­lesse de leurs mœurs, à l’é­ten­due de leurs lumières, à la pure­té de leur reli­gion, à la dou­ceur de leur morale, à leurs habi­tudes labo­rieuses et ran­gées, à la rete­nue qu’ils conservent presque tous dans le vice comme dans la ver­tu, je ne crains pas qu’ils ren­contrent dans leurs chefs des tyrans, mais plu­tôt des tuteurs. Je pense donc que l’es­pèce d’op­pres­sion dont les peuples démo­cra­tiques sont mena­cés ne res­sem­ble­ra à rien de ce qui l’a pré­cé­dée dans le monde ; nos contem­po­rains ne sau­raient en trou­ver l’i­mage dans leurs sou­ve­nirs. Je cherche en vain moi-même une expres­sion qui repro­duise exac­te­ment l’i­dée que je m’en forme et la ren­ferme ; les anciens mots de des­po­tisme et de tyran­nie ne conviennent point. La chose est nou­velle, il faut donc tacher de la défi­nir, puisque je ne peux la nommer.

Je veux ima­gi­ner sous quels traits nou­veaux le des­po­tisme pour­rait se pro­duire dans le monde : je vois une foule innom­brable d’hommes sem­blables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se pro­cu­rer de petits et vul­gaires plai­sirs, dont ils emplissent leur âme. Cha­cun d’eux, reti­ré à l’é­cart, est comme étran­ger à la des­ti­née de tous les autres : ses enfants et ses amis par­ti­cu­liers forment pour lui toute l’es­pèce humaine ; quant au demeu­rant de ses conci­toyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

Au-des­sus de ceux-la s’é­lève un pou­voir immense et tuté­laire, qui se charge seul d’as­su­rer leur jouis­sance et de veiller sur leur sort. Il est abso­lu, détaillé, régu­lier, pré­voyant et doux. Il res­sem­ble­rait à la puis­sance pater­nelle si, comme elle, il avait pour objet de pré­pa­rer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irré­vo­ca­ble­ment dans l’en­fance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pour­vu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il tra­vaille volon­tiers à leur bon­heur ; mais il veut en être l’u­nique agent et le seul arbitre ; il pour­voit à leur sécu­ri­té, pré­voit et assure leurs besoins, faci­lite leurs plai­sirs, conduit leurs prin­ci­pales affaires, dirige leur indus­trie, règle leurs suc­ces­sions, divise leurs héri­tages ; que ne peut-il leur ôter entiè­re­ment le trouble de pen­ser et la peine de vivre ?

C’est ain­si que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre ; qu’il ren­ferme l’ac­tion de la volon­té dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jus­qu’à l’u­sage de lui-même. L’é­ga­li­té a pré­pa­ré les hommes à toutes ces choses : elle les a dis­po­sés à les souf­frir et sou­vent même à les regar­der comme un bienfait.

Après avoir pris ain­si tour à tour dans ses puis­santes mains chaque indi­vi­du, et l’a­voir pétri à sa guise, le sou­ve­rain étend ses bras sur la socié­té tout entière ; il en couvre la sur­face d’un réseau de petites règles com­pli­quées, minu­tieuses et uni­formes, à tra­vers les­quelles les esprits les plus ori­gi­naux et les âmes les plus vigou­reuses ne sau­raient se faire jour pour dépas­ser la foule ; il ne brise pas les volon­tés, mais il les amol­lit, les plie et les dirige ; il force rare­ment d’a­gir, mais il s’op­pose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyran­nise point, il gêne, il com­prime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un trou­peau d’a­ni­maux timides et indus­trieux, dont le gou­ver­ne­ment est le berger.

J’ai tou­jours cru que cette sorte de ser­vi­tude, réglée, douce et pai­sible, dont je viens de faire le tableau, pour­rait se com­bi­ner mieux qu’on ne l’i­ma­gine avec quelques unes des formes exté­rieures de la liber­té, et qu’il ne lui serait pas impos­sible de s’é­ta­blir a l’ombre même de la sou­ve­rai­ne­té du peuple.

Nos contem­po­rains sont inces­sam­ment tra­vaillés par deux pas­sions enne­mies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’en­vie de res­ter libres. Ne pou­vant détruire ni l’un ni l’autre de ces ins­tincts contraires, ils s’ef­forcent de les satis­faire à la fois tous les deux. Ils ima­ginent un pou­voir unique, tuté­laire, tout-puis­sant, mais élu par les citoyens. Ils com­binent la cen­tra­li­sa­tion et la sou­ve­rai­ne­té du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d’être en tutelle, en son­geant qu’ils ont eux mêmes choi­si leurs tuteurs. Chaque indi­vi­du souffre qu’on l’at­tache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne.

Dans ce sys­tème, les citoyens sortent un moment de la dépen­dance pour indi­quer leur maître, et y rentrent.

Il y a, de nos jours, beau­coup de gens qui s’ac­com­modent très aisé­ment de cette espèce de com­pro­mis entre le des­po­tisme admi­nis­tra­tif et la sou­ve­rai­ne­té du peuple, et qui pensent avoir assez garan­ti la liber­té des indi­vi­dus, quand c’est au pou­voir natio­nal qu’ils la livrent. Cela ne me suf­fit point. La nature du maître m’im­porte bien moins que l’obéissance.

Je ne nie­rai pas cepen­dant qu’une consti­tu­tion sem­blable ne soit infi­ni­ment pré­fé­rable à celle qui, après avoir concen­tré tous les pou­voirs, les dépo­se­rait dans les mains d’un homme ou d’un corps irres­pon­sable. De toutes les dif­fé­rentes formes que le des­po­tisme démo­cra­tique pour­rait prendre, celle-ci serait assu­ré­ment la pire.

Lorsque le sou­ve­rain est élec­tif ou sur­veillé de près par une légis­la­ture réel­le­ment élec­tive et indé­pen­dante, l’op­pres­sion qu’il fait subir aux indi­vi­dus est quel­que­fois plus grande ; mais elle est tou­jours moins dégra­dante parce que chaque citoyen, alors qu’on le gêne et qu’on le réduit à l’im­puis­sance, peut encore se figu­rer qu’en obéis­sant il ne se sou­met qu’à lui-même, et que c’est à l’une de ses volon­tés qu’il sacri­fie toutes les autres.

Je com­prends éga­le­ment que, quand le sou­ve­rain repré­sente la nation et dépend d’elle, les forces et les droits qu’on enlève à chaque citoyen ne servent pas seule­ment au chef de l’État, mais pro­fitent à l’État lui même, et que les par­ti­cu­liers retirent quelque fruit du sacri­fice qu’ils ont fait au public de leur indépendance.

Créer une repré­sen­ta­tion natio­nale dans un pays très cen­tra­li­sé, c’est donc dimi­nuer le mal que l’ex­trême cen­tra­li­sa­tion peut pro­duire, mais ce n’est pas le détruire.

Je vois bien que, de cette manière, on conserve l’in­ter­ven­tion indi­vi­duelle dans les plus impor­tantes affaires ; mais on ne la sup­prime pas moins dans les petites et les par­ti­cu­lières. L’on oublie que c’est sur­tout dans le détail qu’il est dan­ge­reux d’as­ser­vir les hommes. Je serais, pour ma part, por­té à croire la liber­té moins néces­saire dans les grandes choses que dans les moindres, si je pen­sais qu’on put jamais être assu­ré de l’une sans pos­sé­der l’autre.

La sujé­tion dans les petites affaires se mani­feste tous les jours et se fait sen­tir indis­tinc­te­ment à tous les citoyens. Elle ne les déses­père point ; mais elle les contra­rie sans cesse et elle les porte à renon­cer à l’u­sage de leur volon­té. Elle éteint peu à peu leur esprit et énerve leur âme, tan­dis que l’o­béis­sance, qui n’est due que dans un petit nombre de cir­cons­tances très graves, mais très rares, ne montre la ser­vi­tude que de loin en loin et ne la fait peser que sur cer­tains hommes. En vain char­ge­rez-vous ces mêmes citoyens, que vous avez ren­dus si dépen­dants du pou­voir cen­tral, de choi­sir de temps à autre les repré­sen­tants de ce pou­voir ; cet usage si impor­tant, mais si court et si rare, de leur libre arbitre, n’empêchera pas qu’ils ne perdent peu à peu la facul­té de pen­ser, de sen­tir et d’a­gir par eux-mêmes, et qu’ils ne tombent ain­si gra­duel­le­ment au-des­sous du niveau de l’humanité.

J’a­joute qu’ils devien­dront bien­tôt inca­pables d’exer­cer le grand et unique pri­vi­lège qui leur reste. Les peuples démo­cra­tiques qui ont intro­duit la liber­té dans la sphère poli­tique, en même temps qu’ils accrois­saient le des­po­tisme dans la sphère admi­nis­tra­tive, ont été conduits à des sin­gu­la­ri­tés bien étranges. Faut-il mener les petites affaires où le simple bon sens peut suf­fire, ils estiment que les citoyens en sont inca­pables ; s’a­git-il du gou­ver­ne­ment de tout l’État, ils confient à ces citoyens d’im­menses pré­ro­ga­tives ; ils en font alter­na­ti­ve­ment les jouets du sou­ve­rain et ses maîtres, plus que des rois et moins que des hommes. Après avoir épui­sé tous les dif­fé­rents sys­tèmes d’é­lec­tion, sans en trou­ver un qui leur convienne, ils s’é­tonnent et cherchent encore ; comme si le mal qu’ils remarquent ne tenait pas a la consti­tu­tion du pays bien plus qu’a celle du corps électoral.

Il est, en effet, dif­fi­cile de conce­voir com­ment des hommes qui ont entiè­re­ment renon­cé à l’ha­bi­tude de se diri­ger eux-mêmes pour­raient réus­sir à bien choi­sir ceux qui doivent les conduire ; et l’on ne fera point croire qu’un gou­ver­ne­ment libé­ral, éner­gique et sage, puisse jamais sor­tir des suf­frages d’un peuple de serviteurs.

Une consti­tu­tion qui serait répu­bli­caine par la tête, et ultra-monar­chique dans toutes les autres par­ties, m’a tou­jours sem­blé un monstre éphé­mère. Les vices des gou­ver­nants et l’im­bé­cil­li­té des gou­ver­nés ne tar­de­raient pas à en ame­ner la ruine ; et le peuple, fati­gué de ses repré­sen­tants et de lui-même, crée­rait des ins­ti­tu­tions plus libres, ou retour­ne­rait bien­tôt s’é­tendre aux pieds d’un seul maître.

[Toute sa des­crip­tion de l’ab­sur­di­té des soi-disant démo­cra­ties modernes est remar­qua­ble­ment exacte, il n’a­vait pas cepen­dant ima­gi­né qu’une consti­tu­tion aus­si mons­trueuse puisse durer, et se ren­for­cer à l’aide du pro­grès technique]

Alexis de Tocqueville


Source : http://www.panarchy.org/tocqueville/democratie.1840.html

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