Un des plus brillants analystes de nos sociétés industrielles (ou plutôt, de la société industrielle, elles forment un grand ensemble) et de leur (de sa) trajectoire (progrès technique, croissance, développement, destruction du monde et totalitarisme) s’appelait Lewis Mumford. En France, à l’exception de quelques spécialistes, très peu le connaissent, et aux États-Unis, son pays d’origine, pas beaucoup plus. Né en 1895 et mort en 1990, il a vécu l’incroyable et effrayant bouleversement du monde induit, entre autres choses, par les deux Guerres mondiales. Son œuvre la plus célèbre, Le Mythe de la machine, deux tomes pour un ensemble de près de 1000 pages, est en cours de retraduction et devrait bientôt être rééditée (d’ici quelques mois, espérons) en français. Tous ses livres traduits en français, parmi lesquels Les Transformations de l’homme (dont vous trouverez un long extrait ici) et Technique et Civilisation, valent la lecture.
Je suis récemment tombé sur une interview, en date de 1973, dans laquelle il revient brièvement sur l’ensemble de son travail et sur l’évolution de sa perspective. En voici un petit extrait :
Interviewer : Durant les années trente, vous étiez en première ligne du combat intellectuel contre ce que vous appelez l’attaque massive contre la démocratie. Vous vous battiez pour que la démocratie fonctionne. Êtes-vous déçu de notre démocratie actuelle ?
Lewis Mumford : Je me battais pour ce qu’il restait de démocratie. Parce que je comprenais que la démocratie est une invention de petite société. Elle ne peut exister qu’au sein de petites communautés. Elle ne peut pas fonctionner dans une communauté de 100 millions d’individus. 100 millions d’individus ne peuvent être gouvernés selon des principes démocratiques. J’ai connu une enseignante qui avait proposé à ses élèves, au lycée, de concevoir un système basé sur une communication électrique, avec une organisation centrale, permettant de transmettre une proposition à l’ensemble des votants du pays, à laquelle ils pourraient répondre « oui » ou « non » en appuyant sur le bouton correspondant. À l’instar de ses étudiants, elle croyait qu’il s’agissait de démocratie. Pas du tout. Il s’agissait de la pire forme de tyrannie totalitaire, du genre de celle qu’impose le système dans lequel nous vivons. La démocratie requiert des relations de face-à-face, et donc des communautés de petites tailles, qui peuvent ensuite s’inscrire dans des communautés plus étendues, qui doivent alors être gouvernées selon d’autres principes. Je défendais la démocratie parce qu’il s’agit de quelque chose de fondamental. […]
Interviewer : Qu’avons-nous aujourd’hui ?
Lewis Mumford : Le chaos. Un chaos étendu, reposant sur une super-organisation. Quelques journaux, quelques chaînes de télévisions, quelques personnes à la Maison-Blanche et au Pentagone contrôlent nos opinions en contrôlant l’information dont nous avons besoin pour les former. C’est pourquoi, à moins que nous ne parvenions à être particulièrement sobres, à garder nos distances avec ces médias, à éviter les journaux et les programmes télévisés et radiodiffusés suffisamment longtemps pour penser par nous-mêmes, nous ne parvenons pas à former une opinion qui nous soit propre.
Dans la suite de ce billet, je vous propose un aperçu de l’analyse de Mumford au travers de nombreux extraits de ses principaux ouvrages.
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Ainsi que le montre le court morceau d’entretien traduit et reproduit ci-dessus, Lewis Mumford comprenait le caractère nécessairement non démocratique de toute organisation sociale de masse. Dans son livre Le Mythe de la machine, il écrit :
« La démocratie, au sens où j’emploie ici le terme, est nécessairement plus active au sein de communautés et de groupes réduits, dont les membres se rencontrent face-à-face, interagissent librement en tant qu’égaux, et sont connus les uns des autres en tant que personnes : à tous égards, il s’agit du contraire exact des formes anonymes, dépersonnalisées, en majeure partie invisibles de l’association de masse, de la communication de masse, de l’organisation de masse. Mais aussitôt que de grands nombres sont impliqués, la démocratie doit ou succomber au contrôle extérieur et à la direction centralisée, ou s’embarquer dans la tâche difficile de déléguer l’autorité à une organisation coopérative. »
Il fut l’un des premiers à réaliser que l’oppression organisée, dans nos sociétés industrielles modernes, ressemblait fortement à — et découlait directement de — l’oppression organisée d’une des premières sociétés de masse, ou civilisation : celle de l’Égypte des pharaons. Et au cœur de cette oppression, de cette organisation très hiérarchique, hier comme aujourd’hui, se trouve la bureaucratie. Ainsi qu’il l’écrit dans Le Mythe de la machine :
« L’étude de l’époque des Pyramides que je fis pour me préparer à la rédaction de La Cité à travers l’histoire me révéla de manière inattendue qu’il existait un étroit parallélisme entre les premières civilisations autoritaires du Proche-Orient et la nôtre propre, bien que la plupart de nos contemporains continuent de considérer la technologie moderne, non seulement comme le sommet du développement intellectuel de l’homme, mais comme un phénomène entièrement neuf. Au contraire, je m’aperçus que ce que les économistes ont récemment nommé l’Age de la machine ou l’Age de la puissance avait son origine, non dans la prétendue révolution industrielle du XVIIIe siècle, mais au tout début dans l’organisation d’une machine archétypique, formée d’éléments humains. »
Cette machine archétypique impliquait et implique
« une enrégimentation et une dégradation correspondantes d’activités humaines autrefois autonomes : la “culture de masse” et le “contrôle des masses” firent leur première apparition. Non sans un mordant symbolisme, les produits suprêmes de la mégamachine, en Égypte, furent des tombes colossales, habitées par des cadavres momifiés ; tandis que plus tard en Assyrie, ainsi que de façon répétée dans chaque autre empire en expansion, le témoignage principal de son efficience technique était un désert de villages et de villes détruits, et de sols empoisonnés : le prototype de semblables atrocités “civilisées” d’aujourd’hui. Quant aux grandes pyramides égyptiennes, que sont-elles sinon les exacts équivalents statiques de nos propres fusées spatiales ? Deux inventions pour assurer, contre un prix extravagant, un passage en paradis au petit nombre des favorisés.
Ces égarement colossaux d’une culture déshumanisée, centrée sur la puissance, souillent avec monotonie les pages de l’histoire, du viol de Sumer à la destruction de Varsovie, de Rotterdam, Tokyo et Hiroshima. Tôt ou tard, à ce que suggère cette analyse, nous devons avoir le courage de nous demander : cette association d’une puissance et d’une productivité peu communes avec une violence et une destruction tout aussi peu communes est-elle purement accidentelle ? […]
La réglementation bureaucratique faisait en réalité partie de la plus vaste réglementation de la vie, introduite par cette civilisation centrée sur le pouvoir. »
L’avènement de la civilisation, à bien des égards, a en effet constitué une catastrophe humaine, ainsi qu’il le rappelle dans son livre Les Transformations de l’homme :
« Sur le plan économique, l’ordre nouveau s’est appuyé dans une large mesure sur l’exploitation violente imposée aux cultivateurs et aux artisans par une minorité armée et toujours menaçante : intrus itinérants ou seigneurs locaux fortement retranchés. Car la civilisation a entraîné l’assimilation de la vie humaine à la propriété et au pouvoir : en fait, la propriété et le pouvoir ont pris le pas sur la vie. Le travail a cessé d’être une tâche accomplie en commun ; il s’est dégradé pour devenir une marchandise achetée et vendue sur le marché : même les “services” sexuels ont pu être acquis. Cette subordination systématique de la vie à ses agents mécaniques et juridiques est aussi vieille que la civilisation et hante encore toute société existante : au fond, les bienfaits de la civilisation ont été pour une large part acquis et préservé — et là est la contradiction suprême — par l’usage de la contrainte et l’embrigadement méthodiques, soutenus par un déchaînement de violence. En ce sens, la civilisation n’est qu’un long affront à la dignité humaine. […]
Esclavage, travail obligatoire, embrigadement social, exploitation économique et guerre organisée : tel est l’aspect le plus sinistre des “progrès de la civilisation”. Sous des formes renouvelées, cet aspect de négation de la vie et de répression est encore bien présent aujourd’hui. »
Ainsi :
« Les deux pôles de la civilisation sont le travail organisé mécaniquement, et la destruction et l’extermination organisées mécaniquement. En gros, les mêmes forces et les mêmes méthodes d’opération étaient applicables aux deux domaines. »
Dans toute son œuvre, Mumford souligne, à raison, que la guerre est au fondement de la civilisation, et qu’elle en demeure indissociable. Dans le chapitre intitulé « L’homme civilisé » de son livre Les Transformations de l’homme, il écrit :
« Depuis les origines, comme Platon en a fait la remarque il y a bien longtemps, la guerre a été la forme naturelle de relation entre les États civilisés. Le comble de l’irrationalité de la civilisation fut d’inventer l’art de la guerre, de le perfectionner et d’en faire une composante structurelle de la vie civilisée. Car, contrairement à ce que décrit le mythe du Léviathan, la guerre ne fut pas un simple vestige de formes plus anciennes et communes d’agression. Par tous ses aspects typiques, sa discipline, ses exercices, son maniement de grandes masses d’hommes traitées comme des pions, par ses agressions destructrices en masse, ses sacrifices héroïques, ses ravages irréparables, ses exterminations, ses pillages, par l’esclavage auquel elle réduisait les captifs, la guerre a plutôt été l’invention spécifique de la civilisation : son drame fondamental. L’ultime négation de la vie, qui justifiait tragiquement toutes celles qui avaient précédé. »
Puis, plus loin :
« En dehors de ses prétextes les plus évidents — expansion du pouvoir de l’État et rafle de main‑d’œuvre, possibilité de gagner par le pillage plus qu’on ne pouvait obtenir en un court laps de temps par un dur labeur —, la guerre avait encore une autre raison d’être : elle projetait à l’extérieur de l’État les conflits internes que la civilisation tout à la fois attisait et réprimait de façon draconienne à l’intérieur de l’État. »
La mégamachine que constitue la civilisation, et que constitue pareillement, en pire, la civilisation industrielle contemporaine, s’appuie sur des systèmes de contrôle, sur une culture du contrôle, pour reprendre l’expression de Derrick Jensen. Dont l’école (ce système national d’éducation) participe, ainsi que le souligne Mumford dans Le Mythe de la machine :
« Au centre du complexe de puissance, dès l’origine, il y eut le commandement à distance. Tant que les principaux éléments constitutifs de la mégamachine furent des êtres humains, cela nécessita une servile obéissance de la part de chaque unité humaine au sein de la chaîne de commandement. Un ordre hiérarchique aussi unilatéral était assuré par un châtiment sévère à la moindre désobéissance. La transition à partir de cette méthode incommode et laborieuse fut facilitée par l’introduction d’un système national d’éducation [à propos de l’école comme usine à produire des rouages de la mégamachine, vous pouvez lire cet article], d’abord dans la Prusse autocratique du dix-huitième siècle, puis en France, sous Napoléon. »
En outre :
« Les systèmes de contrôle, tant ancien que contemporain, sont essentiellement fondées sur la communication à sens unique centralement commandée. Dans la communication face à face, même la personne la plus ignorante peut répondre, et elle dispose de moyens variés à côté de la parole : l’expression du visage, l’attitude du corps et jusqu’à la menace de l’attaque physique. À mesure que deviennent plus élaborés les canaux de la communication instantanée, la réponse doit être mise en scène officiellement, ce qui veut dire, en des conditions ordinaires, contrôlée de l’extérieur. La tentative pour surmonter cette difficulté grâce à des “sondages d’opinion” n’est qu’un moyen plus insidieux de garder le contrôle [il n’y a qu’à voir l’utilité et l’efficacité des enquêtes publiques]. Plus l’appareil de transmission est complexe, et plus efficacement il rejette par filtrage tout message qui défie ou attaque le Pentagone de la puissance. »
C’est pourquoi :
« Aujourd’hui [lorsqu’il écrivait ça, dans les années 1960, mais également aujourd’hui en 2019, car cela reste vrai], le nombre croissant de protestations massives, de grèves sur le tas et d’émeutes, d’actes physiques, plutôt que des mots, peut s’interpréter comme une tentative pour battre en brèche l’isolation automatique de la mégamachine, avec sa tendance à recouvrir par la falsification ses propres erreurs, à refuser les messages indésirables, ou à transmettre les informations qui font du tort au système lui-même. Les vitrines fracassées, les bâtiments incendiés, les crânes fracturés sont des moyens de rendre transmissibles d’importants messages humains, et par là de recouvrer, bien que sous la forme la plus grossière possible, la communication dans les deux sens et la relation réciproque. »
Soulignant le caractère antidémocratique de l’État (y compris moderne) et des soi-disant démocraties modernes, il écrit :
« Ce que l’on continue à nommer la souveraineté de l’État conserve intactes les prétentions royales originelles de pouvoir et de privilège, de propriété suprême et d’obéissance inconditionnelle, en même temps que les châtiments ou les sacrifices que le souverain peut trouver bon d’exiger au nom du bien national. »
De (toujours plus) nombreux exemples récents permettent d’illustrer ces remarques (des homards de De Rugy aux dernières mesures d’austérité promulguées par tel ou tel gouvernement).
Dans un court essai intitulé « Techniques autoritaires et techniques démocratiques », une transcription d’un discours qu’il prononça à New-York en 1963, il fait valoir des remarques cruciales sur les différents types de techniques qui structurent différents types d’organisation sociale :
« Pour parler sans ménagement, la thèse que je défends est celle-ci : depuis la fin des temps néolithiques au Moyen-Orient, jusqu’à nos jours, deux techniques ont périodiquement existé côte à côte, l’une autoritaire et l’autre démocratique ; la première émanant du centre du système, extrêmement puissante mais par nature instable, la seconde dirigée par l’homme, relativement faible mais ingénieuse et durable. Si j’ai raison, à moins que nous ne changions radicalement de comportement, le moment est proche où ce qui nous reste de technique démocratique sera totalement supprimé ou remplacé, et ainsi toute autonomie résiduelle sera anéantie ou n’aura d’existence autorisée que dans des stratégies perverses de gouvernement, comme les scrutins nationaux pour élire des dirigeants déjà choisis dans les pays totalitaires. »
Contre l’usurpation du pouvoir et son accaparement par une poignée d’oligarques et de technocrates, dans nos sociétés industrielles modernes, comme dans celle de l’Égypte des pharaons et dans n’importe quelle autre « organisation à grande échelle » (n’importe quelle civilisation[1]), il rappelle, dans cet essai, un principe crucial mais largement oublié, ou ignoré, à savoir que :
« La vie, dans sa plénitude et son intégrité, ne se délègue pas ».
La distinction qu’il propose entre techniques autoritaires — celles qui reposent sur et encourage des structures sociales hiérarchiques, non démocratiques — et techniques démocratiques — celles qui reposent sur et encouragent des structures sociales égalitaires, démocratiques, est cruciale. Elle nous permet de structurer une réflexion sur les liens qui existent entre différentes technologies, différents types de technologies, et certains types de structures sociales. De comprendre pourquoi, si le principe démocratique nous importe, nous devons encourager les technologies démocratiques et rejeter les autoritaires[2]. Il ajoute :
« Alors que cette technique démocratique remonte aussi loin que l’usage primitif des outils, la technique autoritaire est une réalisation beaucoup plus récente : elle apparaît à peu près au quatrième millénaire avant notre ère, dans une nouvelle configuration d’invention technique, d’observation scientifique et de contrôle politique centralisé qui a donné naissance au mode de vie que nous pouvons à présent identifier à la civilisation, sans en faire l’éloge. Sous la nouvelle institution de la royauté, des activités auparavant disséminées, diversifiées, à la mesure de l’homme, furent rassemblées à une échelle monumentale dans une sorte de nouvelle organisation de masse à la fois théologique et technique. Dans la personne d’un monarque absolu, dont la parole avait force de loi, les puissances cosmiques descendirent sur terre, mobilisèrent et unifièrent les efforts de milliers d’hommes, jusqu’alors bien trop autonomes et indépendants pour accorder volontairement leurs actions à des fins situées au-delà de l’horizon du village.
Cette nouvelle technique autoritaire n’était entravée ni par la coutume villageoise ni par le sentiment humain : ses prouesses herculéennes d’organisation mécanique reposaient sur une contrainte physique impitoyable, sur le travail forcé et l’esclavage, qui engendrèrent des machines capables de fournir des milliers de chevaux-vapeur plusieurs siècles avant l’invention du harnais pour les chevaux ou de la roue. Des inventions et des découvertes scientifiques d’un ordre élevé inspiraient cette technique centralisée : la trace écrite grâce aux rapports et aux archives, les mathématiques et l’astronomie, l’irrigation et la canalisation ; et surtout la création de machines humaines complexes composées de pièces interdépendantes, remplaçables, standardisées et spécialisées – l’armée des travailleurs, les troupes, la bureaucratie. Les armées de travailleurs et les troupes haussèrent les réalisations humaines à des niveaux jusqu’alors inimaginables, dans la construction à grande échelle pour les premières et dans la destruction en masse pour les secondes. »
Sa description des travers psychologiques qui encouragent la réalisation des techniques autoritaires est éloquente :
« Les inventeurs des bombes atomiques, des fusées spatiales et des ordinateurs sont les bâtisseurs de pyramides de notre temps : leur psychisme est déformé par le même mythe de puissance illimitée, ils se vantent de l’omnipotence, sinon de l’omniscience, que leur garantit leur science, ils sont agités par des obsessions et des pulsions non moins irrationnelles que celles des systèmes absolutistes antérieurs, et en particulier cette notion que le système lui-même doit s’étendre, quel qu’en soit le coût ultime pour la vie. […]
Tels les pharaons de l’âge des pyramides, ces serviteurs du système identifient ses bienfaits à leur propre bien-être ; comme le dieu-roi, leur apologie du système est un acte d’auto-adoration ; et comme le roi encore, ils sont en proie à un besoin irrépressible et irrationnel d’étendre leurs moyens de contrôle et de repousser les limites de leur autorité. »
À ce sujet, dans Le Mythe de la machine, il écrit :
« Les gens sains psychologiquement n’ont aucun besoin de d’abandonner à des fantasmes de puissance absolue […]. Mais la faiblesse cruciale d’une structure institutionnelle réglementée à l’excès — et presque par définition la “civilisation” fut dès le début règlementée à l’excès —, c’est qu’elle ne tend pas à produire des gens sains psychologiquement. La rigide division du travail et la ségrégation des castes produisent des caractères déséquilibrés, cependant que la routine mécanique normalise — et récompense — les personnalités compulsives qui ont peur d’affronter les embarrassantes richesses de la vie. »
Dans Le Mythe de la machine, toujours, il souligne une différence fondamentale entre les pratiques autoritaires des organisations de masse du passé et de la nôtre actuelle :
« La technique actuelle se distingue de celle des systèmes du passé, ouvertement brutaux et absurdes, par un détail particulier qui lui est hautement favorable : elle a accepté le principe démocratique de base en vertu duquel chaque membre de la société est censé profiter de ses bienfaits. C’est en s’acquittant progressivement de cette promesse démocratique que notre système a acquis une emprise totale sur la communauté, qui menace d’annihiler tous les autres vestiges démocratiques. »
C’est-à-dire que l’organisation autoritaire de masse de notre temps a compris qu’elle se ferait accepter bien plus docilement en faisant bénéficier chacun de ses sujets d’une partie des conforts, des luxes, des facilités qu’elle réservait auparavant aux élites — d’où une certaine démocratisation, ou diffusion au grand public, des hautes technologies et de toutes sortes de moyens de divertissements et d’agrémentation d’existences qui n’en demeurent pas moins toujours plus serviles, contrôlées, surveillées, étiolées. En effet :
« […] la mégamachine moderne […] a […] surmonté la nécessité de la coercition ouverte grâce à une variété plus subtile, qui substitue des récompenses, ou des récompenses apparentes, aux châtiments. »
Une autre manière d’obtenir la même obéissance. Et même d’obtenir une meilleure obéissance. Dans Le Mythe de la machine, toujours, il ajoute :
« Le marché qui nous est proposé se présente comme un généreux pot-de-vin. D’après les termes du contrat social démocratico-autoritaire, chaque membre de la communauté peut prétendre à tous les avantages matériels, tous les stimulants intellectuels et émotionnels qu’il peut désirer, dans des proportions jusque-là tout juste accessibles même à une minorité restreinte : nourriture, logement, transports rapides, communication instantanée, soins médicaux, divertissements et éducation. Mais à une seule condition : non seulement que l’on n’exige rien que le système ne puisse pas fournir, mais encore que l’on accepte tout ce qui est offert, dûment transformé et produit artificiellement, homogénéifié et uniformisé, dans les proportions exactes que le système, et non la personne, exige. Si l’on choisit le système, aucun autre choix n’est possible. En un mot, si nous abdiquons notre vie au départ, la technique autoritaire nous rendra tout ce qui peut être calibré mécaniquement, multiplié quantitativement, manipulé et amplifié collectivement. »
Dans le même ouvrage, Mumford souligne qu’au centre de l’idéologie dominante se trouve une mentalité mathématiste, scientiste, mécaniste, n’appréhendant le monde que comme un ensemble de mécanismes, de ressources et d’équations :
« Sous ce nouveau règne de la science, ce fut le monde organique, et surtout l’homme, qui eut besoin de rédemption. Toutes les formes vivantes doivent être harmonisées avec l’image mécanique du monde en étant fondues, pour ainsi dire, et remodelées pour se conformer à un plus parfait modèle mécanique. […] Ce n’est qu’en rejetant la complexité organique, en la purifiant par l’abstraction et la stérilisation intellectuelle, en faisant l’ablation des organes internes de l’homme, en enveloppant les restes dans des bandelettes de momie de l’idéologie, que l’homme pouvait devenir aussi parfait, aussi fini — fini dans tous les sens du mot ! — que ses nouveaux artefacts mécaniques. Afin d’être racheté de l’organique, de l’autonome et du subjectif, l’homme doit être transformé en machine, ou, mieux encore, devenir partie intégrante d’une machine plus vaste, qui aiderait à créer la nouvelle méthode. […]
Les complexités écologiques de l’existence outrepassent l’esprit humain, bien qu’une partie de cette richesse constitue une partie intégrante de la propre nature de l’homme. Ce n’est qu’en isolant pour un temps bref quelque petit fragment de cette existence qu’on le peut momentanément saisir : nous n’apprenons que d’après les échantillons. En séparant les qualités primaires des secondaires, en faisant de la description mathématique le critère de la vérité, en n’utilisant qu’une partie de la personne humaine afin de n’explorer qu’une partie de son environnement, la science nouvelle parvint à transformer les attributs les plus significatifs de la vie en phénomènes purement secondaires, étiquetés pour être remplacés par la machine. C’est ainsi que les organismes vivants, dans leurs fonctions et propos les plus typiques, devinrent superflus. »
(Ce que confirment les élucubrations du futurologue et professeur au MIT Raymond Kurzweil, zélateur invétéré du transhumanisme, de l’intelligence artificielle et du progrès technique et directeur de l’ingénierie chez Google, pour lequel : « D’ici quelques siècles, l’intelligence humaine aura restructuré et saturé tout l’espace de l’univers. »)
À propos de la science et de la mégamachine, il ajoute (toujours dans Le Mythe…) :
« À mesure que la puissance mécanique augmenta, et que la théorie scientifique elle-même, grâce à de plus amples vérifications expérimentales, devint plus adéquate, la nouvelle méthode élargit son domaine ; et chaque démonstration nouvelle de son efficacité affermit le plan théorique branlant sur lequel elle reposait. Ce qui débuta dans l’observatoire astronomique finit par aboutir à notre époque à l’usine commandée par ordinateur et fonctionnant de manière automatique. En premier lieu, le savant s’exclut soi-même, et avec soi-même une bonne partie de ses potentialités organiques et de ses attaches historiques, de l’image du monde édifiée par lui. À mesure que ce système de pensée se répandait en tous les domaines, le travailleur autonome, jusque dans son aspect mécanique le plus réduit, allait être progressivement exclu du mécanisme de production. Finalement, si de tels postulats ne sont pas remis en question, et si les procédures institutionnelles demeurent inchangées, l’homme lui-même sera coupé de toute relation significative avec n’importe quelle partie de l’environnement naturel ou de son propre milieu historique. […]
Les éléments qui manquent au modèle mécanique grossièrement schématisé de Descartes, ainsi qu’au point de vue scientifique qui, de façon consciente ou inconsciente, a pris la succession de ce modèle, sont l’histoire, la culture symbolique, l’esprit, en d’autres termes la totalité de l’expérience humaine non seulement telle qu’elle est connue, mais telle qu’elle est vécue ; en effet, toute créature vivante connaît de la vie quelque chose que même le plus brillant biologiste ne saurait découvrir qu’en vivant. Ne s’occuper que des abstractions de l’intelligence ou du fonctionnement de machines, et ignorer les sentiments, les phantasmes, les idées, revient à substituer des squelettes blanchis, manipulés par des fils de fer, à l’organisme vivant. Le culte de l’anti-vie débute secrètement en ce point, avec sa tendance à pratiquer l’ablation des organismes, et à contracter les besoins et désirs humains pour se conformer à la machine. […] »
Dans Le Mythe de la machine, toujours, il dénonce le fait que la science a été cruciale pour l’avènement de la société techno-industrielle, qu’elle continue toujours d’informer, dont elle constitue toujours le principal outil idéologique (le scientisme). Il dénonce cette « nouvelle religion de l’âge industriel », pour reprendre la formule du titre du livre de Guillaume Carnino :
« Les découvertes scientifiques, réalisées en de nouveaux domaines, ne restaient plus à l’écart, inactives : elles se prêtaient à une exploitation immédiatement profitable pour l’industrie ou la guerre. En ce point, la science elle-même devint le maître modèle, la technologie des technologies. Dans ce nouveau milieu, la production en série de connaissance scientifique alla de pair avec la production en série d’inventions et de produits dérivés de la science. Ainsi l’homme de science en vint-il à posséder un nouveau statut dans la société, équivalent à celui qu’avait eu le chef d’industrie. Lui aussi était engagé dans la production en série ; lui aussi traitait d’unités standardisées ; et sa production pouvait s’évaluer de plus en plus en termes d’argent. Même ses articles scientifiques personnels, ses prix et ses récompenses, avaient une “valeur d’échange” en termes pécuniaires : ils déterminaient les promotions universitaires, et augmentaient la valeur marchande des cours et consultations. […]
En tant qu’opérateur au sein de cette technologie orientée vers la puissance, le savant lui-même devient un serviteur d’organisations corporatives, acharnées à élargir les limites de l’empire. »
Dans Le Mythe de la machine, toujours, il souligne l’absurdité de la spécialisation scientifique (toujours) actuelle, laquelle a pour conséquence de rendre les sciences ésotériques, les découvertes et les raisonnements scientifiques incompréhensibles pour le commun des mortels, et donc le recours à des experts (la technocratie) nécessaires :
« Les sciences actuelles sont tellement spécialisées dans leur vocabulaire, tellement ésotériques dans leurs concepts, tellement raffinées dans leurs techniques, et tellement limitées dans leur capacité de communiquer des connaissances nouvelles à des non-spécialistes, jusqu’en des domaines étroitement apparentés, que la non-communication est devenue presque un signe de supériorité professionnelle chez les savants. »
Inlassablement, il dénonce le processus déshumanisant et la finalité inhumaine de cet enrégimentement de l’être humain au sein de la mégamachine, au sein de la civilisation, désormais techno-industrielle, bientôt transhumaniste — voire purement robotique ? —, au sein de cette organisation qui adopte « les caractéristiques d’une machine de plus en plus automatique, dirigée par des personnalités conditionnées par la machine, dans un habitat fabriqué par la machine, à des fins mécanico-électroniques purement abstraites » :
« Si la première étape dans la mécanisation, voilà cinq mille ans, fut de réduire l’ouvrier à la condition d’homme de peine docile et obéissant, le stade final que l’automation promet aujourd’hui consiste à créer un complexe électronique, mécanique, indépendant, n’ayant même plus besoin de pareilles non-entités serviles. »
Et ce, parce que, comme il le formule dans Le Mythe de la machine :
« L’idéologie qui sous-tend et unit les mégamachines ancienne et moderne est une idéologie qui ignore les nécessités et les buts de la vie afin de fortifier le complexe de puissance et d’en étendre la domination. »
Complexe de puissance qui se nourrit de la Big Data dont on parle désormais tant — ce que Mumford percevait déjà à l’époque :
« Ainsi le but final de la vie, en fonction de la mégamachine, devient-il enfin clair : il consiste à fournir et manipuler une infinie quantité de données, pour accroître le rôle et assurer la domination du système de puissance.
Si la source de cette invisible et suprême puissance, capable de gouverner le monde moderne, se trouve quelque part, c’est bien ici. Ici réside le Mysterium tremendum, exerçant une puissance et des connaissances illimitées, à côté de quoi toutes les autres formes de magie ne sont que supercheries maladroites, et toutes les autres formes de contrôle sont dépourvues d’autorité charismique. Qui ose rire de pouvoirs d’une telle ampleur ? Qui diable pourrait échapper à la surveillance impitoyable, infatigable, de ce souverain suprême ? Quel refuge assez lointain dissimulerait le rebelle ? »
En conséquence, ainsi qu’il le formule dans La Cité à travers l’histoire :
« La civilisation moderne n’est plus qu’un véhicule gigantesque, lancé sur une voie à sens unique, à une vitesse sans cesse accélérée. Ce véhicule ne possède malheureusement ni volant, ni frein, et le conducteur n’a d’autres ressources que d’appuyer sans cesse sur la pédale d’accélération, tandis que, grisé par la vitesse et fasciné par la machine, il a totalement oublié quel peut être le but du voyage. Assez curieusement on appelle progrès, liberté, victoire de l’homme sur la nature cette soumission totale et sans espoir de l’humanité aux rouages économiques et techniques dont elle s’est dotée. »
Pour illustrer cette terrible soumission par le négatif, il décrit les heureuses conséquences (qui parleront sans doute à beaucoup) d’un black-out de novembre 1965 :
« Les pannes technologiques d’aujourd’hui ne sont pas moins menaçantes que la résistance croissante du personnel à effectuer l’ingrat labeur nécessaire pour maintenir le système en état de marche ; elles peuvent apporter des réactions compensatoires, car elles donnent à la personne humaine une chance de fonctionner. Cela se produisit de manière étonnante au cours de la panne énergétique de novembre 1965, dans le Nord-Est. Soudain, comme dans la fable d’E.M. Forster, “la machine s’arrête”. Des millions de personnes, surprises sans énergie ni lumière, immobilisées dans les trains, les métros, les ascenseurs des gratte-ciel, passèrent spontanément à l’action, sans attendre que le système se remît en marche ou que les ordres vinssent d’en haut. “Tandis que la cité de brique et de ciment était morte, rapportait le New Yorker, les gens étaient plus vivants que jamais”. »
Dans un autre passage du Mythe de la machine, il rend compte de la dépossession généralisée et de ses conséquences :
« […] nous avons devant nous une société de masses dont les intérêts, les objectifs et les produits typiques ne fournissent pas une vie suffisamment significative, même à ses plus prospères bénéficiaires, et moins encore, bien sûr, à ceux qui sont exploités ou, pis encore, négligés.
Qui plus est, tout l’appareil de la vie est devenu si complexe, et les processus de production, de distribution et de consommation sont devenus si spécialisés et subdivisés, que la personne individuelle perd confiance en ses propres capacités non aidées : elle est de plus en plus soumise à des ordres qu’elle ne comprend pas, à la merci de forces sur lesquelles elle n’exerce aucun contrôle efficace, en route vers une destination qu’elle n’a pas choisie. À la différence du sauvage en proie au tabou, lequel a souvent un périlleux excès de confiance en les pouvoirs de son chamane ou de son magicien pour maîtriser de formidables forces naturelles, si hostiles soient-elles, l’individu conditionné par la machine se sent perdu, impuissant, tandis que, jour après jour, métaphoriquement, il pointe, prend sa place à la chaîne de montage, et finalement touche un chèque de paie qui se révèle sans valeur pour obtenir aucun des biens authentiques de la vie.
Ce manque d’étroite implication personnelle au sein de la routine quotidienne entraîne une perte générale de contact avec la réalité : au lieu d’un jeu mutuel continu entre le monde intérieur et le monde extérieur, avec une réaction ou un réajustement constants et avec un stimulus à la créativité nouvelle, seul, le monde extérieur, et surtout le monde extérieur collectivement organisé du système de puissance, exerce l’autorité : même les rêves personnels doivent être canalisés à travers la télévision, le film et le disque afin de devenir admissibles.
Ce sentiment d’aliénation s’accompagne du problème psychologique typique de notre époque, caractérisé en termes classiques par Erik Erikson sous le nom de “Crise de l’identité”. Dans un monde d’éducation familiale transitoire, de contacts humains transitoires, de situations professionnelles et de lieux de résidence transitoires, de relations sexuelles et familiales transitoires, les conditions fondamentales pour le maintien de la continuité et l’instauration d’un équilibre personnel disparaissent L’individu se réveille soudain, comme le fit Tolstoï au cours d’une crise fameuse de sa propre existence à Arzamas, pour se trouver dans une étrange chambre obscure, loin de chez lui, menacé par de sombres forces hostiles, incapable de découvrir où il est ou qui il est, épouvanté par la perspective d’une mort dépourvue de sens au bout d’une vie dépourvue de sens.
[…] Tolstoï avait le sentiment que l’étrange chambre obscure où il s’était réveillé, loin de chez lui, était un cercueil. Ainsi que dans le rêve enfantin de matrice, il se sentait flotter dans un néant opprimant. L’on ne saurait trouver meilleure image pour exprimer l’état de l’homme moderne. Ce cercueil collectif est aujourd’hui l’enveloppe de toute notre “civilisation” […].
En se soumettant sans condition au système de puissance, avec son “automation de l’automation”, l’homme moderne a renoncé à quelques-unes des ressources intérieures nécessaires pour le maintenir en vie : surtout, la confiance animale en sa propre faculté de survivre et de reproduire son espèce, biologiquement, historiquement et culturellement. Dans l’acte de rejeter le passé, il a sapé sa foi dans l’avenir ; en effet, ce n’est que grâce à leur convergence dans sa conscience présente qu’il peut préserver la continuité à travers le changement, et embrasser le changement sans renoncer à la continuité. Cela, et rien de moins, constitue le “chemin de la vie”.
Le psychiatre Viktor Frankl, qui survécut aux pénultièmes horreurs d’un camp de concentration nazi, en expliquant le vide existentiel de notre temps fait observer que si nul instinct ne dit à l’homme ce qu’il doit faire, “et si nulle tradition ne lui dit ce qu’il devrait faire, bientôt il ne saura pas ce qu’il veut faire”. L’abondance vide, l’oisiveté vide, l’excitation vide, la sexualité vide ne sont pas les vices ou les infortunes occasionnels de notre société orientée vers la machine, mais les produits suprêmes dont elle s’enorgueillit. Une fois que la vie est réduite à cet état d’impuissante inertie, quelle bonne raison peut-elle être proposée pour se maintenir en vie ? En un tel état le suicide pourrait être excusé sinon recommandé, en tant que dernière affirmation désespérée d’autonomie.
Nous avons donc à faire face à une culture hyperorganisée, hypermécanisée, hyperdirigée, hyperprévisible. À jouer aux jeux économiques et sociaux vides qui servent ce processus automatique, les êtres humains deviennent des “objets” ou des “pions” destinés à être traités de la même façon que n’importe quel échantillon fortuit de matière brute. À mesure que le système se rapproche de la perfection, les composants humains résiduels sont davantage absorbés dans le mécanisme : ainsi ne reste-t-il que de la non-vie, qui ne tarde pas à se transformer, avec ses énergies résiduelles, en une négation pleine de ressentiment de la vie. La manifestation concrète de ce processus est à la portée de l’expérience de chacun ; en effet, le culte de l’anti-vie — anti-ordre, anti-intelligence, anti-forme — domine aujourd’hui les arts. »
Avec le recul, force est de constater que sa prospective s’avère tragiquement juste ; en témoigne cet extrait du Mythe de la machine (publié, rappelons-le, à la fin des années 1960), portant sur l’automation, ses raisons et ses effets :
« Dans les années qui suivirent, les contours du système sont devenus plus indubitables ; le genre de pseudo-existence qui attend l’humanité une fois qu’elle aura effectué sa reddition totale est devenu plus clairement défini. Débutant par l’insémination artificielle et la grossesse extra-utérine (Muller), le conditionnement automatique du petit enfant commencera dans son berceau isolé, clos (Skinner) ; puis des machines enseignantes (Skinner et d’autres), opérant par cellules isolées, sans contact humain direct, éduqueront l’enfant au cours de son développement ; un groupe d’appareils électroniques enregistrera les rêves en vue d’analyse à l’ordinateur et de correction de personnalité, tandis qu’un autre fournira de l’information programmée ; un bombardement constant de messages dépourvus de signification massera l’esprit tribalisé (McLuhan) ; des opérations de culture automatisée, sur une vaste échelle et sous contrôle à distance, fourniront la nourriture (Rand) ; des ordinateurs de la station centrale, assistés par des robots, se chargeront de toutes les opérations domestiques, de la composition du menu et des achats au travail de maison (Seaborg) ; tandis que des usines, cybernétiquement dirigées, produiront des marchandises en abondance (Wiener) ; et des automobiles privées, sous contrôle central automatique (M.I.T. et Ford), transporteront leurs passagers par superautoroutes jusqu’à des cités souterraines, ou, si l’on préfère, jusqu’à des colonies spatiales d’astéroïdes (Dandridge Cole) ; cependant que des ordinateurs centralisés remplaceront les preneurs de décisions nationaux, et qu’un approvisionnement suffisant en hallucinogènes donnera à chaque vestige d’être humain l’extatique sensation de vivre (Leary). Au moyen de transplantations d’organes (Barnard et autres), nous réussirons à allonger d’un siècle ou deux cette pseudo-existence. Finalement les bénéficiaires du système mourront sans s’être un seul instant rendu compte qu’ils n’ont jamais vécu.
[…] Cet immense et total sacrifice humain, toujours imminent, ne saurait s’apprécier dans les termes rationnels ou scientifiques qu’affectionnent les créateurs d’un pareil système : je le souligne encore, il s’agit d’un phénomène religieux psychotique. En tant que tel, il présente un étroit parallélisme avec les doctrines originelles du bouddhisme, jusqu’au fait qu’il partage l’athéisme du prince Gautama. Qu’est en réalité l’élimination de l’homme en personne du processus que lui-même a découvert et perfectionné, avec sa fin promise de toutes luttes et de toutes recherches, sinon l’évasion finale du Bouddha hors de la Roue de vie ? Une fois complète et universelle, l’automation totale signifie la totale renonciation à la vie, et finalement l’extinction totale : la retraite même au sein du Nirvana que le prince Gautama dépeignait comme l’unique moyen pour l’homme de se délivrer du chagrin, de la douleur et de l’infortune. »
Pensez à la GPA, aux voitures sans conducteur actuellement développées, etc. Tout cela se développe sans trop d’opposition, étant donné que :
« Ceux qui sont déjà conditionnés depuis la prime enfance, par la formation scolaire et la tutelle de la télévision, à considérer la mégatechnologie comme le plus haut point dans la “conquête de la nature” par l’homme, accepteront ce contrôle totalitaire de leur propre développement non comme un sacrifice affreux mais comme un accomplissement hautement souhaitable, attendant avec impatience d’être attachés de façon constante au Grand Cerveau, comme ils sont maintenant attachés à des stations de radio par des postes portatifs à transistor, même lorsqu’ils marchent dans la rue. Grâce à l’acceptation de ces moyens, ils espèrent que tout problème humain sera résolu pour eux, et le seul péché humain sera de ne pas obéir aux instructions. »
Mumford avait aussi anticipé l’élection de Donald Trump :
« Si, par contre, les processus de désillusion, d’aliénation, de démantèlement et de destruction vont plus avant, si nul mode contrebalançant d’éthérisation n’entre en action, il paraît probable que la désintégration se poursuivra avec une rapidité croissante jusqu’à ce qu’aucune mesure de rétablissement ne soit possible. En ce cas, les forces de l’anti-vie auront le dessus, et les acteurs qui s’emparent du centre de la scène et font profession de représenter le Théâtre vivant seront des incarnations de l’absurde, du sadique, du cruel et du paranoïde, dont la mission sera de donner la sanction finale de leur propre insanité à la déshumanisation réalisée par le complexe de puissance. »
Conscient du caractère destructeur et autodestructeur des civilisations il estime, dans Les Transformations de l’homme, que face à leur « échec chronique, […] une seule issue a jusqu’ici conduit à un développement ultérieur : celle qui conteste les axiomes de la civilisation et refonde la vie humaine sur des bases nouvelles ».
Dans Le Mythe de la machine, il constate cependant que cette contestation n’est pas à l’ordre du jour :
« La mort répétée des civilisations par suite de désintégration interne et d’assauts externes, massivement illustrée par Arnold Toynbee, sous-estime le fait que les mauvais éléments contenus dans cet amalgame annulaient pour une grande part les bienfaits et les aspects positifs. La seule contribution durable de la mégamachine fut le mythe de la machine elle-même : la notion selon laquelle cette machine est, de par sa nature même, absolument irrésistible — et cependant, pourvut que l’on ne s’y opposât pas, bénéfique en fin de compte. Cette formule magique continue d’opérer aujourd’hui sur ceux qui dirigent la mégamachine aussi bien que sur la masse de ses victimes. »
Des décennies plus tard, peu de choses ont changé. La popularité croissante mais encore relativement minime de la collapsologie ne change rien, ou si peu, à l’affaire. D’autant que ce courant particulièrement confus pourrait bien avoir entre autres effets de renforcer la soumission durable qu’anticipaient René Riesel et Jaime Semprun.
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Cela étant, Mumford, et c’est là un de ses principaux écueils, considérait étrangement que l’organisation autoritaire de masse, la technique autoritaire, avait du bon. En outre, il affirmait une idée paradoxale selon laquelle il pourrait être possible de contrôler, de réguler, de quelque manière, les techniques autoritaires : « Je ne voudrais surtout pas nier que cette technique a créé de nombreux produits admirables, ni les dénigrer, car une économie autorégulée pourrait en faire bon usage. » Ici, son analyse s’égare. Les solutions qu’il propose pour résoudre les problèmes qu’il dénonce, à une étrange nuance près, si brillamment, relèvent de l’absurde, d’une foi insensée. D’une incapacité à mener son raisonnement à son terme logique. Et sans doute, donc, d’un conditionnement culturel insuffisamment remis en question, de croyances non-examinées en diverses idées liées au mythe du Progrès. Il continua toute sa vie à croire — même si de moins en moins, avec le temps et l’empirement inexorable de la situation socioécologique, et continuerait-il de croire en cela aujourd’hui ?! rien n’est moins sûr — en une (im)possible réforme de la civilisation techno-industrielle.
Contrairement à lui, nous n’estimons pas que « cette technique a créé de nombreux produits admirables », pas lorsqu’on en évalue ses coûts humains, sociaux et écologiques, et nous ne croyons pas non plus qu’il soit possible (ou souhaitable) de contrôler d’une manière significative l’organisation sociale autoritaire nécessaire à la réalisation des techniques autoritaires. Cela reviendrait à suggérer qu’il est possible de contrôler démocratiquement une dictature.
Il versait également — et ceci explique sans doute cela, et l’on en revient au conditionnement culturel insuffisamment examiné — dans le suprémacisme humain en affirmant, par exemple, dans Le Mythe de la machine, la « supériorité de l’homme sur les autres créatures », et en considérant les peuples primitifs comme primitifs au sens péjoratif du terme, jugeant leur existence inférieure, en quelque sorte, trop empreinte d’animalité. Ce qui explique pourquoi il s’efforçait de trouver des bons côtés à la civilisation, malgré son analyse sans concession de ses origines, de ce qu’elle constitue et de son peu d’avenir. Par ailleurs, à ses yeux, comme aux yeux de beaucoup, dans notre culture qui considère l’être humain (et surtout le civilisé) comme la seule entité d’importance, et dont le suprémacisme s’accompagne d’une forme aiguë de solipsisme, le monde sans et avant l’Homme n’est qu’un « muet spectacle cosmique » : « À la clarté de la conscience humaine, ce n’est pas l’homme, mais l’univers entier de manière encore « inanimée » qui se révèle être impuissant, insignifiant. Cet univers physique est incapable de parler pour lui-même, sauf à travers l’intelligence humaine : incapable, en fait, de réaliser les potentialités de son propre développement passé jusqu’à ce que l’homme […] ait fini par émerger des ténèbres et du mutisme absolus de l’existence préorganique. »
Il partageait le cliché très apprécié par les suprémacistes humains de tous horizons, initialement formulé par Élisée Reclus, puis repris par Julian Huxley, le frère d’Aldous, selon lequel l’être humain serait la nature qui prend conscience d’elle-même : « Le propre développement et l’autodécouverte de l’homme font partie d’un processus universel : on peut décrire l’homme comme la partie infime, rare, mais infiniment précieuse de l’univers, qui a pris conscience, à travers l’invention du langage, de sa propre existence. À côté de cette réalisation de la conscience chez un être unique, la plus énorme étoile compte moins qu’un nain idiot. » Parce qu’évidemment, il n’y a de langage que chez l’être humain, et rien n’a d’importance dans l’univers que la conscience humaine. Mumford plaçait clairement l’être humain au sommet d’une pyramide des êtres. « Ce n’est que grâce aux mots et grâce aux symboles humains, enregistrant la pensée humaine, que l’univers révélé par l’astronomie peut être sauvé de son éternelle vacuité. Sans ce théâtre éclairé, sans le drame humain qui se joue dessus, tout le théâtre des cieux, lequel émeut si profondément l’âme humaine, qu’il exalte et désespère, se dissoudrait à nouveau dans son propre néant existentiel. » Et comme tous les suprémacistes humains angoissés par le solipsisme dans lequel nous plonge la civilisation, il plaignait « la solitude de l’homme », seule créature pensante et parlante au milieu d’une foultitude de créatures inférieures muettes et non-pensantes (ce fameux solipsisme qui pousse les civilisés, tandis qu’ils détruisent la planète, à se demander s’ils ne sont pas seuls dans l’univers, par quoi ils se demandent s’ils ne sont pas la seule créature intelligente, alors même qu’ils exterminent d’innombrables formes de vie et créatures manifestement plus intelligentes qu’eux, étant donné qu’elles ne détruisent pas la planète). « En bref, écrit Mumford, sans la faculté cumulative, chez l’homme, de donner forme symbolique à l’expérience, de réfléchir dessus, de la remodeler, de la projeter, l’univers physique serait aussi vide de signification qu’une horloge sans aiguilles : son tic-tac n’aurait aucun sens. L’esprit de l’homme créé la différence. » L’Homme (surtout, la femme, moins, désolé) est signification, tout le reste n’est que décors insignifiant : « La signification vit et meurt avec l’homme ». Il ajoutait même : « Plus de six cent mille espèces de végétaux, plus de douze cent mille espèces d’animaux ont aidé à constituer l’environnement que l’homme a trouvé à sa disposition, pour ne rien dire d’innombrables variétés d’autres organismes : en tout, quelques deux millions d’espèces. » À sa disposition. La Bible ne dit pas autre chose.
Et pourtant cette perspective suprémaciste, qui consiste, pour faire simple, à considérer l’être humain comme séparé de et supérieur aux autres espèces vivantes, qui entraîne une dévalorisation de tout ce qui n’est pas humain, est manifestement inhérente à la mentalité, au paradigme, à l’idéologie qui sous-tendent la constitution des civilisations, destructrices du monde naturel.
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Malgré ces écueils, l’analyse de Lewis Mumford demeure, vous l’aurez sûrement compris, très intéressante et très riche. Elle nous fournit un certain nombre de clés pour comprendre la civilisation industrielle et ses origines, et pour imaginer des sociétés humaines saines, véritablement démocratiques, véritablement soutenables.
Nicolas Casaux
- https://partage-le.com/2017/10/7993/ ↑
- Pour d’autres réflexions sur les différents types de techniques/technologies existantes : http://biosphere.ouvaton.org/vocabulaire/2769-techniques-dualisme-des-techniques ↑
« Le Mythe de la machine devrait bientôt être rééditée »
Peut-on en savoir plus ?
Espérons que ça ne sera pas par les éditions de l’Échappée : leurs livres sont d’une incompréhensible laideur…