Le mouvement écologique doit revenir à ses sources (par Bernard Charbonneau)

Les édi­tions L’E­chap­pée sortent une com­pi­la­tion de textes de Ber­nard Char­bon­neau le 15 février 2019, sous le titre Le Tota­li­ta­risme indus­triel. Ceux qui suivent les publi­ca­tions de notre site doivent savoir que Ber­nard Char­bon­neau, nous l’ap­pré­cions beau­coup. Véri­table pré­cur­seur de l’é­co­lo­gie poli­tique en France, grand ami de Jacques Ellul, il dénonce les ravages du déve­lop­pe­ment (aus­si appe­lé « pro­grès », ou « crois­sance », c’est selon) dès les années 1930. Sa pers­pec­tive, bien que tein­tée d’un cer­tain anthro­po­cen­trisme et d’un cer­tain socio­cens­trisme, demeure une for­mi­dable cri­tique mor­dante et bien arti­cu­lée des maux qui ravagent encore le monde natu­rel et les socié­tés humaines. Le texte qui suit est tiré d’un article qu’il a publié dans le jour­nal La Gueule Ouverte n°21 de juillet 1974, inti­tu­lé « Le “mou­ve­ment éco­lo­giste”, mise en ques­tion ou rai­son sociale », qui figure dans la com­pi­la­tion publiée par L’Echappée.


Bien des mou­ve­ments d’op­po­si­tion et même des révo­lu­tions sont ambi­gus. Autant ils détruisent une socié­té, autant ils régé­nèrent le gou­ver­ne­ment, l’é­co­no­mie, la morale, l’ar­mée et la police. L’his­toire de l’URSS en est un bon exemple. Elle a réus­si un ren­for­ce­ment de l’É­tat et de la socié­té russes que le régime tsa­riste était impuis­sant à réa­li­ser. Le mou­ve­ment d’op­po­si­tion à la socié­té indus­trielle occi­den­tale que l’on qua­li­fie de « mou­ve­ment éco­lo­gique » n’é­chappe pas à cette ambi­guï­té, sur­tout en France où il s’est mani­fes­té tar­di­ve­ment à la suite des USA.

D’une part, il s’a­git bien d’une cri­tique et d’une oppo­si­tion au monde où nous vivons. Ses thèmes (cri­tique de la crois­sance, de la pro­duc­tion, etc.) sont neufs par rap­port aux thèmes tra­di­tion­nels de la droite et de la vieille gauche (n’é­taient-ce les œuvres de quelques iso­lés sans audience qui ont mis en cause la socié­té indus­trielle dès avant la guerre). À ses débuts, sur­tout après Mai 68, ce mou­ve­ment a été le fait de per­sonnes mar­gi­nales, comme Four­nier, de groupes de jeunes et de quelques socié­tés (Mai­sons pay­sannes de France, Nature et pro­grès, etc.), réagis­sant spon­ta­né­ment à la pres­sion gran­dis­sante de la crois­sance indus­trielle. Nou­veau­té des thèmes, mar­gi­na­li­té, spon­ta­néi­té du mou­ve­ment, ce sont là les signes d’une véri­table révo­lu­tion (rup­ture dans l’é­vo­lu­tion) en gestation.

Mais très vite, ce mou­ve­ment est deve­nu l’ex­pres­sion de cette même socié­té qu’il cri­tique et entend chan­ger. Tout intel­lec­tuel ou mili­tant fran­çais enga­gé dans cette lutte ne devrait jamais oublier à quel point l’é­veil de l’o­pi­nion a été une entre­prise préfabriquée.

C’est en 1970, année de la pro­tec­tion de la nature, que tout a été brus­que­ment mis en train par la caste diri­geante. On peut par­ler d’un véri­table « feu vert » don­né cette année-là à la cri­tique de la pol­lu­tion et de la des­truc­tion de la nature. Jusque-là, aveugles au ravage qui s’é­ten­dait depuis au moins dix ans devant leurs yeux, les Fran­çais le découvrent sur l’é­cran de La France défi­gu­rée. La presse prend le relais, du Figa­ro au Monde, qui inau­gurent la rubrique « Envi­ron­ne­ment », que confirme la créa­tion d’un minis­tère. Chaque grande mai­son d’é­di­tion ou revue a son sec­teur écologique.

L’« envi­ron­ne­ment » devient subi­te­ment source de noto­rié­té et de places. Les intel­lec­tuels (qui sont de gauche comme la banque et l’industrie sont de droite), à la suite de l’Amérique repré­sen­tée par Ivan Illich, découvrent les pro­blèmes de la socié­té indus­trielle qu’ils s’étaient obs­ti­né­ment refu­sés à se poser. Et Morin, Dome­nach, Dumont, etc., se conver­tissent à l’é­co­lo­gie. Les tech­no­crates, les indus­triels, les poli­ti­ciens avec quelque retard, se montrent depuis aus­si souples. En 1971, dans Le Monde, où un tel dis­cours eût été impen­sable deux ans plus tôt, l’au­teur du plan Man­sholt, qui a liqui­dé l’a­gri­cul­ture et géné­ra­li­sé l’a­gro­chi­mie en Europe, dénonce la des­truc­tion de la nature et de la qua­li­té de la vie par la crois­sance. Il part en guerre contre les méfaits des pes­ti­cides et de la chi­mie sans se deman­der si son plan n’y est pas pour quelque chose. Le Club de Rome, diri­gé par d’é­mi­nents indus­triels ou tech­no­crates, publie son fameux rap­port, et MM. J. Monod et P. Mas­sé laissent men­tion­ner sans pro­tes­ter leur appar­te­nance à ce Club de Rome. Le feed­back a fonc­tion­né, les thèmes ont chan­gé, mais les nota­bi­li­tés intel­lec­tuelles ou indus­trielles res­tent en place ; l’au­teur du plan Man­sholt est deve­nu le pro­phète de l’é­co­lo­gie. Mais la mul­ti­pli­ca­tion des comi­tés de défense et la crise de l’éner­gie n’empêchent pas la crois­sance de s’ac­cé­lé­rer, et avec elle, le ravage, en dépit et à cause de l’inflation.

La rapi­di­té avec laquelle la socié­té indus­trielle a récu­pé­ré le mou­ve­ment éco­lo­gique s’ex­plique par des rai­sons que l’on peut rame­ner à deux :

  1. Elle ne peut conti­nuer quelque temps de plus à détruire la nature que si elle contrôle un peu mieux ses propres nui­sances. Il est évident que si l’on ne dépol­lue pas les rivières, les usines s’ar­rê­te­ront de tour­ner parce que l’eau devien­dra inuti­li­sable. Et cette dépol­lu­tion est appe­lée à deve­nir la grande affaire de demain.
  2. Dans la mesure où le maté­riel humain, notam­ment la jeu­nesse, réagit au monde invi­vable que lui fait la crois­sance, il importe de contrô­ler ses réac­tions en lui four­nis­sant les divers pla­ce­bos intel­lec­tuels qui le détour­ne­ront dans l’i­ma­gi­naire. C’est là que les intel­lec­tuels seront utiles.

D’où la néces­si­té pour le « mou­ve­ment éco­lo­gique » de se méfier de son suc­cès. Jusqu’à pré­sent il ne par­ti­cipe au pou­voir que dans un domaine : le domaine intel­lec­tuel, celui de la culture, c’est-à-dire de la mode. C’est donc dans ce domaine qu’il devra se mon­trer le plus méfiant. Va-t-il se lais­ser récu­pé­rer par les divers récu­pé­ra­teurs indus­triels ou intel­lec­tuels ? L’in­té­rêt du mou­ve­ment éco­lo­gique, c’est la nou­veau­té de ses cri­tiques. Il part, non d’une idée mais d’une expérience.

À par­tir de vieilles valeurs ins­tinc­ti­ve­ment vécues chez les jeunes : la liber­té pour tous insé­pa­rable de la nature, il fait la cri­tique d’une situa­tion concrète. C’est, nous l’a­vons vu, un mou­ve­ment mar­gi­nal, dés­in­té­res­sé, ani­mé par des non-pro­fes­sion­nels, des pro­vin­ciaux qui défendent leur terre contre les entre­prises du centre, des incon­nus qui, en dehors de la pesante machine des mass media s’ef­forcent de consti­tuer des groupes de copains. Ces carac­tères, le mou­ve­ment éco­lo­gique ne sau­rait les perdre sans dis­pa­raître dans la grande poubelle.

Ber­nard Charbonneau

Le livre en question

L’his­toire de la récu­pé­ra­tion du mou­ve­ment éco­lo­giste, qui consti­tuait au départ une véri­table oppo­si­tion à la socié­té indus­trielle, par cette même socié­té indus­trielle, devrait être connue de tous ceux qui se consi­dèrent désor­mais comme des éco­lo­gistes. Car en réa­li­té, le dis­cours des éco­los média­tiques, des Nico­lat Hulot, Isa­belle Delan­noy, Cyril Dion, Yann Arthus-Ber­trand, etc., qui pro­meuvent tous une ver­sion qu’ils pré­sentent comme écologiste/verte/durable de l’in­dus­tria­lisme (des indus­tries et des hautes tech­no­lo­gies, mais vertes, bien évi­dem­ment !), une sorte d’é­coin­dus­tria­lisme, de socié­té indus­trielle éco­lo (Isa­belle Delan­noy pro­meut par exemple ce magni­fique oxy­more qu’est l’éco­lo­gie indus­trielle), n’a plus rien à voir avec celui du mou­ve­ment éco­lo­giste ori­gi­nel. Il suf­fit de lire Pierre Four­nier, Ber­nard Char­bon­neau ou Jacques Ellul pour le consta­ter. Le mou­ve­ment éco­lo­gique doit reve­nir à ses sources.

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