Le texte qui suit est un extrait du livre Des ruines du développement de Wolfgang Sachs et Gustavo Esteva (1996, éditions écosociété).
Non pas un moyen, mais un système
Les publicitaires aiment particulièrement présenter les technologies modernes comme les héritières triomphantes des techniques primitives. Ainsi, le tambour de brousse sera présenté comme le précurseur du courrier informatique intercontinental, la quête de plantes officinales sera comparée à la synthèse d’antibiotiques et le feu jaillissant de pierres que l’on frotte sera montré comme une forme primitive de la désintégration de l’atome. Il est difficile de trouver une fiction qui ait contribué davantage à masquer la vraie nature de la civilisation technique que celle qui permet de voir dans la technologie moderne un instrument simple, quoique fort évolué.
Examinons par exemple un mixeur électrique. Il extrait les jus de fruits en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Quelle merveille ! …à première vue. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la prise et le fil pour s’apercevoir qu’on est en face du terminal domestique d’un système national et, en fait, mondial. L’électricité arrive par un réseau de lignes alimenté par les centrales qui dépendent à leur tour de barrages, de plates-formes off-shore ou de derricks installés dans de lointains déserts. L’ensemble de la chaîne ne garantit un approvisionnement adéquat et rapide que si chacun des maillons est encadré par des bataillons d’ingénieurs, de gestionnaires et d’experts financiers, eux-mêmes reliés aux administrations et à des secteurs entiers de l’industrie (quand ce n’est pas à l’armée). Le mixeur électrique, comme l’automobile, l’ordinateur ou le téléviseur, dépend entièrement de l’existence de vastes systèmes d’organisation et de production soudés les uns aux autres. En mettant le mixeur en marche, on n’utilise pas simplement un outil, on se branche sur tout un réseau de systèmes interdépendants. Le passage de techniques simples à l’équipement moderne implique la réorganisation de la société tout entière.
[Aparté : Ce que Wolfgang Sachs souligne ici constitue une des principales raisons pour lesquelles les technologies complexes, la high-tech (y compris, donc, les panneaux solaires photovoltaïques, les éoliennes d’Enercon, et toutes les technologies dites “vertes” et tous les appareils qu’elles servent à alimenter en énergie) sont des technologies antidémocratiques (ou autoritaires, pour reprendre l’expression de Lewis Mumford) par essence. Leur conception, production, distribution, bref, leur existence, dépend de gigantesques systèmes sociotechniques mondialisés (c’est-à-dire de la civilisation industrielle planétaire) qui ne sont pas et ne pourront jamais être contrôlés de manière véritablement démocratique (c’est-à-dire selon les principes de la démocratie directe).]
Malgré leur innocence apparente, les acquis modernes ne fonctionnent que lorsque de larges pans de la société agissent comme prévu et que l’entêtement et le hasard ont été purgés jusqu’à la limite de toute spontanéité. En fin de compte, on n’aurait pas soufflé mot de notre robot s’il n’avait été assuré que, tout au long de la chaîne du système, tout ce qui est nécessaire arrive au bon endroit, au bon moment et avec la qualité requise. La coordination, la programmation, l’entraînement et la planification, et pas uniquement l’énergie, sont l’élixir de vie de ces appareils si dociles. Alors qu’ils donnent l’impression d’être serviables et d’épargner du travail, ils exigent au contraire l’importante contribution d’un grand nombre de personnes dans des lieux éloignés ; les outils fonctionnent dans la mesure où les personnes se transforment en outils.
On voit fréquemment, particulièrement dans les pays en voie de développement, toute une série d’appareils inutilisés, de machines rouillées et d’usines tournant à mi-capacité qui sont un témoignage des plus éloquents. Car le développement technique exige que dans un pays soit mise en marche chaque spirale des besoins qui devront être comblés pour permettre aux systèmes accouplés de ronronner. Cela revient à démonter morceau par morceau les institutions, les usages et les principes moraux d’une société traditionnelle et à les assembler de nouveau en fonction des besoins. La société ne saurait rester ce qu’elle était. Comment s’étonner, devant cette tâche herculéenne, que depuis le début des années 1960, le débat sur le développement ne cesse de revenir sur la fameuse formule : « une planification d’ensemble plutôt qu’une solution pour chaque problème » ?
Pas un outil, mais une conception du monde
Chaque nouveauté technique est beaucoup plus qu’un moyen ; elle est une puissance culturelle. Ses effets foudroyants réduisent à néant non seulement les résistances physiques, mais aussi les aspirations et les modes de vie. Les technologies modèlent les sentiments et façonnent les conceptions du monde. Les traces spirituelles qu’elles laissent sont probablement plus profondes que les traces matérielles.
Qui n’a déjà senti l’ivresse de l’accélération d’une voiture ? Un mouvement imperceptible du pied suffit à déchaîner des forces qui dépassent de très loin celles du conducteur. Cet important décalage entre la cause et l’effet, caractéristique de la technologie moderne, engendre les sentiments exaltants de puissance et de liberté qui accompagnent la marche triomphale de la technique. Comme en témoignent l’automobile ou l’avion, le téléphone ou l’ordinateur, la grande force de la technologie moderne réside dans l’élimination d’une grande partie des limitations qui nous sont imposées par notre corps, l’espace, le temps et la société, en mettant souvent fin à l’épuisement, à l’éloignement, à la durée et à la dépendance sociale. Parallèlement à cela, non seulement les sentiments sont-ils façonnés, mais une autre réalité s’impose : il n’est pas exagéré de dire que même les structures profondes de la perception ont changé depuis l’irruption massive de la technologie. La nature est perçue comme mue mécaniquement, l’espace comme géométriquement homogène et le temps comme linéaire. Bref, les êtres humains ne sont plus ce qu’ils étaient jusqu’à maintenant et se sentent moins en mesure de manier les technologies comme des outils, c’est-à-dire de pouvoir les remettre à leur place.
Grâce au transfert de technologies grosses et petites, des générations de stratèges du développement ont mis toute leur compétence à aider les pays du Sud à démarrer matériellement, avec un résultat mitigé ; culturellement aussi – d’une façon tout à fait involontaire –, mais là, avec un succès retentissant. Le déluge d’appareils et de machines qui a fondu sur de nombreuses régions peut avoir été utile ou nuisible, mais il a sûrement contribué dans une large mesure à évacuer les aspirations et les idéaux traditionnels. À la place de ces derniers s’installe un monde de conceptions réglé d’un point de vue émotionnel et cognitif d’après les coordonnées de la civilisation technologique — en aucun cas uniquement pour le nombre restreint de ceux qui s’y mêlent, mais encore pour le plus grand nombre de ceux qui, en marge, ne sont que les spectateurs de son feu d’artifice.
Fragile magie
Comme on sait, la magie consiste à produire des effets insolites par la manipulation de forces qui ne sont pas de ce monde. Dans la magie, l’effet et la cause appartiennent à deux sphères différentes : la sphère visible y est associée à la sphère invisible.
Quiconque appuie sur l’accélérateur ou tourne un commutateur fait lui aussi appel à un monde lointain et invisible pour susciter un événement dans le quotidien immédiat et visible. Tout à coup devient accessible une force incroyable ou une rapidité dont les véritables causes demeurent cachées à l’expérience directe. Le feu d’artifice se joue pour ainsi dire à l’avant-scène, pendant que le gigantesque rouage qui le rend possible tourne à l’arrière-plan, imperceptible. La distance entre l’effet et la cause, cette invisibilité du système qui produit les prodiges techniques, expliquent l’effet hypnotique de la technologie sur tant d’esprits, précisément dans le tiers monde. La vitesse potentielle de l’automobile fascine précisément parce que ce qui la rend possible – pipelines, routes, chaînes de montage, etc. – et leurs conséquences sont loin de la perspective aperçue du pare-brise.
Le charme repose sur un gigantesque ajournement des coûts : la fatigue, la perte de temps et la réparation des conséquences sont transférées à l’arrière-plan social. L’attrait de la civilisation technologique se fonde assez souvent sur une illusion d’optique.
Quarante ans de développement ont créé une situation paradoxale. La magie des outils du progrès domine aujourd’hui le monde des idées dans de nombreux pays, mais la construction du système qui les sous-tend est maintenue cachée et qui sait ? peut ne jamais être achevée en raison de la pénurie des ressources et de la crise environnementale. C’est ce fossé entre un idéal nouvellement acquis et une réalité cachée qui va forger l’avenir des pays en voie de développement. Plus d’un se demandera si la conversion à une conception matérialiste du monde était vraiment le fin du fin de la sagesse historique.
Wolfgang Sachs