(Photo de couverture : Des chasseurs Hadzas sur une ligne de crête, en surplomb de la vallée de Yaeda en Tanzanie. Crédits photo : Matthieu Paley)
Traduction d’un texte initialement publié en anglais à cette adresse : https://www.exuberantanimal.com/blog/room-to-move
Étant donné que cette époque ne nous fournit pas suffisamment de sujets d’inquiétude, je me propose d’en ajouter un à votre liste. Son nom est étrange. Il ne reçoit pas grande attention de la part du monde de la santé et de la médecine. Mais il est profondément important, peut-être plus que le régime alimentaire et l’exercice. Il s’agit du problème de la suppression de notre vagilité, qui désigne la capacité d’un organisme de se déplacer librement dans un habitat. Une nouvelle discipline en expansion, appelée l’écologie du mouvement, étudie les déplacements de la faune sauvage et la manière dont ils sont limités par les autoroutes, les barrières et les infrastructures de développement. Une récente discussion de ce sujet a même été publiée dans le New York Times, sous le titre Animals Are Losing Their Vagility, or Ability to Roam Freely (Les animaux perdent leur vagilité, ou capacité à se déplacer librement).
Cette perte de vagilité est un problème important pour les animaux sauvages, mais ce que l’on oublie, dans cette discussion, c’est que les humains, au même titre que les autres animaux, perdent aussi leur vagilité, ce qui implique des effets importants sur le corps et l’esprit. Posez-vous la question : jusqu’où pouvez-vous marcher, tout de suite, dans n’importe quelle direction ? Selon toute probabilité, pas très loin. Si vous n’êtes pas stoppé net par quelque barrière ou quelque route, il est presque certain que vous transgresserez la propriété privée de quelqu’un. Si vous vivez en zone urbaine, votre vagilité ne se mesure pas en kilomètres, mais en mètres. Les seuls endroits où nous pouvons encore jouir d’une relative liberté de mouvement sont les parcs et, si vous êtes chanceux [et riche, NdT], les grandes parcelles de propriété privée. Aux États-Unis, nous aimons affirmer que nous vivons dans un pays libre, mais en termes de mouvement physique, c’est simplement faux. Nous nous sommes enfermés, emmurés [il est plus juste de dire que nous avons été enfermés, emmurés : le système de la propriété privée et les autres avatars de la société capitaliste désormais industrielle ne sont pas les produits d’un consensus populaire, d’une volonté démocratique librement exprimée, mais d’une imposition, NdT]. Historiquement parlant, cette condition est profondément anormale.
Pour avoir une idée de la liberté dont jouissaient nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, imaginez pouvoir marcher où bon vous semble, être libre de tourner à droite ou à gauche à volonté. Les seules contraintes à votre mouvement étant les aléas du territoire naturel, la végétation, les lacs, les marais ou les fleuves rapides. Nos ancêtres bénéficiaient d’une telle liberté chaque jour de leur vie. On peut donc raisonnablement affirmer que cette expérience a façonné le cerveau humain. Le système nerveux humain, sculpté par des milliers de générations jouissant d’une véritable vagilité, est profondément conçu pour l’exploration du territoire naturel. Malheureusement, aujourd’hui, nous ne connaissons presque jamais une telle liberté physique. En bref, nous connaissons un déficit de vagilité.
Les entreprises automobiles connaissent bien notre soif de vagilité, et l’utilisent pour concevoir leurs milliers de publicités. L’image d’une voiture puissante sur une route qui se déroule à perte de vue séduit le chasseur-cueilleur en nous, mais c’est une fausse promesse. Peu importe la beauté du paysage, votre corps est toujours prisonnier d’une cage de plastique et de métal. Vous pouvez tourner à droite ou à gauche aux intersections, mais vous êtes toujours confinés à un ruban d’asphalte bien délimité. La route, qui a de bonnes chances d’être surchargée de véhicules, est un tyran qui vous gouverne. Strictement parlant, vous bénéficiez de moins de vagilité qu’un prisonnier dans une cellule de 3 mètres ; lui peut se lever et faire les cent pas.
À ma connaissance, personne n’a évalué les conséquences sanitaires de ce déclin drastique de la vagilité de l’espèce humaine. Mais nul besoin d’être biologiste ou chercheur en physique pour en deviner l’essentiel. Lorsqu’on limite les mouvements d’animaux ayant évolué pour explorer un habitat ouvert, ceux-ci développent le plus souvent de l’anxiété, de la colère, du stress et ultimement une dépression. Cela ne vous rappelle rien ? Pas étonnant que tant d’entre nous souffrent des conditions sociales modernes. Priver un animal de sa vagilité, c’est le priver de son expérience existentielle la plus primordiale.
Quel est donc le remède à cette restriction radicale de la vagilité humaine ? La réponse évidente, c’est que nous avons besoin de plus d’espace pour nous déplacer et parcourir la terre. Nous avons besoin d’endroits libres d’accès où jouir d’une véritable liberté de mouvement. Malheureusement, les derniers lieux où nous pourrions connaître une véritable vagilité disparaissent rapidement [sont détruits rapidement, NdT]. Les métastases des centres urbains en expansion consument la terre à un rythme effréné. La majorité de nos espaces [dits] publics sont hautement régulés et domestiqués. Même dans les plus importants de nos parcs nationaux, on conseille aux visiteurs de rester sur les routes et les chemins en permanence ; le vagabondage est déconseillé par des barrières physiques et par des règlements.
Aucune médication, aucune méditation, aucune séance de gymnastique, aucun programme de bien-être ne peut pallier la diminution de notre liberté de mouvement. Que faire alors ? La première solution consiste à reconnaître le problème, à le regarder en face. Votre vie et votre santé sont atrophiées par les routes, les clôtures et les murs. Votre corps et votre esprit sont confinés et domestiqués par l’environnement moderne. Vous pourriez sans doute le tolérer quelques années, même quelques décennies, mais votre esprit et votre corps finiront par se rebeller. Au bout du compte, déambuler dans le sauvage est aussi essentiel à votre santé que les plus conseillées des pratiques hygiéniques. L’exercice, c’est très bien, mais rien ne vaut la liberté.
Frank Forencich
Traduction : Nicolas Casaux
NdT : Ainsi que Derrick Jensen l’écrit dans Zoos : le cauchemar de la vie en captivité (traduit par mes soins, disponible ici) :
« La reproduction en zoo sélectionne nécessairement en fonction de la docilité, de la servilité, et d’une aptitude à dépendre de gardiens. Et s’il s’agit précisément des caractéristiques des humains qui survivent au sein de la civilisation, c’est tout sauf une coïncidence. »
super texte ! Il est clair que cela devrait être évident pour nous tous. Dans la même logique de ce qui devrait être évident (et qui est gage de liberté, d’autonomie), je fais partager ce texte de Sylvain Rochex sur la reprise en main de notre alimentation :
http://www.descolarisation.org/index.php/accueil/terre-et-permaculture/605-l-heteroalimentation
Question pratique : comment puis-je sortir de la civilisation sans vivre dans la solitude, en rejoignant ou en fondant une tribu non civilisée ?
On n’a jamais dit que ça allait être facile. Mais avons nous le choix ?
On peut quantifier la régression de la vagilité grâce à plusieurs paramèters, par exemple : c’est l’équivalent de la surface naturelle d’un département qui est bétonnée ou macadamisée tous les 8 ans.
Excellente réflexion !
Je découvre ce site, et pour l’instant je n’y vois que d’excellents articles, c’est fou…
Non seulement j’adhère, mais c’est tellement vrai pour l’avoir vécue, cette interaction avec l’extérieur, Déambuler à travers les arbres, la rivière, le vent, la pluie, le soleil, les oiseaux, un chevreuil qui se découvre ; Sentir le vert, la terre qui embaumes, Tout ceci à rêveillé mes sens cueilleur, ( Accompagné de mon chien Basset-Hound) J’ai découvert des instants de pur bonheur avec moi même » d’un animal libre »