Le texte qui suit est une traduction d’un article initialement publié, en anglais, sur le site du New York Times, le 28 janvier 2020, à l’adresse suivante. Son auteur, David Quammen, est un écrivain états-unien qui a notamment écrit Spillover : Animal Infections and the Next Human Pandemic (« Contagion : les infections animales et la prochaine pandémie humaine »)
Le virus a peut-être vu le jour dans une cave, avec une chauve-souris, mais ce sont les activités humaines [et, plus précisément, les activités de la civilisation industrielle, NdT] qui l’ont déchaîné.
Le dernier virus en date qui attire l’attention du monde entier, a provoqué le confinement de 56 millions de personnes en Chine, a perturbé des plans de voyage dans le monde entier et a déclenché une course à l’approvisionnement en masques médicaux de Wuhan, dans la province de Hubei, à Bryan, au Texas, est connu provisoirement sous le nom de « nCoV-2019 ». Un surnom maladroit pour une menace effrayante.
Le nom, choisi par l’équipe de scientifiques chinois qui a isolé et identifié le virus, est l’abréviation de « novel coronavirus of 2019 ». Il reflète le fait que le virus a été reconnu pour la première fois comme ayant infecté des humains à la fin de l’année dernière — dans un marché de fruits de mer et d’animaux vivants à Wuhan — et qu’il appartient à la famille des coronavirus, un groupe notoire. L’épidémie de SRAS de 2002–2003, qui a infecté 8 098 personnes dans le monde entier et en a tué 774, a été causée par un coronavirus, tout comme l’épidémie de MERS qui a débuté dans la péninsule arabique en 2012 et qui persiste encore (2 494 personnes infectées et 858 décès en novembre).
Malgré ce nouveau nom, et ainsi que les personnes qui l’ont baptisé le savent bien, le nCoV-2019 n’est pas aussi nouveau qu’on pourrait le croire.
Une chose qui lui ressemble beaucoup a été découverte il y a plusieurs années dans une grotte du Yunnan, une province située à environ mille miles au sud-ouest de Wuhan, par une équipe de chercheurs attentifs, qui ont consigné son existence avec inquiétude. La propagation rapide du nCoV-2019 — plus de 4 500 cas confirmés, dont au moins 106 décès, ce mardi matin, et les chiffres auront augmenté au moment où vous lirez ceci — est étonnante mais pas imprévisible. Que le virus soit apparu chez un animal non humain, probablement une chauve-souris, et peut-être après être passé par une autre créature, peut sembler effrayant, mais cela n’a rien d’étonnant pour les scientifiques qui étudient ces choses.
Parmi lesquels on retrouve Zheng-Li Shi, de l’Institut de virologie de Wuhan, le principal auteur de l’ébauche d’étude (pas encore examinée par des pairs et jusqu’à présent disponible uniquement en version préliminaire) ayant attribué au nCoV-2019 son identité et son nom. Ce sont Mme Shi et ses collaborateurs qui, en 2005, ont montré que l’agent pathogène du SRAS était un virus issu des chauves-souris qui s’était répandu chez les humains. Depuis, Mme Shi et ses collègues ont étudié les coronavirus chez les chauves-souris, soulignant que certains d’entre eux sont particulièrement adaptés pour provoquer des pandémies humaines.
Dans un article publié en 2017, ils ont expliqué comment, après presque cinq ans de collecte d’échantillons de selles de chauves-souris dans la grotte du Yunnan, ils avaient trouvé des coronavirus chez plusieurs individus de quatre espèces différentes de chauves-souris, dont une appelée » chauve-souris intermédiaire en fer à cheval », en raison du lambeau de peau semi-ovale qui dépasse comme une soucoupe autour de ses narines. Le génome de ce virus, a annoncé Mme Shi et ses collègues, est identique à 96 % à celui du virus de Wuhan récemment découvert chez l’homme. Et ces deux virus constituent une paire distincte de tous les autres coronavirus connus, y compris celui qui cause le SRAS. En ce sens, le nCoV-2019 est nouveau — et peut-être même plus dangereux pour l’homme que les autres coronavirus.
« Peut-être », parce que jusqu’à présent, non seulement nous ne savons pas à quel point il dangereux, mais nous ne pouvons pas le savoir. […] Les coronavirus […] mutent souvent en se reproduisant et peuvent évoluer aussi vite qu’une monstrueuse goule mythique.
Peter Daszak, président EcoHealth Alliance, un organisme de recherche privé basé à New York qui se concentre sur les liens entre la santé humaine et la santé des animaux sauvages, est l’un des collègues de longue date de Mme Shi. « Cela fait 15 ans que nous luttons contre ces virus », m’a-t-il dit vendredi, avec un sentiment de frustration tranquille. « Depuis le SRAS. » Peter est le co-auteur de l’étude de 2005 sur les chauves-souris et le SRAS, et de l’article de 2017 sur les multiples coronavirus semblables au SRAS dans la grotte du Yunnan.
M. Daszak m’a confié que, lors de cette deuxième étude, l’équipe de terrain a prélevé des échantillons de sang sur deux mille personnes du Yunnan, dont environ 400 vivaient près de la grotte. Environ 3 % d’entre eux étaient porteurs d’anticorps contre les coronavirus liés au SRAS.
« Nous ne savons pas s’ils sont tombés malades. Nous ne savons pas s’ils ont été exposés quand ils étaient enfants ou adultes », m’a‑t-il expliqué. « Mais ce que cela vous dit, c’est que ces virus font le saut, de façon répétée, des chauves-souris aux humains. » En d’autres termes, cette urgence de Wuhan n’est pas un événement nouveau. Elle s’inscrit dans une contingence de phénomènes qui s’étendent dans le passé, et elle se reproduira dans l’avenir, tant que les circonstances actuelles persistent.
Donc, quand vous aurez fini de vous inquiéter de cette pandémie, préoccupez-vous de la prochaine. Ou faites quelque chose pour remédier aux circonstances qui l’ont déchaînée.
Celles-ci comprennent un dangereux commerce d’animaux sauvages pour la nourriture, avec des chaînes d’approvisionnement s’étendant à travers l’Asie, l’Afrique et, dans une moindre mesure, les États-Unis et ailleurs. Ce commerce a maintenant été interdit en Chine, à titre temporaire ; mais il a également été interdit pendant le SRAS, puis a pu reprendre — avec des chauves-souris, des civettes, des porcs-épics, des tortues, des rats de bambou, de nombreuses sortes d’oiseaux et d’autres animaux entassés sur des marchés comme celui de Wuhan.
Elles incluent également 7,6 milliards d’humains affamés : certains d’entre eux sont pauvres et en manque de protéines ; d’autres sont riches et gaspilleurs et ont le pouvoir de voyager partout en avion. Ces facteurs sont sans précédent sur la planète Terre : nous savons, grâce aux fossiles, qu’aucun animal à gros corps n’a jamais été aussi abondant que les humains le sont aujourd’hui, et encore moins aussi efficace pour s’approprier les ressources. Et l’une des conséquences de cette abondance, de cette puissance et des perturbations écologiques qui en découlent est l’augmentation des échanges viraux — d’abord d’animal à humain, puis d’humain à humain, parfois à l’échelle d’une pandémie.
Nous envahissons les forêts tropicales et autres paysages sauvages, qui abritent tant d’espèces d’animaux et de plantes — et au sein desquelles évoluent tant de virus inconnus. Nous coupons les arbres ; nous tuons les animaux ou les mettons en cage et les envoyons sur les marchés. Nous perturbons les écosystèmes et nous débarrassons les virus de leurs hôtes naturels. Lorsque cela se produit, ils ont besoin d’un nouvel hôte. Or, c’est sur nous qu’ils tombent.
La liste de ces virus émergeant chez l’homme sonne comme une sinistre laïus : Machupo, Bolivie, 1961 ; Marburg, Allemagne, 1967 ; Ebola, Zaïre et Soudan, 1976 ; Sida, reconnu à New York et en Californie, 1981 ; une forme de Hanta (maintenant connu sous le nom de Sin Nombre), sud-ouest des États-Unis, 1993 ; Hendra, Australie, 1994 ; grippe aviaire, Hong Kong, 1997 ; Nipah, Malaisie, 1998 ; West Nile, New York, 1999 ; SRAS, Chine, 2002–3 ; MERS, Arabie Saoudite, 2012 ; Ebola à nouveau, Afrique de l’Ouest, 2014. Et ce n’est qu’une petite sélection. Désormais, nous avons nCoV-2019, le dernier en date.
Ces circonstances comprennent également des bureaucrates qui mentent et dissimulent les mauvaises nouvelles, des élus qui se vantent auprès de la foule de couper les forêts pour créer des emplois dans l’industrie du bois et l’agriculture, ou de réduire les budgets de la santé publique et de la recherche. La distance entre Wuhan ou l’Amazonie et Paris, Toronto ou Washington est très faible pour certains virus, mesurée en heures, étant donné la facilité avec laquelle ils peuvent se déplacer dans les avions. Et si vous pensez que le financement de la préparation à une pandémie est coûteux, attendez de voir le coût final de la pandémie liée au virus nCoV-2019.
Heureusement, ces circonstances comprennent également des scientifiques brillants et dévoués ainsi que des médecins spécialisés dans la lutte contre les épidémies — comme ceux de l’Institut de virologie de Wuhan, de l’Alliance EcoHealth, des Centres américains de contrôle et de prévention des maladies (C.D.C.), du C.D.C. chinois et de nombreuses autres institutions. Ce sont ces personnes qui se rendent dans les grottes, les marécages et les laboratoires de confinement de haute sécurité pour chauves-souris, souvent au péril de leur vie, pour obtenir des excréments et du sang de chauves-souris et d’autres éléments précieux pour étudier les séquences génomiques et répondre à des questions clés.
Tandis que le nombre de cas de nCoV-2019 ne cesse d’augmenter, et que le nombre de décès suit la même tendance, une mesure, le taux de létalité, est restée assez stable jusqu’à présent : environ 3 % ou moins. À la date de mardi, moins de trois cas confirmés sur 100 étaient morts. Nous pouvons nous estimer relativement chanceux, ce taux est plus élevé que celui de la plupart des souches de grippe, mais meilleure que celui du SRAS.
Cette chance pourrait ne pas durer. Personne ne sait comment le virus va évoluer. Dans quatre jours, le nombre de cas pourrait se chiffrer en dizaines de milliers. Dans six mois, la pneumonie de Wuhan pourrait n’être qu’un mauvais souvenir. Ou pas.
Nous sommes confrontés à deux défis mortels, sur le court terme et le long terme. Sur le court terme : nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir, avec intelligence, calme et peu importe les coûts économiques, pour contenir et éteindre cette épidémie de nCoV-2019 avant qu’elle ne devienne, comme elle pourrait le devenir, une pandémie mondiale dévastatrice. Sur le long terme : nous devons nous rappeler, lorsque la pression retombera, que le nCoV-2019 n’était pas un événement nouveau ou un malheur qui nous est arrivé. Cette pandémie était — est — une conséquence d’un ensemble de choix que nous, les humains, faisons.
David Quammen
Traduction : Nicolas Casaux