Où en sommes-nous [20 ans après] ? (par Miguel Amoros)

Quelques considérations sur le thème de la technique et la manière de combattre sa domination.

« Que cher­chons-nous à accom­plir ? Chan­ger l’organisation sociale sur laquelle repose la pro­di­gieuse struc­ture de l’organisation de la civi­li­sa­tion,  qui s’est construite au cours de siècles de conflits, au sein de sys­tèmes vieillis­sants ou mori­bonds, conflits dont l’issue fut la vic­toire de la civi­li­sa­tion moderne sur les condi­tions natu­relles de la vie. »

William Mor­ris, Où en sommes-nous ?, 1890.

Quand Wal­ter Ben­ja­min, dans son article inti­tu­lé Théo­rie du fas­cisme alle­mand, rap­pelle la phrase appa­rem­ment intem­pes­tive de Léon Dau­det, « l’automobile, c’est la guerre », il illustre le fait que les ins­tru­ments tech­niques, ne ren­con­trant pas dans la vie des gens un vide qui légi­time leur néces­si­té, forcent cette néces­si­té en rava­geant leur vie. Si la réa­li­té sociale n’est pas mûre pour les avan­cées tech­niques qui frappent à sa porte, tant pis pour elle : elles la dévas­te­ront. Le résul­tat est que la socié­té entière se trouve trans­for­mée par la tech­nique comme à la suite d’une guerre. En réa­li­té, en consi­dé­rant seule­ment la grande quan­ti­té de dépla­ce­ments de popu­la­tion, l’énormité des don­nées emma­ga­si­nées et trai­tées par les modernes tech­no­lo­gies de l’information et le grand nombre de pertes par acci­dents, sui­cides ou patho­lo­gies contem­po­raines, on a l’impression qu’une guerre, tota­le­ment froide, se déroule chaque jour dans les scé­na­rios de l’économie, de la poli­tique, ou de la vie quo­ti­dienne. Une guerre dans laquelle on cherche tou­jours à vaincre grâce à la supé­rio­ri­té tech­nique en auto­mo­biles, en ordi­na­teurs, en bio­tech­no­lo­gies… De par la nature de la socié­té capi­ta­liste, les moyens tech­niques tou­jours plus puis­sants ne contri­buent nul­le­ment à la cohé­sion sociale et à l’épanouissement per­son­nel, puisque la tech­nique ne sert qu’à armer le par­ti des gagnants. Pour Ben­ja­min donc, et pour nous, « toute guerre à venir sera en même temps une révolte des esclaves de la technique ».

Les pro­grès tech­niques sont tout sauf neutres ; dans tout déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives dû à l’innovation tech­nique, il y a tou­jours des gagnants et des per­dants. La tech­nique est ins­tru­ment et arme parce qu’elle avan­tage ceux qui savent mieux se ser­vir d’elle et mieux la ser­vir. Un esprit cri­tique héri­tier de Defoe et de Swift, Samuel But­ler, dénon­çait le fait dans une uto­pie satirique :

[…] en cela consiste l’astuce des machines : elles servent pour pou­voir domi­ner. […] aujourd’hui même les machines servent seule­ment à condi­tion qu’on les serve, en impo­sant leurs condi­tions. […] N’est-il pas mani­feste que les machines sont en train de gagner du ter­rain quand nous consi­dé­rons le nombre crois­sant de ceux qui y sont assu­jet­tis comme esclaves et de ceux qui se consacrent de tout cœur au pro­grès du règne mécanique ?

Samuel But­ler, Erew­hon, ou au-delà des mon­tagnes, 1870.

[Lire aus­si cet excellent texte de Jaime Sem­prun, dans lequel Samuel But­ler est éga­le­ment cité.] 

La bour­geoi­sie a uti­li­sé les machines et l’organisation “scien­ti­fique” du tra­vail contre le pro­lé­ta­riat. Les contra­dic­tions d’un sys­tème basé sur l’exploitation du tra­vail qui, d’une part, expul­sait les tra­vailleurs du pro­ces­sus pro­duc­tif, et d’autre part éloi­gnait de la direc­tion dudit pro­ces­sus les pro­prié­taires des moyens de pro­duc­tion, furent dépas­sées avec la trans­for­ma­tion des classes sur les­quelles s’établissaient la bour­geoi­sie et le pro­lé­ta­riat. La tech­nique a ren­du pos­sible un nou­veau cadre his­to­rique, de nou­velles condi­tions sociales – celles d’un capi­ta­lisme sans capi­ta­listes ni classe ouvrière – qui se pré­sentent comme condi­tions d’une orga­ni­sa­tion sociale tech­ni­que­ment néces­saire. Comme l’a dit Lewis Mum­ford, « Rien de ce qui est pro­duit par la tech­nique n’est aus­si défi­ni­tif que les néces­si­tés et les inté­rêts mêmes qu’elle a créés » (Tech­nique et Civi­li­sa­tion, 1950). La socié­té, une fois qu’elle a accep­té la dyna­mique tech­no­lo­gique, en devient cap­tive. La tech­nique s’est appro­priée le monde et l’a mis à son ser­vice. En elle se révèlent les nou­veaux inté­rêts dominants.

Quand « la domi­na­tion de la nature reste liée à la domi­na­tion des hommes » (Her­bert Mar­cuse, L’homme uni­di­men­sion­nel, 1964), le dis­cours de la domi­na­tion n’est déjà plus poli­tique mais tech­nique. Il cherche à se légi­ti­mer avec l’augmentation des forces pro­duc­tives, qui inclue le pro­grès tech­no­lo­gique après avoir mis à son ser­vice la connais­sance scien­ti­fique. Le pro­grès scien­ti­fi­co-tech­nique four­nit aux indi­vi­dus une vie sup­po­sée tran­quille et confor­table et comme telle néces­saire et dési­rable. La tech­nique, qui s’est à pré­sent trans­for­mée en idéo­lo­gie de la domi­na­tion, four­nit une expli­ca­tion suf­fi­sante en ce qui concerne la liber­té et l’incapacité des indi­vi­dus à déci­der de leur vie : l’absence de liber­té inhé­rente à la sou­mis­sion aux impé­ra­tifs tech­niques est le prix néces­saire de la pro­duc­ti­vi­té et du confort, de la san­té et de l’emploi. L’idée du pro­grès était le noyau de la pen­sée domi­nante durant la période d’ascension et de déve­lop­pe­ment de la bour­geoi­sie, pro­grès qui per­dit vite son vieux conte­nu moral et huma­ni­taire pour être iden­ti­fié à la pro­gres­sion de l’économie et au déve­lop­pe­ment tech­nique qui la ren­dait pos­sible. Effec­ti­ve­ment, les inven­tions tech­niques et les décou­vertes scien­ti­fiques furent nom­breuses et pro­vo­quèrent tant de chan­ge­ments éco­no­miques qu’elles géné­rèrent dans les pays indus­tria­li­sés, et pas seule­ment au sein de la classe diri­geante, une reli­gion de l’économie, une croyance en elle comme la pana­cée à toutes les dif­fi­cul­tés. Le pro­grès de la culture, de l’éducation, de la rai­son, de la per­sonne, etc. déri­ve­rait néces­sai­re­ment du pro­grès éco­no­mique. Il suf­fi­rait d’un fonc­tion­ne­ment cor­rect de l’économie pour que la ques­tion sociale cesse de pro­duire des désa­gré­ments. Le même pro­ces­sus se répé­te­ra plus tard avec la tech­nique devant l’échec défi­ni­tif des solu­tions éco­no­miques. Car reve­nus à la socié­té civile après deux grandes guerres, où la pen­sée mili­taire s’était impo­sée en tant que pen­sée émi­nem­ment tech­nique, on croi­ra résoudre les mêmes pro­blèmes éco­no­miques avec les méthodes et les pro­grès de la tech­nique. L’économie pas­sa au second plan et la tech­nique s’émancipa. L’économie elle-même n’est déjà plus qu’une technique.

L’émergence de la tech­no­lo­gie occi­den­tale comme force his­to­rique et l’émergence de la reli­gion de la tech­no­lo­gie sont deux aspects d’un même phénomène.

David F. Noble, The Reli­gion of Tech­no­lo­gy, 1997.

Selon cet auteur, l’aveuglement face au pou­voir de la tech­nique prend racine dans les vieux ima­gi­naires reli­gieux qui sur­vivent dans l’inconscient col­lec­tif des hommes : la créa­tion, le para­dis, la vir­tuo­si­té divine, la per­fec­tion infi­nie, etc. Ce qui veut dire que la tech­nique pos­sède un impor­tant conte­nu idéo­lo­gique depuis les com­men­ce­ments, qu’elle est arri­vée à être domi­nante à l’époque des tota­li­ta­rismes, à l’époque de la dis­so­lu­tion des indi­vi­dus et des classes en masses. Dès lors, elle redé­fi­nit en fonc­tion d’elle-même les vieux concepts de “nature”, “mémoire”, “liber­té”, “culture”, “fait”, etc. et, fina­le­ment, invente une nou­velle façon de pen­ser et de par­ler. La tech­nique quan­ti­fie la réa­li­té et, en la bap­ti­sant avec son lan­gage – ses tech­ni­cismes – elle impose une vision ins­tru­men­tale des choses et des per­sonnes. Neil Post­man rap­pelle, dans Tech­no­po­lis, l’adage sui­vant « tout paraît être un clou à l’homme qui pos­sède un marteau ».

Un vul­ga­ri­sa­teur des mer­veilles de la science moderne comme Jules Verne décrit dans une de ses pre­mières nou­velles d’anticipation ce phé­no­mène natu­rel de l’ère tech­no­lo­gique — un peu som­mai­re­ment, mais n’oublions pas qu’il le fait en 1876 :

Cet homme, édu­qué dans la méca­nique expli­quait la vie par les engre­nages ou les trans­mis­sions ; il se mou­vait régu­liè­re­ment avec la fric­tion la plus infime, comme un pis­ton dans un cylindre par­fai­te­ment cali­bré ; il trans­met­tait son mou­ve­ment uni­forme à sa femme, à son fils, à ses employés, à ses domes­tiques, véri­tables machines ins­tru­ments des­quelles, lui, grand moteur tirait le plus grand pro­fit du monde.

Jules Vernes, Paris au XXe siècle, 1876.

Pour la pre­mière fois de l’histoire, la tech­nique repré­sente l’esprit de l’époque, c’est-à-dire qu’elle incarne le vide spi­ri­tuel de l’époque. Les rela­tions entre les per­sonnes peuvent être consi­dé­rées comme des rela­tions entre les machines. Ce qui consti­tue l’es­sence de dif­fé­rents domaines scien­ti­fiques : cyber­né­tique, théo­rie géné­rale des sys­tèmes, etc. Les pro­blèmes réels se trans­forment alors en ques­tions tech­niques sus­cep­tibles de ren­con­trer des solu­tions tech­niques qui seront appor­tées par des experts – disons ici, des pro­fes­sion­nels – et adop­tées par les diri­geants, “tech­ni­ciens” de la prise de déci­sion. La domi­na­tion ne dis­pa­raît évi­de­ment pas, mais grâce à la tech­nique, elle revêt les appa­rences d’une ratio­na­li­sa­tion, et devient elle-même technique.

La tech­nique a vidé l’époque de son conte­nu : tout ce qui n’est pas direc­te­ment quan­ti­fiable, par consé­quent mesu­rable, mani­pu­lable ou auto­ma­ti­sable, n’existe pas pour la tech­nique. Le pou­voir de la tech­nique n’im­plique pas seule­ment l’automatisation et l’amputation des indi­vi­dus, mais aus­si la mort de l’art et de la culture en géné­ral ; le néant spi­ri­tuel est le mal du siècle. La phi­lo­so­phie exis­ten­tielle, l’avant-garde artis­tique, la pro­li­fé­ra­tion de sectes et de masses hos­tiles au goût et à la culture sont des phé­no­mènes qui illus­trent la sen­sa­tion vécue du pro­ces­sus d’annihilation de l’individualité, la sup­pres­sion de l’humain dans lequel l’action, incons­ciente et absurde, est pur mou­ve­ment. Cette fata­li­té his­to­rique s’institue au début de l’ère tech­no­lo­gique, et Mey­rink nous la décrit dans son récit Les quatre frères de la Lune :

Par consé­quent, les machines sont deve­nues les corps invi­sibles de titans pro­duits par les esprits de héros appau­vris. Et comme conce­voir ou créer quelque chose veut dire que l’âme reçoit la forme de ce qui se voit ou se crée et se confond avec elles ; ain­si les hommes s’engagent déjà sans salut sur le che­min qui, gra­duel­le­ment et magi­que­ment, les amè­ne­ra à se trans­for­mer en machines, jusqu’au jour où dépouillés de tout, ils s’apercevront qu’ils sont les méca­nismes grin­çants d’une hor­lo­ge­rie, en conti­nuelle agi­ta­tion, comme ce qu’ils ont tou­jours vou­lu inven­ter : un mal­heu­reux mou­ve­ment perpétuel.

La tech­nique s’oppose et s’im­pose aux indi­vi­dus comme une exté­rio­ri­té qui les dépos­sède tou­jours plus pro­fon­dé­ment de tout pou­voir sur leur propre vie en déter­mi­nant leurs actions. Dans un monde tech­nique, la machine est plus réelle que l’individu, qui n’en est qu’une pro­thèse. La foi dans la tech­nique, que l’on pou­vait consi­dé­rer comme bour­geoise, s’accompagne aujourd’hui d’un nihi­lisme tou­jours plus confor­miste et apo­lo­gé­tique, sur­tout dans la phase post-bour­geoise de l’ère tech­no­lo­gique, fruit du désen­chan­te­ment du monde et de la des­truc­tion de l’individu. La pen­sée tech­no­cra­tique est sup­pléée par l’idéologie du néant, ce mal fran­çais qui pro­clame la supré­ma­tie du modèle et la fas­ci­na­tion de l’objet, qui élu­cubre sur l’indépendance de la pen­sée par rap­port à l’action, l’effondrement de l’histoire et du sujet, des machines dési­rantes, le degré zéro de l’écriture, qui vise la décons­truc­tion du lan­gage et de la réa­li­té, etc. Depuis l’existentialisme et le struc­tu­ra­lisme jusqu’au moder­nisme, les pen­seurs du néant constatent une démo­li­tion inexo­rable de tout ce qui est humain et s’en congra­tulent ; ils ne pré­tendent pas contre­dire la reli­gion de la tech­nique, mais lui ouvrir la route. Ils ne sont pas ori­gi­naux et même pas pen­seurs : ils pla­gient les apports cri­tiques de la socio­lo­gie moderne ou de la psy­cha­na­lyse et fabriquent une logor­rhée inin­tel­li­gible avec des emprunts dégui­sés, bien enten­du, au lan­gage scien­ti­fique. Dans l’objectivation com­plète de l’action sociale qu’effectue la tech­nique, ils applau­dissent l’abolition de l’homme social en tant que sujet his­to­rique. Le sys­tème, l’organisation, la tech­nique ont chas­sé l’homme de la vie et ces idéo­logues annoncent avec joie, comme une grande révé­la­tion, l’avènement de l’homme anéan­ti, de l’être vide et super­fi­ciel dont l’existence fri­vole et méca­nique est consi­dé­rée comme l’expression même de la créa­ti­vi­té et de la liberté.

L’autorité, le pou­voir, dans la poli­tique et dans la rue, dans la paix et dans la guerre, appar­tient au mieux équi­pé tech­no­lo­gi­que­ment. À la bour­geoi­sie s’est sub­sti­tuée une classe tech­no­cra­tique non pas issue d’une révo­lu­tion anti-bour­geoise, mais de la crois­sante com­plexi­té sociale pro­duite par la lutte des classes et l’intervention éta­tique. Dans la voie vers une nou­velle socié­té basée sur une haute pro­duc­ti­vi­té, ali­men­tée par l’automation et l’économie de ser­vices, la bour­geoi­sie s’est méta­mor­pho­sée en une nou­velle classe domi­nante. Celle-ci ne se défi­nit pas par la pro­prié­té ou l’argent, mais par sa com­pé­tence et sa capa­ci­té de ges­tion ; la pro­prié­té et l’argent sont néces­saires mais non déter­mi­nants. La force de la classe domi­nante ne pro­vient pas exclu­si­ve­ment de l’économie et de la poli­tique, ni même de la tech­nique, mais de la fusion des trois en un com­plexe tech­no­lo­gique du pou­voir que Mum­ford a appe­lé « méga­ma­chine ». La tech­nique, en se trans­for­mant en unique force pro­duc­tive, a faci­li­té le triomphe de l’économie qui, aujourd’hui, en créant le mar­ché mon­dial, lui ouvre la voie en impo­sant la dyna­mique expan­sive de la pro­duc­tion de masse au monde entier. À sa façon, elle a ridi­cu­li­sé la fonc­tion de l’État en estom­pant son his­toire et son rôle. Ayant été conver­ti préa­la­ble­ment par l’économie en grand patron, il est main­te­nant trans­for­mé en machi­ne­rie de gou­ver­ne­ment et de contrôle des masses par la technique.

Exemple tout récent.

Depuis la fin du XIXe siècle, la péren­ni­té du sys­tème capi­ta­liste est obte­nue par inter­ven­tion de l’État, qui impose une poli­tique éco­no­mique et sociale sta­bi­li­sa­trice. L’État ces­sa d’être une super­struc­ture auto­nome pour fusion­ner avec l’économie et se pré­sen­ter comme un espace neutre où pou­vait se résoudre l’affrontement entre les classes. L’État se pré­sen­tait comme garant des avan­cées sociales, de la sécu­ri­té et de l’égalité des chances.

L’État-providence fut une inven­tion qui assu­rait à la fois la reva­lo­ri­sa­tion du capi­tal et l’assentiment des masses. En son sein, la poli­tique se trans­for­mait len­te­ment en admi­nis­tra­tion, se pro­fes­sion­na­li­sait, s’orientait vers la réso­lu­tion de ques­tions tech­niques. Bien que le régime poli­tique fut une « démo­cra­tie » for­melle, la poli­tique ne pou­vait être l’objet de dis­cus­sion publique : en tant qu’exposition et réso­lu­tion des pro­blèmes tech­niques, elle néces­si­tait d’une part le savoir spé­cia­li­sé – c’était une tech­no­po­li­tique – aux mains d’une bureau­cra­tie pro­fes­sion­nelle et, d’autre part, un éloi­gne­ment – une dépo­li­ti­sa­tion – des masses. Cette dépo­li­ti­sa­tion fut obte­nue grâce au pro­grès tech­nique, qui a pour effet d’isoler l’individu dans la socié­té en l’entourant de machines domes­tiques et en le confi­nant dans sa vie pri­vée. D’autre part, chaque étape dudit pro­grès annule la pré­cé­dente, entraî­nant un dyna­misme com­pul­sif dans lequel la nou­veau­té est accep­tée sim­ple­ment parce que nou­velle, et le pas­sé se trouve relé­gué dans une sorte d’archéologie. Ain­si, il crée un pré­sent per­pé­tuel dans lequel les hommes sont indif­fé­rents. Fin de l’histoire ?

Dans ses meilleures satires contre l’exploitation de l’homme par la tech­nique, Karl Capek iro­nise sur la bana­li­sa­tion des faits : dans une socié­té qui a tant de pos­si­bi­li­tés tech­niques, « les évé­ne­ments his­to­riques ne pou­vaient se mesu­rer par siècles ni par décades comme cela s’était fait jusqu’à pré­sent dans l’histoire du monde, mais par tri­mestres […]. On pour­rait dire que l’histoire se pro­dui­sait en gros et que, pour cette rai­son, le temps his­to­rique se mul­ti­pliait rapi­de­ment (selon cer­tains cal­culs, cinq fois plus). » (La Guerre des Sala­mandres)

L’État trans­for­ma la tech­nos­cience en prin­ci­pale force pro­duc­tive en encou­ra­geant le pro­grès scien­ti­fique et tech­nique, d’abord à la recherche à grande échelle dans le domaine des armes de guerre, puis dans la pro­duc­tion indus­trielle des biens. L’évolution du sys­tème social et par consé­quent celle de l’économie et de l’État étaient dès lors déter­mi­nées par le pro­grès tech­nique. Il n’impliquait pas seule­ment la déca­dence du monde du tra­vail et l’obsolescence de la classe ouvrière, qui ces­sait d’être la prin­ci­pale force pro­duc­tive, mais il signi­fiait aus­si la fin de l’État pro­tec­teur. Dans les socié­tés sou­mises à la tech­nique, le contrôle des indi­vi­dus s’effectue mieux par des sti­mu­lus exté­rieurs que par le recours à des règles fixant leurs conduites et les enré­gi­men­tant. Ce qui domine par­mi les indi­vi­dus n’est pas le carac­tère auto­ri­taire – et son com­plé­ment, le carac­tère sou­mis – mais la per­son­na­li­té déstruc­tu­rée et nar­cis­sique (voir Chris­to­pher Lasch, La Culture du Nar­cis­sisme, 1979). La fin de l’État était avant tout la fin du carac­tère “social” de l’État. Il doit se limi­ter main­te­nant à être une orga­ni­sa­tion – plus com­plexe, plus tech­nique, avec moins de per­son­nel – de ser­vices publics bon mar­ché, un réseau de bureaux effi­ca­ce­ment connec­tés de polices admi­nis­tra­tives, juri­diques ou d’assistance. Les condi­tions sociales qu’impose la tech­nique auto­no­mi­sée ne sont abso­lu­ment pas favo­rables à une cen­tra­li­sa­tion poli­tique, elles ne pro­meuvent ni l’étatisme ni le déve­lop­pe­ment d’une bureau­cra­tie dis­ci­pli­née. Ceci carac­té­ri­sait la phase sociale pré­cé­dente de la tech­nique (anté­rieure au des­po­tisme tech­no­lo­gique contem­po­rain), plus conforme aux besoins de l’État-Providence ou de la pro­duc­tion col­lec­ti­viste d’un État tota­li­taire. Tous les sec­teurs de la bureau­cra­tie éta­tique ou para-éta­tique sont recy­clés, c’est-à-dire réor­ga­ni­sés selon de stricts cri­tères de ren­de­ment qui priment sur leurs inté­rêts propres. Comme le veut un vieux pro­verbe ban­caire, tout est ques­tion de chiffres. Il convient de rap­pe­ler que ceux qui com­mandent ne sont pas les pro­prié­taires des moyens de pro­duc­tion – les entre­pre­neurs, la vieille bour­geoi­sie – ou les admi­nis­tra­teurs de l’État – la bureau­cra­tie – mais les élites liées à la haute tech­no­lo­gie et à « l’ingénierie finan­cière ». Ces élites sont apa­trides et se servent de l’État comme elles se servent des moyens de pro­duc­tion et des finances, com­bat­tant tout déve­lop­pe­ment auto­nome de ces der­niers en exi­geant avant tout de l’efficacité. Il ne faut pas oublier non plus que tout pro­ces­sus tech­nique – pro­duc­tif, finan­cier, poli­tique – tend à éli­mi­ner les per­sonnes et à s’automatiser. Les masses ne sont néces­saires que dans la mesure où il n’existe pas de machines pour les rem­pla­cer. L’État tota­li­taire était une tech­nique de gou­ver­ne­ment où tous les mou­ve­ments de masses étaient sim­pli­fiés et réduits à des actions pré­vi­sibles comme dans un méca­nisme. Pour lui, la réflexion était une atti­tude sub­ver­sive et l’obéissance la plus grande des ver­tus publiques. Pour cela, un énorme appa­reil poli­cier était néces­saire. Mais la même logique de la tech­nique engendre l’automatisme des conduites, avec tou­jours moins de néces­si­té de contrôle, de lea­ders, de grandes bureau­cra­ties, ou de grands appa­reils poli­ciers. Mieux valent les vidéo-sur­veillances, les uni­tés d’intervention rapide et les ser­vices de pro­tec­tion pri­vés. L’individu n’existe pas, la classe ouvrière non plus, l’État peut se réduire à un écran, c’est-à-dire se vir­tua­li­ser. Voi­là le moment his­to­rique dans lequel nous sommes.

La méca­ni­sa­tion du monde est la ten­dance domi­nante d’un pro­ces­sus ache­vé dans ses grandes lignes. Mais des contra­dic­tions voient le jour entre les sec­teurs plus ou moins avan­cés, entre les tra­di­tions bour­geoises et éta­tiques et l’engouement déme­su­ré vers le tech­ni­cisme ; tout comme entre les classes en voie de dis­so­lu­tion qui ne sont plus que des groupes par­ti­cu­liers aux inté­rêts pri­vées et la nou­velle classe émer­gente, uni­fiée et stable, extrê­me­ment hié­rar­chi­sée dans laquelle la posi­tion au sein du pou­voir dépend de l’élément tech­nique. La tech­nique est un fac­teur stra­té­gique déci­sif qui se garde comme un secret : c’est le secret de la domi­na­tion. Ce qui ne veut pas dire que les tech­ni­ciens, par le simple fait de l’être, jouissent d’une situa­tion pri­vi­lé­giée, bien que d’une cer­taine façon soit appa­rue une nou­velle classe de « mana­gers », de direc­teurs, dis­po­sée à s’emparer du pou­voir. Évi­de­ment, l’offre d’emploi pour les pro­fes­sions de la tech­nique est la seule qui a aug­men­té, et la seule chose qui a chan­gé, c’est la com­po­si­tion du monde sala­rié. Les experts ne com­mandent pas, ils servent. Les cadres, l’intelligentsia tech­nique, ne sont que le mirage d’une classe pro­vo­qué par les chan­ge­ments inter­ve­nus dans les pre­miers moments de l’apparition de la haute tech­no­lo­gie, de la tech­nos­cience, quand réel­le­ment ces sala­riés jouèrent leur rôle : faci­li­ter son ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion. Avec la spé­cia­li­sa­tion et la frag­men­ta­tion crois­sante de la connais­sance et le déve­lop­pe­ment du sys­tème édu­ca­tif dans une direc­tion favo­rable à la ten­dance domi­nante et son exten­sion à toute la popu­la­tion, cha­cun est pré­pa­ré pour obéir aux machines. Tech­ni­ciens, nous le sommes tous. La for­ma­tion tech­nique n’est plus une incon­grui­té : c’est la carac­té­ris­tique com­mune de tous les humains. La marque de leur dépossession.

La trans­for­ma­tion du pro­lé­ta­riat en une grande masse de sala­riés sans aucun lien de soli­da­ri­té de classe n’a pas éli­mi­né les luttes sociales mais la lutte des classes. Quand on porte atteinte à divers inté­rêts, des conflits sur­gissent qui peuvent être d’une grande inten­si­té et d’une grande vio­lence, mais qui ne touchent pas à l’essentiel – la tech­nique et l’organisation sociale basée sur elle – et par consé­quent ne menacent pas le sys­tème. On ne peut pas inter­pré­ter les luttes de fonc­tion­naires, d’exclus, d’employés, de petits agri­cul­teurs, de cadres, etc. en termes de luttes de classes. Ce sont des réponses au capi­tal qui, dans son pro­ces­sus de valo­ri­sa­tion, nuit aux inté­rêts sec­to­riels par­ti­cu­liers de groupes sociaux pré­cis qui n’incarnent ni ne peuvent incar­ner l’intérêt géné­ral : pour cette rai­son ils ne mettent pas en péril le sys­tème de domi­na­tion. Le moment clé de la lutte est tou­jours la négo­cia­tion, et ce sont les spé­cia­listes qui la règlent. Aucun groupe oppri­mé spé­ci­fique ne peut, par sa situa­tion objec­tive, deve­nir l’embryon d’une classe sociale, un sujet his­to­rique dont les luttes portent en elles les espé­rances éman­ci­pa­trices d’une grande par­tie de la popu­la­tion. Toutes les luttes se déroulent main­te­nant à la péri­phé­rie du sys­tème. Celui-ci n’a besoin de per­sonne, ne dépend d’aucun groupe social en somme. Le sys­tème fonc­tion­ne­rait de la même manière si un groupe social s’en sépa­rait. Ain­si sa lutte ne serait que mar­gi­nale et tes­ti­mo­niale. Les groupes sociaux oppri­més n’affrontent plus la domi­na­tion dans un rap­port de classe contre classe. D’autre part, aucun groupe social n’aspire à la liqui­da­tion du sys­tème, parce qu’aucun groupe, mal­gré l’accumulation des mani­fes­ta­tions de ses effets nocifs, ne conteste la supré­ma­tie de la tech­nique qui nour­rit la cohé­sion et la soli­di­té de la domi­na­tion. Le consen­sus vis-à-vis de la tech­nique – tout le monde croit qu’on ne peut vivre sans elle – jus­ti­fie l’autorité de l’oligarchie tech­no­cra­tique et dilue les néces­si­tés d’émancipation de la société.

Toute révolte contre la domi­na­tion ne repré­sen­te­ra l’intérêt géné­ral que si elle se trans­forme en rébel­lion contre la tech­nique, en révolte lud­dite (voir Edward P. Thomp­son, La for­ma­tion de la classe ouvrière anglaise, 1963). La dif­fé­rence entre les ouvriers lud­dites et les esclaves modernes de la tech­nique réside dans le fait que ceux-là avaient un mode de vie à sau­ver, mena­cé par les fabriques ; ils consti­tuaient une com­mu­nau­té qui savait se défendre et se pro­té­ger. Pour cette rai­son, il fut dif­fi­cile d’en venir à bout. La répres­sion don­na nais­sance à la police anglaise moderne, per­mit le déve­lop­pe­ment du sys­tème manu­fac­tu­rier et d’un syn­di­ca­lisme tolé­ré et encou­ra­gé à cause du lud­disme. La marche du pro­lé­ta­riat com­mence par ce renon­ce­ment important.

Plus encore, les pre­miers jour­naux ouvriers – cf. L’Artisan en 1830 – feront l’éloge des machines en arguant qu’elles libèrent le tra­vail et que la solu­tion n’est pas de les sup­pri­mer, mais d’en exploi­ter les pos­si­bi­li­tés. Contrai­re­ment à ce qu’affirmaient Marx et Engels, le mou­ve­ment ouvrier s’est condam­né à l’immaturité poli­tique et sociale quand il a renon­cé au socia­lisme uto­pique et a choi­si la science, le pro­grès (la science bour­geoise et le pro­grès bour­geois), au lieu de la com­mu­nau­té et l’épanouissement indi­vi­duel. Depuis lors, l’idée selon laquelle l’émancipation sociale n’est pas « pro­gres­siste » a plus cir­cu­lé dans la socio­lo­gie moderne et dans la lit­té­ra­ture que dans le mou­ve­ment ouvrier, à l’exception de quelques anar­chistes ou dis­ciples de Mor­ris et de Thoreau.

Ain­si, pour exemple, nous n’avons qu’à ouvrir le roman de Thea von Har­bou, Métro­po­lis, pour lire ces harangues :

Du matin jusqu’au soir, à midi, l’après-midi, la machine rugit en récla­mant nour­ri­ture, nour­ri­ture, nour­ri­ture. Vous êtes la nour­ri­ture ! Vous êtes la nour­ri­ture vivante ! La machine vous dévore et puis, épui­sés, elle vous jette ! Pour­quoi engrais­sez-vous la machine avec vos corps ! Pour­quoi accep­tez-vous ses arti­cu­la­tions avec votre cer­veau ? Pour­quoi ne lais­sez-vous pas mou­rir de faim les machines idiotes ? Pour­quoi ne les lais­sez-vous pas paraître stu­pides ? Pour­quoi les ali­men­tez-vous ? Plus vous le ferez, plus elles auront faim de votre chair, de vos os, de votre cer­veau. Vous êtes dix mille ! Cent mille ! Pour­quoi ne lan­cez-vous pas cent mille poings assas­sins contre les machines ?

Évi­dem­ment, la des­truc­tion des machines est une sim­pli­fi­ca­tion, une méta­phore de la des­truc­tion du monde de la tech­nique, de l’ordre tech­nique du monde, ce qui consti­tue l’immense tâche his­to­rique de l’unique révo­lu­tion véri­table. Le retour au début, au savoir-faire des com­men­ce­ments, que la tech­nique a proscrit.

Il ne s’agit pas d’un retour à la Nature, bien que les rela­tions entre les hommes et la Nature devront se modi­fier radi­ca­le­ment et plus se baser sur la réci­pro­ci­té que sur l’exploitation, puisqu’en détrui­sant la nature, on détruit inévi­ta­ble­ment la nature humaine. Il n’est main­te­nant plus ques­tion de la domi­ner, mais d’être en har­mo­nie avec elle. L’existence des êtres humains ne devra plus se conce­voir comme pure acti­vi­té d’appropriation des forces natu­relles, comme un mou­ve­ment, comme un tra­vail. Une socié­té non-capi­ta­liste, c’est-à-dire libé­rée de la tech­nique, ne sera pas une socié­té indus­trielle, ni une socié­té paléo­li­thique ; sim­ple­ment une socié­té dotée des tech­niques appro­priées à sa sub­sis­tance, en équi­libre avec le milieu natu­rel. Elle devra éli­mi­ner toute la tech­nique qui est source de pou­voir, celle qui détruit les com­munes, isole l’individu, dépeuple les cam­pagnes, empêche l’apparition des com­mu­nau­tés, etc. ; bref, celle qui menace le monde de la vie libre. […] 

Si ceux qui se trouvent enga­gés dans la lutte contre la tech­nique regardent autour d’eux, ils consta­te­ront que les ravages tech­no­lo­giques réveillent tou­jours une faible oppo­si­tion, para­si­tée par un éco­lo­gisme poli­tique ou direc­te­ment récu­pé­rée par des gens au ser­vice de l’État. Par ailleurs, aucun mou­ve­ment d’une cer­taine ampleur, par­tant de conflits pré­cis, n’a essayé de s’organiser clai­re­ment contre le monde de la tech­nique. Nous com­men­çons à peine à redé­cou­vrir les grands apports de la socio­lo­gie cri­tique amé­ri­caine, ceux de l’école de Franc­fort, ou ceux d’Ellul, bien qu’ils aient de nom­breuses années d’existence. La tâche d’actualiser cette cri­tique et de la mettre en rela­tion avec celle qui veut trans­for­mer radi­ca­le­ment les bases sur les­quelles s’appuie la socié­té moderne est tou­jours aus­si peu com­prise. Le plus grand nombre essaye de com­battre le sys­tème sur des ter­rains rési­duels ayant de moins en moins de poids : celui des reven­di­ca­tions ouvrières, du droit des mino­ri­tés, des centres de jeunes, de l’exclusion sociale, du syn­di­ca­lisme pay­san, etc. Sans mépri­ser leur enga­ge­ment social, force est de consta­ter que ces luttes ont des hori­zons limi­tés, ne serait-ce que parce qu’elles occultent la ques­tion clé, quand elles ne par­tagent pas osten­si­ble­ment la tech­no­phi­lie du sys­tème. Quoi qu’il en soit, celles qui recons­truisent une socia­bi­li­té entre leurs par­ti­ci­pants et empêchent la créa­tion de hié­rar­chie méritent le sou­tien. L’action de ceux qui s’opposent au monde de la tech­nique n’a tou­jours pas mené à grand-chose, puisqu’une telle oppo­si­tion reste seule­ment une cause et n’est pas encore un mou­ve­ment. Mais elle a au moins ser­vi à accroître l’insatisfaction que la tech­nique sème par­tout et à mon­trer la bonne direc­tion. Ceux qui font l’a­po­lo­gie de la tech­nique se retrouvent dans de beaux draps quand elle devient visi­ble­ment l’apologie de l’horreur. Le sys­tème admet qu’il n’est en aucun cas un para­dis et se jus­ti­fie comme l’u­nique pos­si­bi­li­té tant qu’il n’y a per­sonne pour le ren­voyer aux pou­belles de l’histoire. Nous en sommes là.

Le sys­tème tech­no­cra­tique pro­duit des ruines, ce qui favo­rise la dif­fu­sion de la cri­tique et rend pos­sible l’action à son encontre. La ques­tion prin­ci­pale porte sur les prin­cipes plus que sur les méthodes. N’importe quelle façon de pro­cé­der est bonne si elle est utile et sert à popu­la­ri­ser les idées sans contri­buer à aucune capi­tu­la­tion : on par­ti­cipe aux luttes pour les rendre meilleures, non pour dégé­né­rer avec elles. En l’absence d’un mou­ve­ment social orga­ni­sé, les idées sont pri­mor­diales ; le com­bat pour les idées est le plus impor­tant parce qu’aucune pers­pec­tive ne peut naître d’une orga­ni­sa­tion où règne la confu­sion concer­nant ce que l’on veut. Mais la lutte pour les idées n’est pas une lutte pour l’idéologie, pour une bonne conscience satis­faite. Il faut aban­don­ner le leit­mo­tiv des consignes révo­lu­tion­naires qui ont vieilli et sont deve­nues des phrases toutes faites : il est incon­gru, quand le pro­lé­ta­riat n’existe plus, de par­ler du pou­voir abso­lu des conseils ouvriers ou de l’autogestion géné­ra­li­sée, alors qu’il s’agit de déman­te­ler la pro­duc­tion. La fin du tra­vail sala­rié ne peut signi­fier l’abolition du tra­vail, car la tech­no­lo­gie qui sup­prime et auto­ma­tise le tra­vail néces­saire est seule­ment pos­sible dans le règne de l’économie. Les théo­ries de Fou­rier sur « l’attraction pas­sion­née » seraient plus réa­listes. Une action volon­ta­riste ne sert pas à grand-chose si les masses, une fois ras­sem­blées, ne savent que faire après avoir déci­dé de prendre en charge leurs propres affaires sans inter­mé­diaires. Dans cette situa­tion, même en tenant compte des suc­cès par­tiels, l’ouverture de pers­pec­tives qu’elles ne pour­raient affron­ter avec cohé­rence et déter­mi­na­tion achè­ve­raient le mou­ve­ment, plus encore que de franches défaites. La tâche la plus élé­men­taire consis­te­rait à réunir le plus grand nombre de gens pos­sible autour de la convic­tion selon laquelle le sys­tème doit être détruit, et de nou­velles bases doivent être édi­fiées, afin de dis­cu­ter du type d’action qui convient le mieux à la mise en pra­tique des idées issues de cette convic­tion. Une telle pra­tique doit viser l’adhé­sion d’une par­tie consé­quente de la popu­la­tion, au moins, car aus­si long­temps qu’il n’existe pas de conscience révo­lu­tion­naire suf­fi­sam­ment répan­due, la classe exploi­tée ne pour­ra se recons­truire, et aucune action d’envergure his­to­rique, aucun retour de la lutte des classes ne sera possible.

Miguel Amorós, sep­tembre 1999.

Print Friendly, PDF & Email
Total
0
Shares
3 comments
      1. Ce texte et d’autres du même auteur ont été publiés en 2015 dans un ouvrage inti­tu­lé « Pré­li­mi­naires », par Les Édi­tions de La Roue.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

À propos de la suppression de notre vagilité (par Frank Forencich)

Étant donné que cette époque ne nous fournit pas suffisamment de sujets d’inquiétude, je me propose d’en ajouter un à votre liste. Son nom est étrange. Il ne reçoit pas grande attention de la part du monde de la santé et de la médecine. Mais il est profondément important, peut-être plus que le régime alimentaire et l’exercice. Il s’agit du problème de la suppression de notre vagilité, qui désigne la capacité d'un organisme de se déplacer librement dans un habitat. [...]
Lire

Le mouvement illusoire de Bernie Sanders (par Chris Hedges)

Bernie Sanders, qui s’est attiré la sympathie de nombreux jeunes universitaires blancs, dans sa candidature à la présidence, prétend créer un mouvement et promet une révolution politique. Cette rhétorique n’est qu’une version mise à jour du "changement" promis en 2008 par la campagne de Barack Obama, et avant cela par la Coalition National Rainbow de Jesse Jackson. De telles campagnes électorales démocratiques, au mieux, élèvent la conscience politique. Mais elles n’engendrent ni mouvements ni révolutions. La campagne de Sanders ne sera pas différente.