Du développement au « développement durable » : histoire d’une tromperie (par Fabrice Nicolino)

Texte tiré de l’ex­cellent livre de Fabrice Nico­li­no inti­tu­lé Qui a tué l’é­co­lo­gie ?: WWF, Green­peace, Fon­da­tion Nico­las Hulot, France Nature Envi­ron­ne­ment en accu­sa­tion, publié le 16 mars 2011 aux édi­tions Les Liens qui libèrent. Fabrice Nico­li­no est un jour­na­liste fran­çais né à Paris en 1955. Fabrice Nico­li­no exerce plu­sieurs métiers, dont cer­tains manuels – entre autres dans la chau­dron­ne­rie et le sou­dage –, avant de deve­nir secré­taire de rédac­tion à l’heb­do­ma­daire Femme actuelle en 1984. Il devient ensuite repor­ter, et depuis cette date, il col­la­bore à de nom­breux jour­naux, par­mi les­quels Géo, Le Canard enchaî­né, Télé­ra­ma. En 1988, il par­ti­cipe au lan­ce­ment de l’heb­do­ma­daire Poli­tis, qu’il quitte en sep­tembre 1990, avant de reprendre une col­la­bo­ra­tion régu­lière entre 1994 et 2003. Il écrit dans le maga­zine Terre Sau­vage entre 1994 et 2011 ; il est chro­ni­queur au quo­ti­dien La Croix depuis 2003. Il est éga­le­ment le fon­da­teur, avec Domi­nique Lang, des Cahiers de Saint-Lam­bert, revue dont le sous-titre est « Ensemble face à la crise éco­lo­gique ». Il tient par ailleurs un blog depuis août 2007 : « Pla­nète sans visa ». Fabrice Nico­li­no écrit des articles sur le thème de l’é­co­lo­gie dans l’heb­do­ma­daire sati­rique Char­lie Heb­do depuis le mois de jan­vier 2010.


Cet insoutenable mot de développement

Tout s’explique enfin ! Tout devient affreu­se­ment clair, et même lim­pide. Au départ, un pré­sident amé­ri­cain, Har­ry Tru­man, qui invente déve­lop­pe­ment et sous-déve­lop­pe­ment. A l’arrivée, des phi­lan­thropes on ne peut plus madrés qui lancent le « déve­lop­pe­ment durable ». Au fait, connais­sez-vous Mau­rice Strong ?

Avis ! Ce cha­pitre est long et déli­cat à lire, à suivre, à digé­rer. Il est à la por­tée de tous, mais il com­mande de l’attention. Est-ce trop deman­der ? Je le crois d’autant moins qu’il contient des clés que je juge déci­sives. De même, en contre­par­tie, qu’un véri­table sus­pense. Vous ne serez pas volés. Mais avant cela, retour à nos chers éco­lo­gistes fran­çais, tel­le­ment fran­çais. S’ils ne s’intéressent aucu­ne­ment à la struc­ture du minis­tère de l’Écologie et au pou­voir réel dans notre pays, on se doute bien qu’ils sont encore plus indif­fé­rents à la marche réelle du monde. Et l’on a hélas rai­son. Pour com­men­cer ce der­nier cha­pitre, je me tourne d’emblée vers un très grand livre poli­tique, lu certes, mais plus encore mécon­nu : Le Déve­lop­pe­ment (his­toire d’une croyance occi­den­tale) par Gil­bert Rist (Les Presses de Sciences Po).

Les découvertes de Gilbert Rist

Ce livre per­met­trait d’ouvrir des débats pas­sion­nants, qui rejet­te­raient fata­le­ment dans les ténèbres exté­rieures tous les Gre­nelle de la terre. Et c’est bien pour­quoi les éco­lo­gistes offi­ciels, s’ils en ont enten­du par­ler, ne l’évoquent jamais. Au pas­sage, pour­quoi n’y a‑t-il jamais de débat public sur le bilan de plus de qua­rante années de « mili­tan­tisme » éco­lo­giste en France ? FNE [France Nature Envi­ron­ne­ment] a fêté en 2008 ses qua­rante années d’existence : pas l’ombre d’une dis­cus­sion. Green­peace aura le même âge en cette année 2011, et je gage, et je suis sûr qu’aucun bilan argu­men­té et contra­dic­toire n’en sera fait. N’est-ce pas réel­le­ment stu­pé­fiant, compte tenu de ce qui s’est pas­sé sur terre depuis les années 1970 ?

Gil­bert Rist. Ce pro­fes­seur che­nu il enseigne à Genève a publié la pre­mière édi­tion de son livre en 1998. Je ne sou­haite pas résu­mer ici une pen­sée pas­sion­nante de bout en bout. Seule­ment en extraire quelques élé­ments essen­tiels ici. Rist décrit le « déve­lop­pe­ment » comme un élé­ment clé d’une reli­gion moderne aveugle à elle-même. Dit ain­si, cela ne paraît pas ren­ver­ser les tables. Et pour­tant si. D’où vient en réa­li­té ce mot valise, ce mot fétiche, ce mot si plas­tique qu’il est uti­li­sé par tous sans le moindre questionnement ?

A la suite de Rist, j’ouvre mon dic­tion­naire Le Robert dans son édi­tion de 1992. À l’entrée « déve­lop­pe­ment », on trouve quan­ti­té de syno­nymes tels qu’essor, épa­nouis­se­ment, pro­grès, expan­sion, crois­sance, et même rayon­ne­ment. On trouve aus­si ceci : « Pays, région en voie de déve­lop­pe­ment dont l‘économie n’a pas atteint le niveau de l’Amérique du Nord, de l’Europe occi­den­tale, etc. (euphé­misme créé pour rem­pla­cer sous-déve­lop­pé) ». Pré­sen­té de la sorte, accep­té de la sorte, ce mot appa­raît comme évident. Huma­niste. Uni­ver­sel. Plei­ne­ment dés­in­té­res­sé. Oui, mais comme bien sou­vent, le recours à l’histoire peut se révé­ler indis­pen­sable. Car qui ignore sérieu­se­ment que les mots eux-mêmes ont un pas­sé ? Le Robert entrou­vert plus haut dis­pose d’une édi­tion his­to­rique, en plu­sieurs volumes rouges, que j’ai le pri­vi­lège de pos­sé­der aus­si. On peut s’y pro­me­ner pen­dant des siècles. On peut, si l’on aime la musique de la langue et sa struc­ture inté­rieure, y gam­ba­der dans le bon­heur le plus com­plet. Dans son livre, Rist nous offre un cadeau ines­ti­mable. Il tente de décou­vrir les pre­miers usages du mot déve­lop­pe­ment dans le sens éco­no­mique, poli­tique et social qu’il a pris dans nos sociétés.

On me par­don­ne­ra d’aller droit au pré­sident amé­ri­cain Har­ry Tru­man, en poste de 1945 à 1953. Par une iro­nie cou­tu­mière de l’histoire, Tru­man aura régné sur le grand vain­queur de la guerre depuis la déroute des fas­cismes jusqu’à la mort, ou presque, de Sta­line, qui mar­quait sans qu’on le sache le début de la fin de sa si ter­rible dic­ta­ture. Au moment où Tru­man suc­cède à Roo­se­velt, le 12 avril 1945, Hit­ler s’apprête à se sui­ci­der dans son bun­ker, et l’armée sta­li­nienne com­mence son plan de conquête de ce qu’on appel­le­ra l’Europe de l’Est. Les quelques vrais stra­tèges amé­ri­cains savent que la guerre froide va com­men­cer, mal­gré les ser­ments d’amitié éter­nelle entre vain­queurs de la guerre. Ils pensent déjà à l’éventualité d’un nou­veau conflit qui oppo­se­rait les chars russes et amé­ri­cains sur le champ de bataille pour­tant dévas­té de la vieille Europe. Que pensent, que veulent les puis­sants par­tis com­mu­nistes de France et d’Italie ? Qui tien­dra les ports de Mar­seille, Saint-Nazaire, Cher­bourg, Anvers, Gênes, Naples, indis­pen­sables pour débar­quer du maté­riel lourd en cas d’affrontement ?

Har­ry Tru­man en 1949

Discours sur l’état de l’Union (1949)

C’est dans ce contexte qu’il faut com­prendre le lan­ce­ment du plan Mar­shall, le 5 juin 1947. Les États-Unis pro­mettent d’aider mas­si­ve­ment l’Europe, de manière qu’elle puisse recons­truire ses villes et ses infra­struc­tures. Tru­man se com­porte ain­si en excellent Amé­ri­cain : il est pro­ba­ble­ment sin­cère dans sa volon­té « d’aider » l’Europe, mais sans oublier une seconde les inté­rêts de son propre pays. Offrir des cré­dits, des machines-outils, des trac­teurs, des engrais et pes­ti­cides, c’est noble. Mais c’est éga­le­ment un moyen essen­tiel de conte­nir la pous­sée sta­li­nienne. Et d’offrir des débou­chés majeurs à une pro­duc­tion maté­rielle deve­nue sur­abon­dante pour cause de guerre. La paix est par­fois un grave problème.

Donc, le plan Mar­shall, en 1947. Le 20 jan­vier 1949, le pré­sident Tru­man, après avoir été réélu, doit pro­non­cer le tra­di­tion­nel dis­cours sur l’état de l’Union. Mais ce dis­cours-là va entraî­ner un authen­tique bou­le­ver­se­ment, ce qui est en véri­té bien rare. Pour pré­pa­rer le dis­cours pré­si­den­tiel, des conseillers se mettent autour d’une table, et pro­posent pour com­men­cer trois sujets, qui devien­dront trois points cen­traux. L’aide à l’affermissement de l’organisation des Nations unies (Onu), encore toute jeune. Le main­tien du plan Mar­shall, qui donne des résul­tats convain­cants. La créa­tion d’une alliance mili­taire tour­née contre l’Union sovié­tique, qui se nom­me­ra l’Otan.

Rien que de l’attendu. Selon Rist, l’un des fonc­tion­naires pré­sents aurait eu l’idée d’ajouter un qua­trième point au dis­cours de Tru­man. Pour le rendre, dirait-on aujourd’hui, plus « sexy ». Il aurait pro­po­sé d’étendre aux pays pauvres l’aide tech­nique réser­vée jusqu’ici à l’arrière-cour amé­ri­caine, c’est-à-dire cer­tains États de l’Amérique latine. Après hési­ta­tion, on se mit d’accord, et au len­de­main du dis­cours de Tru­man, toute la presse amé­ri­caine titrait sur le désor­mais fameux « qua­trième point ». En voi­ci le début :

Qua­triè­me­ment, il nous faut lan­cer un nou­veau pro­gramme qui soit auda­cieux et qui mette les avan­tages de notre avance scien­ti­fique et de notre pro­grès indus­triel au ser­vice de l’amélioration et de la crois­sance des régions sous-déve­lop­pées. Plus de la moi­tié des gens de ce monde vivent dans des condi­tions voi­sines de la misère. Leur nour­ri­ture est insa­tis­fai­sante. Ils sont vic­times de mala­dies. Leur vie éco­no­mique est pri­mi­tive et sta­tion­naire. Leur pau­vre­té consti­tue un han­di­cap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus pros­pères. Pour la pre­mière fois de l’histoire, l’humanité détient les connais­sances tech­niques et pra­tiques sus­cep­tibles de sou­la­ger la souf­france de ces gens […] Je crois que nous devrions mettre à la dis­po­si­tion des peuples paci­fiques les avan­tages de notre réserve de connais­sances tech­niques afin de les aider à réa­li­ser la vie meilleure à laquelle ils aspirent. Et, en col­la­bo­ra­tion avec d’autres nations, nous devrions encou­ra­ger l’investissement de capi­taux dans les régions où le déve­lop­pe­ment fait défaut […] L’ancien impé­ria­lisme, l’exploitation au ser­vice du pro­fit étran­ger n’a rien à voir avec nos inten­tions. Ce que nous envi­sa­geons, c’est un pro­gramme de déve­lop­pe­ment fon­dé sur les concepts d’une négo­cia­tion équi­table et démocratique.

Il s’agit d’un texte majeur, car il défi­nit un cadre neuf pour les rela­tions inter­na­tio­nales. D’un côté des pays déve­lop­pés, dotés de moyens méca­niques immenses, notam­ment des machines et des moteurs, dis­po­sant d’un pro­duit natio­nal brut en expan­sion constante, bai­gnant dans une pro­li­fé­ra­tion d’objets satis­fai­sant un à un tous les besoins. Et même de tout nou­veaux. Et de l’autre, des pays « sous-déve­lop­pés », qu’il s’agit d’aider à atteindre le bon­heur maté­riel des heu­reuses contrées amé­ri­caines. C’est la nais­sance en direct d’un mythe, qui per­dure. Pour ne prendre qu’un exemple éclai­rant, toutes les anciennes colo­nies nou­vel­le­ment indé­pen­dantes, en Afrique par exemple, enfour­che­ront ce mau­vais canas­son. L’objectif des élites poli­tiques du Sud édu­quées en Occi­dent, arri­vées au pou­voir entre 1947 — l’indépendance indienne — et le début des années 1960, sera la pour­suite du même mirage. Nous rat­tra­per. Rou­ler en bagnole bien­tôt cli­ma­ti­sée. Bâtir des élé­phants blancs et des châ­teaux de sable tout en fai­sant suer le bur­nous à leurs peuples res­pec­tifs. Et pour cela accueillir tous les émis­saires char­gés de valises de billets. Les ren­voyés du Pro­gramme des Nations unies pour le déve­lop­pe­ment (Pnud), ceux de la Banque inter­na­tio­nale pour la recons­truc­tion et le déve­lop­pe­ment, autre­ment nom­mée Banque mon­diale. Ceux des trans­na­tio­nales du pétrole, des mine­rais, des ser­vices en tous genres, qui firent les for­tunes de géné­ra­tions de satrapes.

Un avatar de la religion

L’idéologie du déve­lop­pe­ment, dirait sans doute Rist, est avant tout un ava­tar de la reli­gion. Cette croyance se moque en effet des notions de vrai et de faux, de faits et de rai­son, car elle n’est de toute façon pas réfutable.

Cha­cun peut voir à quel point le « déve­lop­pe­ment » a échoué. Rist rap­pelle, après tant d’autres, que l’écart entre régions pauvres et riches était de 1 à 2 en 1700, de 1 à 5 vers 1900, de 1 à 15 en 1960, de 1 à 45 en 1980. Le Pnud, déjà évo­qué ci-des­sus, notait dans un rap­port de 1999 sur le « déve­lop­pe­ment humain » que l’écart entre les 20 % les plus pauvres et les 20 % les plus riches était de 1 à 30 en 1960 et de 1 à 74 en 1997. Tri­bune de Flem­ming Lar­sen, res­pon­sable du Fonds moné­taire inter­na­tio­nal, parue dans Le Figa­ro du 1er jan­vier 2001 :

L’écart de reve­nus entre riches et pauvres n’a jamais été aus­si grand. Il est impé­ra­tif d’inverser cette tendance.

Quelle jolie farce ! Qui ne voit la bidon­vil­li­sa­tion du monde ? Le mil­liard d’affamés chro­niques ? La des­truc­tion d’écosystèmes évi­dem­ment vitaux pour la suite ? Mais nul n’arrêtera en si bon che­min les croyants, ser­vants et pro­fi­teurs du « déve­lop­pe­ment », ce mot nou­veau uti­li­sé avec autant d’insouciance par le pré­sident Tru­man le 20 jan­vier 1949. Il résiste à la réa­li­té parce qu’il est une chi­mère, un totem, une idole. Le « déve­lop­pe­ment » est le bon­heur en marche, mais il va fal­loir pour com­men­cer se retrous­ser les manches, ache­ter made in Ame­ri­ca, accep­ter le prin­cipe d’échanges éco­no­miques inter­na­tio­naux entre égaux dont cer­tains le sont net­te­ment plus que d’autres.

« Le dis­cours du pré­sident Tru­man, note Rist, était des­ti­né d’abord à ses com­pa­triotes, qui ne pou­vaient être insen­sibles à cette manière de pré­sen­ter l’histoire du monde ; elle était en effet d’autant plus vrai­sem­blable qu’elle cor­res­pon­dait, sur le mode pro­fane, à la véri­té pro­cla­mée par l’Église. Mais cette audience dépas­sait lar­ge­ment les États-Unis puisqu’elle repo­sait sur une croyance par­ta­gée non seule­ment par le monde chré­tien mais, d’une cer­taine manière, par tous les adhé­rents d’une reli­gion de salut. » Du même coup, per­sonne n’était plus en situa­tion de ques­tion­ner un modèle aus­si pro­met­teur. Qui aurait trou­vé la force de contes­ter une telle géné­ro­si­té ? Qui aurait osé pré­tendre qu’on peut vivre en forêt, pieds nus, ou en ville sans radio, ou man­ger de la viande seule­ment quand c’est possible ?

Bien enten­du, l’apparition du mot dans le dis­cours public ne fai­sait qu’accompagner un mou­ve­ment pro­ba­ble­ment irré­sis­tible. Mais la force sym­bo­lique d’une appel­la­tion peut deve­nir une puis­sance maté­rielle. Et le « déve­lop­pe­ment » l’est bel et bien deve­nu. A comp­ter de 1949, deux mil­liards d’habitants du monde changent de sta­tut. Ils deviennent des « sous-déve­lop­pés », qui seront som­més par tous les moyens conce­vables, incluant la pro­pa­gande publi­ci­taire au sens le plus large, de se confor­mer au modèle occi­den­tal de la vie. Leurs concep­tions si diverses de l’existence ter­restre, leur manière de par­ler, de conduire une famille, de culti­ver leur lopin, de faire l’amour, leurs langues même deviennent peu à peu des obs­tacles au pro­grès déci­dé par d’autres. Splen­dide opération.

devdev

Hold-up du côté du vocabulaire

Nous en serions encore là — nous y sommes, d’ailleurs — sans une deuxième for­mi­dable inven­tion, connue sous le nom de « déve­lop­pe­ment durable ». Je ne connais ni ne pré­tends connaître tous les détails d’un aus­si consi­dé­rable hold-up séman­tique, mais je vais tâcher de vous racon­ter ce que je sais. Le 13 mai 2009, à New York, madame Julia Mar­ton-Lefevre, direc­trice géné­rale de l’Union inter­na­tio­nale pour la conser­va­tion de la nature (UICN) tient un dis­cours devant une com­mis­sion des Nations unies. Cita­tion en anglais : « You may be aware that the phrase “sus­tai­nable deve­lop­ment” was first coi­ned by our 1980 World Conser­va­tion Stra­te­gy ». Ce qui veut dire que l’expression « déve­lop­pe­ment sou­te­nable » a été for­gée la pre­mière fois en 1980 dans un rap­port de l’UICN, ce qui est tout à fait exact. Mais alors, amis du lan­gage, pour­quoi parle-t-on aujourd’hui de « déve­lop­pe­ment durable » à chaque seconde ? Cela devient pas­sion­nant, car l’adjectif, uti­li­sé par les bio­lo­gistes de la conser­va­tion de l’UICN, a un sens sin­gu­lier. Lorsque l’on dit dans ces milieux sou­te­nable, cela ren­voie à la capa­ci­té qu’ont — ou n’ont plus — les éco­sys­tèmes à sup­por­ter les acti­vi­tés humaines. Un exemple simple pour me faire com­prendre : les océans de la pla­nète sont un éco­sys­tème géant qui a ser­vi l’aventure humaine depuis son appa­ri­tion. La pêche indus­trielle est insou­te­nable, car elle met en ques­tion, dra­ma­ti­que­ment, la capa­ci­té des mers à main­te­nir la sta­bi­li­té de ses chaînes alimentaires.

Ce mot sou­te­nable est d’autant plus inté­res­sant qu’il ren­voie donc à ce que per­sonne ne veut voir, qui décide pour­tant de tout. Les éco­sys­tèmes sont dits fonc­tion­nels tant qu’on ne s’attaque pas à leur struc­ture. Et quand leur struc­ture s’effondre — cette menace est omni­pré­sente d’un bout à l’autre de la pla­nète —, aucune volon­té humaine ne peut réta­blir leur équi­libre. Sou­te­nable est donc un mot consi­dé­rable, « for­gé » pré­ci­sé­ment pour indi­quer qu’il y a des limites. Que l’homme ne peut pas tout se per­mettre parce qu’il peut tout détruire.

Alors, pour­quoi durable au lieu de sou­te­nable ? J’ai sous les yeux en ce moment un livre paru au début de 1989 aux édi­tions qué­bé­coises du Fleuve. Il s’agit d’un rap­port ennuyeux de la Com­mis­sion mon­diale pour l’environnement et le déve­lop­pe­ment, rédi­gé en 1987. Cette douce manière de lier ensemble déve­lop­pe­ment et envi­ron­ne­ment est déjà, en soi, une infor­ma­tion. Mais ce livre est, mal­gré ses pesants défauts, deve­nu célèbre dans le monde entier, car son titre fran­çais est : Notre ave­nir à tous. Il s’agit d’un long texte pré­fa­cé par l’ancien Pre­mier ministre de Nor­vège, madame Gro Har­lem Brundt­land, connu depuis sous le nom de « rap­port Brundt­land ». Aucun doute, c’est ce texte bureau­cra­tique qui a lan­cé dans le grand public l’expression magique. Mais laquelle ? Dans mon édi­tion fran­çaise de 1989, on ne parle que de « déve­lop­pe­ment sou­te­nable », cor­recte tra­duc­tion de l’anglais d’origine, sus­tai­nable development.

De soutenable à durable

Quand, com­ment et pour­quoi est-on pas­sé de sou­te­nable à durable ? Selon les sources, cette trom­pe­rie, car c’en est une, serait venue des États-Unis, ou bien de France, pour cause d’usage, tout sim­ple­ment. Je dois avouer un cer­tain scep­ti­cisme. Un tel glis­se­ment a peu de chance d’avoir à faire avec le hasard. Quoi qu’il en soit, le mot durable sert admi­ra­ble­ment bien des inté­rêts innom­brables, à com­men­cer par ceux de l’industrie, moteur essen­tiel de la des­truc­tion du monde.

[Un graphique pour illustrer le fait que le développement durable est une illusion totale, NdE]

Source : New Scien­tist (2008) / Glo­bal Change and the Earth Sys­tem (2004) / Inter­na­tio­nal Geos­phere-Bios­phere Pro­gramme / Stef­fen, W., W. Broad­gate, L. Deutsch, O. Gaff­ney, C. Lud­wig. 2015. The tra­jec­to­ry of the Anthro­po­cene : The great acceleration.

Ouvrons ensemble l’un des livres les plus ins­truc­tifs de ces der­nières années : Déve­lop­pe­ment durable, 21 patrons s’engagent. Paru au Cherche midi, en 2002, sous la signa­ture conjointe du jour­na­liste Ted­dy Fol­len­fant et de l’ancien patron d’EDF Pierre Dela­porte, il contient des entre­tiens ébou­rif­fants avec de grands patrons français.

L’idéal serait de citer la tota­li­té des deux cent vingt-deux pages, mais ce serait du vol. Il n’empêche que chaque ligne mérite exa­men. Selon Ber­nard Amault, patron de LVMH et homme le plus riche de France en 2005, « plus aucune réforme poli­tique, plus aucun pro­jet d’entreprise ne peuvent être conçus s’ils n’intègrent préa­la­ble­ment cette dimen­sion [du déve­lop­pe­ment durable] ». Éthique, impé­ra­tif moral, Saint-Ex, stra­té­gie sociale et envi­ron­ne­men­tale, tout y est.

Comme sur le cos­tume de guerre des piou­pious de l’an 1914, il ne manque pas une guêtre. Sur­tout en Chine, où les nou­veaux riches s’enivrent de pro­duits de luxe made in LVMH pour mieux oublier sans doute les deux cents mil­lions de min­gong, ces che­mi­neaux qui errent de ville en ville à la recherche d’un emploi pré­caire. Cita­tion du site Tout sur la Chine (février 2010) : « Sur l’année 2009, c’est l’Asie qui a per­mis d’amortir l’effet de la crise pour LVMH […] La Chine à elle seule repré­sente désor­mais 6 % des ventes du groupe. Hen­nes­sy est déjà en tête des ventes de cognac dans ce pays, où une autre marque du groupe, les chaus­sures Ber­lu­ti, réa­lise une belle per­cée. Louis Vuit­ton, très pré­sent en Chine depuis 1992, ajou­te­ra à son puzzle trois grandes villes de pro­vince et ren­for­ce­ra sa pré­sence à Shan­ghaï avec deux empla­ce­ments majeurs avant l’Exposition uni­ver­selle (1er mai-31 octobre) ».

Retour au livre. Ber­trand Col­lomb, alors patron du cimen­tier Lafarge, grand par­te­naire du WWF : « Le déve­lop­pe­ment durable est un déve­lop­pe­ment éco­no­mique qui ne com­pro­met pas le déve­lop­pe­ment des géné­ra­tions futures ». Déve­lop­pe­ment, quand tu nous tiens. Voir supra la manière dont Lafarge vou­lait trai­ter les dunes sous-marines au large de Qui­be­ron. Et le sort réser­vé aux rive­rains de la cimen­te­rie Cha­tak du Bangladesh.

Faut-il y voir une dose d’humour supé­rieure ? Le fait est que Thier­ry Des­ma­rest, patron de Total, sait rire : « Il est dif­fi­cile de trou­ver une défi­ni­tion qui englobe tous les aspects du déve­lop­pe­ment durable ». Comme il est dif­fi­cile de trou­ver une défi­ni­tion englo­bant tous les aspects d’une noble entre­prise comme Total, qui a digé­ré, faut-il le rap­pe­ler, Elf et son ser­vice secret interne, spé­cia­liste de tous les coups tor­dus pos­sibles en Afrique. Total, le Total de l’Erika, d’AZF, du sou­tien aux régimes d’Angola, du Gabon, du Congo, Total et le « déve­lop­pe­ment durable ». Autre perle dans la bouche de Des­ma­rest, qui dit abso­lu­ment tout ce qu’il y a à com­prendre : « Je dirais qu’on ne peut pas faire du déve­lop­pe­ment durable sans être com­pé­ti­tifs ». Par­di, nous vivons dans un monde de brutes, où tous les coups sont permis.

Jean-Marc Espa­lioux, patron du groupe Accor, géant du tou­risme de masse, avec 3 700 hôtels répar­tis dans 90 pays. S’il connaît le « déve­lop­pe­ment durable » ? Enfin, bien enten­du : « Avec le gou­ver­ne­ment égyp­tien, nous fai­sons de l’information et de la pré­ven­tion auprès de nos clients pour pré­ser­ver cette faune extra­or­di­naire [celle de la mer Rouge]. Ailleurs, c’est le net­toyage des plages qui sera pri­vi­lé­gié ». Et nous sommes tous ravis d’apprendre que le « déve­lop­pe­ment durable » est « non seule­ment com­pa­tible, mais indis­pen­sable » avec la mon­dia­li­sa­tion du tou­risme de masse. Plus on détrui­ra des man­groves pour y bâtir des hôtels les pieds dans l’eau, plus on condui­ra en avion des mil­lions de tou­ristes exci­ter l’envie des gueux du monde réel, plus l’on impor­te­ra à grands frais du vin et du cham­pagne de France, et plus il fau­dra cla­mer son atta­che­ment inébran­lable au « déve­lop­pe­ment durable ». C’est logique.

Faut-il conti­nuer ? Les meilleures dis­trac­tions ont une fin. Les vingt et un patrons du livre montrent, ad nau­seam, qu’ils ont com­pris que rien ne pou­vait conti­nuer comme avant. Plu­tôt, qu’il fal­lait pas­ser le plu­meau, sui­vi d’un badi­geon vert prin­temps pour que tout reparte comme avant, exac­te­ment comme avant. Don­nons la parole pour finir à cet excellent Fran­cis Mer, P‑DG en 2002 du groupe Arce­lor  acier à tous les étages qui devien­dra ministre de l’Economie du 7 mai 2002 au 30 mars 2004. Sous Chi­rac, le mer­veilleux ami de Nico­las Hulot. Voi­ci : « Les entre­prises sont faites pour “créer des richesses”. D’où l’idée de déve­lop­pe­ment. J’insiste donc au moins autant sur l’idée de déve­lop­pe­ment que sur le mot durable ». Ce qu’on appelle une belle fran­chise. Le déve­lop­pe­ment durable est un déve­lop­pe­ment qui dure jusqu’à la fin des temps.

Il faut bien en reve­nir aux ori­gines, car on ne sau­rait com­prendre le suc­cès pla­né­taire de l’expression « déve­lop­pe­ment durable » sans exa­mi­ner de plus près le rap­port Brundt­land, écrit en 1987. Je l’ai dit, il s’agit d’un texte lourd et indi­geste de la Com­mis­sion mon­diale sur l’environnement et le déve­lop­pe­ment (Cmed). Sans ce tra­vail, nous ne par­le­rions pas aujourd’hui, du moins comme tant le font, de « déve­lop­pe­ment durable ». C’est une clé, et quelle clé !

dev_durable

Les mystères du rapport Brundtland

La Cmed de madame Brundt­land a une his­toire, figu­rez-vous. Tout com­mence par des manœuvres dans les cou­lisses du grand bâti­ment onu­sien de New York, près de l’East River. Le 1er jan­vier 1982, Javier Pérez de Cuél­lar est deve­nu secré­taire géné­ral des Nations unies. Ce diplo­mate péru­vien, qui ne connaît rien, abso­lu­ment rien à l’écologie, va être entre­pris par un autre res­pon­sable onu­sien pen­dant les pre­miers mois de l’année 1983. Je ne cite pas de suite son nom. Patien­tons. Cette entre­prise abou­tit à un com­mu­ni­qué très mécon­nu, en date du 19 décembre 1983, dont le titre anglais est : « Pro­cess of pre­pa­ra­tion of the envi­ron­men­tal Pers­pec­tive to the Year 2000 and Beyond ». En fran­çais, cette mer­veille bureau­cra­tique donne à peu près : « Pro­ces­sus de pré­pa­ra­tion d’une pers­pec­tive envi­ron­ne­men­tale à l’horizon 2000 et au-delà ».

On pré­fé­re­rait sans doute un vers de René Char, mais il n’y a pas le choix. Le texte signale pour­tant des points essen­tiels. En deux mots, mais on peut se rap­por­ter à l’original (www.un.org/documents/ga/res/38/a38rl61.htm), l’ONU rap­porte que la Com­mis­sion qui va don­ner nais­sance au rap­port Brundt­land est la créa­tion du Pro­gramme des nations unies pour l’environnement (PNUE), créé en 1972. Sans inté­rêt ? Si. Car le fon­da­teur du PNUE et son pre­mier secré­taire géné­ral n’est autre qu’un cer­tain Mau­rice Strong, celui que je me rete­nais de citer. C’est lui qui a ima­gi­né la Com­mis­sion et convain­cu Javier Pérez de Cuél­lar de son inté­rêt pour le monde. Strong méri­te­rait un livre à lui seul, mais je suis contraint ici à de courtes géné­ra­li­tés. Disons avec pru­dence que c’est un per­son­nage d’une rare com­plexi­té. Car il est l’homme du très gros busi­ness et du « déve­lop­pe­ment durable », de façon inextricable.

Je m’appuie, pour tout ce qui suit, sur une source directe, car il s’agit du site Inter­net de Strong lui-même (www.mauricestrong.net). Offi­ciel­le­ment, Strong a été socia­liste une grande par­tie de sa vie. Comme il est cana­dien, il est impor­tant de le signa­ler, car là-bas, ce mot voi­sine le plus sou­vent, comme aux États-Unis, avec celui, hon­ni entre tous, de com­mu­niste ! Mais de quel socia­lisme peut-il bien s’agir ? Strong, né en 1929, a en effet fait for­tune dans l’industrie pétro­lière, où il aura ser­vi les inté­rêts de diverses com­pa­gnies, par­mi les­quelles Dôme Petro­leum, Cal­tex (groupe Che­vron), Nor­cen Resources, Petro­Ca­na­da, dont il sera d’ailleurs le patron. Notons qu’il sera éga­le­ment P‑DG du groupe cana­dien Power Cor­po­ra­tion, qui mélange allè­gre­ment ses puis­sants inté­rêts dans la presse, ses acti­vi­tés indus­trielles et finan­cières et le sou­tien direct à la droite cana­dienne fédé­ra­liste. Ce qui n’est guère éton­nant, car Strong n’aura en fait jamais ces­sé de faire de la poli­tique, et tou­jours à droite. Je passe sur ses liens nul­le­ment secrets avec des res­pon­sables cana­diens de pre­mier plan, dont l’ancien Pre­mier ministre du Cana­da Paul Mar­tin. Der­nière médaille du tra­vail à accro­cher au revers de Strong : il a diri­gé Onta­rio Hydro, géant de l’hydro-électricité et du nucléaire. Cela sent son éco­lo­giste, pas à dire.

L’infiniment curieux, c’est que ce même Strong, fas­ci­né d’après ses dires par l’ONU depuis la fin des années 1940 du siècle pas­sé, est dans le même temps deve­nu la pièce maî­tresse des Nations unies dans le domaine dit de l’environnement. Créa­teur du PNUE comme je l’ai dit, il sera aus­si le grand orga­ni­sa­teur du Som­met de la Terre de Rio, en 1992, ain­si que le tireur de ficelles du pro­to­cole de Kyo­to, en 1997. En somme et en résu­mé, Strong est un grand capi­ta­liste qui aura joué un rôle majeur dans l’histoire des qua­rante années pas­sées de l’ONU.

Je pré­cise tout de suite que je récuse en bloc toutes les rumeurs conspi­ra­tion­nistes qui tournent autour de sa per­sonne, car ce sont pré­ci­sé­ment des rumeurs. Et pour ce que j’ai pu voir, elles ne sont pas fon­dées. Des spé­cia­listes du com­plot lui attri­buent la volon­té gro­tesque de domi­ner le monde à l’aide de téné­breux mais puis­sants per­son­nages. I don’t buy, comme on dit aux Amé­riques. Je ne marche pas. Les faits ne sont pas cachés, ils ne sont pas assem­blés, et ce n’est pas du tout la même chose.

Maurice Strong, patron, diplomate et grand écologiste

Le sûr est que cet homme aura été l’un des plus puis­sants de sa géné­ra­tion. Le rap­port Brundt­land, s’il avait fal­lu dire la véri­té, eût dû s’appeler le rap­port Strong, qui a sié­gé d’ailleurs, offi­ciel­le­ment, dans la Com­mis­sion char­gée de le rédi­ger. Si l’on regarde sa com­po­si­tion com­plète, on ne peut qu’être frap­pé par l’omniprésence d’anciens ministres et/ou busi­ness­men. Citons par exemple Susan­na Agnel­li, Ber­nard Chid­ze­ro, Sabu­ro Oki­ta, Bukar Shaib, Pau­lo Noguei­ra Néto. Mais qu’ont donc à voir ces graves gens avec la crise éco­lo­gique mon­diale ? C’est à se deman­der. Peut-être est-il temps de vous dire que le rap­port Brundt­land n’est jamais qu’une resu­cée, à peine modi­fiée sur le fond, du dis­cours du pré­sident Tru­man en 1949 ! On a essen­tiel­le­ment ajou­té un adjec­tif au mot déve­lop­pe­ment, et voi­là tout. J’ouvre mon livre de 1989, cette fameuse édi­tion qué­bé­coise d’avril 1989, et je lis à haute voix ce pas­sage de la page 2 :

La Com­mis­sion est per­sua­dée que l’humanité peut créer un ave­nir plus pros­père, plus juste, plus sûr. Dans notre rap­port, Notre ave­nir à tous, notre démarche n’est pas de pré­voir une dégra­da­tion constante de l’environnement ni une pro­gres­sion de la pau­vre­té et des dif­fi­cul­tés dans un monde de plus en plus pol­lué où les res­sources seraient de moins en moins nom­breuses ! Nous envi­sa­geons plu­tôt la pos­si­bi­li­té d’une nou­velle ère de crois­sance éco­no­mique, s’appuyant sur des poli­tiques qui pro­té­ge­raient, voire met­traient en valeur la base même des res­sources. Nous esti­mons que cette crois­sance est abso­lu­ment indis­pen­sable pour sou­la­ger la misère qui ne fait que s’intensifier dans une bonne par­tie du monde en développement.

Si ce n’est pas un chef‑d’œuvre, cela y res­semble. Un concen­tré de croyance, comme en 1949, mais uti­li­sé, mais mani­pu­lé bien sûr par des per­son­nages de la trempe de Mau­rice Strong. Pas­sons à la troi­sième dimen­sion de cette per­son­na­li­té hors normes. Il n’est pas seule­ment capi­ta­liste et haut res­pon­sable de l’ONU, il est aus­si éco­lo­giste. À la manière dont il se dit socia­liste ? Cha­cun juge­ra. Le fait cer­tain est que Strong a été un haut res­pon­sable de l’Union inter­na­tio­nale pour la conser­va­tion de la nature (UICN), qui orga­ni­se­ra un débat et une fête pour les 80 ans de Strong au siège de l’organisation à Gland (Suisse), les 1er et 2 juillet 2009. Le Cana­dien a éga­le­ment joué un rôle cen­tral dans le WWF Cana­da, dont il a été membre du conseil d’administration dans les années 1970. Évi­dem­ment — le mot qui s’impose — il a fait par­tie du conseil d’administration du WWF Inter­na­tio­nal, ce qui n’étonnera guère, tant il est vrai que la grande indus­trie et le WWF marchent main dans la main depuis les débuts de l’ONG éco­lo­giste. Plus éton­nant tout de même : Green­peace aime aus­si Mau­rice Strong d’un amour tendre et sans nul doute sin­cère. En jan­vier 2002, Green­peace Inter­na­tio­nal — le staff des chefs, ins­tal­lé à Amster­dam — publie un docu­ment titré : Leçons de l’histoire : sur la route de Rio à Johan­nes­burg. Et note que dans un livre (Where on Earth Are We Going ?), Strong décrit Green­peace comme « peut-être l’ONG envi­ron­ne­men­tale la plus influente » et « le prin­ci­pal “pro­cu­reur” du mou­ve­ment éco­lo­giste », rele­vant qu’en plus de ses « tac­tiques de confron­ta­tion dra­ma­tique », elle mène « un tra­vail construc­tif, bien que moins connu, en déve­lop­pant des pro­po­si­tions poli­tiques cré­dibles et pro­fes­sion­nelles dans de nom­breuses négo­cia­tions inter­na­tio­nales ».

La tra­duc­tion de l’anglais est balourde, mais elle vient de Green­peace, pas de moi. Il s’agit en tout cas d’un sérieux hom­mage qui fait rosir de bon­heur la haute hié­rar­chie de Green­peace. Laquelle écrit à la suite : « Green­peace exprime à M. Strong sa gra­ti­tude pour cette recon­nais­sance publique, et nous saluons ses pro­po­si­tions […] Les pro­po­si­tions de Mau­rice Strong ont de nom­breux points com­muns avec celles de Green­peace ». Ma foi, il me semble que les choses sont claires. L’UICN, le WWF et Green­peace, qui pèsent fort lourd, côté ONG, dans le débat mon­dial sur la crise éco­lo­gique, sont des amis de Mau­rice Strong, qui a pour­tant uti­li­sé la plus grande par­tie de sa vie au ser­vice de l’industrie trans­na­tio­nale, notam­ment pétro­lière. On serait presque embar­ras­sé de rap­pe­ler que cette même indus­trie pétro­lière a joué et joue un rôle cen­tral dans le si vaste dérè­gle­ment cli­ma­tique en cours. Et que cer­taines de ses com­pa­gnies majeures ont finan­cé le sabo­tage de la prise de conscience des effets pour­tant cer­tains de cette crise globale.

Stephan Schmidheiny, le noble héritier

Qui est donc réel­le­ment Mau­rice Strong ? La réponse m’indiffère. Elle m’indiffère, car ce que je sais me suf­fit : Strong est l’homme des trans­na­tio­nales. De cette frac­tion pion­nière de l’industrie trans­na­tio­nale qui a com­pris, avant bien d’autres, que pour conti­nuer, il fal­lait s’adapter. Que pour per­mettre à la machine indus­trielle, cette authen­tique arme de des­truc­tion mas­sive, de conti­nuer sa route, il fal­lait la repeindre en vert. Faire ce que les Amé­ri­cains appellent du green­wa­shing, une plai­sante façon de laver à grandes eaux vertes les sanies du pas­sé. Mau­rice Strong, héraut mon­dial du capi­ta­lisme vert, dont nos nobles figures de l’écologie pari­sienne n’ont pro­ba­ble­ment jamais enten­du par­ler. Par­don­nez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils sont.

Reste que Strong n’est pas immor­tel, hélas. À presque 82 ans, il reste très actif en Chine — par­di — et suit, sans doute par pure phi­lan­thro­pie, le dos­sier nord-coréen. De belles pho­tos le montrent en com­pa­gnie du pré­sident chi­nois, et Strong ne tarit pas d’éloges sur le régime de Pékin, assu­rant par exemple (The Guar­dian, 23 juin 2010) : « Mais la Chine a main­te­nant com­pris que por­ter atteinte à l’environnement est l’un des risques pour le déve­lop­pe­ment. Les Chi­nois font très atten­tion à l’environnement ». Dire cela du pays qui détruit à la racine tous ses équi­libres, et qui a notam­ment sacri­fié le Yang­zi Jiang — le gran­diose fleuve Bleu — à la folie du bar­rage des Trois- Gorges, relève à coup cer­tain d’un sens supé­rieur de l’humour. Mais Mau­rice Strong aura-t-il des successeurs ?

La réponse est oui. D’autant plus qu’il en a déjà. De nou­veau, il me fau­drait un livre pour décrire en pro­fon­deur un phé­no­mène mon­dial, dont l’ampleur est colos­sale. Je me conten­te­rai d’un exemple sai­sis­sant : Ste­phan Schmid­hei­ny. Ce Suisse est l’héritier d’une dynas­tie capi­ta­liste, qui aura bâti son immense for­tune sur l’entreprise Eter­nit. Cette fois encore, patience, car je ménage cer­tain sus­pense. Né en 1947, Schmid­hei­ny devient en 1990 le bras droit de Mau­rice Strong dans la pré­pa­ra­tion du Som­met de la Terre de Rio, qui doit se tenir en 1992. Je le pré­cise pour ceux qui ne le sau­raient pas : Rio est une date majeure, qui assure le triomphe défi­ni­tif du « déve­lop­pe­ment durable » par­tout dans le monde. À par­tir de cette date, des mil­liers d’ONG, d’institutions publiques et pri­vées, de struc­tures gou­ver­ne­men­tales ne ces­se­ront d’ânonner le voca­bu­laire de Rio. Vingt ans après, nous en sommes au même point. Une géné­ra­tion mili­tante a cru — et croit, d’ailleurs — aux Agen­das 21, aux conven­tions inter­na­tio­nales sur le cli­mat, la bio­di­ver­si­té, la déser­ti­fi­ca­tion. Article 3 de la grande décla­ra­tion finale, que n’aurait pas renié ce bon Har­ry Tru­man, ni bien sûr madame Brundt­land : « Le droit au déve­lop­pe­ment doit être réa­li­sé de façon à satis­faire équi­ta­ble­ment les besoins rela­tifs au déve­lop­pe­ment et à l’environnement des géné­ra­tions pré­sentes et futures ».

Impos­sible de sur­es­ti­mer l’importance de Rio. C’est un point de départ, et un point d’arrivée. Dif­fi­cile de ne pas s’interroger sur la place cen­trale qu’y occupent Schmid­hei­ny et Strong. Mais il est vrai que les deux hommes emploient volon­tiers pour se défi­nir le mot de phi­lan­thropes. C’est plus fort qu’eux, ils aiment l’humanité. Cette fois encore, je m’appuierai essen­tiel­le­ment sur des pro­pos estampillés.

Dès 1984, Schmid­hei­ny crée au Pana­ma une struc­ture appe­lée Fundes, qui essai­me­ra ensuite en Amé­rique latine. L’objectif offi­ciel est d’aider les (nom­breux) chô­meurs de la région. Il s’agissait, écri­ra Schmid­hei­ny (www.avina.net), « de mon pre­mier pas en direc­tion de la phi­lan­thro­pie orga­ni­sée ». Il y en eut d’autres, en effet. Mais avant d’en par­ler, notons ensemble que, tou­jours selon notre héros suisse (entre­tien à la revue chi­lienne Qué Pasa, cité par Avina.net) : « Ma phi­lan­thro­pie n’a pas le sens clas­sique de la phi­lan­thro­pie, qui signi­fie cha­ri­té, dons aux pauvres pour man­ger, ce n’est pas de la misé­ri­corde. Je vois cela comme un inves­tis­se­ment dans les pro­ces­sus sociaux. Un inves­tis­se­ment dans l’avenir d’une socié­té dont je dépends et où je veux faire des affaires ». Une telle fran­chise est tout à l’honneur de notre grand « phi­lan­thrope ».

Après avoir lan­cé Fundes et co-orga­ni­sé le Som­met de la Terre 1992 avec Strong, Schmid­hei­ny est fata­le­ment deve­nu un vigou­reux mili­tant éco­lo­giste. On le retrouve donc sans sur­prise, en 1994, à lan­cer une ONG nom­mée Avi­na, finan­cée par une struc­ture appe­lée Viva, qui est aus­si pro­prié­taire d’un trust indus­triel dont le nom est Gru­po­Nue­va, spé­cia­li­sé dans le bois, l’eau, les tubes plas­tique, le fibro­ci­ment. Simple, non ? Avi­na a pour but reven­di­qué de « contri­buer au déve­lop­pe­ment durable en Amé­rique latine afin de pro­mou­voir l’établissement de rela­tions de confiance et de par­te­na­riats fruc­tueux entre les chefs d’entreprise et lea­ders sociaux autour de pro­grammes d’action consen­suels ».

Avina et les « entrepreneurs sociaux »

Chaque mot compte, bien enten­du. Les lea­ders sociaux sont ceux qui, voi­ci qua­rante ans et plus, vou­laient sou­le­ver le monde et se pri­ver des ser­vices de tous les Schmid­hei­ny de la terre. Il semble plus com­pa­tible avec l’essor du com­merce et de la libre entre­prise de se mettre ensemble autour d’une table, à dis­cu­ter de pro­grammes consensuels.

C’est très vrai­sem­bla­ble­ment ce qu’a réus­si le phi­lan­thrope au Chi­li, où une oppor­tune loi du dic­ta­teur Pino­chet, en 1974, a per­mis à des socié­tés fores­tières d’exploiter à leur conve­nance des terres dis­pu­tées par les anciens habi­tants du lieu, les Indiens Mapuche. L’entreprise Masi­sa, qui fait par­tie de la nébu­leuse Gru­po­Nue­va, y est ins­tal­lée, et pos­sède 238 000 hec­tares de mono­cul­tures de pins et d’eucalyptus entre Chi­li, Argen­tine, Vene­zue­la, Bré­sil, Pérou, Mexique.

Pour qui connaît la chan­son, et c’est mon cas, il est aisé d’imaginer tout ce qu’une indus­trie de la sorte — gros engins, engrais et pes­ti­cides — peut avoir d’écologique. Et ne par­lons pas des conflits d’usage avec les habi­tants des lieux, sur­tout quand la police et l’armée ne sont pas loin.

Paral­lè­le­ment à sa nou­velle car­rière lati­no-amé­ri­caine, Schmid­hei­ny a fon­dé une authen­tique mer­veille connue sous son nom anglais de World Busi­ness Coun­cil for Sus­tai­nable Deve­lop­ment (WBCSD). Ce Conseil mon­dial des entre­prises pour le déve­lop­pe­ment durable est né au moment du Som­met de la Terre de Rio, en 1992. Il regroupe envi­ron deux cents entre­prises, dont la liste inclut d’autres phi­lan­thropes que Schmid­hei­ny, tels Chi­na Petro­che­mi­cal Cor­po­ra­tion, Mit­su­bi­shi Che­mi­cal Hol­ding Cor­po­ra­tion, Sol­vay, AREVA, Das­sault Sys­tèmes S.A., L’Oréal, BASF, Bayer ; Ital­ce­men­ti Group, Shell, Phi­lips, Hoff­mann-La Roche, Novar­tis, Syn­gen­ta, BP, Rio Tin­to, Alcoa, Boeing, Che­vron Cor­po­ra­tion, Dow Che­mi­cal, DuPont, sans oublier The Coca-Cola Company.

Bref, toute la grande indus­trie a été réunie dans le WBCSD. J’ai sous les yeux un livre admi­rable — non tra­duit — paru en 2002 (BK édi­tions), Wal­king the Talk. Le titre signi­fie : joindre le geste à la parole. Ses auteurs sont Ste­phan Schmid­hei­ny, Charles Holi­day, patron de DuPont et Phi­lip Watts, l’un des grands patrons de la Shell. On y trouve des études de cas, qui concernent l’activité des trans­na­tio­nales par­tout dans le monde. Soixante-sept mono­gra­phies en tout.

Disons tout de suite qu’il faut avoir le cœur bien accro­ché. Je ne pren­drai qu’un exemple, qui me touche sin­gu­liè­re­ment : le del­ta du Niger. Schmid­hei­ny et ses aco­lytes inventent pages 34 et 35 un autre monde, dans lequel la Shell « a une longue his­toire d’assistance aux com­mu­nau­tés auprès des­quelles elle tra­vaille ». Au Nige­ria, cela donne un beau rap­port annuel, des tables rondes avec de gen­tils inter­lo­cu­teurs, des aides à de beaux pro­jets de « déve­lop­pe­ment durable ». La véri­té, connue de tous, est aux antipodes.

Le si pru­dent Pro­gramme des Nations unies pour le déve­lop­pe­ment (PNUD), dans un docu­ment de 2006 : « Les com­pa­gnies pétro­lières, Shell Petro­leum en par­ti­cu­lier, opèrent depuis plus de trente ans [dans le del­ta du Niger] sans véri­tables contrôles ni régle­men­ta­tion régis­sant leurs acti­vi­tés dans le domaine de l’environnement ». Le der­nier rap­port d’Amnesty Inter­na­tio­nal sur le sujet, en date de juin 2009 : « La région est qua­drillée par des mil­liers de kilo­mètres d’oléoducs et par­se­mée de puits et de sta­tions de pom­page. Une bonne par­tie de ces infra­struc­tures sont situées près des mai­sons, des fermes et des sources d’eau des popu­la­tions qui y vivent. L’industrie pétro­lière est res­pon­sable d’une pol­lu­tion géné­ra­li­sée de l’environnement dans le del­ta du Niger. Les fuites d’hydrocarbures, les déver­se­ments de déchets et les com­bus­tions en tor­chères sont bien connus et fré­quents ». En 1995, pour ne pas remon­ter à Mathu­sa­lem, l’écrivain nigé­rian Ken Saro-Wiwa a été pen­du haut et court par le gou­ver­ne­ment de l’époque. Ce naïf, qui n’aurait sans doute pas été invi­té à une table ronde, menait une bagarre publique et non-vio­lente contre les acti­vi­tés de la Shell. Dans le del­ta du Niger.

Pol­lu­tion au Nigé­ria, le res­pon­sable : Shell

Le machin appe­lé WBCSD a évi­dem­ment joué un rôle cru­cial, en cou­lisses, au Som­met de la Terre de Johan­nes­burg, en 2002. Tan­dis que Jacques Chi­rac cla­mait à la tri­bune : « Notre mai­son brûle et nous regar­dons ailleurs », les hommes de Schmid­hei­ny van­taient dans des dis­cus­sions moins ver­beuses les mérites de leur si cher « déve­lop­pe­ment durable ». Et ils ont éga­le­ment joué un rôle essen­tiel, bien que mécon­nu, dans la tenue de la Confé­rence mon­diale sur la bio­di­ver­si­té de Nagoya (octobre 2010). Où il ne se sera sur­tout rien déci­dé, alors que nous vivons la sixième crise d’extinction des espèces.

Je n’en ai pas encore tout à fait fini. Cet excellent Schmid­hei­ny a donc ima­gi­né (voir supra) Avi­na. On retrouve dans son board of direc­tors une cer­taine Ana-maria Schind­ler, par ailleurs vice-pré­si­dente d’Ashoka. Cela n’a rien de bien éton­nant, car Asho­ka se fixe comme mis­sion de par­ti­ci­per « à la struc­tu­ra­tion et au déve­lop­pe­ment du sec­teur de l’entrepreneuriat social par­tout dans le monde, afin qu’il ampli­fie son impact sur la socié­té ». En France, la BNP et la Socié­té géné­rale paient pour cela, de même que des entre­prises plus dis­crètes que je n’ai pas décou­vertes. Au plan inter­na­tio­nal, Asho­ka dis­pose du sou­tien finan­cier des plus grands cabi­nets de conseil aux trans­na­tio­nales : McKin­sey and Com­pa­ny, Hill and Knowl­ton, Latham and Watkins.

Avi­na et Asho­ka font à ce point le même métier qu’ils ont signé un par­te­na­riat stra­té­gique, ce qui explique la pré­sence de madame Schind­ler au bureau d’Avina. Encore un tout petit mot sur le sujet : le 18 décembre 2010, j’ai reçu un mes­sage élec­tro­nique d’une gérante de super­mar­ché bio que je connais bien. Et que j’apprécie. Elle m’invitait à une soi­rée consa­crée à l’entrepreneuriat social, orga­ni­sée à Paris par l’U­nes­co et… Asho­ka. Et cela m’a rap­pe­lé que, voi­ci trois ans à peu près, j’ai reçu une demande concer­nant un ami éco­lo­giste, Rober­to Epple. Un Suisse. Un autre Suisse. Une struc­ture incon­nue de moi m’envoyait une série de ques­tions sur Rober­to, pour s’assurer qu’il méri­tait bien un prix récom­pen­sant son impres­sion­nant enga­ge­ment en faveur des rivières d’Europe. Comme j’estime au plus haut point Rober­to, j’ai répon­du, et il a obte­nu son prix. Cette struc­ture, bien enten­du, c’était Asho­ka, qui gagne chaque année en légitimité.

Les deux mille morts du procès de Turin

J’ai bien conscience d’avoir assom­mé mes pauvres lec­teurs au cours de cet inter­mi­nable cha­pitre sur­char­gé de noms et de sigles. Mais la réa­li­té est com­plexe, et il faut souf­frir par­fois pour com­prendre, et pas seule­ment pour être belle, ou beau. Je conclus, je le jure. Sur une sur­prise qui n’en est pas une. Rap­pe­lez- vous : la for­tune de Schmid­hei­ny repose sur une entre­prise du nom d’Eternit. Une dynas­tie fami­liale fon­dée sur l’exploitation mas­sive de l’amiante par­tout dans le monde. Or un pro­cès his­to­rique — un pro­ces­so sto­ri­co — a com­men­cé à Turin en décembre 2009 et devrait se pour­suivre jusqu’en 2012 peut-être. C’est qu’il y a des mil­liers de par­ties civiles. C’est qu’on tente de rendre jus­tice à deux mille tra­vailleurs morts d’avoir été expo­sés à l’amiante des usines ita­liennes d’Eternit. Bou­le­ver­sant reste un faible mot pour évo­quer ces spectres. L’accusé prin­ci­pal s’appelle, vous l’aurez devi­né, Ste­phan Schmid­hei­ny, qui refuse de se pré­sen­ter au tri­bu­nal. Pen­sez donc ! Il a refait sa vie, il est éco­lo­giste, il est phi­lan­thrope. Comme dans une sorte de rap­pel du Por­trait de Dorian Gray, Schmi­dei­ny ne veut en aucun cas se recon­naître dans ce visage du pas­sé qui est pour­tant le sien.

Cita­tion du jour­nal suisse 20 minutes (27 sep­tembre 2010) :

L’industriel suisse Ste­phan Schmid­hei­ny, 63 ans, « savait bien qu’il était le pro­prié­taire des filiales ita­liennes mais a tout fait pour le cacher ». Le pro­cu­reur ita­lien Raf­faele Gua­ri­niel­lo l’a dit lun­di à Turin durant le pro­cès du groupe Eter­nit. Les audiences du pro­cès qui s’était ouvert le 10 décembre 2009 ont repris le 20 sep­tembre der­nier après la pause esti­vale. Pour l’accusation, il ne fait aucun doute que le mil­liar­daire suisse était res­pon­sable des quatre filiales ita­liennes du groupe Eter­nit, ont indi­qué les agences ita­liennes de presse.

Pro­duc­teur de plaques pour la construc­tion conte­nant de l’amiante, le groupe est consi­dé­ré comme res­pon­sable de la mort d’environ 2000 ouvriers ita­liens et de la conta­mi­na­tion de 800 autres. De 1973 à 1986, date de sa faillite, Eter­nit SA Ita­lie aurait négli­gé les mesures de sécu­ri­té sur les lieux de travail.

Schmid­hei­ny encourt une longue peine de pri­son, mais quelque chose me dit qu’il y échap­pe­ra. De nou­veau, le jour­nal suisse : « Le pro­cu­reur ita­lien Raf­faele Gua­ri­niel­lo a en outre aus­si accu­sé Ste­phan Schmid­hei­ny d’avoir cher­ché à influen­cer les médias ita­liens, par l’intermédiaire d’une agence de rela­tion publique à Milan. De 2001 à 2005, l’industriel suisse aurait dépen­sé un mil­lion d’euros pour notam­ment faire en sorte que son nom n’apparaisse pas comme étant celui du pro­prié­taire du groupe Eternit ».

And so what ? La vie conti­nue. Un cer­tain Brice Lalonde a été char­gé par l’ONU de pré­pa­rer le pro­chain Som­met de la Terre, à Rio encore, mais en 2012, vingt ans après le pre­mier. Brice Lalonde, ci-devant éco­lo­giste, il y a qua­rante ans, a viré à droite toute, deve­nant il y a quelques années un proche d’Alain Made­lin, un ancien ministre ultra­li­bé­ral qui a aban­don­né la poli­tique pour les affaires. Lalonde prend donc la place de Mau­rice Strong pour l’organisation du Som­met de Rio, et il par­tage aus­si bien ses valeurs que nombre de ses connais­sances. La bou­tique est entre de bonnes mains, soyez-en cer­tains. Au fait, et cela nous ramène tout droit à nos amis éco­lo­gistes du Gre­nelle de l’environnement, Brice Lalonde est un vieil ami de Jean-Louis Bor­loo, avec qui il avait créé en 1991 Géné­ra­tion Éco­lo­gie, pour cas­ser les Verts, par­ti alors tout nou­veau. C’est ain­si que le cercle se referme. Strong-Schmidheiny-Lalonde-Borloo-Le-Grenelle-de‑l’environnement. Appe­lons cela un voyage immobile.

P.-S. : Je dois ajou­ter quelques mots sur la psy­cho­lo­gie que je prête à des per­son­nages comme Mau­rice Strong, Ste­phan Schmid­hei­ny ou Brice Lalonde. Il va de soi que je ne les ima­gine pas s’endormir, le soir venu, en rica­nant de nous avoir entour­lou­pés une fois de plus. Jusqu’à un cer­tain point que je ne sau­rais connaître, ces hommes ont leur part de sin­cé­ri­té. Comme Tru­man dans son dis­cours de 1949. Il est plus gra­ti­fiant, tout de même, de se voir en phi­lan­thrope que de s’ac­cep­ter en mani­pu­la­teur. Ces hommes pensent, pro­ba­ble­ment sur des registres inté­rieurs dif­fé­rents, deux réa­li­tés qui s’ignorent. La marche néces­saire — pour eux — du busi­ness, qui détruit. Et la néces­si­té de le « mora­li­ser », de « l’écologiser » un peu, de manière que ce modèle « indé­pas­sable » puisse per­du­rer. Je pense que les dia­bo­li­ser tout à fait serait leur rendre un ser­vice inutile. Ils nous mènent au gouffre, et vou­draient qu’on les aime. Je passe mon tour. Ils ne sont que des ins­tru­ments, certes. Mais du malheur.

Fabrice Nico­li­no


Pour aller plus loin, à pro­pos du « déve­lop­pe­ment », une brève inter­view de Thier­ry Sal­lan­tin par Her­vé Kempf (de Reporterre) :

Print Friendly, PDF & Email
Total
7
Shares
8 comments
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

La nuisance fataliste #2 : Elon Musk (par Daniel Oberhaus)

Il y a de fortes chances pour que vous ayez eu vent de la déclaration délirante d’Elon Musk, le PDG de SpaceX et de Tesla, lors de la conférence de code Recode de cet été. Selon le chouchou de la Silicon Valley, "les chances pour que nous vivions dans la réalité sont d’une sur des milliards", ce qui signifie qu’il est quasiment certain que nous vivions dans une simulation informatique créée par une lointaine civilisation du futur. [...]
Lire

Une question de choix (par Derrick Jensen)

Prétendre que la civilisation peut exister sans détruire son propre territoire, ainsi que celui des autres, et leurs cultures, c’est être complètement ignorant de l’histoire, de la biologie, de la thermodynamique, de la morale, et de l’instinct de conservation. & c’est n’avoir prêté absolument aucune attention aux six derniers millénaires.
Lire

De la permaculture au démantèlement de la civilisation industrielle : pour une permaculture de résistance

Actuellement, la permaculture opère dans le domaine de l’activisme environnemental vert et clinquant et semble croire que la culture actuelle peut être transformée. Pourquoi les permaculteurs devraient-ils s’aligner avec les écologistes radicaux qui soutiennent le démantèlement de la civilisation, parce qu'ils la pensent irrécupérable, et parce qu’elle détruit la vie sur la planète ?