Texte tiré de l’excellent livre de Fabrice Nicolino intitulé Qui a tué l’écologie ?: WWF, Greenpeace, Fondation Nicolas Hulot, France Nature Environnement en accusation, publié le 16 mars 2011 aux éditions Les Liens qui libèrent. Fabrice Nicolino est un journaliste français né à Paris en 1955. Fabrice Nicolino exerce plusieurs métiers, dont certains manuels – entre autres dans la chaudronnerie et le soudage –, avant de devenir secrétaire de rédaction à l’hebdomadaire Femme actuelle en 1984. Il devient ensuite reporter, et depuis cette date, il collabore à de nombreux journaux, parmi lesquels Géo, Le Canard enchaîné, Télérama. En 1988, il participe au lancement de l’hebdomadaire Politis, qu’il quitte en septembre 1990, avant de reprendre une collaboration régulière entre 1994 et 2003. Il écrit dans le magazine Terre Sauvage entre 1994 et 2011 ; il est chroniqueur au quotidien La Croix depuis 2003. Il est également le fondateur, avec Dominique Lang, des Cahiers de Saint-Lambert, revue dont le sous-titre est « Ensemble face à la crise écologique ». Il tient par ailleurs un blog depuis août 2007 : « Planète sans visa ». Fabrice Nicolino écrit des articles sur le thème de l’écologie dans l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo depuis le mois de janvier 2010.
Cet insoutenable mot de développement
Tout s’explique enfin ! Tout devient affreusement clair, et même limpide. Au départ, un président américain, Harry Truman, qui invente développement et sous-développement. A l’arrivée, des philanthropes on ne peut plus madrés qui lancent le « développement durable ». Au fait, connaissez-vous Maurice Strong ?
Avis ! Ce chapitre est long et délicat à lire, à suivre, à digérer. Il est à la portée de tous, mais il commande de l’attention. Est-ce trop demander ? Je le crois d’autant moins qu’il contient des clés que je juge décisives. De même, en contrepartie, qu’un véritable suspense. Vous ne serez pas volés. Mais avant cela, retour à nos chers écologistes français, tellement français. S’ils ne s’intéressent aucunement à la structure du ministère de l’Écologie et au pouvoir réel dans notre pays, on se doute bien qu’ils sont encore plus indifférents à la marche réelle du monde. Et l’on a hélas raison. Pour commencer ce dernier chapitre, je me tourne d’emblée vers un très grand livre politique, lu certes, mais plus encore méconnu : Le Développement (histoire d’une croyance occidentale) par Gilbert Rist (Les Presses de Sciences Po).
Les découvertes de Gilbert Rist
Ce livre permettrait d’ouvrir des débats passionnants, qui rejetteraient fatalement dans les ténèbres extérieures tous les Grenelle de la terre. Et c’est bien pourquoi les écologistes officiels, s’ils en ont entendu parler, ne l’évoquent jamais. Au passage, pourquoi n’y a‑t-il jamais de débat public sur le bilan de plus de quarante années de « militantisme » écologiste en France ? FNE [France Nature Environnement] a fêté en 2008 ses quarante années d’existence : pas l’ombre d’une discussion. Greenpeace aura le même âge en cette année 2011, et je gage, et je suis sûr qu’aucun bilan argumenté et contradictoire n’en sera fait. N’est-ce pas réellement stupéfiant, compte tenu de ce qui s’est passé sur terre depuis les années 1970 ?
Gilbert Rist. Ce professeur chenu — il enseigne à Genève — a publié la première édition de son livre en 1998. Je ne souhaite pas résumer ici une pensée passionnante de bout en bout. Seulement en extraire quelques éléments essentiels ici. Rist décrit le « développement » comme un élément clé d’une religion moderne aveugle à elle-même. Dit ainsi, cela ne paraît pas renverser les tables. Et pourtant si. D’où vient en réalité ce mot valise, ce mot fétiche, ce mot si plastique qu’il est utilisé par tous sans le moindre questionnement ?
A la suite de Rist, j’ouvre mon dictionnaire Le Robert dans son édition de 1992. À l’entrée « développement », on trouve quantité de synonymes tels qu’essor, épanouissement, progrès, expansion, croissance, et même rayonnement. On trouve aussi ceci : « Pays, région en voie de développement dont l‘économie n’a pas atteint le niveau de l’Amérique du Nord, de l’Europe occidentale, etc. (euphémisme créé pour remplacer sous-développé) ». Présenté de la sorte, accepté de la sorte, ce mot apparaît comme évident. Humaniste. Universel. Pleinement désintéressé. Oui, mais comme bien souvent, le recours à l’histoire peut se révéler indispensable. Car qui ignore sérieusement que les mots eux-mêmes ont un passé ? Le Robert entrouvert plus haut dispose d’une édition historique, en plusieurs volumes rouges, que j’ai le privilège de posséder aussi. On peut s’y promener pendant des siècles. On peut, si l’on aime la musique de la langue et sa structure intérieure, y gambader dans le bonheur le plus complet. Dans son livre, Rist nous offre un cadeau inestimable. Il tente de découvrir les premiers usages du mot développement dans le sens économique, politique et social qu’il a pris dans nos sociétés.
On me pardonnera d’aller droit au président américain Harry Truman, en poste de 1945 à 1953. Par une ironie coutumière de l’histoire, Truman aura régné sur le grand vainqueur de la guerre depuis la déroute des fascismes jusqu’à la mort, ou presque, de Staline, qui marquait sans qu’on le sache le début de la fin de sa si terrible dictature. Au moment où Truman succède à Roosevelt, le 12 avril 1945, Hitler s’apprête à se suicider dans son bunker, et l’armée stalinienne commence son plan de conquête de ce qu’on appellera l’Europe de l’Est. Les quelques vrais stratèges américains savent que la guerre froide va commencer, malgré les serments d’amitié éternelle entre vainqueurs de la guerre. Ils pensent déjà à l’éventualité d’un nouveau conflit qui opposerait les chars russes et américains sur le champ de bataille pourtant dévasté de la vieille Europe. Que pensent, que veulent les puissants partis communistes de France et d’Italie ? Qui tiendra les ports de Marseille, Saint-Nazaire, Cherbourg, Anvers, Gênes, Naples, indispensables pour débarquer du matériel lourd en cas d’affrontement ?

Discours sur l’état de l’Union (1949)
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le lancement du plan Marshall, le 5 juin 1947. Les États-Unis promettent d’aider massivement l’Europe, de manière qu’elle puisse reconstruire ses villes et ses infrastructures. Truman se comporte ainsi en excellent Américain : il est probablement sincère dans sa volonté « d’aider » l’Europe, mais sans oublier une seconde les intérêts de son propre pays. Offrir des crédits, des machines-outils, des tracteurs, des engrais et pesticides, c’est noble. Mais c’est également un moyen essentiel de contenir la poussée stalinienne. Et d’offrir des débouchés majeurs à une production matérielle devenue surabondante pour cause de guerre. La paix est parfois un grave problème.
Donc, le plan Marshall, en 1947. Le 20 janvier 1949, le président Truman, après avoir été réélu, doit prononcer le traditionnel discours sur l’état de l’Union. Mais ce discours-là va entraîner un authentique bouleversement, ce qui est en vérité bien rare. Pour préparer le discours présidentiel, des conseillers se mettent autour d’une table, et proposent pour commencer trois sujets, qui deviendront trois points centraux. L’aide à l’affermissement de l’organisation des Nations unies (Onu), encore toute jeune. Le maintien du plan Marshall, qui donne des résultats convaincants. La création d’une alliance militaire tournée contre l’Union soviétique, qui se nommera l’Otan.
Rien que de l’attendu. Selon Rist, l’un des fonctionnaires présents aurait eu l’idée d’ajouter un quatrième point au discours de Truman. Pour le rendre, dirait-on aujourd’hui, plus « sexy ». Il aurait proposé d’étendre aux pays pauvres l’aide technique réservée jusqu’ici à l’arrière-cour américaine, c’est-à-dire certains États de l’Amérique latine. Après hésitation, on se mit d’accord, et au lendemain du discours de Truman, toute la presse américaine titrait sur le désormais fameux « quatrième point ». En voici le début :
Quatrièmement, il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées. Plus de la moitié des gens de ce monde vivent dans des conditions voisines de la misère. Leur nourriture est insatisfaisante. Ils sont victimes de maladies. Leur vie économique est primitive et stationnaire. Leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères. Pour la première fois de l’histoire, l’humanité détient les connaissances techniques et pratiques susceptibles de soulager la souffrance de ces gens […] Je crois que nous devrions mettre à la disposition des peuples pacifiques les avantages de notre réserve de connaissances techniques afin de les aider à réaliser la vie meilleure à laquelle ils aspirent. Et, en collaboration avec d’autres nations, nous devrions encourager l’investissement de capitaux dans les régions où le développement fait défaut […] L’ancien impérialisme, l’exploitation au service du profit étranger n’a rien à voir avec nos intentions. Ce que nous envisageons, c’est un programme de développement fondé sur les concepts d’une négociation équitable et démocratique.
Il s’agit d’un texte majeur, car il définit un cadre neuf pour les relations internationales. D’un côté des pays développés, dotés de moyens mécaniques immenses, notamment des machines et des moteurs, disposant d’un produit national brut en expansion constante, baignant dans une prolifération d’objets satisfaisant un à un tous les besoins. Et même de tout nouveaux. Et de l’autre, des pays « sous-développés », qu’il s’agit d’aider à atteindre le bonheur matériel des heureuses contrées américaines. C’est la naissance en direct d’un mythe, qui perdure. Pour ne prendre qu’un exemple éclairant, toutes les anciennes colonies nouvellement indépendantes, en Afrique par exemple, enfourcheront ce mauvais canasson. L’objectif des élites politiques du Sud éduquées en Occident, arrivées au pouvoir entre 1947 — l’indépendance indienne — et le début des années 1960, sera la poursuite du même mirage. Nous rattraper. Rouler en bagnole bientôt climatisée. Bâtir des éléphants blancs et des châteaux de sable tout en faisant suer le burnous à leurs peuples respectifs. Et pour cela accueillir tous les émissaires chargés de valises de billets. Les renvoyés du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), ceux de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, autrement nommée Banque mondiale. Ceux des transnationales du pétrole, des minerais, des services en tous genres, qui firent les fortunes de générations de satrapes.
Un avatar de la religion
L’idéologie du développement, dirait sans doute Rist, est avant tout un avatar de la religion. Cette croyance se moque en effet des notions de vrai et de faux, de faits et de raison, car elle n’est de toute façon pas réfutable.
Chacun peut voir à quel point le « développement » a échoué. Rist rappelle, après tant d’autres, que l’écart entre régions pauvres et riches était de 1 à 2 en 1700, de 1 à 5 vers 1900, de 1 à 15 en 1960, de 1 à 45 en 1980. Le Pnud, déjà évoqué ci-dessus, notait dans un rapport de 1999 sur le « développement humain » que l’écart entre les 20 % les plus pauvres et les 20 % les plus riches était de 1 à 30 en 1960 et de 1 à 74 en 1997. Tribune de Flemming Larsen, responsable du Fonds monétaire international, parue dans Le Figaro du 1er janvier 2001 :
L’écart de revenus entre riches et pauvres n’a jamais été aussi grand. Il est impératif d’inverser cette tendance.
Quelle jolie farce ! Qui ne voit la bidonvillisation du monde ? Le milliard d’affamés chroniques ? La destruction d’écosystèmes évidemment vitaux pour la suite ? Mais nul n’arrêtera en si bon chemin les croyants, servants et profiteurs du « développement », ce mot nouveau utilisé avec autant d’insouciance par le président Truman le 20 janvier 1949. Il résiste à la réalité parce qu’il est une chimère, un totem, une idole. Le « développement » est le bonheur en marche, mais il va falloir pour commencer se retrousser les manches, acheter made in America, accepter le principe d’échanges économiques internationaux entre égaux dont certains le sont nettement plus que d’autres.
« Le discours du président Truman, note Rist, était destiné d’abord à ses compatriotes, qui ne pouvaient être insensibles à cette manière de présenter l’histoire du monde ; elle était en effet d’autant plus vraisemblable qu’elle correspondait, sur le mode profane, à la vérité proclamée par l’Église. Mais cette audience dépassait largement les États-Unis puisqu’elle reposait sur une croyance partagée non seulement par le monde chrétien mais, d’une certaine manière, par tous les adhérents d’une religion de salut. » Du même coup, personne n’était plus en situation de questionner un modèle aussi prometteur. Qui aurait trouvé la force de contester une telle générosité ? Qui aurait osé prétendre qu’on peut vivre en forêt, pieds nus, ou en ville sans radio, ou manger de la viande seulement quand c’est possible ?
Bien entendu, l’apparition du mot dans le discours public ne faisait qu’accompagner un mouvement probablement irrésistible. Mais la force symbolique d’une appellation peut devenir une puissance matérielle. Et le « développement » l’est bel et bien devenu. A compter de 1949, deux milliards d’habitants du monde changent de statut. Ils deviennent des « sous-développés », qui seront sommés par tous les moyens concevables, incluant la propagande publicitaire au sens le plus large, de se conformer au modèle occidental de la vie. Leurs conceptions si diverses de l’existence terrestre, leur manière de parler, de conduire une famille, de cultiver leur lopin, de faire l’amour, leurs langues même deviennent peu à peu des obstacles au progrès décidé par d’autres. Splendide opération.
Hold-up du côté du vocabulaire
Nous en serions encore là — nous y sommes, d’ailleurs — sans une deuxième formidable invention, connue sous le nom de « développement durable ». Je ne connais ni ne prétends connaître tous les détails d’un aussi considérable hold-up sémantique, mais je vais tâcher de vous raconter ce que je sais. Le 13 mai 2009, à New York, madame Julia Marton-Lefevre, directrice générale de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) tient un discours devant une commission des Nations unies. Citation en anglais : « You may be aware that the phrase “sustainable development” was first coined by our 1980 World Conservation Strategy ». Ce qui veut dire que l’expression « développement soutenable » a été forgée la première fois en 1980 dans un rapport de l’UICN, ce qui est tout à fait exact. Mais alors, amis du langage, pourquoi parle-t-on aujourd’hui de « développement durable » à chaque seconde ? Cela devient passionnant, car l’adjectif, utilisé par les biologistes de la conservation de l’UICN, a un sens singulier. Lorsque l’on dit dans ces milieux soutenable, cela renvoie à la capacité qu’ont — ou n’ont plus — les écosystèmes à supporter les activités humaines. Un exemple simple pour me faire comprendre : les océans de la planète sont un écosystème géant qui a servi l’aventure humaine depuis son apparition. La pêche industrielle est insoutenable, car elle met en question, dramatiquement, la capacité des mers à maintenir la stabilité de ses chaînes alimentaires.
Ce mot soutenable est d’autant plus intéressant qu’il renvoie donc à ce que personne ne veut voir, qui décide pourtant de tout. Les écosystèmes sont dits fonctionnels tant qu’on ne s’attaque pas à leur structure. Et quand leur structure s’effondre — cette menace est omniprésente d’un bout à l’autre de la planète —, aucune volonté humaine ne peut rétablir leur équilibre. Soutenable est donc un mot considérable, « forgé » précisément pour indiquer qu’il y a des limites. Que l’homme ne peut pas tout se permettre parce qu’il peut tout détruire.
Alors, pourquoi durable au lieu de soutenable ? J’ai sous les yeux en ce moment un livre paru au début de 1989 aux éditions québécoises du Fleuve. Il s’agit d’un rapport ennuyeux de la Commission mondiale pour l’environnement et le développement, rédigé en 1987. Cette douce manière de lier ensemble développement et environnement est déjà, en soi, une information. Mais ce livre est, malgré ses pesants défauts, devenu célèbre dans le monde entier, car son titre français est : Notre avenir à tous. Il s’agit d’un long texte préfacé par l’ancien Premier ministre de Norvège, madame Gro Harlem Brundtland, connu depuis sous le nom de « rapport Brundtland ». Aucun doute, c’est ce texte bureaucratique qui a lancé dans le grand public l’expression magique. Mais laquelle ? Dans mon édition française de 1989, on ne parle que de « développement soutenable », correcte traduction de l’anglais d’origine, sustainable development.
De soutenable à durable
Quand, comment et pourquoi est-on passé de soutenable à durable ? Selon les sources, cette tromperie, car c’en est une, serait venue des États-Unis, ou bien de France, pour cause d’usage, tout simplement. Je dois avouer un certain scepticisme. Un tel glissement a peu de chance d’avoir à faire avec le hasard. Quoi qu’il en soit, le mot durable sert admirablement bien des intérêts innombrables, à commencer par ceux de l’industrie, moteur essentiel de la destruction du monde.
[Un graphique pour illustrer le fait que le développement durable est une illusion totale, NdE]

Ouvrons ensemble l’un des livres les plus instructifs de ces dernières années : Développement durable, 21 patrons s’engagent. Paru au Cherche midi, en 2002, sous la signature conjointe du journaliste Teddy Follenfant et de l’ancien patron d’EDF Pierre Delaporte, il contient des entretiens ébouriffants avec de grands patrons français.
L’idéal serait de citer la totalité des deux cent vingt-deux pages, mais ce serait du vol. Il n’empêche que chaque ligne mérite examen. Selon Bernard Amault, patron de LVMH et homme le plus riche de France en 2005, « plus aucune réforme politique, plus aucun projet d’entreprise ne peuvent être conçus s’ils n’intègrent préalablement cette dimension [du développement durable] ». Éthique, impératif moral, Saint-Ex, stratégie sociale et environnementale, tout y est.
Comme sur le costume de guerre des pioupious de l’an 1914, il ne manque pas une guêtre. Surtout en Chine, où les nouveaux riches s’enivrent de produits de luxe made in LVMH pour mieux oublier sans doute les deux cents millions de mingong, ces chemineaux qui errent de ville en ville à la recherche d’un emploi précaire. Citation du site Tout sur la Chine (février 2010) : « Sur l’année 2009, c’est l’Asie qui a permis d’amortir l’effet de la crise pour LVMH […] La Chine à elle seule représente désormais 6 % des ventes du groupe. Hennessy est déjà en tête des ventes de cognac dans ce pays, où une autre marque du groupe, les chaussures Berluti, réalise une belle percée. Louis Vuitton, très présent en Chine depuis 1992, ajoutera à son puzzle trois grandes villes de province et renforcera sa présence à Shanghaï avec deux emplacements majeurs avant l’Exposition universelle (1er mai-31 octobre) ».
Retour au livre. Bertrand Collomb, alors patron du cimentier Lafarge, grand partenaire du WWF : « Le développement durable est un développement économique qui ne compromet pas le développement des générations futures ». Développement, quand tu nous tiens. Voir supra la manière dont Lafarge voulait traiter les dunes sous-marines au large de Quiberon. Et le sort réservé aux riverains de la cimenterie Chatak du Bangladesh.
Faut-il y voir une dose d’humour supérieure ? Le fait est que Thierry Desmarest, patron de Total, sait rire : « Il est difficile de trouver une définition qui englobe tous les aspects du développement durable ». Comme il est difficile de trouver une définition englobant tous les aspects d’une noble entreprise comme Total, qui a digéré, faut-il le rappeler, Elf et son service secret interne, spécialiste de tous les coups tordus possibles en Afrique. Total, le Total de l’Erika, d’AZF, du soutien aux régimes d’Angola, du Gabon, du Congo, Total et le « développement durable ». Autre perle dans la bouche de Desmarest, qui dit absolument tout ce qu’il y a à comprendre : « Je dirais qu’on ne peut pas faire du développement durable sans être compétitifs ». Pardi, nous vivons dans un monde de brutes, où tous les coups sont permis.
Jean-Marc Espalioux, patron du groupe Accor, géant du tourisme de masse, avec 3 700 hôtels répartis dans 90 pays. S’il connaît le « développement durable » ? Enfin, bien entendu : « Avec le gouvernement égyptien, nous faisons de l’information et de la prévention auprès de nos clients pour préserver cette faune extraordinaire [celle de la mer Rouge]. Ailleurs, c’est le nettoyage des plages qui sera privilégié ». Et nous sommes tous ravis d’apprendre que le « développement durable » est « non seulement compatible, mais indispensable » avec la mondialisation du tourisme de masse. Plus on détruira des mangroves pour y bâtir des hôtels les pieds dans l’eau, plus on conduira en avion des millions de touristes exciter l’envie des gueux du monde réel, plus l’on importera à grands frais du vin et du champagne de France, et plus il faudra clamer son attachement inébranlable au « développement durable ». C’est logique.
Faut-il continuer ? Les meilleures distractions ont une fin. Les vingt et un patrons du livre montrent, ad nauseam, qu’ils ont compris que rien ne pouvait continuer comme avant. Plutôt, qu’il fallait passer le plumeau, suivi d’un badigeon vert printemps pour que tout reparte comme avant, exactement comme avant. Donnons la parole pour finir à cet excellent Francis Mer, P‑DG en 2002 du groupe Arcelor — acier à tous les étages — qui deviendra ministre de l’Economie du 7 mai 2002 au 30 mars 2004. Sous Chirac, le merveilleux ami de Nicolas Hulot. Voici : « Les entreprises sont faites pour “créer des richesses”. D’où l’idée de développement. J’insiste donc au moins autant sur l’idée de développement que sur le mot durable ». Ce qu’on appelle une belle franchise. Le développement durable est un développement qui dure jusqu’à la fin des temps.
Il faut bien en revenir aux origines, car on ne saurait comprendre le succès planétaire de l’expression « développement durable » sans examiner de plus près le rapport Brundtland, écrit en 1987. Je l’ai dit, il s’agit d’un texte lourd et indigeste de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (Cmed). Sans ce travail, nous ne parlerions pas aujourd’hui, du moins comme tant le font, de « développement durable ». C’est une clé, et quelle clé !
Les mystères du rapport Brundtland
La Cmed de madame Brundtland a une histoire, figurez-vous. Tout commence par des manœuvres dans les coulisses du grand bâtiment onusien de New York, près de l’East River. Le 1er janvier 1982, Javier Pérez de Cuéllar est devenu secrétaire général des Nations unies. Ce diplomate péruvien, qui ne connaît rien, absolument rien à l’écologie, va être entrepris par un autre responsable onusien pendant les premiers mois de l’année 1983. Je ne cite pas de suite son nom. Patientons. Cette entreprise aboutit à un communiqué très méconnu, en date du 19 décembre 1983, dont le titre anglais est : « Process of preparation of the environmental Perspective to the Year 2000 and Beyond ». En français, cette merveille bureaucratique donne à peu près : « Processus de préparation d’une perspective environnementale à l’horizon 2000 et au-delà ».
On préférerait sans doute un vers de René Char, mais il n’y a pas le choix. Le texte signale pourtant des points essentiels. En deux mots, mais on peut se rapporter à l’original (www.un.org/documents/ga/res/38/a38rl61.htm), l’ONU rapporte que la Commission qui va donner naissance au rapport Brundtland est la création du Programme des nations unies pour l’environnement (PNUE), créé en 1972. Sans intérêt ? Si. Car le fondateur du PNUE et son premier secrétaire général n’est autre qu’un certain Maurice Strong, celui que je me retenais de citer. C’est lui qui a imaginé la Commission et convaincu Javier Pérez de Cuéllar de son intérêt pour le monde. Strong mériterait un livre à lui seul, mais je suis contraint ici à de courtes généralités. Disons avec prudence que c’est un personnage d’une rare complexité. Car il est l’homme du très gros business et du « développement durable », de façon inextricable.
Je m’appuie, pour tout ce qui suit, sur une source directe, car il s’agit du site Internet de Strong lui-même (www.mauricestrong.net). Officiellement, Strong a été socialiste une grande partie de sa vie. Comme il est canadien, il est important de le signaler, car là-bas, ce mot voisine le plus souvent, comme aux États-Unis, avec celui, honni entre tous, de communiste ! Mais de quel socialisme peut-il bien s’agir ? Strong, né en 1929, a en effet fait fortune dans l’industrie pétrolière, où il aura servi les intérêts de diverses compagnies, parmi lesquelles Dôme Petroleum, Caltex (groupe Chevron), Norcen Resources, PetroCanada, dont il sera d’ailleurs le patron. Notons qu’il sera également P‑DG du groupe canadien Power Corporation, qui mélange allègrement ses puissants intérêts dans la presse, ses activités industrielles et financières et le soutien direct à la droite canadienne fédéraliste. Ce qui n’est guère étonnant, car Strong n’aura en fait jamais cessé de faire de la politique, et toujours à droite. Je passe sur ses liens nullement secrets avec des responsables canadiens de premier plan, dont l’ancien Premier ministre du Canada Paul Martin. Dernière médaille du travail à accrocher au revers de Strong : il a dirigé Ontario Hydro, géant de l’hydro-électricité et du nucléaire. Cela sent son écologiste, pas à dire.
L’infiniment curieux, c’est que ce même Strong, fasciné d’après ses dires par l’ONU depuis la fin des années 1940 du siècle passé, est dans le même temps devenu la pièce maîtresse des Nations unies dans le domaine dit de l’environnement. Créateur du PNUE comme je l’ai dit, il sera aussi le grand organisateur du Sommet de la Terre de Rio, en 1992, ainsi que le tireur de ficelles du protocole de Kyoto, en 1997. En somme et en résumé, Strong est un grand capitaliste qui aura joué un rôle majeur dans l’histoire des quarante années passées de l’ONU.
Je précise tout de suite que je récuse en bloc toutes les rumeurs conspirationnistes qui tournent autour de sa personne, car ce sont précisément des rumeurs. Et pour ce que j’ai pu voir, elles ne sont pas fondées. Des spécialistes du complot lui attribuent la volonté grotesque de dominer le monde à l’aide de ténébreux mais puissants personnages. I don’t buy, comme on dit aux Amériques. Je ne marche pas. Les faits ne sont pas cachés, ils ne sont pas assemblés, et ce n’est pas du tout la même chose.
Maurice Strong, patron, diplomate et grand écologiste
Le sûr est que cet homme aura été l’un des plus puissants de sa génération. Le rapport Brundtland, s’il avait fallu dire la vérité, eût dû s’appeler le rapport Strong, qui a siégé d’ailleurs, officiellement, dans la Commission chargée de le rédiger. Si l’on regarde sa composition complète, on ne peut qu’être frappé par l’omniprésence d’anciens ministres et/ou businessmen. Citons par exemple Susanna Agnelli, Bernard Chidzero, Saburo Okita, Bukar Shaib, Paulo Nogueira Néto. Mais qu’ont donc à voir ces graves gens avec la crise écologique mondiale ? C’est à se demander. Peut-être est-il temps de vous dire que le rapport Brundtland n’est jamais qu’une resucée, à peine modifiée sur le fond, du discours du président Truman en 1949 ! On a essentiellement ajouté un adjectif au mot développement, et voilà tout. J’ouvre mon livre de 1989, cette fameuse édition québécoise d’avril 1989, et je lis à haute voix ce passage de la page 2 :
La Commission est persuadée que l’humanité peut créer un avenir plus prospère, plus juste, plus sûr. Dans notre rapport, Notre avenir à tous, notre démarche n’est pas de prévoir une dégradation constante de l’environnement ni une progression de la pauvreté et des difficultés dans un monde de plus en plus pollué où les ressources seraient de moins en moins nombreuses ! Nous envisageons plutôt la possibilité d’une nouvelle ère de croissance économique, s’appuyant sur des politiques qui protégeraient, voire mettraient en valeur la base même des ressources. Nous estimons que cette croissance est absolument indispensable pour soulager la misère qui ne fait que s’intensifier dans une bonne partie du monde en développement.
Si ce n’est pas un chef‑d’œuvre, cela y ressemble. Un concentré de croyance, comme en 1949, mais utilisé, mais manipulé bien sûr par des personnages de la trempe de Maurice Strong. Passons à la troisième dimension de cette personnalité hors normes. Il n’est pas seulement capitaliste et haut responsable de l’ONU, il est aussi écologiste. À la manière dont il se dit socialiste ? Chacun jugera. Le fait certain est que Strong a été un haut responsable de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), qui organisera un débat et une fête pour les 80 ans de Strong au siège de l’organisation à Gland (Suisse), les 1er et 2 juillet 2009. Le Canadien a également joué un rôle central dans le WWF Canada, dont il a été membre du conseil d’administration dans les années 1970. Évidemment — le mot qui s’impose — il a fait partie du conseil d’administration du WWF International, ce qui n’étonnera guère, tant il est vrai que la grande industrie et le WWF marchent main dans la main depuis les débuts de l’ONG écologiste. Plus étonnant tout de même : Greenpeace aime aussi Maurice Strong d’un amour tendre et sans nul doute sincère. En janvier 2002, Greenpeace International — le staff des chefs, installé à Amsterdam — publie un document titré : Leçons de l’histoire : sur la route de Rio à Johannesburg. Et note que dans un livre (Where on Earth Are We Going ?), Strong décrit Greenpeace comme « peut-être l’ONG environnementale la plus influente » et « le principal “procureur” du mouvement écologiste », relevant qu’en plus de ses « tactiques de confrontation dramatique », elle mène « un travail constructif, bien que moins connu, en développant des propositions politiques crédibles et professionnelles dans de nombreuses négociations internationales ».
La traduction de l’anglais est balourde, mais elle vient de Greenpeace, pas de moi. Il s’agit en tout cas d’un sérieux hommage qui fait rosir de bonheur la haute hiérarchie de Greenpeace. Laquelle écrit à la suite : « Greenpeace exprime à M. Strong sa gratitude pour cette reconnaissance publique, et nous saluons ses propositions […] Les propositions de Maurice Strong ont de nombreux points communs avec celles de Greenpeace ». Ma foi, il me semble que les choses sont claires. L’UICN, le WWF et Greenpeace, qui pèsent fort lourd, côté ONG, dans le débat mondial sur la crise écologique, sont des amis de Maurice Strong, qui a pourtant utilisé la plus grande partie de sa vie au service de l’industrie transnationale, notamment pétrolière. On serait presque embarrassé de rappeler que cette même industrie pétrolière a joué et joue un rôle central dans le si vaste dérèglement climatique en cours. Et que certaines de ses compagnies majeures ont financé le sabotage de la prise de conscience des effets pourtant certains de cette crise globale.
Stephan Schmidheiny, le noble héritier
Qui est donc réellement Maurice Strong ? La réponse m’indiffère. Elle m’indiffère, car ce que je sais me suffit : Strong est l’homme des transnationales. De cette fraction pionnière de l’industrie transnationale qui a compris, avant bien d’autres, que pour continuer, il fallait s’adapter. Que pour permettre à la machine industrielle, cette authentique arme de destruction massive, de continuer sa route, il fallait la repeindre en vert. Faire ce que les Américains appellent du greenwashing, une plaisante façon de laver à grandes eaux vertes les sanies du passé. Maurice Strong, héraut mondial du capitalisme vert, dont nos nobles figures de l’écologie parisienne n’ont probablement jamais entendu parler. Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils sont.
Reste que Strong n’est pas immortel, hélas. À presque 82 ans, il reste très actif en Chine — pardi — et suit, sans doute par pure philanthropie, le dossier nord-coréen. De belles photos le montrent en compagnie du président chinois, et Strong ne tarit pas d’éloges sur le régime de Pékin, assurant par exemple (The Guardian, 23 juin 2010) : « Mais la Chine a maintenant compris que porter atteinte à l’environnement est l’un des risques pour le développement. Les Chinois font très attention à l’environnement ». Dire cela du pays qui détruit à la racine tous ses équilibres, et qui a notamment sacrifié le Yangzi Jiang — le grandiose fleuve Bleu — à la folie du barrage des Trois- Gorges, relève à coup certain d’un sens supérieur de l’humour. Mais Maurice Strong aura-t-il des successeurs ?
La réponse est oui. D’autant plus qu’il en a déjà. De nouveau, il me faudrait un livre pour décrire en profondeur un phénomène mondial, dont l’ampleur est colossale. Je me contenterai d’un exemple saisissant : Stephan Schmidheiny. Ce Suisse est l’héritier d’une dynastie capitaliste, qui aura bâti son immense fortune sur l’entreprise Eternit. Cette fois encore, patience, car je ménage certain suspense. Né en 1947, Schmidheiny devient en 1990 le bras droit de Maurice Strong dans la préparation du Sommet de la Terre de Rio, qui doit se tenir en 1992. Je le précise pour ceux qui ne le sauraient pas : Rio est une date majeure, qui assure le triomphe définitif du « développement durable » partout dans le monde. À partir de cette date, des milliers d’ONG, d’institutions publiques et privées, de structures gouvernementales ne cesseront d’ânonner le vocabulaire de Rio. Vingt ans après, nous en sommes au même point. Une génération militante a cru — et croit, d’ailleurs — aux Agendas 21, aux conventions internationales sur le climat, la biodiversité, la désertification. Article 3 de la grande déclaration finale, que n’aurait pas renié ce bon Harry Truman, ni bien sûr madame Brundtland : « Le droit au développement doit être réalisé de façon à satisfaire équitablement les besoins relatifs au développement et à l’environnement des générations présentes et futures ».
Impossible de surestimer l’importance de Rio. C’est un point de départ, et un point d’arrivée. Difficile de ne pas s’interroger sur la place centrale qu’y occupent Schmidheiny et Strong. Mais il est vrai que les deux hommes emploient volontiers pour se définir le mot de philanthropes. C’est plus fort qu’eux, ils aiment l’humanité. Cette fois encore, je m’appuierai essentiellement sur des propos estampillés.
Dès 1984, Schmidheiny crée au Panama une structure appelée Fundes, qui essaimera ensuite en Amérique latine. L’objectif officiel est d’aider les (nombreux) chômeurs de la région. Il s’agissait, écrira Schmidheiny (www.avina.net), « de mon premier pas en direction de la philanthropie organisée ». Il y en eut d’autres, en effet. Mais avant d’en parler, notons ensemble que, toujours selon notre héros suisse (entretien à la revue chilienne Qué Pasa, cité par Avina.net) : « Ma philanthropie n’a pas le sens classique de la philanthropie, qui signifie charité, dons aux pauvres pour manger, ce n’est pas de la miséricorde. Je vois cela comme un investissement dans les processus sociaux. Un investissement dans l’avenir d’une société dont je dépends et où je veux faire des affaires ». Une telle franchise est tout à l’honneur de notre grand « philanthrope ».
Après avoir lancé Fundes et co-organisé le Sommet de la Terre 1992 avec Strong, Schmidheiny est fatalement devenu un vigoureux militant écologiste. On le retrouve donc sans surprise, en 1994, à lancer une ONG nommée Avina, financée par une structure appelée Viva, qui est aussi propriétaire d’un trust industriel dont le nom est GrupoNueva, spécialisé dans le bois, l’eau, les tubes plastique, le fibrociment. Simple, non ? Avina a pour but revendiqué de « contribuer au développement durable en Amérique latine afin de promouvoir l’établissement de relations de confiance et de partenariats fructueux entre les chefs d’entreprise et leaders sociaux autour de programmes d’action consensuels ».
Avina et les « entrepreneurs sociaux »
Chaque mot compte, bien entendu. Les leaders sociaux sont ceux qui, voici quarante ans et plus, voulaient soulever le monde et se priver des services de tous les Schmidheiny de la terre. Il semble plus compatible avec l’essor du commerce et de la libre entreprise de se mettre ensemble autour d’une table, à discuter de programmes consensuels.
C’est très vraisemblablement ce qu’a réussi le philanthrope au Chili, où une opportune loi du dictateur Pinochet, en 1974, a permis à des sociétés forestières d’exploiter à leur convenance des terres disputées par les anciens habitants du lieu, les Indiens Mapuche. L’entreprise Masisa, qui fait partie de la nébuleuse GrupoNueva, y est installée, et possède 238 000 hectares de monocultures de pins et d’eucalyptus entre Chili, Argentine, Venezuela, Brésil, Pérou, Mexique.
Pour qui connaît la chanson, et c’est mon cas, il est aisé d’imaginer tout ce qu’une industrie de la sorte — gros engins, engrais et pesticides — peut avoir d’écologique. Et ne parlons pas des conflits d’usage avec les habitants des lieux, surtout quand la police et l’armée ne sont pas loin.
Parallèlement à sa nouvelle carrière latino-américaine, Schmidheiny a fondé une authentique merveille connue sous son nom anglais de World Business Council for Sustainable Development (WBCSD). Ce Conseil mondial des entreprises pour le développement durable est né au moment du Sommet de la Terre de Rio, en 1992. Il regroupe environ deux cents entreprises, dont la liste inclut d’autres philanthropes que Schmidheiny, tels China Petrochemical Corporation, Mitsubishi Chemical Holding Corporation, Solvay, AREVA, Dassault Systèmes S.A., L’Oréal, BASF, Bayer ; Italcementi Group, Shell, Philips, Hoffmann-La Roche, Novartis, Syngenta, BP, Rio Tinto, Alcoa, Boeing, Chevron Corporation, Dow Chemical, DuPont, sans oublier The Coca-Cola Company.
Bref, toute la grande industrie a été réunie dans le WBCSD. J’ai sous les yeux un livre admirable — non traduit — paru en 2002 (BK éditions), Walking the Talk. Le titre signifie : joindre le geste à la parole. Ses auteurs sont Stephan Schmidheiny, Charles Holiday, patron de DuPont et Philip Watts, l’un des grands patrons de la Shell. On y trouve des études de cas, qui concernent l’activité des transnationales partout dans le monde. Soixante-sept monographies en tout.
Disons tout de suite qu’il faut avoir le cœur bien accroché. Je ne prendrai qu’un exemple, qui me touche singulièrement : le delta du Niger. Schmidheiny et ses acolytes inventent pages 34 et 35 un autre monde, dans lequel la Shell « a une longue histoire d’assistance aux communautés auprès desquelles elle travaille ». Au Nigeria, cela donne un beau rapport annuel, des tables rondes avec de gentils interlocuteurs, des aides à de beaux projets de « développement durable ». La vérité, connue de tous, est aux antipodes.
Le si prudent Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), dans un document de 2006 : « Les compagnies pétrolières, Shell Petroleum en particulier, opèrent depuis plus de trente ans [dans le delta du Niger] sans véritables contrôles ni réglementation régissant leurs activités dans le domaine de l’environnement ». Le dernier rapport d’Amnesty International sur le sujet, en date de juin 2009 : « La région est quadrillée par des milliers de kilomètres d’oléoducs et parsemée de puits et de stations de pompage. Une bonne partie de ces infrastructures sont situées près des maisons, des fermes et des sources d’eau des populations qui y vivent. L’industrie pétrolière est responsable d’une pollution généralisée de l’environnement dans le delta du Niger. Les fuites d’hydrocarbures, les déversements de déchets et les combustions en torchères sont bien connus et fréquents ». En 1995, pour ne pas remonter à Mathusalem, l’écrivain nigérian Ken Saro-Wiwa a été pendu haut et court par le gouvernement de l’époque. Ce naïf, qui n’aurait sans doute pas été invité à une table ronde, menait une bagarre publique et non-violente contre les activités de la Shell. Dans le delta du Niger.

Le machin appelé WBCSD a évidemment joué un rôle crucial, en coulisses, au Sommet de la Terre de Johannesburg, en 2002. Tandis que Jacques Chirac clamait à la tribune : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs », les hommes de Schmidheiny vantaient dans des discussions moins verbeuses les mérites de leur si cher « développement durable ». Et ils ont également joué un rôle essentiel, bien que méconnu, dans la tenue de la Conférence mondiale sur la biodiversité de Nagoya (octobre 2010). Où il ne se sera surtout rien décidé, alors que nous vivons la sixième crise d’extinction des espèces.
Je n’en ai pas encore tout à fait fini. Cet excellent Schmidheiny a donc imaginé (voir supra) Avina. On retrouve dans son board of directors une certaine Ana-maria Schindler, par ailleurs vice-présidente d’Ashoka. Cela n’a rien de bien étonnant, car Ashoka se fixe comme mission de participer « à la structuration et au développement du secteur de l’entrepreneuriat social partout dans le monde, afin qu’il amplifie son impact sur la société ». En France, la BNP et la Société générale paient pour cela, de même que des entreprises plus discrètes que je n’ai pas découvertes. Au plan international, Ashoka dispose du soutien financier des plus grands cabinets de conseil aux transnationales : McKinsey and Company, Hill and Knowlton, Latham and Watkins.
Avina et Ashoka font à ce point le même métier qu’ils ont signé un partenariat stratégique, ce qui explique la présence de madame Schindler au bureau d’Avina. Encore un tout petit mot sur le sujet : le 18 décembre 2010, j’ai reçu un message électronique d’une gérante de supermarché bio que je connais bien. Et que j’apprécie. Elle m’invitait à une soirée consacrée à l’entrepreneuriat social, organisée à Paris par l’Unesco et… Ashoka. Et cela m’a rappelé que, voici trois ans à peu près, j’ai reçu une demande concernant un ami écologiste, Roberto Epple. Un Suisse. Un autre Suisse. Une structure inconnue de moi m’envoyait une série de questions sur Roberto, pour s’assurer qu’il méritait bien un prix récompensant son impressionnant engagement en faveur des rivières d’Europe. Comme j’estime au plus haut point Roberto, j’ai répondu, et il a obtenu son prix. Cette structure, bien entendu, c’était Ashoka, qui gagne chaque année en légitimité.
Les deux mille morts du procès de Turin
J’ai bien conscience d’avoir assommé mes pauvres lecteurs au cours de cet interminable chapitre surchargé de noms et de sigles. Mais la réalité est complexe, et il faut souffrir parfois pour comprendre, et pas seulement pour être belle, ou beau. Je conclus, je le jure. Sur une surprise qui n’en est pas une. Rappelez- vous : la fortune de Schmidheiny repose sur une entreprise du nom d’Eternit. Une dynastie familiale fondée sur l’exploitation massive de l’amiante partout dans le monde. Or un procès historique — un processo storico — a commencé à Turin en décembre 2009 et devrait se poursuivre jusqu’en 2012 peut-être. C’est qu’il y a des milliers de parties civiles. C’est qu’on tente de rendre justice à deux mille travailleurs morts d’avoir été exposés à l’amiante des usines italiennes d’Eternit. Bouleversant reste un faible mot pour évoquer ces spectres. L’accusé principal s’appelle, vous l’aurez deviné, Stephan Schmidheiny, qui refuse de se présenter au tribunal. Pensez donc ! Il a refait sa vie, il est écologiste, il est philanthrope. Comme dans une sorte de rappel du Portrait de Dorian Gray, Schmideiny ne veut en aucun cas se reconnaître dans ce visage du passé qui est pourtant le sien.
Citation du journal suisse 20 minutes (27 septembre 2010) :
L’industriel suisse Stephan Schmidheiny, 63 ans, « savait bien qu’il était le propriétaire des filiales italiennes mais a tout fait pour le cacher ». Le procureur italien Raffaele Guariniello l’a dit lundi à Turin durant le procès du groupe Eternit. Les audiences du procès qui s’était ouvert le 10 décembre 2009 ont repris le 20 septembre dernier après la pause estivale. Pour l’accusation, il ne fait aucun doute que le milliardaire suisse était responsable des quatre filiales italiennes du groupe Eternit, ont indiqué les agences italiennes de presse.
Producteur de plaques pour la construction contenant de l’amiante, le groupe est considéré comme responsable de la mort d’environ 2000 ouvriers italiens et de la contamination de 800 autres. De 1973 à 1986, date de sa faillite, Eternit SA Italie aurait négligé les mesures de sécurité sur les lieux de travail.
Schmidheiny encourt une longue peine de prison, mais quelque chose me dit qu’il y échappera. De nouveau, le journal suisse : « Le procureur italien Raffaele Guariniello a en outre aussi accusé Stephan Schmidheiny d’avoir cherché à influencer les médias italiens, par l’intermédiaire d’une agence de relation publique à Milan. De 2001 à 2005, l’industriel suisse aurait dépensé un million d’euros pour notamment faire en sorte que son nom n’apparaisse pas comme étant celui du propriétaire du groupe Eternit ».
And so what ? La vie continue. Un certain Brice Lalonde a été chargé par l’ONU de préparer le prochain Sommet de la Terre, à Rio encore, mais en 2012, vingt ans après le premier. Brice Lalonde, ci-devant écologiste, il y a quarante ans, a viré à droite toute, devenant il y a quelques années un proche d’Alain Madelin, un ancien ministre ultralibéral qui a abandonné la politique pour les affaires. Lalonde prend donc la place de Maurice Strong pour l’organisation du Sommet de Rio, et il partage aussi bien ses valeurs que nombre de ses connaissances. La boutique est entre de bonnes mains, soyez-en certains. Au fait, et cela nous ramène tout droit à nos amis écologistes du Grenelle de l’environnement, Brice Lalonde est un vieil ami de Jean-Louis Borloo, avec qui il avait créé en 1991 Génération Écologie, pour casser les Verts, parti alors tout nouveau. C’est ainsi que le cercle se referme. Strong-Schmidheiny-Lalonde-Borloo-Le-Grenelle-de‑l’environnement. Appelons cela un voyage immobile.
P.-S. : Je dois ajouter quelques mots sur la psychologie que je prête à des personnages comme Maurice Strong, Stephan Schmidheiny ou Brice Lalonde. Il va de soi que je ne les imagine pas s’endormir, le soir venu, en ricanant de nous avoir entourloupés une fois de plus. Jusqu’à un certain point que je ne saurais connaître, ces hommes ont leur part de sincérité. Comme Truman dans son discours de 1949. Il est plus gratifiant, tout de même, de se voir en philanthrope que de s’accepter en manipulateur. Ces hommes pensent, probablement sur des registres intérieurs différents, deux réalités qui s’ignorent. La marche nécessaire — pour eux — du business, qui détruit. Et la nécessité de le « moraliser », de « l’écologiser » un peu, de manière que ce modèle « indépassable » puisse perdurer. Je pense que les diaboliser tout à fait serait leur rendre un service inutile. Ils nous mènent au gouffre, et voudraient qu’on les aime. Je passe mon tour. Ils ne sont que des instruments, certes. Mais du malheur.
Fabrice Nicolino
Pour aller plus loin, à propos du « développement », une brève interview de Thierry Sallantin par Hervé Kempf (de Reporterre) :
Voilà bien une belle mise à jour