L’incendie de la cathédrale et l’embrasement nationaliste (par Nicolas Casaux)

L’incendie de la cathé­drale de Notre-Dame-de-Paris a pro­vo­qué, et c’était atten­du, une résur­gence mas­sive du sen­ti­ment natio­na­liste, du natio­na­lisme. Comme l’écrivait Orwell, par natio­na­lisme il faut entendre cette « pro­pen­sion à s’identifier à une nation par­ti­cu­lière ou à tout autre enti­té, à la tenir pour étant au-delà du bien et du mal, et à se recon­naître pour seul devoir de ser­vir ses inté­rêts. » Cette résur­gence du natio­na­lisme est éga­le­ment résur­gence mas­sive de l’hubris de l’Oc­ci­dent, de celui de la civi­li­sa­tion, plus lar­ge­ment, et de son culte de l’idée de pro­grès, et de son anthropocentrisme.

C’est ain­si que de l’ex­trême gauche à l’ex­trême droite, et « ni de gauche, ni de droite », on consi­dère la cathé­drale de Notre-Dame comme un monument/symbole de « notre patri­moine », de « notre his­toire », de « notre culture », de « notre nation ».

Dans son livre Zomia, ou l’art de ne pas être gou­ver­né, l’an­thro­po­logue de Yale, James C. Scott, souligne :

« Les termes tra­di­tion­nels uti­li­sés en bir­man et en thaï pour le mot “his­toire”, res­pec­ti­ve­ment “yaza­win” et “pho­ne­sa­va­dan”, signi­fient lit­té­ra­le­ment tous deux “his­toire des vain­queurs” ou “chro­nique des rois”. »

Ce qui a le mérite d’être hon­nête et de nous éclai­rer sur la nature de l’histoire que l’on enseigne en France, mais aus­si en Occi­dent, et dans tous les États du monde. Le socio­logue états-unien Phi­lip E. Sla­ter écri­vait, lui, que « l’histoire […] est en très grande majo­ri­té, même aujourd’hui, un récit des vicis­si­tudes, des rela­tions et des dés­équi­libres créés par ceux qui sont avides de richesse, de pou­voir, et de célébrité ».

James C. Scott ajoute :

« […] Dans ce contexte, recons­ti­tuer l’u­ni­vers de vie des popu­la­tions n’ap­par­te­nant pas à l’é­lite — y com­pris celles qui vivaient dans les centres monar­chiques — se révèle dif­fi­cile. Elles appa­raissent géné­ra­le­ment dans les archives comme des abs­trac­tions sta­tis­tiques : tel nombre de tra­vailleurs manuels, de conscrits, de contri­buables, de plan­teurs de riz, de por­teurs d’of­frandes. Ces popu­la­tions n’ap­pa­raissent que rare­ment comme acteurs his­to­riques, et lorsque c’est le cas — quand une révolte est répri­mée par exemple —, elles sont à coup sûr le signe qu’un évé­ne­ment dra­ma­tique s’est pro­duit. Le bou­lot des pay­sans, pour­rions-nous dire, consiste à res­ter à l’ex­té­rieur des archives.

[…] Au-delà du pro­blème des pages vierges, la nature des his­toires offi­cielles du centre monar­chique exa­gère aus­si sys­té­ma­ti­que­ment le pou­voir, la cohé­rence et la gran­deur de la dynas­tie. […] Si nous envi­sa­geons les fan­fa­ron­nades cos­mo­lo­giques éma­nant des centres monar­chiques comme révé­la­trices de la situa­tion réelle, nous ris­quons, comme l’a noté Richard O’Con­nor, d’im­po­ser “les ima­gi­naires impé­riaux de quelques grandes cours au reste de la région”. […] De tels récits servent, comme Wal­ter Ben­ja­min l’a rap­pe­lé, à don­ner une appa­rence de natu­rel à la pro­gres­sion et à la néces­si­té de l’É­tat en géné­ral, et de l’É­tat-nation en particulier. »

Or, ain­si que le rap­pelle Ber­nard Char­bon­neau dans son livre L’État :

« La Nation c’est l’État. L’État monar­chique a pré­exis­té de longs siècles au sen­ti­ment natio­nal fran­çais ; si la nation fran­çaise est la plus vraie et la plus stable, c’est parce qu’elle est née dans le cadre de l’État le plus ancien et le plus stable. Tout au plus, à force d’action per­sé­vé­rante, l’État crée cette réa­li­té par laquelle il pré­tend se jus­ti­fier. Com­ment se consti­tue la Nation ? Rare­ment par le peuple, le plus sou­vent par le Prince. […] À l’origine des grandes nations modernes, la volon­té popu­laire et la déci­sion des armes se confondent ; le plé­bis­cite, — quand il a lieu, — n’intervient qu’après coup.

Les nations sont nées de l’État, et les natio­na­lismes sont reven­di­ca­tions de l’État. Le natio­na­lisme affirme soit que le ter­ri­toire et les indi­vi­dus com­pris dans les limites d’un état forment une patrie et une socié­té natu­relle, soit que les hommes d’un pays, d’une reli­gion ou d’une culture déter­mi­née ont le droit de consti­tuer un état. […] Dans tous les cas le mou­ve­ment natio­nal vise à la créa­tion à l’extension ou à la défense de l’État. […]

Pour­quoi cette explo­sion des natio­na­lismes au XIXe siècle ? Parce qu’en détrui­sant tous les anciens liens l’État était deve­nu le seul lien. L’État enlève aux socié­tés la plu­part des fonc­tions dont dépend la vie des hommes ; désor­mais c’est lui qui ins­truit, pro­tège, nour­rit. […] Le sort de l’État est celui des hommes, qu’ils le veuillent ou non ; la pro­pa­gande est d’ailleurs là pour les aider à s’en rendre compte. »

L’historien Howard Zinn, dès l’introduction de son livre Une his­toire popu­laire des États-Unis De 1492 à nos jours, rap­pelle la même-chose :

« Les nations ne sont pas des com­mu­nau­tés et ne l’ont jamais été. L’histoire de n’importe quel pays, pré­sen­tée comme une his­toire de famille, dis­si­mule les plus âpres conflits d’intérêts (qui par­fois éclatent au grand jour et sont le plus sou­vent répri­més) entre les conqué­rants et les popu­la­tions sou­mises, les maîtres et les esclaves, les capi­ta­listes et les tra­vailleurs, les domi­nants et les domi­nés, qu’ils le soient pour des rai­sons de race ou de sexe. Dans un monde aus­si conflic­tuel, où vic­times et bour­reaux s’affrontent, il est, comme le disait Albert Camus, du devoir des intel­lec­tuels de ne pas se ran­ger aux côtés des bourreaux. »

La France, en tant que nation, ou État-nation, n’est que le pro­duit de l’asservissement des êtres humains qui peu­plaient son ter­ri­toire à des rois, qui créèrent et impo­sèrent — en usant de divers moyens de coer­ci­tion, y com­pris la vio­lence — le Royaume de France, puis à des empe­reurs, puis à des pré­si­dents. Il n’y a aucune fier­té à tirer d’avoir été fait pri­son­nier de ce pro­jet auto­ri­taire, ou de s’y iden­ti­fier, de s’y sou­mettre corps et âme. (Et ain­si du royaume d’Italie qui don­na nais­sance à l’Italie, du royaume d’Espagne à l’Espagne, ain­si du « Royaume-Uni », et ain­si de suite). Si les cathé­drales sont des sym­boles de « notre his­toire », elles sont des sym­boles de cette his­toire de la consti­tu­tion et de l’imposition des États-nations par la force, et par l’endoctrinement (y com­pris reli­gieux). Mais elles ne font cer­tai­ne­ment pas par­tie de « notre culture ». Du moins pas de la mienne. Celles et ceux qui s’imaginent que les cathé­drales font par­tie de leur culture s’identifient le plus sou­vent aux domi­nants, à leur culture, celles qu’ils ont impo­sée et qu’ils conti­nuent d’im­po­ser dans le cadre de la nation qu’ils ont créée de toute pièce — et qui désigne sim­ple­ment le ter­ri­toire géo­gra­phique sur lequel ils exercent leur domi­na­tion, qu’ils ont entre­pris d’unifier et d’uniformiser selon les règles qu’ils imposent.

Que les domi­nants, ceux qui dirigent aujourd’hui la « start-up nation » France, se lamentent misé­ra­ble­ment sur le sort de leur cathé­drale, du sym­bole de leur nation, ou de leur entre­prise (ce qui revient au même), c’est de bonne guerre. Mais que la masse des dépos­sé­dés en fasse autant témoigne lar­ge­ment de la réus­site du condi­tion­ne­ment impo­sé par les pre­miers, au moyen de la pro­pa­gande dont parle Ber­nard Char­bon­neau, et notam­ment de l’éducation natio­nale.

Il est signi­fi­ca­tif que les cathé­drales soient sou­vent com­pa­rées aux pyra­mides, aux temples de diverses civi­li­sa­tions. Elles sont ain­si clas­sées en tant que monu­ments de civilisation.

Dans son livre Le mes­sage des construc­teurs de cathé­drales, Chris­tian Jacq écrit que « le Moyen Age des cathé­drales » trouve « une com­po­sante fon­da­men­tale de son ins­pi­ra­tion dans les cultures du bas­sin médi­ter­ra­néen et, tout natu­rel­le­ment, dans la civi­li­sa­tion mère de la pen­sée sym­bo­lique occi­den­tale, l’Égypte pha­rao­nique ». Ain­si « la reli­gion des pha­raons four­nis­sait un nombre consi­dé­rable de modèles et d’archétypes aux sym­boles chré­tiens ». « La crosse de l’évêque chré­tien n’est autre qu’une trans­po­si­tion du sceptre-heka des pha­raons, l’une et l’autre ser­vant à gui­der magi­que­ment les hommes sur la voie de Dieu. Les grands éven­tails en plume d’autruche uti­li­sés à la cour des papes l’étaient déjà à la cour des pha­raons ; tiares, mitres et sceptres de l’ancienne papau­té n’étaient pas éloi­gnés des ori­gi­naux égyp­tiens. » Enfin : « Des pyra­mides aux cathé­drales s’est mani­fes­tée la véri­té d’une aven­ture vécue par des com­mu­nau­tés de bâtis­seurs, ini­tiés par des rites et des sym­boles iden­tiques quant au fond. »

Or, ain­si que l’his­to­rien et socio­logue états-unien Lewis Mum­ford l’écrit dans Le Mythe de la machine :

« L’étude de l’époque des Pyra­mides que je fis pour me pré­pa­rer à la rédac­tion de La Cité à tra­vers l’histoire me révé­la de manière inat­ten­due qu’il exis­tait un étroit paral­lé­lisme entre les pre­mières civi­li­sa­tions auto­ri­taires du Proche-Orient et la nôtre propre, bien que la plu­part de nos contem­po­rains conti­nuent de consi­dé­rer la tech­no­lo­gie moderne, non seule­ment comme le som­met du déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel de l’homme, mais comme un phé­no­mène entiè­re­ment neuf. Au contraire, je m’aperçus que ce que les éco­no­mistes ont récem­ment nom­mé l’Age de la machine ou l’Age de la puis­sance avait son ori­gine, non dans la pré­ten­due révo­lu­tion indus­trielle du XVIIIe siècle, mais au tout début dans l’organisation d’une machine arché­ty­pique, for­mée d’éléments humains. »

Cette machine arché­ty­pique impliquait :

« une enré­gi­men­ta­tion et une dégra­da­tion cor­res­pon­dantes d’activités humaines autre­fois auto­nomes : la “culture de masse” et le “contrôle des masses” firent leur pre­mière appa­ri­tion. Non sans un mor­dant sym­bo­lisme, les pro­duits suprêmes de la méga­ma­chine, en Égypte, furent des tombes colos­sales, habi­tées par des cadavres momi­fiés ; tan­dis que plus tard en Assy­rie, ain­si que de façon répé­tée dans chaque autre empire en expan­sion, le témoi­gnage prin­ci­pal de son effi­cience tech­nique était un désert de vil­lages et de villes détruits, et de sols empoi­son­nés : le pro­to­type de sem­blables atro­ci­tés “civi­li­sées” d’aujourd’hui. […] Ces éga­re­ment colos­saux d’une culture déshu­ma­ni­sée, cen­trée sur la puis­sance, souillent avec mono­to­nie les pages de l’histoire, du viol de Sumer à la des­truc­tion de Var­so­vie, de Rot­ter­dam, Tokyo et Hiro­shi­ma. Tôt ou tard, à ce que sug­gère cette ana­lyse, nous devons avoir le cou­rage de nous deman­der : cette asso­cia­tion d’une puis­sance et d’une pro­duc­ti­vi­té peu com­munes avec une vio­lence et une des­truc­tion tout aus­si peu com­munes est-elle pure­ment accidentelle ? […] 

La régle­men­ta­tion bureau­cra­tique fai­sait en réa­li­té par­tie de la plus vaste régle­men­ta­tion de la vie, intro­duite par cette civi­li­sa­tion cen­trée sur le pouvoir. »

Les cathé­drales, au même titre que les pyra­mides, sont des sym­boles de la civi­li­sa­tion, de « l’ordre nou­veau » qu’elle a impo­sé, et que Lewis Mum­ford décrit dans son livre Les Trans­for­ma­tions de l’homme :

« Sur le plan éco­no­mique, l’ordre nou­veau s’est appuyé dans une large mesure sur l’exploitation vio­lente impo­sée aux culti­va­teurs et aux arti­sans par une mino­ri­té armée et tou­jours mena­çante : intrus iti­né­rants ou sei­gneurs locaux for­te­ment retran­chés. Car la civi­li­sa­tion a entraî­né l’assimilation de la vie humaine à la pro­prié­té et au pou­voir : en fait, la pro­prié­té et le pou­voir ont pris le pas sur la vie. Le tra­vail a ces­sé d’être une tâche accom­plie en com­mun ; il s’est dégra­dé pour deve­nir une mar­chan­dise ache­tée et ven­due sur le mar­ché : même les “ser­vices” sexuels ont pu être acquis. Cette subor­di­na­tion sys­té­ma­tique de la vie à ses agents méca­niques et juri­diques est aus­si vieille que la civi­li­sa­tion et hante encore toute socié­té exis­tante : au fond, les bien­faits de la civi­li­sa­tion ont été pour une large part acquis et pré­ser­vés — et là est la contra­dic­tion suprême — par l’usage de la contrainte et l’embrigadement métho­diques, sou­te­nus par un déchaî­ne­ment de vio­lence. En ce sens, la civi­li­sa­tion n’est qu’un long affront à la digni­té humaine. […] 

Escla­vage, tra­vail obli­ga­toire, embri­ga­de­ment social, exploi­ta­tion éco­no­mique et guerre orga­ni­sée : tel est l’aspect le plus sinistre des “pro­grès de la civi­li­sa­tion”. Sous des formes renou­ve­lées, cet aspect de néga­tion de la vie et de répres­sion est encore bien pré­sent aujourd’hui. »

On remar­que­ra au pas­sage que le natio­na­lisme pro­duit des indi­vi­dus qui se sou­cient fié­vreu­se­ment des sym­boles de la nation, ou des nations, ou de l’en­semble de nations (comme l’Oc­ci­dent) auquel on leur a appris à s’identifier, mais pas, ou rare­ment, des sym­boles équi­va­lents des autres nations, aux­quelles d’autres ont appris à s’identifier. Peu de Fran­çais déplorent la des­truc­tion de bâti­ments ou de villes plu­ri­sé­cu­laires dans des guerres en Libye, en Syrie, au Yémen, où la France et/ou des armes fran­çaises sont impliquées.

Quoi qu’il en soit, si bien plus d’individus sont attris­tés par l’incendie d’un bâti­ment que par le spé­ci­cide, l’écocide ou le bio­cide en cours, c’est qu’ils ont été condi­tion­nés pour se sou­cier davan­tage de ces sym­boles anthro­po­cen­trés à la gloire de la civi­li­sa­tion (ou de « la nation », ou de « la Répu­blique »), que des ani­maux et des plantes (sau­vages ou non), que du monde natu­rel qu’elle détruit (les mille trois cents chênes – ou vingt-et-un hec­tares de forêt –, qui ont été abat­tus pour construire la char­pente de Notre-Dame en savent quelque chose) ; leurs vies sont davan­tage consti­tuées de rela­tions avec des bâti­ments qu’avec des êtres vivants non humains, domes­ti­qués ou non.

Bref, que ce sym­bole de la domi­na­tion et de l’exploitation de l’humain par l’humain, du chris­tia­nisme (« les catho­liques pleurent un « sym­bole vivant » de leur foi »), de la « nation » France (cette orga­ni­sa­tion sociale éta­tique construite et impo­sée par une élite au tra­vers de moyens coer­ci­tifs), de la civi­li­sa­tion, de « la richesse et la puis­sance de la capi­tale capé­tienne de Phi­lippe Auguste » (Le Point), « de l’Occident » (Luchi­ni, Le Figa­ro), soit par­ti en flammes, ce n’est pas un drame (sauf pour les ido­lâtres comme Sté­phane Bern de l’hubris civi­li­sée et des accom­plis­se­ments des domi­nants à tra­vers l’histoire, qui est leur his­toire).

Ce qui est déplo­rable, en revanche, ce sont ces cen­taines d’oiseaux, de chauves-sou­ris et de petits ani­maux qui ont péri dans le bra­sier, et qui ont per­du leur foyer.

Mais que des mil­lions ou peut-être des mil­liards d’euros financent sa recons­truc­tion, dont une grande par­tie pro­vien­dra de l’évergétisme[1] des ultra-riches, c’est une nou­velle illus­tra­tion du mépris de la civi­li­sa­tion[2] pour le monde qu’elle détruit, pour les humains qu’elle exploite.

***

Qui a construit Thèbes aux sept portes ?
Dans les livres, on donne les noms des Rois.
Les Rois ont-ils traî­né les blocs de pierre ?
Baby­lone, plu­sieurs fois détruite,
Qui tant de fois l’a recons­truite ? Dans quelles maisons
De Lima la dorée logèrent les ouvriers du bâtiment ?
Quand la Muraille de Chine fut terminée,
Où allèrent, ce soir-là les maçons ? Rome la grande
Est pleine d’arcs de triomphe. Qui les éri­gea ? De qui
Les Césars ont-ils triom­phé ? Byzance la tant chantée.
N’avait-elle que des palais
Pour les habi­tants ? Même en la légen­daire Atlantide
Hur­lant dans cette nuit où la mer l’engloutit,
Ceux qui se noyaient vou­laient leurs esclaves.

Le jeune Alexandre conquit les Indes.
Tout seul ?
César vain­quit les Gaulois.
N’avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier ?

Quand sa flotte fut cou­lée, Phi­lippe d’Espagne
Pleu­ra. Per­sonne d’autre ne pleurait ?
Fré­dé­ric II gagna la Guerre de sept ans.
Qui, à part lui, était gagnant ?

À chaque page une victoire.
Qui cui­si­nait les festins ?
Tous les dix ans un grand homme.
Les frais, qui les payait ?

Autant de récits,
Autant de questions.

Ber­tolt Brecht (1898–1956), « Ques­tions que se pose un ouvrier qui lit »

***

Nous avons besoin d’une socié­té véri­ta­ble­ment démo­cra­tique, de déman­te­ler la civi­li­sa­tion indus­trielle capi­ta­liste, de déman­te­ler la socié­té de masse, hau­te­ment tech­no­lo­gique, sur laquelle elle repose, qui ne peut l’être, par défi­ni­tion[3]. Nous avons besoin de nous défaire de l’emprise idéo­lo­gique et cultu­relle qu’exercent les domi­nants, ceux qui dirigent actuel­le­ment la civi­li­sa­tion indus­trielle capi­ta­liste, tant à la tête des États que des mul­ti­na­tio­nales et autres cor­po­ra­tions. D’une déco­lo­ni­sa­tion de notre ima­gi­naire. Nous avons besoin de mettre un terme à la des­truc­tion du monde natu­rel sur laquelle reposent iné­luc­ta­ble­ment le capi­ta­lisme et la civi­li­sa­tion (désor­mais indus­trielle), depuis des siècles. Mais nous n’avons pas besoin que des mil­lions ou mil­liards soient dépen­sés pour recons­truire un monu­ment à la gloire d’un pas­sé men­son­ger, de la domi­na­tion éta­tique, du mythe de la nation, de l’ex­ploi­ta­tion de l’hu­main par l’hu­main, du chris­tia­nisme, de l’Oc­ci­dent, de la civi­li­sa­tion.

Nico­las Casaux


  1. Pra­tique remon­tant à l’An­ti­qui­té grecque et romaine. Elle consiste, pour les plus riches et les notables, à se mon­trer géné­reux aux yeux du peuple, en contri­buant aux dépenses publiques ou en orga­ni­sant des fes­ti­vi­tés. Par exemple, en payant les jeux du Cirque, ou la construc­tion de grands bâti­ments pres­ti­gieux.
  2. https://partage-le.com/2017/10/7993/
  3. Les hautes tech­no­lo­gies font par­tie des « tech­niques auto­ri­taires » dont par­lait Lewis Mum­ford, c’est-à-dire qu’elles sont des tech­no­lo­gies qui reposent sur une orga­ni­sa­tion sociale auto­ri­taire, contrai­re­ment aux « tech­niques démo­cra­tiques ». Mum­ford : « la tech­nique auto­ri­taire est une réa­li­sa­tion beau­coup plus récente : elle appa­raît à peu près au qua­trième mil­lé­naire avant notre ère, dans une nou­velle confi­gu­ra­tion d’invention tech­nique, d’observation scien­ti­fique et de contrôle poli­tique cen­tra­li­sé qui a don­né nais­sance au mode de vie que nous pou­vons à pré­sent iden­ti­fier à la civi­li­sa­tion, sans en faire l’éloge. Sous la nou­velle ins­ti­tu­tion de la royau­té, des acti­vi­tés aupa­ra­vant dis­sé­mi­nées, diver­si­fiées, à la mesure de l’homme, furent ras­sem­blées à une échelle monu­men­tale dans une sorte de nou­velle orga­ni­sa­tion de masse à la fois théo­lo­gique et tech­nique. Dans la per­sonne d’un monarque abso­lu, dont la parole avait force de loi, les puis­sances cos­miques des­cen­dirent sur terre, mobi­li­sèrent et uni­fièrent les efforts de mil­liers d’hommes, jusqu’alors bien trop auto­nomes et indé­pen­dants pour accor­der volon­tai­re­ment leurs actions à des fins situées au-delà de l’horizon du vil­lage. »

Une autre réac­tion sur le sujet :

Larmes de pharaons

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  1. Ils sont si bien dres­sés ! Ce matin, petit tour au bis­trot du village.
    Tout le monde s’en fout mais si on aborde le sujet, on a droit à tous les pon­cifs écu­lés habituels.
    Et dire que les plus lucides (des non-lucides) voient la fin de la civi­li­sa­tion et pensent que c’est un pro­blème alors que c’est bien elle qui nous a mené là.
    Com­ment faire sor­tir les gens de cette dis­so­nance cognitive ?
    Aucune chance.
    On ne peut pas lut­ter contre un tel conditionnement.
    Même les plus éveillés veulent une hié­rar­chie, un chef, des struc­tures d’encadrement.
    Des gosses irres­pon­sables dépen­dants de papa patron, papa etat, mémé télé.
    Et n’ou­blions pas que les exploi­tés sont fait de la même boue que les exploiteurs.
    Cette huma­ni­té occi­den­ta­li­sé ne mérite que de souf­frir et c’est le cas, alors tant mieux.Ce n’est pas très chré­tien (les gros hypo­crites qui font sem­blant de s’in­té­res­ser à autrui uni­que­ment s’il est leur semblable.)mais je m’en fous.
    Le pro­blème, c’est qu’elle fait souf­frir aus­si ceux qui refusent sa domination.
    Je ne pense pas qu’il y est d’is­sue à ce para­digme mais le renon­ce­ment est pire, alors lut­tons de toutes nos forces, c’est tou­jours mieux que de vivre en larves.

  2. Je pense qu’il ne faut pas négli­ger aus­si la fas­ci­na­tion du feu, qui peut expli­quer que les badauds res­tèrent scot­chés pen­dant des heures, ce n’est pas tous les jours qu’on voit par­tir en fumée 100 mètres de toi­ture d’un coup, le com­bat des pom­piers, aus­si, exer­çait une sorte d’hyp­nose col­lec­tive, car ça a duré des heures, et on avait peur pour eux, aus­si. Beau­coup ont été révol­tés de voir qu’ils entraient dans le bâti­ment pour sau­ver des reliques et des oeuvres d’art, mais n’ont pas osé l’ex­pri­mer. Bref, qui a vu ça à la télé ne l’a pas vu, ni enten­du, ni res­pi­ré « pour de vrai », comme les pari­siens, c’est un truisme, déso­lée… Et fina­le­ment, le len­de­main, comme une sorte d’ad­mi­ra­tion pour les bâtis­seurs du pas­sé, qu’ils aient été oppri­més ou volon­taires, de voir que toute la pierre semble tenir le choc. Pas trop d’ac­cord avec le qua­li­fi­ca­tif de « Dis­ney » vite col­lé à Eugène Viol­let le Duc par Serge Qua­dru­pan­ni, Viol­let le Duc était un authen­tique créa­teur, un être libre et rebelle qu’il est inté­res­sant de découvrir.

  3. Je suis d’ac­cord avec l’es­sen­tiel de l’ar­ticle, sur le fait que cette cathé­drale peut sym­bo­li­ser les grandes heures de la hié­rar­chie asser­vis­sante mais que la plu­part des gens ne la per­çoivent que comme ce que l’hu­main fait de plus beau.
    Je pense qu’il ne faut tout de même pas enle­ver la dimen­sion artis­tique et his­to­rique à ce bâti­ment. Je ne suis pas par­ti­cu­liè­re­ment tou­ché par cet incen­die mais c’est une œuvre d’art qui dis­pa­raît, une œuvre que l’hu­main a pro­duit à un moment de son his­toire, une relique d’un temps pas­sé et de pra­tiques que l’on pour­rait vou­loir dépas­sées. Aujourd’­hui elle ren­force les natio­na­lismes mais demain peut-être elle sera repla­cée dans les construc­tions des idéo­lo­gies tra­giques de l’histoire.

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