Le mythe du progrès et la toxicité de la monoculture mondialisée (par Nicolas Casaux)

« “Ils ne valaient pas mieux que des chiens”, décla­rait en 1835 le révé­rend Williams Yates, “et vous n’agissiez pas plus mal en tirant sur eux qu’en abat­tant un chien qui aboie après vous”. Jus­ti­fiant l’utilisation du fouet, l’un des pre­miers colons dans l’ouest de l’Australie notait pour sa part : “Rap­pe­lons-nous qu’un natif avait un cuir et non une peau ordi­naire comme les êtres humains ordi­naires”. Les cadavres des Abo­ri­gènes abat­tus étaient sus­pen­dus aux branches des arbres et ser­vaient d’épouvantails. “Leur des­ti­née est d’être exter­mi­nés et le plus tôt sera le mieux”, écri­vait en 1870 Antho­ny Trol­lope. En 1902 encore, un élu, King O’Mally, pou­vait se lever au Par­le­ment et décla­rer froi­de­ment : “Il n’existe aucune preuve scien­ti­fique que l’aborigène soit même un être humain”. »

— Wade Davis, Pour ne pas dis­pa­raître (Albin Michel, 2011)

Cette des­crip­tion de la manière dont les Abo­ri­gènes d’Australie étaient consi­dé­rés jusqu’à il n’y pas si long­temps — et sont encore consi­dé­rés par cer­tains — en évoque bien d’autres. La plu­part des peuples « sau­vages » du conti­nent afri­cain (Pyg­mées, Sans, etc.), de l’Amérique, de l’Asie et des autres conti­nents du globe, ont été per­çus de la sorte par les diri­geants des nations dites « civi­li­sées ». Leurs cultures étaient consi­dé­rées comme des sous-cultures, des arriérations.

« Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme afri­cain n’est pas assez entré dans l’Histoire. Le pay­san afri­cain qui, depuis des mil­lé­naires, vit avec les sai­sons, dont l’idéal de vie est d’être en har­mo­nie avec la nature, ne connaît que l’éternel recom­men­ce­ment du temps ryth­mé par la répé­ti­tion sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet ima­gi­naire où tout recom­mence tou­jours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. »

— Nico­las Sar­ko­zy, 26 juillet 2007

Et puis, au cours du XXe siècle, cette pers­pec­tive raciste, pater­na­liste et supré­ma­ciste a pro­gres­si­ve­ment lais­sé place à une pers­pec­tive plus res­pec­tueuse. Les cultures dites « civi­li­sées » ont ces­sé — du moins en par­tie, disons que la pers­pec­tive offi­cielle de la Science civi­li­sée a ces­sé, mais pas les Sar­ko­zy du monde — de consi­dé­rer ces peuples comme des arrié­rés, des popu­la­tions (au mieux) jamais sor­ties de l’enfance de l’humanité, « pré­in­dus­trielles » ou « pré­ca­pi­ta­listes » (dans le sens où elles n’avaient pas encore inven­té la bombe ato­mique, le Roun­dup, la cen­trale nucléaire et la Rolex, mais qu’elles allaient un jour y par­ve­nir, car tel était le des­tin et l’unique voie de déve­lop­pe­ment de l’humanité).

La nou­velle pers­pec­tive offi­cielle sti­pu­lait que ces peuples avaient sim­ple­ment choi­si des modes d’existence dif­fé­rents, tout aus­si res­pec­tables que les nôtres — que LE nôtre en réa­li­té : le « déve­lop­pe­men­tiste-civi­li­sé » qui, loin d’être res­pec­table, consti­tue la catas­trophe socio-éco­lo­gique que l’on sait (ou que l’on devrait savoir).

***

L’anthropologue bri­tan­nique Edward B. Tylor défi­nit la culture comme « ce tout com­plexe qui com­prend les savoirs, les croyances, l’art, la morale, la cou­tume et toute capa­ci­té ou habi­tude acquise par l’homme en tant que membre de la société ».

Or de Pra­chuap Khi­ri Khan à Mar­seille, de New-York à Tokyo, de Hong-Kong à Lagos, de Bue­nos Aires à Phnom Pen et de Kua­la Lum­pur à Casa­blan­ca, les êtres humains par­tagent désor­mais en grande par­tie — si ce n’est tota­le­ment — les mêmes cou­tumes, les mêmes croyances, les mêmes morales, les mêmes habi­tudes. C’est-à-dire que d’un bout à l’autre de la pla­nète, une seule et même culture s’est impo­sée, et s’im­pose, celle des fausses démo­cra­ties[1] (ou des vraies dic­ta­tures), de la voi­ture, des routes, du tra­vail en usine pour les mêmes mul­ti­na­tio­nales ou les mêmes banques, celle de la télé­vi­sion, des smart­phones, des ordi­na­teurs et des écrans par­tout, celle de Face­book, Ins­ta­gram, Ama­zon, Google, Apple, HSBC, Gold­man Sachs, Mon­san­to, Total, Exxon­Mo­bil, BASF et Dow Chemical.

Et, non, le fait que sub­siste encore une mince sur­couche de folk­lore (cui­sine, musique, vête­ments, etc.) ne per­met cer­tai­ne­ment pas d’affirmer, par exemple, que le Japon a pré­ser­vé sa culture parce qu’on y mange des sushis (qu’on peut désor­mais man­ger à Paris ou à New-York, et n’importe où dans la civi­li­sa­tion indus­trielle, ou presque). Ce folk­lore, qui n’a par­fois plus rien de pit­to­resque (comme l’illustre l’internationalisation des sushis), ne sert plus que d’argument de vente pour le tou­risme mon­dia­li­sé, qui est le même partout.

Comme le for­mule l’anthropologue états-unien James C. Scott[2] :

« En pre­nant plu­sieurs cen­taines de mètres de recul et en ouvrant grand les yeux, il est éton­nant de consta­ter à quel point on trouve, par­tout dans le monde, pra­ti­que­ment le même ordre ins­ti­tu­tion­nel : un dra­peau natio­nal, un hymne natio­nal, des théâtres natio­naux, des orchestres natio­naux, des chefs d’État, un par­le­ment (réel ou fic­tif), une banque cen­trale, une liste de minis­tères, tous plus ou moins les mêmes et tous orga­ni­sés de la même façon, un appa­reil de sécu­ri­té, etc. »

Il ajoute ain­si que par­tout, l’on retrouve « un modèle ver­na­cu­laire unique : l’État-nation de l’Atlantique Nord, tel que codi­fié au XVIIème siècle et sub­sé­quem­ment dégui­sé en sys­tème universel ».

Il explique :

« Cette tâche sup­po­sait un impor­tant pro­jet d’homogénéisation. Une grande diver­si­té de langues et de dia­lectes, sou­vent mutuel­le­ment inin­tel­li­gibles, a été, prin­ci­pa­le­ment par la sco­la­ri­sa­tion, subor­don­née à une langue natio­nale, qui était la plu­part du temps le dia­lecte de la région domi­nante. Ceci a mené à la dis­pa­ri­tion de langues, de lit­té­ra­tures locales, orales et écrites, de musiques, de récits épiques et de légendes, d’un grand nombre d’univers por­teurs de sens. […] 

Une grande diver­si­té de pra­tiques d’utilisation de la terre a été rem­pla­cée par un sys­tème natio­nal de titres, d’enregistrement et de trans­fert de pro­prié­té, afin d’en faci­li­ter l’imposition. Un très grand nombre de péda­go­gies locales (appren­tis­sage, tuto­rat auprès de « maîtres » nomades, gué­ri­son, édu­ca­tion reli­gieuse, cours infor­mels, etc.) a géné­ra­le­ment été rem­pla­cé par un seul et unique sys­tème sco­laire natio­nal, dont un ministre fran­çais de l’Éducation s’est un jour van­té en affir­mant que, puisqu’il était pré­ci­sé­ment 10 h 20, il connais­sait le pas­sage pré­cis de Cicé­ron que tous les étu­diants de tel niveau étaient actuel­le­ment en train d’étudier par­tout en France. La vision uto­pique d’uniformité fut rare­ment réa­li­sée, mais ces pro­jets ont néan­moins réus­si à abo­lir une mul­ti­tude de pra­tiques vernaculaires.

Aujourd’hui, au-delà de l’État-nation comme tel, les forces de la stan­dar­di­sa­tion sont repré­sen­tées par des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales. L’objectif prin­ci­pal d’institutions comme la Banque mon­diale, le FMI, I’OMC, l’Unesco et même l’Unicef et la Cour inter­na­tio­nale est de pro­pa­ger par­tout dans le monde des stan­dards nor­ma­tifs (des “pra­tiques exem­plaires“) ori­gi­naires, encore une fois, des nations de l’Atlantique Nord. […] 

Le char­mant euphé­misme “har­mo­ni­sa­tion“ désigne main­te­nant ce pro­ces­sus d’alignement ins­ti­tu­tion­nel. Les socié­tés mul­ti­na­tio­nales jouent éga­le­ment un rôle déter­mi­nant dans ce pro­jet de stan­dar­di­sa­tion. Elles aus­si pros­pèrent dans des contextes cos­mo­po­lites fami­liers et homo­gé­néi­sés où l’ordre légal, la régle­men­ta­tion com­mer­ciale, le sys­tème moné­taire, etc. sont uni­formes. De plus, elles tra­vaillent constam­ment, par la vente de leurs pro­duits et ser­vices et par la publi­ci­té, à fabri­quer des consom­ma­teurs, dont les goûts et les besoins sont leur matière première.

[…] Le résul­tat est une sévère réduc­tion de la diver­si­té cultu­relle, poli­tique et éco­no­mique, c’est-à-dire une homo­gé­néi­sa­tion mas­sive des langues, des cultures, des sys­tèmes de pro­prié­té, des formes poli­tiques et, sur­tout, des sen­si­bi­li­tés et des mondes vécus qui leur per­mettent de perdurer. »

Ain­si : « Seuls la cui­sine, la musique, les danses et les cos­tumes tra­di­tion­nels » demeurent « exo­tiques et folk­lo­riques… bien que com­plè­te­ment commercialisés ».

Bien­ve­nue dans la mono­cul­ture mon­dia­li­sée. Celle dont Lévi-Strauss par­lait quand il écri­vait, dans Tristes Tro­piques, que : « L’hu­ma­ni­té s’ins­talle dans la mono­cul­ture ; elle s’ap­prête à pro­duire la civi­li­sa­tion en masse, comme la bet­te­rave. Son ordi­naire ne com­por­te­ra plus que ce plat. » Celle qui pré­ci­pite actuel­le­ment une sixième extinc­tion exter­mi­na­tion de masse, qui ravage les milieux natu­rels par son agri­cul­ture, son extrac­ti­visme et toutes ses acti­vi­tés indus­trielles, et qui pol­lue tout ce qu’elle n’a pas encore détruit.

***

Et si nous en sommes ren­dus là, c’est en par­tie parce que cette mono­cul­ture s’est impo­sée par la vio­lence (la for­ma­tion des royaumes puis des États modernes, qui consti­tue une forme de colo­ni­sa­tion qu’on peut qua­li­fier d’in­terne, avec en paral­lèle la colo­ni­sa­tion clas­sique, exté­rieure, l’im­pé­ria­lisme des royaumes puis des États modernes), et qu’elle conti­nue à s’imposer par la vio­lence. Et c’est en par­tie, désor­mais, parce que la plu­part des gens, au sein de cette mono­cul­ture mon­dia­li­sée, conti­nuent à croire, pro­pa­gande aidant, qu’elle est LA SEULE et l’UNIQUE culture digne de ce nom, qu’elle est LA voie que l’humanité devait et doit emprunter.

En effet, le dis­cours domi­nant consti­tue tou­jours un éloge du « pro­grès » (pro­grès, selon ses pro­mo­teurs, du bon­heur de l’humanité et de sa gran­deur ; en réa­li­té : de la concen­tra­tion de CO2 dans l’atmosphère, des pes­ti­cides dans les rivières, des nano­par­ti­cules de car­bone dans l’air, de la défo­res­ta­tion, de la concen­tra­tion en par­ti­cules de plas­tiques dans les océans, des mala­dies de civi­li­sa­tion, des inéga­li­tés éco­no­miques et poli­tiques, etc.). Par ailleurs, et pour appuyer son éloge du pro­grès, il sug­gère for­te­ment que la vie hors de la civi­li­sa­tion est une cala­mi­té érein­tante, dan­ge­reuse, courte, mal­heu­reuse, sombre, insi­gni­fiante, et ain­si de suite, et que per­sonne de sen­sé ne vou­drait « retour­ner » à la bou­gie, s’habiller en peaux de bête, renon­cer à la moder­ni­té. Ce qui témoigne bien du mépris dont cette culture conti­nue à faire preuve vis-à-vis de ces quelques peuples qu’elle n’a pas encore mas­sa­crés, qui vivent sans élec­tri­ci­té, dont les vête­ments ne sont pas syn­thé­tiques (c’est-à-dire qu’ils ne dis­sé­minent pas de micro­par­ti­cules de plas­tiques dans les éco­sys­tèmes, ne sont pas fabri­qués par des enfants, dans des condi­tions atroces, pour H&M, etc.) puisqu’ils les fabriquent eux-mêmes, par­fois à par­tir de peaux de bêtes (quelle hor­reur, quelle bar­ba­rie, n’est-ce pas).

Autre­ment dit, une grande par­tie de l’humanité est per­sua­dée que sa culture, son mode de vie — la mono­cul­ture mon­dia­li­sée — consti­tue, mal­gré toutes ses consé­quences socio-éco­lo­giques désas­treuses[3], LA voie à suivre pour l’humanité (il lui faut éga­le­ment, pour cela, se per­sua­der que cette mono­cul­ture par­vien­dra à résoudre tous ces pro­blèmes en fai­sant tou­jours plus de ce qu’elle fait déjà : en déve­lop­pant de nou­velles tech­no­lo­gies qui sau­ve­ront la situation).

Cette croyance selon laquelle la vie dans le cadre de la mono­cul­ture mon­dia­li­sée est la meilleure chose qui soit, selon laquelle elle vaut infi­ni­ment mieux que la vie en dehors de ce cadre, est le résul­tat d’une cam­pagne de pro­pa­gande qui émane des centres de pou­voir de la mono­cul­ture mon­dia­li­sée, et non pas de témoi­gnages de ceux qui vivent en dehors d’elle, dans des com­mu­nau­tés humaines et des cultures rela­ti­ve­ment pré­ser­vées, bien évidemment.

Ce sont tou­jours les civi­li­sés — et bien sou­vent, les plus riches ou puis­sants d’entre eux, ceux qui tirent le plus pro­fit de la civi­li­sa­tion — qui affirment que les peuples qui ne le sont pas vivent dans la misère, des vies hor­ribles, que per­sonne ne pour­rait sou­hai­ter vivre.

Un exemple. Dans son livre Pour ne pas dis­pa­raître, l’anthropologue cana­dien Wade Davis expose le sort des Penans de Malai­sie, un peuple de chas­seurs-cueilleurs déci­mé par la défo­res­ta­tion et la plan­ta­tion de pal­miers à huile (un des prin­ci­paux busi­ness du pays). « Pour l’État-nation, les nomades sont une gêne », explique-t-il. Aux yeux du gou­ver­ne­ment, « les peuples autoch­tones comme les Penans » repré­sentent « une entrave au déve­lop­pe­ment ». Le gou­ver­ne­ment cherche à se débar­ras­ser d’eux pour pou­voir défo­res­ter en toute impu­ni­té, et rem­pla­cer les forêts par des plan­ta­tions, ou pour y déve­lop­per d’autres acti­vi­tés indus­trielles. Il lui faut donc un « pré­texte pour les dépos­sé­der et anéan­tir leur mode de vie ». C’est ici qu’entre en scène la pro­pa­gande qui insi­nue que la vie hors de la mono­cul­ture mon­dia­li­sée est atroce. Le Pre­mier ministre du pays, Maha­thir bin Moha­mad, déclare :

« Nous vou­lons peu à peu rame­ner tous les habi­tants de la jungle vers la norme. Il n’y a rien de roman­tique chez ces peuples sans défense, malades et à moi­tié affamés. »

Et James Wong, ministre du Loge­ment et de la San­té du Sara­wak, d’ajouter : « Nous ne tenons pas à ce qu’ils courent par­tout comme des ani­maux. Sur le plan éthique, nul n’a le droit de pri­ver les Penans du droit de s’assimiler à la socié­té malaise. »

En contraste, voi­ci ce que déclare Ander­son Mutang Urud, un membre du peuple Penan :

« Le gou­ver­ne­ment dit qu’il nous apporte le déve­lop­pe­ment. Mais tout ce que nous en voyons, ce sont des routes fores­tières pous­sié­reuses et des camps de relo­ca­li­sa­tion. Pour nous, ce pré­ten­du pro­grès signi­fie seule­ment la famine, la dépen­dance, l’impuissance, la des­truc­tion de notre culture et la démo­ra­li­sa­tion de notre peuple. Le gou­ver­ne­ment déclare qu’il crée des emplois pour notre peuple. Pour­quoi aurions-nous besoin d’emplois ? Mon père et mon grand-père n’ont pas eu à deman­der du tra­vail au gou­ver­ne­ment. Ils n’étaient jamais sans tra­vail. La terre et la forêt leur four­nis­saient le néces­saire. C’était une belle vie. Nous n’avions pas faim, nous n’étions pas dans le besoin. Ces emplois fores­tiers dis­pa­raî­tront avec la forêt. Dans dix ans, il n’y en aura plus et la forêt qui nous aura nour­ris pen­dant des mil­liers d’années aura dis­pa­ru avec eux. »

Ati Qui­gua, une femme du peuple des Arhua­cos (qui vit sur le ter­ri­toire que l’on appelle la Colom­bie), affir­mait, lors de la 15ème ses­sion du Forum per­ma­nent de l’ONU sur les ques­tions autoch­tones, à New-York, en 2016 : « Nous nous bat­tons pour ne pas avoir de routes et d’électricité — cette forme d’autodestruction qui est appe­lée “déve­lop­pe­ment” c’est pré­ci­sé­ment ce que nous essayons d’éviter. »

En Colom­bie, tou­jours, à María­la­ba­ja, des com­mu­nau­tés d’ascendances afri­caine, autoch­tones et pay­sannes ont vu le pay­sage éco­lo­gique de leur région se recou­vrir d’une mono­cul­ture indus­trielle de pal­miers à huile. L’excellente ONG World Rain­fo­rest Move­ment[4] (Mou­ve­ment Mon­dial pour les Forêts Tro­pi­cales) nous rap­porte leur his­toire dans un article  inti­tu­lé « Gua­te­ma­la et Colom­bie : Les femmes face aux plan­ta­tions de pal­miers à huile ». On y apprend que :

« Pour elle [Cata­li­na], comme pour beau­coup de membres de sa com­mu­nau­té, le pal­mier a cau­sé le désastre à María­la­ba­ja : il a mis fin à l’abondance d’aliments et, sur­tout, a conta­mi­né l’eau du réser­voir, laquelle consti­tue la seule source d’eau dis­po­nible dans le vil­lage : “Les pro­duits agro­chi­miques appli­qués aux pal­miers ont conta­mi­né l’eau : c’est pour­quoi toutes les femmes contractent des infec­tions vagi­nales ; il y a beau­coup de mala­dies de la peau sur­tout chez les enfants et aus­si des mala­dies du rein. “ Il suf­fit de se bai­gner pour res­sen­tir des déman­geai­sons. Et la tâche, tou­jours plus dif­fi­cile, d’obtenir de l’eau potable pèse lit­té­ra­le­ment sur les têtes des femmes qui doivent trans­por­ter de lourds bidons d’eau pui­sée dans les zones du réser­voir où l’eau est moins trouble. […] 

Cata­li­na rejette cette idée du pro­grès qui déva­lo­rise leur mode de vie ances­tral : “Nous jouis­sions du bien-être, dans le sens que nous vivions bien. Nous ne dis­po­sions pas de tech­no­lo­gie, mais nous vivions dans la tran­quilli­té.” Elle défend la digni­té de tra­vailler la terre pour pro­duire les ali­ments tra­di­tion­nels de la région plu­tôt que d’exporter l’huile de palme. »

Il est impé­ra­tif, pour ceux qui béné­fi­cient le plus des arran­ge­ments éco­no­mi­co-poli­tiques de la mono­cul­ture mon­dia­li­sée, de faire en sorte que la plu­part de ceux qui vivent en son sein croient dur comme fer en l’idée que la vie en dehors d’elle est insup­por­table, into­lé­rable, infer­nale. C’est dans cette optique qu’est née cette construc­tion idéo­lo­gique qui glo­ri­fie la vie au sein de la civi­li­sa­tion en dia­bo­li­sant la vie en dehors d’elle, qui vise à ins­til­ler la crainte dans une optique de contrôle.

Pour cela, les élites au pou­voir ont tra­ves­ti et tra­ves­tissent encore l’histoire de l’expansion de la civi­li­sa­tion, qui se voit lis­sée, édul­co­rée et fal­si­fiée — au risque de rap­pe­ler une évi­dence : les vain­queurs écrivent l’histoire. Ils ont ain­si créé de toutes pièces un nar­ra­tif selon lequel tous les êtres humains aspirent à vivre à la manière des civi­li­sés, selon lequel le pro­grès était et est récla­mé par tous, ou presque (un men­songe his­to­rique bien expo­sé, entre autres, dans le livre Tech­no­cri­tiques : Du refus des machines à la contes­ta­tion des tech­nos­ciences de l’historien Fran­çois Jar­rige), selon lequel ceux qui évo­luent en dehors de la civi­li­sa­tion mènent des exis­tences misé­rables, selon lequel ils sont néces­sai­re­ment « sans défense, malades et à moi­tié affamés ».

Les membres de la plu­part des cultures humaines appré­cient et appré­ciaient d’y vivre. Au moins autant que les civi­li­sés du monde appré­cient leur mono­cul­ture mon­dia­li­sée. Et poten­tiel­le­ment beau­coup plus, au vu de la pré­va­lence crois­sante des mala­dies liées au stress (angoisses, dépres­sions, sui­cides), des troubles men­taux divers, et de la consom­ma­tion de psy­cho­tropes[5] au sein des popu­la­tions civi­li­sées. Cela ne signi­fie pas que les autres cultures, non civi­li­sées, incarnent ou incar­naient le para­dis sur Terre. Elles incarnent autant de manières de vivre, avec leurs pro­blèmes. Mais la seule réa­li­sa­tion du fait qu’elles ne sont pas en train de rava­ger la pla­nète devrait nous faire com­prendre à quel point nous fai­sons fausse route.

Tant que la majo­ri­té d’entre nous sera inca­pable ou refu­se­ra d’imaginer que l’on puisse vivre, et même bien vivre, sans voi­ture, sans télé­vi­sion, sans ordi­na­teur, sans route, sans iPod, sans réfri­gé­ra­teur, sans micro-ondes, etc., au sein de com­mu­nau­tés à taille humaine (condi­tion sine qua non d’une véri­table démo­cra­tie), la course à l’abîme n’a aucune chance de s’arrêter.

Ain­si que le for­mule Wade Davis :

« Il s’agit de trou­ver une ins­pi­ra­tion et un récon­fort dans l’idée qu’il existe des che­mins dif­fé­rents du nôtre et que notre des­ti­née n’est donc pas écrite à l’encre indé­lé­bile sur un ensemble de choix dont il est prou­vé scien­ti­fi­que­ment et de manière démon­trable qu’ils ne sont pas les bons. »

Nico­las Casaux



  1. https://partage-le.com/2018/01/8605/
  2. Voir ce texte de James C. Scott sur « La stan­dar­di­sa­tion du monde » : https://partage-le.com/2015/01/la-standardisation-du-monde-james-c-scott/
  3. https://partage-le.com/2017/12/8414/
  4. https://wrm.org.uy/fr/les-articles-du-bulletin-wrm/section1/guatemala-et-colombie-les-femmes-face-aux-plantations-de-palmiers-a-huile/
  5. https://www.franceinter.fr/emissions/le-telephone-sonne/le-telephone-sonne-16-novembre-2017

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  1. J’ai mal­heu­reu­se­ment le sen­ti­ment que les ravages cau­sés par notre mono-culture mon­dia­li­sée (le libé­ra­lisme dans toutes ses com­po­santes) sont main­te­nant irré­ver­sibles et que l’hu­ma­ni­té toute entièer devra en sbu­bir les consé­quences. Il y a très peu de chances (et pour tout dire, aucune chance) pour que la majo­ri­té d’entre nous entende votre appel et nosu nous diri­geons tout droit vers un monde à ma Mad Max.

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