Pierre Madelin : « Nous ne pouvons pas attendre que la société industrielle s’effondre en préparant l’après »

Je me suis entre­te­nu avec Pierre Made­lin, qui a tra­duit en fran­çais plu­sieurs auteurs éco­lo­gistes dont Arne Naess, John Baird Cal­li­cott, Holmes Rol­ston et pro­chai­ne­ment Val Plum­wood, et qui est lui-même l’au­teur d’un très bon petit livre inti­tu­lé Après le capi­ta­lisme.

Nico­las Casaux


Nico­las Casaux : Dans ton livre Après le capi­ta­lisme, tu affirmes que l’i­dée de limites externes ou éco­lo­giques au capi­ta­lisme est erro­née. Je vou­drais reve­nir là-des­sus. Cela signi­fie­rait donc que le capi­ta­lisme ne serait pas mena­cé par la conta­mi­na­tion, la dégra­da­tion, la consomp­tion, la des­truc­tion ou la per­tur­ba­tion crois­santes de tous les milieux (biomes, bio­topes, etc.) et de tous les orga­nismes qu’il génère inexorablement ?

Pierre Made­lin : Ce n’est pas exac­te­ment ce que je dis dans mon sou­ve­nir. Je remarque que le capi­ta­lisme est bel et bien confron­té à une limite éco­lo­gique dans la mesure où il exerce une pres­sion crois­sante sur nos milieux, dont il détruit la diver­si­té et dont il com­pro­met la fonc­tion­na­li­té, la rési­lience et in fine l’habitabilité. En épui­sant des res­sources limi­tées, comme les gise­ments d’énergie fos­sile, et en exer­çant sur les res­sources dites « renou­ve­lables », comme les sols, les forêts ou les cycles hydriques, une pres­sion telle qu’elle ne leur per­met jus­te­ment plus de se renou­ve­ler, le capi­ta­lisme contri­bue à saper les condi­tions de sa propre reproduction.

Ce que je sou­ligne en revanche, c’est que ces limites éco­lo­giques aux­quelles se heurte la repro­duc­tion du capi­tal ne sont pas à pro­pre­ment par­ler une « bonne nou­velle », car la fin du capi­ta­lisme qu’elles laissent entre­voir coïn­ci­de­rait mal­heu­reu­se­ment avec une dété­rio­ra­tion telle des condi­tions de la vie sur Terre qu’elle ne per­met­trait guère d’imaginer l’avènement de socié­tés « décentes », plus éga­li­taires et moins des­truc­trices de la nature. Je ne crois pas trop à l’idée d’un effon­dre­ment heu­reux, au terme duquel, sur les ruines encore fumantes de la civi­li­sa­tion indus­trielle, nous pour­rions construire des orga­ni­sa­tions col­lec­tives convi­viales dans les brèches ouvertes par l’amoindrissement ou la dis­pa­ri­tion des logiques mar­chandes et de l’État ; les dégâts cau­sés par la dyna­mique dévas­ta­trice du capi­tal et par la com­pul­sion de crois­sance com­plè­te­ment déli­rante qui l’animent seront trop importants…

Donc si je cite l’expression célèbre de W. Ben­ja­min – « le capi­ta­lisme ne mour­ra pas de mort natu­relle » – c’est pour insis­ter sur la néces­si­té de l’action : nous ne pou­vons pas attendre que la socié­té indus­trielle s’effondre en pré­pa­rant « l’après », car cette socié­té se carac­té­rise pré­ci­sé­ment par la des­truc­tion de tout « après » pos­sible, ou tout au moins de tout après sou­hai­table. Seules une insur­rec­tion mon­diale, une résis­tance vio­lente et non-vio­lente sys­té­ma­tiques – notam­ment face à ces orga­ni­sa­tions mafieuses et cri­mi­nelles que l’on appelle des « États » – et une trans­for­ma­tion pro­fonde des rap­ports sociaux peuvent sau­ver ce qui peut encore l’être. Et il y a mal­gré tout encore beau­coup à sau­ver ; de nom­breux degrés, des mil­lions d’espèces, la vie de mil­liards de frères humains et de « cou­sins à plumes et à four­rure », la beau­té du monde loin d’avoir dis­pa­ru, etc.

Des mili­tants amé­rin­diens qui s’op­posent à la construc­tion d’un oléo­duc aux Etats-Unis.

Tu ne penses donc pas, à l’instar de Cyril Dion, Isa­belle Delan­noy, Maxime de Ros­to­lan, etc., qu’il soit pos­sible d’opérer une tran­si­tion éco­lo­gique, une sorte de trans­for­ma­tion ver­tueuse de la socié­té indus­trielle capi­ta­liste qui la ren­drait éco­lo­gique et démo­cra­tique (au moyen de « sym­bioses indus­trielles », de nou­velles tech­no­lo­gies plus effi­cientes et plus vertes, de pro­cé­dés de recy­clage tou­jours plus pous­sés, de l’introduction de quelques « élé­ments de démo­cra­tie directe comme le Réfé­ren­dum d’Initiative Citoyenne ou le tirage au sort dans nos démo­cra­ties » qui les ren­draient subi­te­ment réel­le­ment démo­cra­tiques, etc.) ?

Il n’est bien évi­dem­ment pas pos­sible de trans­for­mer la socié­té indus­trielle et capi­ta­liste en une socié­té durable et « verte » ! Toutes les expé­riences menées jusqu’à pré­sent pour sub­sti­tuer une res­source à une autre afin de péren­ni­ser une pra­tique de consom­ma­tion quel­conque se sont avé­rées désas­treuses. Les bio-car­bu­rants, cen­sés ver­dir la mobi­li­té moto­ri­sée et la rendre « sou­te­nable », créent de graves pro­blèmes de défo­res­ta­tion et sti­mulent des mono­cul­tures dévas­ta­trices pour les sols et pour la bio­di­ver­si­té. Le bilan de la voi­ture élec­trique est de plus en plus cala­mi­teux. Le plas­tique est un poi­son pour la pla­nète, mais les bio-plas­tiques qui pré­tendent s’y sub­sti­tuer (le maga­sin Car­re­four à côté de chez moi en est d’ores et déjà plein) ne feront sans doute que dépla­cer le pro­blème, puisqu’il fau­dra selon toute vrai­sem­blance exploi­ter et détruire des milieux pour four­nir les matières pre­mières néces­saires à leur fabrication.

Mais la super­che­rie la plus dan­ge­reuse consiste évi­dem­ment à faire croire qu’il serait pos­sible de conser­ver un même niveau de consom­ma­tion éner­gé­tique – ce qui revient à dire un même « niveau de vie » tant l’énergie est à la base de notre vie maté­rielle – en pas­sant des com­bus­tibles fos­siles aux éner­gies dites « renou­ve­lables ». N’oublions pas que c’est en par­tie pour pal­lier la défo­res­ta­tion pro­vo­quée par un sys­tème éner­gé­tique fon­dé sur la com­bus­tion du bois que les éner­gies fos­siles se sont déve­lop­pées en Europe au XIXe siècle, avec les consé­quences que l’on sait désor­mais. Et l’on vou­drait aujourd’hui nous faire croire que les renou­ve­lables vont pal­lier effi­ca­ce­ment le réchauf­fe­ment cli­ma­tique pro­vo­qué par la com­bus­tion de ces éner­gies fos­siles. Or le déve­lop­pe­ment indus­triel du solaire et de l’éolien risque au contraire d’aggraver lui aus­si la crise éco­lo­gique, car sans décrois­sance de la consom­ma­tion, aucune source d’énergie ne sau­rait être durable. Nous savons d’ores et déjà que le solaire et l’éolien sont très gour­mands en métaux, qu’ils impliquent donc des pra­tiques d’extraction minières très des­truc­trices pour la nature, et qu’ils ont éga­le­ment besoin de sur­faces immenses pour s’implanter (sou­vent, l’appropriation de ces sur­faces se fait au détri­ment des com­mu­nau­tés humaines qui y vivent, par exemple au Mexique, dans l’isthme de Tehuan­te­pec, où un conflit violent oppose les pay­sans à un com­plexe éolien).

Dans une inter­view récente, Jean-Marc Jan­co­vi­ci sou­ligne que d’un strict point de vue éco­lo­gique (si l’on met de côté le pro­blème des catas­trophes nucléaires…), l’énergie nucléaire est beau­coup moins des­truc­trice que les éner­gies « renou­ve­lables », car à niveau de pro­duc­tion égale, elle requiert infi­ni­ment moins de métaux et de sur­face pro­duc­tive (une cen­trale nucléaire occupe infi­ni­ment moins de place qu’un com­plexe solaire ou éolien). Il en conclut qu’il faut tout miser sur le nucléaire, ce qui n’est évi­dem­ment pas mon cas… Mais sa réflexion a au moins le mérite de mon­trer à quel point il serait naïf que le mou­ve­ment éco­lo­giste place aujourd’hui tous ses espoirs en une tran­si­tion éner­gé­tique dont le prin­ci­pal mot d’ordre serait l’investissement mas­sif dans les sources d’énergie décar­bo­nées, que cet inves­tis­se­ment se fasse dans le cadre d’initiatives pri­vées ou dans le cadre d’une pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique éta­tique. Cette naï­ve­té est dan­ge­reuse, car à son insu, en vou­lant « sau­ver le cli­mat », le mou­ve­ment éco­lo­giste contri­bue­rait ain­si en réa­li­té à sau­ver, au moins tem­po­rai­re­ment, un capi­ta­lisme mori­bond, en lui per­met­tant d’enclencher une nou­velle phase d’accumulation pré­ten­du­ment « verte ». Les consé­quences éco­lo­giques de celle-ci seraient d’autant plus dévas­ta­trices qu’elle serait démo­bi­li­sa­trice ; elle don­ne­rait à beau­coup d’entre nous le sen­ti­ment que tout est, enfin, en train de chan­ger, pour que fina­le­ment rien ne change, et que l’on retrouve au bout du che­min le même capi­ta­lisme des­truc­teur et auto-des­truc­teur de toujours.

Main­te­nant, à la ques­tion « que faire ? », je n’ai évi­dem­ment pas de réponse toute faite. Décroître évi­dem­ment. Mais com­ment et jusqu’où ? Serge Latouche sou­tient que le niveau de vie moyen des Fran­çais dans les années 1960 serait uni­ver­sa­li­sable dans les limites de la Terre, ce qui implique à l’échelle du monde une dés­in­dus­tria­li­sa­tion par­tielle de l’économie et une impor­tante re-rura­li­sa­tion. D’autres, dont tu fais par­tie, pensent que seule une dés­in­dus­tria­li­sa­tion inté­grale de la socié­té pour­rait nous sau­ver. Moi, à vrai dire, je n’en sais rien, et je pense que seuls des tâton­ne­ments et des expé­ri­men­ta­tions sociales et poli­tiques pour­ront nous dire jusqu’où aller dans la sobrié­té maté­rielle… Ce qui est cer­tain, c’est que jusqu’à pré­sent, aucune expé­rience d’alternative au capi­ta­lisme (zapa­tisme, ZAD, Roja­va, etc.) n’est véri­ta­ble­ment par­ve­nue à mettre en place des infra­struc­tures éner­gé­tiques auto­nomes et décentralisées.

La décrois­sance

Oui. Cela dit, je n’en­cou­rage pas une dés­in­dus­tria­li­sa­tion inté­grale « pour nous sau­ver », mais plu­tôt le déman­tè­le­ment de la socié­té indus­trielle, l’ar­rêt de toutes les acti­vi­tés nui­sibles pour la vie sur Terre (pas pour nous sau­ver nous spé­ci­fi­que­ment). Par ailleurs, j’apprécie beau­coup Serge Latouche, ses tra­vaux sont très riches, très inté­res­sants, et ses remarques sou­vent per­ti­nentes, mais lorsqu’il affirme ça (« le niveau de vie moyen des Fran­çais dans les années 1960 serait uni­ver­sa­li­sable dans les limites de la Terre »), fran­che­ment, je ne com­prends pas. En 1960, en France, on consom­mait 72 TWh d’électricité, contre 478 en 2018. On consom­mait donc bien moins (près de 7 fois moins) d’électricité à l’époque, soit. Mais on consom­mait en revanche 70 Mt de char­bon contre 20 Mt aujourd’hui. Et dans l’ensemble, par habi­tant, on ne consom­mait qu’un peu plus de deux fois moins d’énergie à l’époque (1 699 kg d’équivalent pétrole contre 3 690 en 2015). L’écart n’est pas colos­sal. En outre, en 1960, plus de 50 % de la popu­la­tion est urbaine (on dépasse les 50 % d’urbains dès 1931 en France), donc, « une re-rura­li­sa­tion impor­tante », pas néces­sai­re­ment. Par ailleurs, comme le for­mule un dos­sier de l’INSEE : « au début des années 1960, la main‑d’œuvre est très majo­ri­tai­re­ment mas­cu­line, plu­tôt ouvrière et peu qua­li­fiée. Sou­vent, seul le chef de ménage exerce une acti­vi­té hors du domi­cile. C’est le règne de la grande entre­prise indus­trielle mar­quée par une orga­ni­sa­tion du tra­vail de type for­diste ou tay­lo­rien. » Exem­plaire. Et pour­tant Serge Latouche affirme qu’en 1960 le Fran­çais moyen est un modèle de sou­te­na­bi­li­té. Sau­rais-tu expli­quer pour­quoi il affirme ça ? Et puis, si on conti­nue avec ce que pré­co­nise Latouche, penses-tu qu’une « dés­in­dus­tria­li­sa­tion par­tielle », donc une socié­té par­tiel­le­ment indus­trielle, pour­rait de quelque manière abou­tir à une socié­té sou­te­nable et démocratique ?

Autre ques­tion : tu affirmes qu’aucune « expé­rience d’alternative au capi­ta­lisme […] n’est véri­ta­ble­ment par­ve­nue à mettre en place des infra­struc­tures éner­gé­tiques auto­nomes et décen­tra­li­sées ». Qu’en est-il des quelques socié­tés qui, à tra­vers le globe, vivent encore de manière non-indus­trielle, hors du capi­ta­lisme (quelques com­mu­nau­tés au Bré­sil, ou dans des mon­tagnes en Colom­bie, d’autres en Afrique, en Asie, en Océa­nie) ? Et de toutes celles qui à tra­vers l’histoire y par­ve­naient ? (Ou est-ce que par infra­struc­tures éner­gé­tiques auto­nomes et décen­tra­li­sées tu enten­dais hau­te­ment technologiques ?)

À vrai dire, je men­tion­nais cette date avan­cée par Latouche parce qu’elle fait par­tie des réponses appor­tées à la ques­tion : « jusqu’où décroître ? » en l’occurrence par l’un des théo­ri­ciens les plus impor­tants de l’écologie poli­tique en France. Je pense que c’est une façon un peu gros­sière uti­li­sée par Latouche pour bot­ter en touche l’idée selon laquelle la décrois­sance impli­que­rait un « retour à l’âge de pierre ». Mais il est évident que la tra­jec­toire de la France dans les années 1960, celle d’un déve­lop­pe­ment éco­no­mique for­ce­né, ne per­met guère d’en faire un modèle de soutenabilité…

Lorsque j’affirme qu’aucune expé­rience d’alternative au capi­ta­lisme n’est véri­ta­ble­ment par­ve­nue à mettre en place des infra­struc­tures éner­gé­tiques auto­nomes et décen­tra­li­sées, je parle évi­dem­ment d’expériences de résis­tance conscientes menées par des col­lec­tifs dont la vie quo­ti­dienne intègre déjà l’usage d’énergies pro­duites par des infra­struc­tures indus­trielles. Jusqu’à pré­sent, ces col­lec­tifs n’ont pas réus­si à atteindre un niveau de décrois­sance éner­gé­tique tel qu’ils pour­raient se pas­ser de ces der­nières (au Chia­pas, si je ne me trompe pas, l’électricité est pira­tée par les com­mu­nau­tés zapa­tistes, et non pas pro­duite par eux de façon auto­nome) ; disons que la « sou­ve­rai­ne­té éner­gé­tique » semble plus dif­fi­cile à réa­li­ser que la « sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire ». Par contre, il existe en effet aujourd’hui encore un cer­tain nombre de groupes humains qui vivent sans élec­tri­ci­té (même si ces groupes n’ont pas le vent en poupe…), et telle a évi­dem­ment été la règle pen­dant la majeure par­tie de l’histoire humaine.

Enfin, concer­nant la ques­tion de la dés­in­dus­tria­li­sa­tion, je répète que je n’ai pas vrai­ment de réponse à cette ques­tion, qui me semble sou­le­ver des pro­blèmes d’une com­plexi­té abys­sale… D’une part, on n’ef­face pas des siècles de pro­ces­sus d’étatisation, de mar­chan­di­sa­tion et de tech­no­lo­gi­sa­tion de la vie quo­ti­dienne en un revers de main ; on ne passe pas du niveau d’hétéronomie maxi­mal qui est aujourd’hui le nôtre (une dépen­dance qua­si-totale aux réseaux mar­chands et à leurs struc­tures tech­no­lo­giques pour la satis­fac­tion de nos besoins, une emprise sans pré­cé­dent de l’État sur l’organisation de notre vie col­lec­tive, etc.) à une situa­tion d’autonomie abso­lue, où des com­mu­nau­tés humaines reter­ri­to­ria­li­sées pour­raient satis­faire la qua­si-inté­gra­li­té de leurs besoins de façon indé­pen­dante. D’autre part, l’on peut se deman­der si une socié­té tota­le­ment desin­dus­tria­li­sée peut satis­faire les besoins de base de bien­tôt 10 mil­liards d’êtres humains. Si l’on répond par la néga­tive à cette inter­ro­ga­tion, cela pose en retour l’épineuse ques­tion de la décrois­sance démo­gra­phique, et comme nous ne sommes évi­dem­ment pas favo­rables aux méthodes vio­lentes (éli­mi­na­tion de cen­taines ou de mil­liards d’êtres humains par la famine ou la mala­die) et coer­ci­tives, on ne voit pas trop com­ment celle-ci pour­rait adve­nir, si ce n’est au terme d’un effon­dre­ment qui n’aurait rien de réjouis­sant non plus…

Mais sans doute faut-il aus­si se deman­der quel sens nous don­nons au terme « auto­no­mie ». Si par auto­no­mie nous enten­dons la sup­pres­sion de toutes les média­tions sociales, tech­no­lo­giques et poli­tiques, la réap­pro­pria­tion par des com­mu­nau­tés locales de l’intégralité de leurs condi­tions d’existence, et si nous consi­dé­rons que seule la créa­tion d’une socié­té auto­nome en ce sens pour­ra nous sau­ver, alors très fran­che­ment je pense que nous pou­vons dire adieu au salut, car il est rigou­reu­se­ment impos­sible qu’une telle socié­té advienne à l’échelle mon­diale au cours des pro­chaines décen­nies. Comme André Gorz, je pense qu’il ne s’agit pas pour l’instant de « sup­pri­mer tout ce par quoi la socié­té est un sys­tème dont le fonc­tion­ne­ment n’est pas entiè­re­ment contrô­lable par les indi­vi­dus ni réduc­tible à leur volon­té com­mune. Il s’agit plu­tôt de réduire l’empire du sys­tème et de le sou­mettre au ser­vice et au contrôle des formes d’activité sociale et indi­vi­duelle auto­dé­ter­mi­nées ». Le rap­port de force nous est défa­vo­rable, nous devons adop­ter une pos­ture défen­sive et mul­ti­plier les contre-pouvoirs.

Mani­fes­ta­tion contre le pro­jet du com­plexe Euro­pa­ci­ty, le 21 mai 2017 à Gonesse.

Des popu­la­tions sont inver­se­ment pas­sées d’une indé­pen­dance totale vis-à-vis de la civi­li­sa­tion indus­trielle à une dépen­dance com­plète en quelques années ou décen­nies. Bien sûr, on ne recons­truit pas for­cé­ment aus­si vite que l’on démo­lit. Mais est-ce un pro­blème d’impossibilité ou d’improbabilité ? Cela dit, je suis d’accord avec toi, je ne pense pas que cela puisse ou doive consti­tuer un objec­tif. Cela étant, on pour­rait consi­dé­rer que le mou­ve­ment éco­lo­giste est sur la défen­sive depuis déjà des années. L’organisation Deep Green Resis­tance estime que nous devrions pas­ser à l’offensive, en fai­sant en sorte de pré­ci­pi­ter l’effondrement de la socié­té indus­trielle (et rap­pelle au pas­sage que cet effon­dre­ment ne sera de toute façon pas immé­diat, mais gra­duel, qu’il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter d’une héca­tombe sou­daine), notam­ment en per­tur­bant, blo­quant ou sabo­tant ses points infra­struc­tu­rels névral­giques. Le rap­port de force nous est défa­vo­rable, mais la socié­té indus­trielle est tech­ni­que­ment assez fra­gile, son fonc­tion­ne­ment pour­rait être fon­ciè­re­ment per­tur­bé par des acti­vistes qui n’auraient pas besoin d’être des mil­lions (une limace, à elle seule, a para­ly­sé de nom­breuses lignes fer­ro­viaires au Japon, une chouette armée de rien d’autre que de quelques miettes de pain a per­tur­bé le fonc­tion­ne­ment de l’accélérateur de par­ti­cules du CERN, etc.). L’idée n’étant pas que cela se pro­duise demain matin, mais que cela devienne l’objectif d’un mou­ve­ment qui se consti­tue­rait au cours des pro­chaines années, en s’appuyant sur une culture de résis­tance, et donc sur le déve­lop­pe­ment d’activités de sub­sis­tances, d’institutions alter­na­tives. Qu’en penses-tu ?

Tu as rai­son de sou­li­gner qu’il y a une para­doxale fra­gi­li­té dans la puis­sance tech­no­lo­gique déployée par la socié­té indus­trielle, car cette puis­sance dépend inté­gra­le­ment de réseaux d’infrastructures peu rési­lients et qu’un rien peut grip­per, comme le montrent les exemples à la fois comiques et réjouis­sants que tu cites, celui de la limace et de la chouette. À titre per­son­nel, je pense qu’il faut pri­vi­lé­gier la défense des socié­tés dont l’organisation sociale et poli­tique demeure encore aujourd’hui au moins par­tiel­le­ment indé­pen­dante du capi­ta­lisme indus­triel (les popu­la­tions indi­gènes et la pay­san­ne­rie des pays du Sud), tout en sti­mu­lant et en défen­dant sys­té­ma­ti­que­ment, dans les pays du Nord, les mou­ve­ments qui cherchent à recréer des espaces auto­nomes là où ceux-ci ont été inté­gra­le­ment détruits ou presque (on pense évi­dem­ment aux ZAD). C’est dans un tel contexte, où une auto­no­mie concrète et nou­velle serait adve­nue à une échelle signi­fi­ca­tive, que des actions de sabo­tage d’envergure (qui ne se conten­te­raient plus sim­ple­ment de s’en prendre à des grands pro­jets inutiles nou­veaux, mais s’attaqueraient éga­le­ment à des infra­struc­tures déjà anciennes) pour­raient avoir un sens. Autre­ment, elles ris­que­raient, comme tu l’as toi-même remar­qué, de plon­ger d’importantes franges de la popu­la­tion dans une situa­tion de grande pré­ca­ri­té et vulnérabilité.

C’est une ques­tion simi­laire qui se pose à pro­pos du tra­vail sala­rié, qui est un des piliers de notre socié­té. Dans de nom­breuses cir­cons­tances, des acti­vi­tés éco­no­miques éco­lo­gi­que­ment des­truc­trices sont défen­dues, y com­pris par des popu­la­tions qui vont en subir les effets, parce qu’elles créent des « emplois », parce qu’elles four­nissent du « tra­vail ». Le pro­blème posé par ces situa­tions est plus épi­neux qu’il n’y paraît, car il révèle dans le fond l’une des contra­dic­tions les plus dif­fi­ciles à résoudre dans la pers­pec­tive d’une trans­for­ma­tion radi­cale de la socié­té : com­ment faire en sorte que les acti­vi­tés pro­duc­tives qui nous per­mettent de sur­vivre à court terme (en nous offrant des moyens de sub­sis­tance pour nous nour­rir, nous soi­gner, nous loger, etc.) ne soient plus des acti­vi­tés qui menacent notre sur­vie à moyen et long terme en détrui­sant les condi­tions d’habitabilité de la Terre ? Com­ment recou­vrer des moyens de sub­sis­tance qui nous libèrent de la dépen­dance à un « tra­vail » presque tou­jours ravageur ?

A pro­pos du tra­vail : https://www.partage-le.com/2016/02/lideologie-du-travail-par-jacques-ellul/

Je vou­drais reve­nir sur un para­graphe de l’introduction de ton livre Après le capi­ta­lisme :

« Bien qu’elle affecte dura­ble­ment de nom­breux éco­sys­tèmes, espèces et com­po­santes de la nature, et si nous sommes par ailleurs convain­cus qu’il est néces­saire d’accorder à ceux-ci une valeur intrin­sèque, indé­pen­dante de l’utilité qu’ils pré­sentent pour les êtres humains, cette crise n’est cepen­dant pas une crise de la nature. À l’échelle du temps long de l’histoire, la capa­ci­té de la Terre à se régé­né­rer et à se réin­ven­ter n’est pas mena­cée. Ce qui est mena­cé, c’est la capa­ci­té des éco­sys­tèmes à s’autorégénérer à un rythme suf­fi­sam­ment rapide pour que la Terre puisse conti­nuer à être habi­table pour les êtres humains. Car même la durée de vie des déchets nucléaires, qui s’étend pour cer­tains sur plu­sieurs cen­taines de mil­liers d’années, ce qui est évi­dem­ment consi­dé­rable à l’échelle de l’histoire humaine, n’est rien à l’échelle des temps géo­lo­giques. Cette crise est une crise de l’humanité ou, pour le dire autre­ment, de la civilisation. »

D’un côté tu rap­pelles que tous les êtres vivants ont une valeur intrin­sèque — ce que le mou­ve­ment éco­lo­giste grand public tend à oublier, ou à igno­rer — mais de l’autre tu réduis le vivant à du quan­ti­ta­tif, avec l’idée que « la capa­ci­té de la Terre à se régé­né­rer et à se réin­ven­ter n’est pas mena­cée », une manière de dire, « de la vie, il en res­te­ra », comme on dirait du beurre ou de l’argent — et tu rejoins ici une pers­pec­tive assez répan­due dans le mou­ve­ment éco­lo­giste grand public, selon laquelle c’est l’humanité qu’il faut sau­ver, une pers­pec­tive très anthro­po­cen­trée. Pour­tant, ce qui est mena­cé, c’est aus­si la sur­vie, l’existence d’innombrables espèces, des indi­vi­dus spé­ci­fiques qui les com­posent, et des com­mu­nau­tés natu­relles dans les­quelles ils s’inscrivent (pour employer une expres­sion moins fonc­tion­na­liste qu’éco­sys­tème). C’est l’habitabilité de la Terre pour tous les êtres qui la peuplent actuel­le­ment (pas seule­ment les humains). Les cou­rants éco­lo­gistes dans les­quels je me retrouve le plus s’appuient sur des éthiques bio­cen­tristes ou éco­cen­tristes. Leurs sys­tèmes de valeurs ne placent pas l’être humain au som­met d’une hié­rar­chie du vivant, et ils ne sont pas ame­nés à consi­dé­rer que le plus impor­tant est de pré­ser­ver et per­pé­tuer l’espèce humaine (ou de « satis­faire les besoins de base de bien­tôt 10 mil­liards d’êtres humains »). Tu as tra­duit des auteurs qui dis­cutent des dif­fé­rentes « éthiques envi­ron­ne­men­tales » (comme Cal­li­cott), aus­si je vou­drais que tu m’expliques ton choix, ta perspective.

Tu es déci­dé­ment un lec­teur atten­tif de mon livre car tu pointes là une contra­dic­tion dans ma réflexion, qui ne m’a pas échap­pé et qui est un des pas­sages ratés du livre, où je n’ai pas vrai­ment réus­si à dire ce que je vou­lais dire. Ayant tra­duit Cal­li­cott, Rol­ston, Naess, pro­chai­ne­ment Val Plum­wood, je suis proche moi aus­si de ces éthiques éco­cen­trées que tu men­tionnes, aux yeux des­quelles la nature a une valeur intrin­sèque, indé­pen­dam­ment des inté­rêts qu’elle pré­sente pour les êtres humains, qui ne doivent pas être consi­dé­rés comme les « sei­gneurs » ou les « som­mets » du cos­mos. Par ailleurs, tu as par­fai­te­ment rai­son de sou­li­gner que la crise éco­lo­gique menace aujourd’hui les condi­tions d’habitabilité de la Terre non seule­ment pour les humains, mais aus­si pour des myriades d’espèces et de spé­ci­mens de plantes et d’animaux. Ceci étant dit, et c’est un point sur lequel je ne suis pas for­cé­ment d’accord avec DGR, je ne pense pas que la pla­nète ou le vivant soient en dan­ger : un cer­tain état du vivant est effec­ti­ve­ment mena­cé, sa puis­sance est amoin­drie et cet amoin­dris­se­ment crée en retour, pour nombre d’humains et de non-humains, la vul­né­ra­bi­li­té extrême que je viens d’évoquer. Mais les dyna­miques éco­lo­giques et les tra­jec­toires évo­lu­tives du vivant sont tou­jours bel et bien là, plus puis­santes et plus rési­lientes que nous ne le serons jamais en tant qu’espèce. Quand bien même les pires pers­pec­tives éco­lo­giques advien­draient, la vie sur Terre repar­ti­ra, sans nous peut-être et sans un nombre incal­cu­lable d’espèces empor­tées par notre vora­ci­té, mais elle ne tar­de­rait sans doute guère, du moins à son échelle tem­po­relle, à pros­pé­rer à nou­veau, sous une forme nouvelle.

Mais pour appro­fon­dir la ques­tion de l’anthropocentrisme, je pense mal­gré tout que le sché­ma clas­sique de l’éthique envi­ron­ne­men­tale anglo-saxonne mérite d’être cri­ti­qué, car d’une cer­taine façon, il repro­duit le « grand récit » moderne d’une huma­ni­té uni­fiée triom­phant de la nature. Il en inverse sim­ple­ment le sens : il ne le célèbre pas, il le déplore. Pour­tant, le dua­lisme homme/nature qui carac­té­rise en grande par­tie la phi­lo­so­phie moderne s’accompagne dès l’origine d’une scis­sion, au sein de l’humanité elle-même, entre les indi­vi­dus et les groupes asso­ciés à la nature, ou sup­po­sés en être res­tés proches, et ceux dont on sup­pose au contraire qu’ils s’en sont éman­ci­pés. La nature ayant été onto­lo­gi­que­ment consti­tuée comme une sphère infé­rieure que l’humanité est appe­lée à domi­ner et à exploi­ter, c’est en toute logique que la domi­na­tion de cer­tains groupes d’êtres humains a sys­té­ma­ti­que­ment été légi­ti­mée au pré­texte que ceux-ci étaient plus « proches » de la nature. En d’autres termes, à l’âge moderne, la nature a consti­tué à bien des égards ce que l’on pour­rait nom­mer la gram­maire de la domi­na­tion. Elle a été le réfé­rent séman­tique et la source ultime de légi­ti­ma­tion idéo­lo­gique de l’exploitation des groupes « gen­rés » et « raci­sés », soit de façon directe, comme lorsque les popu­la­tions indi­gènes de la Nou­velle-Espagne étaient dési­gnées comme des natu­rales, soit de façon indi­recte, lorsqu’un groupe spé­ci­fique d’êtres humains – sou­vent les femmes – a été mar­gi­na­li­sé en étant asso­cié à l’une des sous-caté­go­ries de la nature (le corps, les émo­tions, etc.).

Cepen­dant, si le concept d’anthropocentrisme peut être équi­voque, ce n’est pas seule­ment parce qu’il recouvre la scis­sion qui sépare, au sein de l’humanité, les groupes domi­nants « éman­ci­pés » de la nature et les groupes domi­nés asso­ciés à la nature. Quand bien même l’humanité ne serait pas frac­tu­rée, divi­sée et hié­rar­chi­sée en classes, en genres et en races, quand bien même l’humanité s’émanciperait de la nature dans le cadre d’une socié­té stric­te­ment éga­li­taire, l’humain qui « triomphe » dans l’anthropocentrisme moderne est un humain uni­di­men­sion­nel et atro­phié. Car en ins­ti­tuant un rap­port au monde fon­dé sur la domi­na­tion et l’instrumentalisation, il réduit éga­le­ment l’humain à son agir tech­nique et éco­no­mique, occul­tant par là-même les autres poten­tia­li­tés de son être, qu’elles soient sociales, poé­tiques ou spi­ri­tuelles, que l’on peut à bon droit consi­dé­rer comme plus fon­da­men­tales, ou tout au moins d’une impor­tance égale.

Consi­dé­rons une forêt. Pour un pro­me­neur ou un pèle­rin par une chaude jour­née d’été, celle-ci et les tor­rents ou rivières qui la tra­versent éven­tuel­le­ment sont une source de fraî­cheur et d’ombre. Pour un groupe d’enfants, la pos­si­bi­li­té d’une immense par­tie de cache-cache. Pour une bota­niste ou un éco­logue non inféo­dé à une vision quan­ti­ta­tive de la nature, le lieu d’une étude minu­tieuse du vivant et de son foi­son­ne­ment. Pour un ermite amé­ri­cain au XIXe siècle ou un poète chi­nois dans la dynas­tie des Tang, le lieu d’un recueille­ment et d’une concen­tra­tion silen­cieuse de l’esprit. Pour un cueilleur de cham­pi­gnons ou de plantes sau­vages, un espace char­nel com­plexe où ses mul­tiples quêtes com­posent autant de traces et d’itinéraires qu’il se plaît à répé­ter d’année en année. Pour un révo­lu­tion­naire ou autre­fois un esclave, la pos­si­bi­li­té d’une gué­rilla ou d’un qui­lom­bo. Pour un cer­tain type de chré­tien ou de musul­man, la mani­fes­ta­tion théo­pha­nique de Dieu. Pour un cha­man enfin, qu’il vive en Sibé­rie ou en Ama­zo­nie, un uni­vers peu­plé d’esprits tan­tôt bien­veillants et tan­tôt mal­veillants. Mais pour un cer­tain type d’être humain, la forêt n’est rien d’autre qu’une quan­ti­té de bois ou de car­bone dont il faut cal­cu­ler les stocks et la ren­ta­bi­li­té à l’exclusion de toute autre consi­dé­ra­tion, de tout autre usage. Éri­gé en norme, ce rap­port pure­ment ins­tru­men­tal se pré­sente qui plus est comme le moteur d’une dyna­mique civi­li­sa­tion­nelle aus­si ver­tueuse que néces­saire, et vis-à-vis de laquelle aucun écart n’est per­mis. C’est en ce sens qu’il est impré­cis, ou tout au moins insuf­fi­sant de par­ler d’anthropocentrisme pour carac­té­ri­ser l’attitude moderne face à la nature.

Point de réduc­tion de la nature à sa valeur ins­tru­men­tale sans réduc­tion de l’être humain à son agir ins­tru­men­tal. C’est que la domi­na­tion, quand bien même elle pré­tend sépa­rer et hié­rar­chi­ser, n’en demeure pas moins une rela­tion affec­tant les deux termes qu’elle implique : « le dua­lisme est un pro­ces­sus au sein duquel le pou­voir déter­mine l’identité et déforme l’identité des deux par­ties de l’entité qu’il sépare », écrit Val Plum­wood. Pour résu­mer tout ça de façon simple, je pense que j’aurais sou­hai­té dire dans le livre qu’un éco­cen­trisme bien com­pris tient compte de l’humain et de ses inté­rêts, car l’humain est un vivant par­mi d’autres vivants. Et réci­pro­que­ment, un anthro­po­cen­trisme bien com­pris ne pour­rait fina­le­ment débou­cher que sur un éco­cen­trisme, car les humains ne peuvent sur­vivre et s’épanouir qu’à condi­tion de res­pec­ter la com­mu­nau­té des vivants dont ils font par­tie et sans laquelle ils ne sont rien.

Un des livres que Pierre a traduits.

Très inté­res­sant. Je te rejoins en ce qui concerne l’anthropocentrisme. Cela dit, lorsque DGR parle de « sau­ver la pla­nète », c’est le plus sou­vent un abus de lan­gage pour par­ler des espèces actuel­le­ment vivantes, des indi­vi­dus qui les com­posent et des com­mu­nau­tés natu­relles qu’elles forment — même si cer­tains parlent d’un scé­na­rio Vénus, aus­si impro­bable soit-il, qui pour­rait mena­cer la conti­nua­tion de la vie sur Terre, et même si on ne sait pas grand-chose des consé­quences poten­tielles de la nucléa­ri­sa­tion crois­sante du monde, et des futures expé­ri­men­ta­tions de savant fou que la civi­li­sa­tion indus­trielle pour­rait entre­prendre à l’avenir. Et puis, le fait que ce ne soit qu’un cer­tain état du vivant qui soit mena­cé et non pas l’existence même de la vie devrait-il chan­ger quelque chose ?

Lévi-Strauss esti­mait qu’un « huma­nisme bien ordon­né ne com­mence pas par soi-même, mais place le monde avant la vie, la vie avant l’homme ; le res­pect des autres êtres avant l’a­mour-propre », et que « l’homme, com­men­çant par res­pec­ter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se met­trait à l’a­bri du risque de ne pas res­pec­ter toutes les formes de vie au sein de l’hu­ma­ni­té même ». Il me semble que cela rejoint la pers­pec­tive de DGR. DGR estime donc que l’objectif prin­ci­pal consiste à mettre un terme à la des­truc­tion de ces espèces, indi­vi­dus et com­mu­nau­tés natu­relles par la civi­li­sa­tion indus­trielle, qui, en outre, est un enfer pour une bonne par­tie de ses propres membres. Tu for­mules de brefs aper­çus dans tes réponses, mais je vou­drais quand même te poser la ques­tion pour que tu puisses déve­lop­per : quel devrait-être, selon toi, l’objectif prin­ci­pal du mou­ve­ment écologiste ?

Détruire l’intégralité du parc auto­mo­bile mon­dial pour com­men­cer (sans oublier les motos). Non, blague à part (même si la dis­pa­ri­tion des bagnoles doit évi­dem­ment être un objec­tif impor­tant !), et en res­tant à un niveau assez abs­trait et géné­ral, je pense que le mou­ve­ment éco­lo­giste doit se fixer pour objec­tif la créa­tion d’une socié­té qui cesse de détruire la bio­sphère telle que nous la connais­sons aujourd’hui, d’annihiler les condi­tions d’habitabilité de la Terre. Pour cela, il est évi­dem­ment indis­pen­sable de résis­ter à l’agressivité crois­sante du capi­ta­lisme et des États sur les ter­ri­toires, aux pra­tiques extrac­ti­vistes et aux grands pro­jets inutiles (ils le sont presque tous). Paral­lè­le­ment, comme nous l’avons déjà sou­li­gné, mul­ti­plier la construc­tion d’espaces auto­nomes, libé­rés de la tyran­nie éta­tique et mar­chande. C’est une réponse un peu vague, mais je n’ai pas vrai­ment pré­ten­tion à être un théo­ri­cien « stra­tège » de l’écologie poli­tique, et à défi­nir avec pré­ci­sion quels devraient être ses objectifs.

Mais je crois aus­si qu’il est pri­mor­dial que le mou­ve­ment éco­lo­giste appro­fon­disse ses liens avec les autres mou­ve­ments en lutte contre des formes de domi­na­tion – fémi­nisme, anti-racisme, ani­ma­lisme, etc. Car non seule­ment l’histoire humaine est l’histoire des rap­ports de domi­na­tion, mais la domi­na­tion des humains sur la nature et la domi­na­tion de cer­tains groupes humains par d’autres sont pro­fon­dé­ment liées ; elles font sys­tème, comme l’ont sou­li­gné cha­cun à leur façon Mur­ray Book­chin, l’éco-féminisme et le pri­mi­ti­visme. Ce sys­tème de domi­na­tion légi­time, à divers degrés, l’appropriation vio­lente des corps-objets de tous les êtres appar­te­nant à l’une des caté­go­ries domi­nées, que ce soit pour les exploi­ter, pour en jouir ou, dans cer­taines cir­cons­tances, pour les détruire et les éli­mi­ner. Appro­pria­tion du corps des femmes exploi­tées, pros­ti­tuées, vio­lées ou assas­si­nées, tant dans la sphère domes­tique que dans la sphère publique. Appro­pria­tion du corps des tra­vailleurs exploi­tés dans des usines ou des plan­ta­tions. Appro­pria­tion du corps des ani­maux éle­vés dans des fermes-usines avant d’être conduits à l’abattoir. Et lorsque cer­taines popu­la­tions habitent des ter­ri­toires convoi­tés pour leur richesse (minière, agri­cole, tou­ris­tique, etc.), l’appropriation/expropriation des corps humains se double de l’appropriation des corps-ter­ri­toires et de leurs popu­la­tions ani­males. Il est impen­sable de créer un lien plus hori­zon­tal avec le monde vivant autre qu’humain si l’on ne par­vient pas à mettre à mal les hié­rar­chies qui struc­turent nos socié­tés, et vice versa.

Que penses-tu de la collapsologie ?

Je n’en pense pas grand-chose pour tout dire. J’avais bien aimé le pre­mier livre de Ser­vigne et Ste­vens, Com­ment tout peut s’effondrer. Je trou­vais qu’il offrait une syn­thèse et un pano­ra­ma sti­mu­lants et clairs des mul­tiples dys­fonc­tion­ne­ments et désastres qui guettent notre socié­té. Par contre, je n’ai pas lu le der­nier qui a été très contro­ver­sé, et visi­ble­ment à juste titre… Dans mon livre j’essaie de m’interroger sur les effets poli­tiques de l’effondrement. Tout pro­nos­tic his­to­rique est évi­dem­ment ris­qué, mais au niveau poli­tique, je pense que cet effon­dre­ment sys­té­mique géné­ra­li­sé pour­rait à son tour don­ner lieu à deux grands scé­na­rios : 1) L’effondrement éco­no­mique ne pro­voque pas d’effondrement poli­tique, mais entraîne au contraire un ren­for­ce­ment de l’État, qui adopte une ges­tion éco-tota­li­taire des res­sources et des popu­la­tions 2) L’État s’effondre en même temps que l’économie, il perd toute capa­ci­té à enca­drer la socié­té et à assu­rer la sécu­ri­té de ses citoyens. Ce deuxième scé­na­rio peut lui-même être sub­di­vi­sé en deux scé­na­rios dis­tincts : 1) L’effondrement de l’État se fait au pro­fit de forces armées paraé­ta­tiques de type mafieux ou ter­ro­riste, qui imposent leur mono­pole sur la ges­tion des res­sources et des popu­la­tions par l’arbitraire et la vio­lence ; 2) Ou, au contraire, les popu­la­tions livrées à elles-mêmes s’auto-organisent et créent tant bien que mal de nou­velles ins­ti­tu­tions sociales sur les ruines de l’ancien monde : c’est la voie convi­viale dans sa ver­sion post-catastrophique.

Remar­quons que ces dif­fé­rents scé­na­rios ne sont nul­le­ment exclu­sifs. Dans cer­tains pays, l’État peut se main­te­nir tan­dis qu’il s’effrite ou s’effondre dans d’autres ; de même, à l’intérieur d’un même ter­ri­toire où l’État tend à recu­ler, la ges­tion mafieuse et l’auto-organisation des popu­la­tions peuvent coha­bi­ter et entrer en com­pé­ti­tion l’une avec l’autre. Dès aujourd’hui, la situa­tion de cer­tains pays peut nous aider à mieux « visua­li­ser » ces scé­na­rios futurs, même si elle ne s’explique pas néces­sai­re­ment par des causes éco­lo­giques et conti­nue à s’inscrire dans le cadre de crises poli­tiques plus clas­siques. Ain­si, au Mexique, la sou­ve­rai­ne­té de l’État est contes­tée à deux niveaux ; d’un côté par les puis­sants car­tels de la drogue qui contrôlent de fac­to un nombre crois­sant de ter­ri­toires et de res­sources, et de l’autre par des mou­ve­ments sociaux comme l’EZLN ou les milices citoyennes d’auto-défense qui ont déci­dé de prendre en main leur des­tin en lut­tant, les armes à la main, contre les exac­tions du crime orga­ni­sé ou des bras armés de l’État (qui sont en réa­li­té sou­vent complices).

Ceci nous confronte évi­dem­ment à la ques­tion de la vio­lence. Cela ne me fait pas plai­sir de le dire et je ne suis moi-même pas fran­che­ment por­té à la vio­lence, mais je n’arrive plus tel­le­ment à voir com­ment il serait pos­sible de sor­tir de cette socié­té sans en pas­ser par la vio­lence, comme le sou­tient d’ailleurs DGR. Et cela ne sera pas néces­sai­re­ment un choix, mais la simple condi­tion de la sur­vie. Au rythme où vont les choses, les per­sonnes « rési­lientes » ne seront pas seule­ment celles qui auront une mai­son à la cam­pagne et un pota­ger en per­ma­cul­ture au fond du jar­din, mais aus­si celles qui auront des armes et sau­ront s’en ser­vir. Quand on voit l’ensauvagement actuel de l’État en France et dans de nom­breux pays, quand on voit que même les actions non-vio­lentes (on pense aux images fortes de la mobi­li­sa­tion Extinc­tion Rebel­lion à Paris, gazée et matra­quée par des hordes de cri­mi­nels en uni­forme) sont de plus en plus répri­mées et cri­mi­na­li­sées, et ce alors que la dété­rio­ra­tion des condi­tions de vie sur Terre, et donc le dur­cis­se­ment des rap­ports de domi­na­tion qui se tissent autour de l’accès aux res­sources et aux richesses, est encore loin d’avoir atteint son acmé, il y a de quoi être inquiets. Disons que la radi­ca­li­sa­tion de l’État et du capi­ta­lisme un peu par­tout appelle notre propre radi­ca­li­sa­tion, elle ne laisse guère de choix…

Tu pré­pares actuel­le­ment un livre sur le pri­mi­ti­visme, pour­rais-tu rapi­de­ment nous en parler ?

Oui bien sûr, je peux en dire briè­ve­ment quelques mots. Je viens de finir l’écriture d’un petit livre sur le pri­mi­ti­visme. Je ne suis moi-même clai­re­ment pas pri­mi­ti­viste, et ce n’est pas l’écriture de ce livre qui m’aura fait chan­ger d’avis tant il appa­raît clai­re­ment, notam­ment à la lec­ture des ouvrages magis­traux d’Alain Tes­tart, que les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs sont et étaient tra­ver­sées par des rap­ports de domi­na­tions extrê­me­ment durs. Néan­moins, même s’il apporte des réponses fausses et sou­vent très idéo­lo­giques, le pri­mi­ti­visme pose des ques­tions pas­sion­nantes et a par­fois aus­si des intui­tions très sti­mu­lantes. S’intéresser à lui, c’est s’interroger sur la façon dont his­to­ri­que­ment les hié­rar­chies sociales et la domi­na­tion du vivant se sont inter­pé­né­trées et fécon­dées mutuel­le­ment. C’est donc in fine s’interroger sur les fon­de­ments théo­riques de l’écologie politique.

Print Friendly, PDF & Email
Total
0
Partages
5 comments
  1. Bon­jour,
    Ce livre est très sti­mu­lant par tous les débats qu’il ouvre, les argu­men­taires qu’il déploie, et par une pos­ture bien sym­pa­thique qui consiste à se gar­der des réponses défi­ni­tives. Sans que cela exclue un enga­ge­ment clair et net.

    Dans ce contexte, j’ai été aba­sour­di par une petite note de bas de page (118) qui cite, à pro­pos des bio­ré­gions, Alain de Benoist, « Elé­ments » et le GRECE, sans le moindre recul cri­tique. Pierre Made­lin igno­rait-il à qui il avait affaire ? Même l’ar­ticle Wiki­pe­dia sur les bio­ré­gions, dans sa ver­sion de fin 2016, sou­li­gnait les ten­ta­tives de récu­pé­ra­tion du concept par l’extrême-droite :
    https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Bior%C3%A9gion&oldid=132199718
    OK, c’é­tait peut-être la seule tra­duc­tion en fran­çais de la parole de Peter Berg, l’in­ven­teur du concept. Mais quand même…
    Alors on va dire que c’est une étour­de­rie de jeu­nesse. Mais à l’oc­ca­sion d’une réédi­tion, il ne serait pas inutile de trou­ver des réfé­rences plus fré­quen­tables. Ou de tra­duire par soi-même Peter Berg.

    1. Je ne connais pas la cita­tion en ques­tion, mais : même un connard peut par­fois dire des trucs vrais ou avoir cer­taines bonnes idées. Soit on s’at­tache à qui le dit, soit à ce qui est dit (tout en fai­sant atten­tion aux éven­tuels inté­rêts cachés). Mais il me semble qu’on a encore le droit de citer qui on veut (quoi que en France, pas sûr), sinon on vire dans le fas­cisme, quand bien même il serait « de gauche ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

Le mouvement pour le climat est mort ! (un compte-rendu de la COP21)

Nous ne pouvons pas continuer à attendre quoi que ce soit des groupes prêts à négocier avec l'état. Nous n'avons pas le temps pour cela. Le militarisme et l'impérialisme climatique sont les forces responsables de la situation des réfugiés climatiques, et du nombre de morts qui ne cesse d'augmenter rapidement. La répression étatique entrave tout progrès réel vers la libération raciale, sociale et environnementale.
Lire

Selon Bill McKibben, les panneaux solaires : « c’est de la magie digne de Poudlard » (par Nicolas Casaux)

À la suite de la diffusion du film Planet of the Humans, réalisé par Jeff Gibbs, et produit par Michael Moore et Ozzie Zehner, dont nous vous proposons ici une version sous-titrée en français, Bill McKibben, le fondateur de l'ONG 350.org, dont l’hypocrisie et la duplicité sont bien exposées dans le documentaire, s’est fendu d’une petite réponse, espérant ainsi limiter les dégâts, ou redorer son blason. L’absurdité de sa réponse appelle quelques remarques sur Bill McKibben et son ONG. [...]
Lire

Covid19, stratégie du choc et accélération de la mutation du système technocapitaliste (par Pièces et main d’oeuvre)

Sans conteste, l’accélération est le maître mot de l’année qui vient de s’écouler. On en trouvera ici nombre d’occurrences, les plus variées qui soient, que nous avons relevées dans les domaines économique, technologique et scientifique, employées en substitut ou en renfort à celui d’innovation. Par exemple, l’accélération de l’innovation. On reconnaît là des mots de la crise à laquelle il faut s’adapter d’urgence – d’où l’accélération – ou périr. [...]