Contre le sport (par Marc Perelman)

Le texte sui­vant est tiré du livre de Marc Per­el­man inti­tu­lé 2024 – Les Jeux olym­piques n’ont pas eu lieu, paru en 2021 aux édi­tions du Détour.


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Le capi­ta­lisme du IIIe mil­lé­naire sou­met le vivant à la concur­rence géné­ra­li­sée d’une éco­no­mie poli­tique mon­dia­li­sée, natio­nale et trans­na­tio­nale. L’exploitation pérenne, sinon éter­nelle, du milieu natu­rel (terre, air et mer) est le fait d’un capi­ta­lisme exter­mi­niste qui s’est éta­bli sur la base de la com­pé­ti­tion éten­due et pro­fonde que se livrent des entre­prises qui naissent et meurent, selon un cycle de rota­tion plus ou moins rapide et per­ma­nent, et dans le cadre d’un État-nation tou­jours domi­nant. Inté­grée à l’ensemble des ins­ti­tu­tions que les hommes se sont don­né, et jusque dans l’école, la com­pé­ti­tion assigne les indi­vi­dus de leur nais­sance à leur mort à une socié­té dont la matrice poli­tique est la lutte de tous contre tous, dans l’ensemble des lieux où sur­git et se main­tient la vie. Cette com­pé­ti­tion inces­sante est à la fois le vec­teur poli­tique, le moteur social et l’énergie idéo­lo­gique d’une éco­no­mie unique et uni­fiée mal­gré une grande diver­si­té poli­tique (démo­cra­tie, monar­chie, dic­ta­ture, autocratie…).

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Le sport naît à la fin du XIXe siècle et se déploie en tant que pro­jet poli­tique et idéo­lo­gique dans un cadre éco­no­mi­co­po­li­tique capi­ta­liste struc­tu­ré par la forme com­pé­ti­tive de l’organisation glo­bale des rap­ports sociaux. Le sport pro­duit et repro­duit à son image les grandes caté­go­ries socio­po­li­tiques que sont le corps, le temps et l’espace dans les formes réi­fiées – l’athlète, le chro­no­mètre et le stade – d’un nou­vel ordre spec­ta­cu­laire (les écrans à perte de vue) du « troi­sième âge du capi­ta­lisme » (Ernest Man­del). L’essence de la com­pé­ti­tion spor­tive s’apprécie selon plu­sieurs moda­li­tés qui s’articulent entre elles : elle est une lutte contre soi (son propre corps) et contre les autres (les concur­rents, les adver­saires…), dans une recherche per­ma­nente du « dépas­se­ment de soi » ; enfin, elle est une lutte contre la nature (un obs­tacle). Au cœur de la com­pé­ti­tion spor­tive se crée une logique jamais assou­vie de battre des records, une logique maligne qui engendre ce que Hegel appelle le « mau­vais infini ».

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Le sport s’est, au fur et à mesure du temps his­to­rique, assi­mi­lé à une sorte de « seconde nature » de l’humanité, par­ve­nant à natu­ra­li­ser la com­pé­ti­tion, la ren­dant atem­po­relle. Dans sa tota­li­té, la socié­té se pro­duit et se repro­duit par le biais d’une telle com­pé­ti­tion uni­ver­selle natu­ra­li­sée dont le sport est à la fois l’un des prin­ci­paux res­sorts et son des­sein sinon son des­tin. Le sport hic et nunc est celui de la seule com­pé­ti­tion qui se déploie dans un espace cir­cons­crit, simu­lant la nature (stades, pis­cines…) dans un temps décou­pé et sans cesse mesu­ré. Ce fai­sant, il s’oppose au jeu, à l’activité phy­sique ou encore à l’exercice mus­cu­laire, qui ne pro­cèdent que de la gra­tui­té, de la spon­ta­néi­té, de la liber­té de mou­ve­ment et sans cadre pré­éta­bli. Le rap­port du corps à la nature (ce « corps non orga­nique de l’homme », Karl Marx) est libre lorsque celle-ci n’est pas bri­dée par un quel­conque cadre ou appa­reil coercitif.

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En quelques dizaines d’années, le sport est deve­nu l’un des vec­teurs les plus actifs et per­for­mants du déve­lop­pe­ment éco­no­mique du monde ; en l’occurrence, le capi­ta­lisme finan­cier, avec son mar­ché de marques (les logos), de spor­tifs (les trans­ferts), d’équipements désor­mais numé­ri­sés (les stades), ses paris, étayé par une idéo­lo­gie puis­sante et effi­cace (la san­té, la jeu­nesse, l’éducation, la culture…). Le sport a conquis la tota­li­té de la pla­nète. Il a enva­hi la Terre (le ciel et la mer, com­pris) par la mul­ti­pli­ca­tion d’événements récur­rents, assu­jet­tis­sant tous les hommes à un rythme per­ma­nent de com­pé­ti­tions qui se déploient du local au glo­bal, et vice ver­sa. Tous les États (y com­pris ceux qui ne sont pas membres de l’Onu, à l’instar du Saint-Siège et de la Pales­tine) sont unis entre eux par le sport et cherchent à se dif­fé­ren­cier et à se concur­ren­cer par le sport. À l’époque du gla­cis sovié­tique, la RDA avait construit son sys­tème poli­tique et social sous le régime d’un mode de pro­duc­tion éta­ti­co­spor­tif. Chaque indi­vi­du, dès sa nais­sance, était un spor­tif en puis­sance. Aujourd’hui, les sujets des États-nations se méta­mor­phosent en vir­tuels adhé­rents relais de puis­santes orga­ni­sa­tions supra­na­tio­nales (CIO, Fifa…), dont l’unique moteur est la com­pé­ti­tion dans le cadre d’un spec­tacle spor­tif per­ma­nent (Jeux olym­piques, Coupe du monde…). Sont ain­si convo­quées, à l’échelle pla­né­taire et dans le cadre non figé des États (il y a plus de nations dans la « famille olym­pique » qu’à l’Onu), toutes les com­pé­ti­tions de toutes les dis­ci­plines à toutes les échelles ter­ri­to­riales pos­sibles et peut-être même au-delà — des pro­phètes envi­sagent des com­pé­ti­tions sur la Lune ! Les diri­geants de ces mul­ti­na­tio­nales du sport et tous ceux qui en dépendent (entraî­neurs, méde­cins, spor­tifs, avo­cats…) consti­tuent une nou­velle classe spor­tive mon­diale trans­na­tio­nale. À un sport mon­dia­li­sé s’associe une classe monde spor­tive. Ce monde n’est pas une autre socié­té qui serait l’utopie enfin réa­li­sée d’un monde meilleur. Il consti­tue un pro­jet de socié­té, le sou­hait d’une dys­to­pie qui, en déve­lop­pant le tou­risme et les tech­no­lo­gies de l’informatique et du numé­rique, façonne un nou­vel ordre uni­fié du monde lui-même uni­fiant tou­risme et nou­velles tech­no­lo­gies. Le mar­ché éco­no­mique ouvert par la com­pé­ti­tion spor­tive est infi­ni qui, s’appuyant sur les États-nations, cherche à dépas­ser leurs fron­tières étroites. La com­pé­ti­tion spor­tive et sa traîne idéo­lo­gique ne cessent de se per­pé­tuer « dans les siècles des siècles »…

Le Pape avec l’é­quipe de bas­ket états-unienne des Har­lem Glo­be­trot­ters en 2015 (tout un symbole).

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L’« e‑sport » est com­pa­tible avec la Charte olym­pique. Il pour­rait résoudre les pro­blèmes actuels liés au défi­cit des villes can­di­dates aux JO, pour leur sub­sti­tuer des « e‑villes » pour des « e‑jeux ». Tout l’écosystème éco­no­mique du sec­teur du sport est bou­le­ver­sé par la révo­lu­tion, ou plus exac­te­ment la contre-révo­lu­tion numé­rique. Pla­te­formes et réseaux inondent d’informations et d’images le monde entier qui lui sont retour­nées via le fol­lo­wer, soit un client à qui les Gafa (Google, Ama­zon, Face­book, Apple) pro­posent une « expé­rience émo­tion­nelle » forte du sport dans le stade, afin de le fidé­li­ser et recueillir le maxi­mum de don­nées (big data).

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Le temps et l’espace, tels que l’économie poli­tique les struc­ture et les déploie, s’organisent par et pour le déploie­ment du monde du sport. Le sport est l’institution qui a réus­si la fusion entre l’espace et le temps de la moder­ni­té. L’espace phy­sique est sans cesse recon­fi­gu­ré par l’impact du sport et de ses équi­pe­ments logiques. Celui-ci pul­vé­rise la nature (il méta­mor­phose les pay­sages) par l’implantation d’artefacts et la béto­ni­sa­tion inten­sive. Puis il s’infiltre dans tous les lieux pos­sibles, enfin il sur­git et se sta­bi­lise dans un lieu auto­nome à tra­vers l’émergence, la cris­tal­li­sa­tion et la mul­ti­pli­ca­tion de la forme stade. Le temps de la vie qui s’écoule est non seule­ment sou­mis au sport, mais il prend aus­si la forme du sport : l’humanité est éva­luée sur ses capa­ci­tés à fran­chir avec régu­la­ri­té des obs­tacles tem­po­rels et spa­tiaux. Si le sport est l’objet de cal­culs et de mesures per­ma­nents, il s’exerce sur les indi­vi­dus sous la forme d’une suc­ces­sion inces­sante de com­pé­ti­tions scan­dées par l’espoir entre­te­nu de la chute inin­ter­rom­pue des records : « Il faut, de toute néces­si­té, se mesu­rer avec quelqu’un ou avec quelque chose ; si vous n’avez pas de rival sur vos talons, ayez du moins, pour vous inci­ter, un record devant vos yeux. » (Pierre de Cou­ber­tin) L’espace comme le temps du monde sont domi­nés par la com­pé­ti­tion spor­tive qui s’intègre désor­mais à tous les écrans de récep­tion mis à la dis­po­si­tion de masses adhé­rentes et presque adhé­sives. Le sport est le mou­ve­ment per­ma­nent sur lequel roule la socié­té en tant qu’ultime pro­jet d’une socié­té sans projet.

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Mieux que le reflet le plus visible du sys­tème d’organisation capi­ta­liste avec ses évé­ne­ments mon­diaux, régio­naux et locaux (Jeux olym­piques, Coupes du monde, d’Europe, des nations…), le sport est deve­nu en quelques années son pro­jet le plus abou­ti en termes d’accumulation d’équipements (stade, pis­cine, salle poly­va­lente…), d’augmentation conti­nue de ses adhé­rents (licen­ciés), et sur­tout dans sa capa­ci­té à cap­ter au même moment l’attention de mil­liards d’individus dans des spec­tacles télé­vi­suels abo­lis­sant le temps du cycle de la nature. Le sport de com­pé­ti­tion, en par­ti­cu­lier le foot­ball, ne connaît pour seule sai­son que celle de son mar­ché ; il est l’unique sai­son d’un nou­veau temps. Au temps cyclique des sai­sons, au rythme du jour et de la nuit, s’est sub­sti­tué le temps arti­fi­ciel du sport. On se sou­vien­dra de ce Bureau des modi­fi­ca­tions météo­ro­lo­giques cen­sé assu­rer des jour­nées sans pluie sur Pékin, durant les JO de 2008 : des canons anti­aé­riens uti­li­saient des car­touches chi­miques pour balayer les nuages…

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L’essor du tou­risme, pre­mière indus­trie du monde, est l’autre et der­nier grand phé­no­mène social de masse en prise avec les com­pé­ti­tions spor­tives. Les évé­ne­ments spor­tifs mon­diaux drainent et fixent des mil­lions de tou­ristes, consom­ma­teurs de pro­duits nui­sibles (Coca-Cola), de dis­po­si­tifs de cap­ta­tion (de la vision et de l’argent) liés aux nou­velles tech­no­lo­gies de l’informatique de masse (Ali­ba­ba) et de la ter­ri­to­ria­li­sa­tion finan­cière (Airbnb). Les vagues de tou­ristes défer­lant dans les villes ligo­tées aux évé­ne­ments spor­tifs sont com­pactes et denses ; elles se mul­ti­plient et se suc­cèdent à un rythme sou­te­nu. L’afflux de tou­ristes occu­pés à consom­mer du sport et ses pro­duits déri­vés res­sort d’une nou­velle phase d’expansion mar­chande de la sphère de l’économie spor­tive. Les stades sont vite trans­for­més en des lieux d’aimantation et de concen­tra­tion du tou­risme de masse. Ils sont « un nou­vel actif, constate Lar­ry Brown, un des sept élus qui dirigent le com­té de Las Vegas, sur [le] mar­ché du diver­tis­se­ment. Les casi­nos ne suf­fisent plus : les gens ne veulent plus venir à Las Vegas juste pour s’asseoir der­rière une table de jeux, il faut leur offrir tout un por­te­feuille d’activités. » Lieu d’accueil de néo­tou­ristes, les stades par­ti­cipent de l’abstraction géné­ra­li­sée des lieux en tant que lieux d’abstraction d’un temps com­pri­mé par le spec­tacle spor­tif, impré­gné de per­for­mances et de records. « Enne­mi de l’aventure, de l’imprévu, du désordre », le tou­riste trouve dans la com­pé­ti­tion spor­tive le « cal­cul, la pré­vi­sion, le mana­ge­ment, la crois­sance » (Rodolphe Chris­tin). Tout comme le sport, le tou­risme n’a jamais fait pro­gres­ser la paix dans le monde et pas davan­tage entre les peuples. En revanche, le tou­risme spor­tif per­turbe la vie des habi­tants qui le sup­portent de moins en moins, et les oblige à fuir leurs propres villes. Il aggrave la pol­lu­tion par les dépla­ce­ments en avion. La véri­table « immi­gra­tion sau­vage » ou le « grand rem­pla­ce­ment » se repère dans le néo-noma­disme du tou­risme spor­tif et la péné­tra­tion au cœur de tous les loge­ments du sport quo­ti­dien, quand le stade importe davan­tage que les lieux asso­ciés au temps de la décou­verte sus­ci­tée par le voyage et quand le loge­ment devient un stade miniature.

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Le sport de com­pé­ti­tion ne cor­res­pond déjà plus à un évé­ne­ment pla­cé sous les seuls pro­jec­teurs des mul­tiples médias (presse, radio, télé­vi­sion, Inter­net). La média­ti­sa­tion du sport se fait par le sport ; le sport est comme un média, le plus puis­sant média du monde, un ultra­mé­dia confir­mant la thèse de Mar­shall McLu­han — à savoir que « le vrai mes­sage, c’est le médium lui-même ». Les mani­fes­ta­tions spor­tives déversent sans inter­rup­tion des flots de résul­tats, de sta­tis­tiques et d’anecdotes qui saturent l’espace comme le temps. « Le sport ne s’arrête jamais » afin qu’on « oublie la poli­tique », comme l’énonce la chaîne de télé­vi­sion qata­ri BeIN sport. Le sport engendre un sys­tème d’information unique : l’important n’est pas ce que la presse, la radio ou la télé­vi­sion disent du sport ; le mes­sage du sport, c’est le sport. L’idéologie spor­tive se dif­fuse par son propre canal, sans ren­con­trer la moindre résis­tance. Le sport, qui se trouve consa­cré par le spec­tacle du stade éle­vé au stade du spec­tacle, s’est his­sé au niveau du plus grand sys­tème média­tique jamais inven­té. Il a fran­chi le seuil d’un dis­po­si­tif visua­lo-acous­tique majeur pour atteindre un appa­reil com­plexe qui a pris la forme de l’espace public. La pas­sion pour le sport se trans­forme en pas­sion de l’image du sport, en « ico­no­ma­nie » (Gün­ther Anders) spor­tive. Et cette cou­ver­ture spor­ti­vo­mé­dia­tique est uni­ver­selle, sécré­tant un lien conti­nu et invi­sible entre la tech­no­lo­gie audio­vi­suelle pla­né­taire et de masse et les grands évé­ne­ments spor­tifs aux­quels elle est appa­reillée. Sur­git et se déploie un sys­tème audio­vi­suel spor­tif pla­né­taire qui plonge ses racines dans les États-nations pour appa­raître et se déve­lop­per en tant que super­struc­ture mon­diale unifiée.

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La com­pé­ti­tion spor­tive n’est pas qu’une suc­ces­sion régu­lière d’épreuves ou de matchs dont le record ou la vic­toire est le but ultime. Elle est un spec­tacle au sens qu’elle ins­taure un rap­port nou­veau entre le corps et la vision. La com­pé­ti­tion engage une forme de vision : elle fabrique une vision struc­tu­rée comme une feuille de cal­cul ; elle ini­tie la fonc­tion cal­cu­lante liée au temps et à l’espace, divi­sés en seg­ments infi­nis et abs­traits. À la froi­deur du sport de com­pé­ti­tion sous l’emprise du cal­cul per­ma­nent s’associe le corps trans­for­mé en une équa­tion d’un mou­ve­ment en proie au temps et à l’espace déna­tu­ra­li­sés, stan­dar­di­sés, cho­si­fiés. Le stade en consti­tue la cris­tal­li­sa­tion visuelle.

Le livre dont ce texte est tiré.

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Le stade est bien plus qu’un moyen et davan­tage qu’un ins­tru­ment dédié au sport. Il est l’édifice d’une intense éla­bo­ra­tion tech­no­lo­gique qui en fait la matrice exem­plaire d’une concen­tra­tion audio­vi­suelle unique, d’un tro­pisme spec­ta­cu­laire inéga­lé. Le sport de com­pé­ti­tion et sa logique interne de confron­ta­tion, en vue du record ou de la vic­toire, orientent toute l’organisation des stades jusqu’à leur tech­no­lo­gie liée à l’informatisation du lieu et de ses abords.

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Le stade est le lieu tech­no­lo­gique de l’excès d’un spec­tacle qui ne se ras­sa­sie plus de la seule vision du sport, mais de son accès sans cesse aug­men­té et de sa vision sans cesse amé­lio­rée. Le stade n’est plus le lieu du seul spec­tacle spor­tif, il est le spec­tacle d’un lieu, met­tant en œuvre spor­tifs et spec­ta­teurs dans le cadre d’une com­pé­ti­tion géné­ra­li­sée. La tech­no­lo­gie audio­vi­suelle du stade, ce tech­nos­tade, est omni­pré­sente et remet en cause tout juge­ment sur ce que l’on voit ; elle s’affirme comme la néga­tion de tout juge­ment, et même de toute pos­si­bi­li­té de juge­ment. Dans ce lieu inter­dit au regard inter­ro­ga­teur, inves­ti­ga­teur et scru­ta­teur, mais ouvert à une tech­no­lo­gie de la vision orien­tée et cap­tée par un dis­po­si­tif d’écrans d’échelles variées et par la mise en œuvre d’applications infi­nies, se met en place une nou­velle vision du monde : une vision totale ou une hyper­vi­sion sur un monde fer­mé, clos sur lui-même. La fusion entre voir et être vu, la fausse inti­mi­té (le stade comme mai­son, le spec­ta­teur comme télé­spec­ta­teur, l’écran comme miroir) engen­drée par une visi­bi­li­té pré­gnante et obsé­dante, ain­si que la déme­sure (hybris) du stade trans­forment les spec­ta­teurs en vec­teurs actifs de leur propre alié­na­tion. Le stade sur­git tel le creu­set ou le micro­cosme, à la fois hyper­mo­derne et archaïque d’un « tota­li­ta­risme tech­no­cra­tique » (Gün­ther Anders) géné­ra­li­sé, cen­tri­fuge (tous les regards dans la même direc­tion) et cen­tri­pète (l’irradiation de la com­pé­ti­tion). Le stade repré­sente l’apothéose du pro­jet tech­no­lo­gique dans un monde sans pro­jet. La tech­no­lo­gie du stade asso­ciée aux tech­niques cor­po­relles spor­tives se sont sub­sti­tuées à la jouis­sance directe de la nature, gra­tuite, et du corps, libre de toute entrave. Le stade est une nou­velle machine visuelle inté­grée à un dis­po­si­tif de réseaux fiables, de cap­teurs, de ser­veurs et de sys­tèmes infor­ma­tiques trai­tant les flux de don­nées, de Smart­phones, de géo­lo­ca­li­sa­tions et de pro­to­coles mul­tiples de « réa­li­té aug­men­tée », le smart sta­dium. Le stade se méta­mor­phose en un écran aux bords sans limite. À cela s’ajoute l’abolition de la langue ; ne plus se par­ler, en finir avec la conver­sa­tion et le dia­logue, tchat­cher par écran inter­po­sé via les réseaux.

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Dopage, vio­lence, racisme… sont consti­tu­tifs du sport et ne sont pas des déra­pages, des excès, des dévia­tions, ses marges, ni les preuves visibles ou tan­gibles qui feraient la démons­tra­tion évi­dente du carac­tère néfaste du sport. Le dopage pas plus que la vio­lence ou le racisme ne gan­grènent le sport, ni ne le per­ver­tissent. Ils l’organisent, l’ordonnent, l’harmonisent avec l’ensemble d’une socié­té qui les a défi­ni­ti­ve­ment adop­tés. Dans cette logique, loin d’être mépri­sés, les spor­tifs convain­cus de dopage sont de nou­velles vedettes, au sta­tut par­ti­cu­lier. Ceux qui meurent si jeunes, vic­times du dopage, sont désor­mais des héros ; mieux encore, les mar­tyrs d’une cause juste : le sport. Comme mou­rir à la guerre exo­né­rait de tout juge­ment sur la guerre elle-même, mou­rir en spor­tif glo­ri­fie à tout jamais celui qui se sacri­fie sans remettre en cause le sport. Le dopage, la vio­lence ou encore le racisme (anti­sé­mi­tisme inclus) sont consub­stan­tiels au sport. Ils ne l’altèrent pas ; ils n’en sont pas des excrois­sances mons­trueuses ; ils sont la véri­té du sport.

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Le sport des­ti­né et adap­té aux han­di­ca­pés fait du han­di­cap l’objet d’une nou­velle com­pé­ti­tion et un atout. Le han­di­sport est le déve­lop­pe­ment bana­li­sé, accep­té et même reven­di­qué du sport de com­pé­ti­tion. Il redouble la forme valide du sport de com­pé­ti­tion. Loin de réunir valides et han­di­ca­pés, la com­pé­ti­tion les main­tient dans leur dif­fé­rence tout en exa­cer­bant une iden­ti­té « défi­ciente » (mal­en­ten­dant, aveugle, défaillant intel­lec­tuel, etc.). Au cœur du sport, la vraie sépa­ra­tion entre les valides et les han­di­ca­pés est main­te­nue et exa­cer­bée par la fausse simi­li­tude de leurs com­pé­ti­tions res­pec­tives. La com­pé­ti­tion entre les han­di­ca­pés repro­duit la com­pé­ti­tion entre les valides, ajou­tant une série de cri­tères propres à la recon­nais­sance et à la per­ma­nence du handicap.

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Le sexe est par­tout dans le sport : chez les ath­lètes, aux abords des lieux de com­pé­ti­tion dans de vastes bor­dels, au cœur du vil­lage olym­pique. Il est deve­nu un élé­ment à part entière de la com­pé­ti­tion spor­tive : une pra­tique en vue d’une meilleure per­for­mance. Le sport n’empêche pas la sexua­li­té ; il la reven­dique, il l’exacerbe à la faveur d’un éro­tisme lacé à la per­for­mance. L’érotisme spor­tif est asso­cié à la vio­lence de l’effort, au défou­le­ment des éner­gies, à une libi­do orien­tée par la bru­ta­li­té des gestes, la bes­tia­li­té des chocs et les com­mo­tions entre les corps. La sexua­li­té est inté­grée en tant que com­po­sante de la com­pé­ti­tion spor­tive, jusqu’à être reven­di­quée comme sépa­ra­tion natu­relle entre les sexes ou les orien­ta­tions sexuelles (les Gay Games). L’athlète est l’objet sexuel par excel­lence, dont la visua­li­sa­tion inten­sive du corps est tein­tée d’érotisme : qua­si-nudi­té exhi­bée, ten­sion des membres, contacts rap­pro­chés, par­fois intimes, avec les autres corps… La com­pé­ti­tion spor­tive elle-même se struc­ture sur la base du refou­le­ment de la sexua­li­té libre vers une sexua­li­té bri­dée, orien­tée et cana­li­sée ; la pul­sion sexuelle est ver­rouillée vers la com­pé­ti­tion. La sexua­li­té est rame­née au « stade pré­gé­ni­tal » (Sig­mund Freud). Quant à la com­pé­ti­tion spor­tive, elle par­ti­cipe d’une « désexua­li­sa­tion du corps » (Her­bert Mar­cuse). On assiste dans le sport de com­pé­ti­tion non seule­ment à une « désexua­li­sa­tion de la sexua­li­té » et à une « homo­sexua­li­sa­tion incons­ciente » (Theo­dor W. Ador­no) mais aus­si et sur­tout à l’émergence d’une « homo­sexua­li­sa­tion du sexe » (Rei­mut Reiche). La sexua­li­té s’oriente vers une homo­sexua­li­té refou­lée : car le sport de com­pé­ti­tion favo­rise l’homosexualité sans la libé­rer. L’homosexualité est consi­dé­rée comme une fémi­ni­sa­tion ou une mas­cu­li­ni­sa­tion, et donc une fai­blesse. Un éro­tisme nar­cis­sique et fal­si­fié nimbe la com­pé­ti­tion ; un éro­tisme pha­go­cy­té par la com­pé­ti­tion. Au prin­cipe de plai­sir asso­cié au jeu spon­ta­né, libre et gra­tuit entre les indi­vi­dus déli­vrés de l’angoisse de la com­pé­ti­tion, un jeu satis­fai­sant en lui-même, se sub­sti­tue un éro­tisme né de la com­pé­ti­tion spor­tive colo­ré par le tra­vail, impré­gné de souf­france et de masochisme.

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Aux Jeux olym­piques, seuls 5 % des épreuves sont mixtes. Le sport ne réunit les deux sexes dans une même com­pé­ti­tion que de manière mar­gi­nale. Oppo­sés au mélange des sexes, les orga­ni­sa­teurs des évé­ne­ments spor­tifs (JO, coupes du monde, etc.) et leurs com­pé­ti­tions génèrent une essen­tia­li­sa­tion de la dif­fé­rence des sexes. Le sport de com­pé­ti­tion orga­nise et main­tient la sépa­ra­tion des sexes en tant que sexes natu­rel­le­ment sépa­rés. Selon le genre, on ne court pas dans le même cou­loir, on ne nage pas dans la même ligne d’eau. L’émancipation du sexe fémi­nin serait pour­tant de s’identifier au sexe mas­cu­lin au moyen de la com­pé­ti­tion. Pré­sen­tée comme éman­ci­pa­trice (le « deuxième sexe » rejoin­drait enfin les per­for­mances du sexe mas­cu­lin), la com­pé­ti­tion spor­tive sou­tient au contraire l’immuabilité de la dif­fé­rence des sexes sur la base d’une inéga­li­té des sexes sup­po­sée natu­relle. La défaite du sexe fémi­nin a été enté­ri­née par la vic­toire de la com­pé­ti­tion spor­tive fémi­nine. La com­pé­ti­tion est la jus­ti­fi­ca­tion per­ma­nente de la supé­rio­ri­té du monde des hommes sur celui des femmes. Et la fémi­ni­sa­tion du sport cor­res­pond à la fausse orien­ta­tion poli­tique de l’émancipation des femmes. Dans la com­pé­ti­tion, les femmes spor­tives ont suc­com­bé à une pseu­do-reven­di­ca­tion de ral­lie­ment à la « viri­li­té mas­cu­line ». À tra­vers la com­pé­ti­tion, elles ont cher­ché à com­bler une dif­fé­rence de nature ana­to­mique : la force phy­sique. Toutes les com­pé­ti­tions directes entre les hommes et les femmes se font au détri­ment de ces der­nières : bat­tues phy­si­que­ment. La com­pé­ti­tion spor­tive des femmes, sa média­ti­sa­tion immo­dé­rée, sub­sti­tue une fausse éga­li­té des sexes à une vraie dif­fé­rence phylogénique.

 

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La cri­tique du sport n’est pas plus exces­sive qu’outrancière voire radi­cale. Seul le sport est déme­sure (« La ten­dance du sport est vers l’excès », Cou­ber­tin) et radi­cal, au sens qu’il sai­sit l’homme lui-même ; son corps qu’il trans­forme en un engin balis­tique ou en une machine à lan­cer des objets. L’étude socio­lo­gique du sport est née, il y a un siècle, grâce à Heinz Risse, auteur alle­mand de l’ouvrage inti­tu­lé Socio­lo­gie du sport publié en 1921. Il sou­tient dans ce livre dis­crè­te­ment cri­tique que « le sport peut englo­ber l’ensemble de la culture cor­po­relle d’un peuple […] ; le sport, en tant qu’idéologie, doit être déri­vé d’une struc­ture sociale exté­rieure (par exemple, le sys­tème indus­triel) ». L’auteur pointe les élé­ments du « côté abso­lu­ment ration­nel qui est le propre de notre sport actuel : l’évaluation de la per­for­mance, l’entraînement régu­lier, la recherche du record […] ». Cette ana­lyse socio­lo­gique du sport a été reprise et radi­ca­li­sée au mitan du XXe siècle dans les revues Par­ti­sans (1961–1972), Le Chro­no enrayé (1970–1998) et Quel corps ? (1975–1997). Elle s’est vite éten­due à une cri­tique de la socié­té dans sa tota­li­té. Le sport de com­pé­ti­tion est ana­ly­sé comme l’un des prin­ci­paux rouages du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste dont il repro­duit la chaîne à tra­vers la conca­té­na­tion sui­vante : com­pé­ti­tion — ren­de­ment — mesure — record. Dans son ouvrage inti­tu­lé Socio­lo­gie poli­tique du sport (1977), l’universitaire Jean-Marie Brohm a déve­lop­pé la cri­tique du sport en dévoi­lant l’homologie struc­tu­relle qui existe entre le sys­tème indus­triel capi­ta­liste et l’organisation du sport de com­pé­ti­tion. Il a éga­le­ment dévoi­lé l’aliénation col­lec­tive et indi­vi­duelle à laquelle le sport contri­bue : le deve­nir étran­ger aux autres et à soi-même, la perte d’esprit. Il a mis en lumière la fonc­tion socio­po­li­tique de la logique de la com­pé­ti­tion spor­tive en tant que lieu d’incubation majeure du racisme, du natio­na­lisme, de la vio­lence et du dopage.

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La mise en retrait, sinon la retraite effec­tive, pra­tique et théo­rique, de la cri­tique du sport, le décro­che­ment de sa praxis ori­gi­nelle, sont tout d’abord dus au poids écra­sant et en appa­rence irré­sis­tible du sport de com­pé­ti­tion. Elle est la consé­quence : — de la puis­sante mas­si­fi­ca­tion spor­tive liée au déve­lop­pe­ment du sec­teur « sport » (un mar­ché, des équi­pe­ments) dans le cadre de la globalisation/mondialisation des socié­tés, elle-même redou­blée par le spec­tacle télé­vi­suel per­ma­nent et le tou­risme de masse ; — de l’intégration du sport dans la vie quo­ti­dienne et sur­tout en tant que vie quo­ti­dienne ; — du tumulte conta­gieux des sup­por­ters dans le stade se méta­mor­pho­sant en afi­cio­na­dos, puis en hoo­li­gans, qui se pro­longe jusqu’aux télé­spec­ta­teurs et à l’ensemble des indi­vi­dus en proie au chau­vi­nisme et au natio­na­lisme spor­tifs ; — de l’intégration réus­sie des anciens tabous, et, en par­ti­cu­lier, celui du dopage per­çu comme « inévi­table » et désor­mais reven­di­qué comme néces­saire à la bonne qua­li­té du spec­tacle du sport. L’exténuation sinon l’extinction de la cri­tique du sport est de façon conco­mi­tante l’ultime résul­tat de l’effacement de la sub­jec­ti­vi­té du sujet poli­tique pour une atti­tude posi­tive ou contem­pla­tive à l’égard de la réa­li­té sportive.

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La cri­tique du sport qui se pré­tend aujourd’hui encore « radi­cale » se pré­sente un peu pom­peuse et tou­jours plus arro­gante. Elle res­sasse ce qu’elle avait su cri­ti­quer à une époque éclai­rée — une époque révo­lue. Elle per­sé­vère dans des ana­lyses péri­mées et entre­tient sa rente cri­tique grâce à une façon de sta­bu­la­tion intel­lec­tuelle ; elle rumine dans son enclos, loin du monde. À bout de souffle, épui­sée, cette cri­tique assé­chée n’est plus le ferment de la contes­ta­tion du sport, et encore moins le creu­set d’une lutte tou­jours pos­sible. Elle remâche son lamen­to anti­spor­tif et condamne avec opi­niâ­tre­té et véhé­mence le dopage et la vio­lence, ou encore le racisme. Elle se com­plaît dans une atti­tude satis­faite d’elle-même, enchan­tée de son iso­le­ment, fas­ci­née par son esseu­le­ment. Theo­dor W. Ador­no sou­te­nait qu’« aucune théo­rie, pas même la vraie, n’est à l’abri de la per­ver­sion qui la change en délire, dès qu’elle a per­du le rap­port spon­ta­né avec l’objet ». Inca­pable de s’opposer au réel, la cri­tique du sport est enli­sée dans son délire qui sera son tombeau.

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La cri­tique du sport doit à l’avenir, et pour son ave­nir, appro­fon­dir la ques­tion du dopage, de la vio­lence et du racisme en tant que com­po­santes du sport. Ces faits sociaux appar­tiennent au sport lui-même et ils sont le socle du sport spec­tacle en tant que ses élé­ments fon­da­teurs. La cri­tique du sport doit envi­sa­ger que le sport est immé­dia­te­ment le dopage, immé­dia­te­ment la vio­lence. Et que le sport, ce sont immé­dia­te­ment le racisme, la xéno­pho­bie et aus­si l’homophobie. Le sport est per­mis par le dopage, ain­si que par le racisme et par la vio­lence. Il se conso­lide sans cesse par ses mau­vais côtés, ses dérives, ses excès. Il « pro­gresse » grâce à ce qui lui est a prio­ri exté­rieur sinon étran­ger. Le sport n’est pas un phé­no­mène de socié­té par­mi d’autres, plus ou moins déta­ché ou même très éloi­gné d’un contexte géné­ral ; il est le lien entre tous les phé­no­mènes les plus détes­tables de la socié­té, par­mi les­quels la vio­lence (« cana­li­sée »), le racisme (exhi­bé et « com­bat­tu »), le dopage (la lutte contre –) et l’argent (« partout »).

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La cri­tique du sport (comme toute cri­tique) n’a pas de côté posi­tif. Sa seule « posi­ti­vi­té » tient à sa néga­ti­vi­té per­ma­nente et déter­mi­née du sport tel qu’il est, et ce jusqu’à nier sa propre néga­tion déter­mi­née (la cri­tique) en dis­pa­rais­sant au bon moment pour réap­pa­raître au moment oppor­tun. Contrai­re­ment à ce que cer­tains vou­draient croire, il ne peut exis­ter de pro­jet de la cri­tique du sport au sens d’une entre­prise cri­tique durable, pla­ni­fiée dans le temps. L’idée même d’un pro­jet de la cri­tique du sport consti­tue un non-sens abso­lu. La cri­tique du sport n’a pas de pro­jet et elle n’est pas un pro­jet puisque son seul objec­tif est la dis­pa­ri­tion de son objet : le sport.

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