Sur Theodore Kaczynski et sa prétendue folie (par Nicolas Casaux)

Au mois de sep­tembre de cette année 2021, aux Édi­tions Libre, nous publions une tra­duc­tion du der­nier livre de Theo­dore Kac­zyns­ki, Révo­lu­tion Anti-Tech : Pour­quoi et com­ment ? Imman­qua­ble­ment, machi­na­le­ment, d’aucuns nous repro­che­ront — à tort — de faire la pro­mo­tion d’un affreux « ter­ro­riste », d’un fou dangereux.

À tort, parce que si nous avons jugé per­ti­nent de pro­po­ser une ver­sion fran­çaise de cet ouvrage, ce n’est pas pour pro­mou­voir Theo­dore Kac­zyns­ki, mais pour faire connaître cer­taines de ses idées, son ana­lyse de la pré­sente situa­tion socio-éco­lo­gique et ses pro­po­si­tions. Celles-ci ne sont abso­lu­ment pas — ain­si que la lec­ture du livre vous le confir­me­ra — des encou­ra­ge­ments à assas­si­ner plus ou moins n’importe qui ou à poser des bombes dans des endroits pour la seule rai­son qu’ils nous énervent. Car, bien enten­du, les atten­tats et ten­ta­tives d’attentats de Kac­zyns­ki, les actes pour les­quels il fut condam­né, étaient à la fois stu­pides, licen­cieux, dan­ge­reu­se­ment hasar­deux et mora­le­ment indignes, donc condam­nables[1].

Cepen­dant, on note que si beau­coup consi­dèrent Kac­zyns­ki comme un « ter­ro­riste » c’est, très sim­ple­ment, parce qu’il a com­mis un cer­tain nombre de meurtres, infli­gés des bles­sures et des souf­frances. Les rai­sons de ses agis­se­ments et la qua­li­té de ses vic­times importent peu. Leur rai­son­ne­ment est plu­tôt quan­ti­ta­tif que qua­li­ta­tif. Kac­zyns­ki est un ter­ro­riste parce qu’il a tué ou bles­sé des gens (peu importe qui, peu importe pour­quoi). Soit. Seule­ment, sur ce même plan moral abs­trait, on remarque que Kac­zyns­ki a bien moins tué d’êtres humains que n’importe quel pré­sident des États-Unis[2] ou de France durant n’importe quel man­dat ordi­naire (au tra­vers de ses agis­se­ments, déci­sions poli­tiques, absence de déci­sion poli­tique [lais­ser mou­rir des gens dans les rues alors qu’on dis­pose du pou­voir de les aider, et par­fois qu’on a pro­mis de ce faire, par exemple], ventes d’armes, décla­ra­tions de guerre, inter­ven­tions mili­taires, etc.), que nombre de géné­raux ou de sol­dats des armées des États-Unis ou de France, ou encore que nombre de PDG de mul­ti­na­tio­nales (qui tra­fiquent des mar­chan­dises ou matières pre­mières issues de zones en guerre ou de régions dans les­quelles des conflits sociaux font rage, qui imposent à des employés des condi­tions de tra­vail can­cé­ri­gènes, qui ordonnent de mas­sa­crer en masse des « ani­maux d’élevages », dont les déci­sions induisent par­fois des guerres, des conflits sociaux, des des­truc­tions éco­lo­giques ter­ribles, etc.).

(Certes, les vic­times des guerres ini­tiées par des chefs d’État sont faci­le­ment ratio­na­li­sées. Il y a un motif valable, logique, res­pec­table, à ces meurtres : il s’agit de ter­ro­ristes, d’ennemis, de méchants — en tout cas de per­sonnes dési­gnées ain­si par le pou­voir. Tout comme les mas­sacres d’animaux d’élevage en abat­toirs sont faci­le­ment ratio­na­li­sés au moyen d’une cer­taine idéo­lo­gie, etc.)

Aus­si, en condam­nant la mal­fai­sance d’un ignoble « ter­ro­riste » dési­gné à la vin­dicte popu­laire par les auto­ri­tés, le res­pec­table citoyen peut-il se sen­tir ver­tueux à peu de frais. Lui n’a pas tué, bles­sé, lui n’est pas mau­vais, lui ne fait rien d’immoral — n’est-ce pas ? Pas vrai­ment. Mais ce qu’il y a de pra­tique avec la com­plexi­té, l’étendue et l’opacité des pro­ces­sus qui consti­tuent la civi­li­sa­tion indus­trielle, c’est que lorsqu’on en consomme les pro­duits, en bout de chaîne, en les col­lec­tant dans les rayons d’un super­mar­ché, par exemple, on n’a pas l’impression de com­mettre le moindre mal. C’est en toute incons­cience, ou igno­rance, que l’on achète des mar­chan­dises pro­duites grâce à l’exploitation d’êtres humains ici ou là, par­fois d’enfants dans des mines au Congo, par­fois issues de zones de guerre, ou d’endroits où des conflits sociaux font cou­ler le sang, etc. C’est pour­quoi les plus gros consom­ma­teurs (ceux qui dis­posent du pou­voir d’achat le plus consé­quent) sont aus­si ceux qui se retrouvent avec le plus de sang sur leurs mains. Qui connaît réel­le­ment les impacts sociaux et éco­lo­giques de tous ses choix de consom­ma­tion, de tous ses achats (les afflic­tions humaines conden­sées dans un iPhone, les dom­mages éco­lo­giques conden­sées dans une voi­ture élec­trique, etc.) ? Qui peut pré­tendre n’avoir jamais cau­tion­né la moindre inflic­tion de souf­france ? Avant de juger féro­ce­ment les agis­se­ments de Kac­zyns­ki, cha­cun devrait réflé­chir, essayer d’évaluer les consé­quences des siens. (Dif­fi­cile, presque impos­sible ? Oui. Cela fait par­tie des iné­luc­tables effets de la civi­li­sa­tion indus­trielle, du fait d’évoluer dans un sys­tème social ayant très lar­ge­ment dépas­sé la mesure de l’être humain, indui­sant le « déca­lage pro­mé­théen » dont par­lait Gün­ther Anders et que dénonce aus­si, à sa manière, Theo­dore Kaczynski.)

Quoi qu’il en soit, une der­nière chose. Les médias de masse et les ins­ti­tu­tions domi­nantes déci­dèrent — et conti­nuent — de pré­sen­ter Kac­zyns­ki comme un indi­vi­du lit­té­ra­le­ment atteint de sévères troubles men­taux. « L’auteur de La Socié­té indus­trielle et son ave­nir s’est éver­tué à plai­der cou­pable, afin de sou­li­gner la ratio­na­li­té de ses pro­pos », comme le rap­pelle Renaud Gar­cia, mais le « recours des ins­ti­tu­tions à la vieille tech­nique de psy­chia­tri­sa­tion de l’accusé (schi­zo­phrène, para­noïaque) a néan­moins fait son che­min dans l’opinion ». Kac­zyns­ki ne serait rien qu’un fou (contrai­re­ment aux très sains d’esprit ingé­nieurs, scien­ti­fiques, tech­ni­ciens qui conçoivent les bombes ato­miques, les bombes et les armes modernes en géné­ral, les drones, les « armes bac­té­rio­lo­giques » ou « bio­lo­giques » pour le compte de dif­fé­rents États, contrai­re­ment aux chefs‑d’État-marchands‑d’armes qui imposent d’ignobles inéga­li­tés et l’exploitation de tous par tous, aux PDG qui sacri­fient le monde pour leurs pro­fits immé­diats, etc.). Pour com­prendre la « psy­chia­tri­sa­tion » de Kac­zyns­ki, voi­ci quelques élé­ments de réflexion.

I.

Dans un texte inti­tu­lé “The Una­bom­ber Returns” (« Le retour de l’Unabomber »), publié le 20 mai 2011, William Fin­ne­gan, jour­na­liste de longue date pour le New Yor­ker — qui s’était char­gé, en 1998, de cou­vrir le pro­cès de Kac­zyns­ki, notam­ment au tra­vers d’un célèbre article —, résume l’affaire comme suit :

Le pro­cès se ter­mi­na d’une mau­vaise manière. Je fus ame­né à pen­ser, du moins, qu’une alliance de conve­nance entre les pro­cu­reurs, les psy­chiatres, les spé­cia­listes de la pré­ven­tion de la peine de mort, les avo­cats de Kac­zyns­ki et même le juge char­gé de l’af­faire, contrai­gnit Kac­zyns­ki à plai­der cou­pable et à être condam­né à la pri­son à vie sans pos­si­bi­li­té de libé­ra­tion condi­tion­nelle. Pour diverses rai­sons, per­sonne ne sou­hai­tait que l’U­na­bom­ber béné­fi­cie de la pos­si­bi­li­té d’expliquer, au tri­bu­nal, pour­quoi il avait fait ce qu’il avait fait. Un psy­chiatre enga­gé par la défense me confia que ses opi­nions anti-tech­no­lo­gie étaient en elles-mêmes une preuve de schi­zo­phré­nie para­noïde. D’ailleurs, ces opi­nions avaient été ample­ment expo­sées dans un essai de trente-cinq mille mots inti­tu­lé La Socié­té indus­trielle et son ave­nir, que le Times et le Washing­ton Post avaient été contraints de publier en 1995, en échange de la pro­messe de l’au­teur d’ar­rê­ter ses atten­tats à la bombe. Cet essai — plus connu sous le nom de Mani­feste — n’é­tait pas d’une lec­ture aisée, mais assez convain­cante. James Q. Wil­son, spé­cia­liste conser­va­teur des sciences sociales, écri­vit dans une tri­bune libre du Times : « S’il s’agit de l’œuvre d’un fou, alors les écrits de nom­breux phi­lo­sophes poli­tiques — Jean Jacques Rous­seau, Tom Paine, Karl Marx — ne sont guère plus sains d’esprit. »

II.

Alston Chase, ex-pro­fes­seur de phi­lo­so­phie diplô­mé d’Harvard, Oxford et Prin­ce­ton, est l’auteur d’un livre inti­tu­lé Har­vard and the Una­bom­ber : The Edu­ca­tion of an Ame­ri­can Ter­ro­rist (« Har­vard et l’Unabomber : l’éducation d’un ter­ro­riste amé­ri­cain »). Dans un article publié dans le numé­ro de juin 2000 du men­suel amé­ri­cain The Atlan­tic, inti­tu­lé “Har­vard and the Making of the Una­bom­ber” (« Har­vard et la fabrique de l’Unabomber »), il com­mente la pré­ten­due folie de Theo­dore Kaczynski :

Michael Mel­lo, pro­fes­seur à la Ver­mont Law School (école de droit du Ver­mont), est l’au­teur d’un livre inti­tu­lé The Uni­ted States of Ame­ri­ca vs. Theo­dore John Kac­zyns­ki (« Les États-Unis d’Amérique vs. Theo­dore Kac­zyns­ki »). De concert avec William Fin­ne­gan, jour­na­liste au New Yor­ker, il affirme que le frère de Kac­zyns­ki, David, sa mère, Wan­da, et leur avo­cat, Tony Bis­ce­glie, ain­si que les avo­cats de la défense de Kac­zyns­ki, per­sua­dèrent de nom­breux médias de dépeindre Kac­zyns­ki comme un schi­zo­phrène para­noïaque. Dans une cer­taine mesure, c’est exact. Sou­cieux d’éviter l’exécution de Theo­dore Kac­zyns­ki, David et Wan­da accor­dèrent une série d’in­ter­views, à par­tir de 1996, au Washing­ton Post, au New York Times et à Six­ty Minutes, entre autres, dans les­quelles ils cher­chèrent à dépeindre Kac­zyns­ki comme men­ta­le­ment per­tur­bé et patho­lo­gi­que­ment anti­so­cial depuis l’enfance. En contre­point, contre sa volon­té et à son insu, affirme Theo­dore Kac­zyns­ki, ses avo­cats recou­rurent à l’argument de la san­té men­tale défaillante pour le défendre.

Une psy­cho­logue tra­vaillant pour la défense, Karen Bronk Fro­ming, conclut que Kac­zyns­ki pré­sen­tait une « pré­dis­po­si­tion à la schi­zo­phré­nie ». Un autre, David Ver­non Fos­ter, per­çut en lui « une image claire et cohé­rente de schi­zo­phré­nie, de type para­noïaque ». Un autre encore, Xavier F. Ama­dor, décri­vit Kac­zyns­ki comme « typique de cen­taines de patients atteints de schi­zo­phré­nie ». Com­ment ces experts étaient-ils par­ve­nus à leurs conclu­sions ? Si des tests objec­tifs, seuls, avaient sug­gé­ré à Fro­ming que les réponses de Kac­zyns­ki étaient « com­pa­tibles avec » la schi­zo­phré­nie, elle confia à Fin­ne­gan que c’étaient ses écrits — en par­ti­cu­lier ses opi­nions « anti-tech­no­lo­gie » — qui l’avaient ame­née à cette conclu­sion. Fos­ter, qui ren­con­tra Kac­zyns­ki à quelques reprises mais ne l’examina jamais for­mel­le­ment, cita ses « thèmes déli­rants » comme preuve de sa mala­die. Ama­dor, qui ne ren­con­tra jamais Kac­zyns­ki, fon­da son juge­ment sur les « croyances déli­rantes » qu’il avait détec­tées dans les écrits de Kac­zyns­ki. Quant au diag­nos­tic pro­vi­soire de Sal­ly John­son, selon lequel Kac­zyns­ki souf­frait d’une schi­zo­phré­nie de type para­noïaque, il repo­sait en grande par­tie sur sa convic­tion qu’il entre­te­nait des « croyances déli­rantes » au sujet des menaces posées par la tech­no­lo­gie. Les experts trou­vèrent éga­le­ment des preuves de la folie de Kac­zyns­ki dans son refus d’ac­cep­ter leurs diag­nos­tics ou de les aider à les établir.

Le der­nier livre de Theo­dore Kaczynski.

La plu­part des allé­ga­tions de mala­die men­tale à son encontre repo­saient sur les diag­nos­tics d’ex­perts dont les juge­ments, par consé­quent, décou­laient en grande par­tie de leurs opi­nions concer­nant la phi­lo­so­phie de Kac­zyns­ki et ses habi­tudes per­son­nelles — il s’agissait d’un ermite, d’un homme en appa­rence sau­vage, qui ne fai­sait pas beau­coup le ménage, d’un céli­ba­taire — et de son refus d’ad­mettre qu’il était malade. En effet, Fro­ming affir­ma que « l’in­cons­cience de sa mala­die » était un signe de sa mala­die. Fos­ter se plai­gnit du « refus [de l’accusé] de coopé­rer plei­ne­ment à l’é­va­lua­tion psy­chia­trique, décou­lant de ses symp­tômes ». Ama­dor décla­ra que l’accusé souf­frait « de défi­cits sévères dans la conscience de sa maladie ».

Mais Kac­zyns­ki n’é­tait pas plus négli­gé que beau­coup d’autres per­sonnes qui vivent aujourd’hui dans nos rues. Sa cabane n’é­tait pas plus en désordre que les bureaux de nom­breux pro­fes­seurs d’u­ni­ver­si­té. Le Mon­ta­na sau­vage est rem­pli de déser­teurs comme Kac­zyns­ki (et moi). Le céli­bat et la misan­thro­pie ne sont pas des mala­dies. Kac­zyns­ki n’é­tait même pas un véri­table ermite. N’im­porte quel jour­na­liste pour­rait rapi­de­ment décou­vrir, comme je l’ai fait en inter­ro­geant des dizaines de per­sonnes l’ayant connu (cama­rades de classe, pro­fes­seurs, voi­sins), qu’il n’é­tait pas le soli­taire extrême que les médias dépei­gnirent. En outre, il serait pas­sa­ble­ment absurde de sérieu­se­ment consi­dé­rer le refus d’ad­mettre que l’on est fou ou de coopé­rer avec des per­sonnes payées pour nous décla­rer fou comme une preuve de folie.

Pour­quoi les médias et le public furent-ils si prompts à consi­dé­rer Kac­zyns­ki comme fou ? Kac­zyns­ki tenait de volu­mi­neux jour­naux. Dans l’un d’entre eux, datant appa­rem­ment d’a­vant le début des atten­tats, il anti­ci­pait cette question :

« Je compte com­men­cer à assas­si­ner des gens. Si j’y par­viens, et si l’on me cap­ture (pas vivant, j’espère for­te­ment !), il est pos­sible que les médias spé­culent sur les rai­sons m’ayant inci­té à tuer. […] Le cas échéant, il est cer­tain qu’on me fera pas­ser pour un luna­tique, qu’on m’at­tri­bue­ra des motifs de type sor­dide ou qu’on me fera pas­ser pour un “malade”. Bien évi­dem­ment, le terme “malade”, dans un tel contexte, repré­sente un juge­ment de valeur. […] les médias d’in­for­ma­tion auront peut-être quelque chose à dire sur moi lorsque je serai tué ou attra­pé. Ils essaie­ront cer­tai­ne­ment d’a­na­ly­ser ma psy­cho­lo­gie et de me pré­sen­ter comme un “fou”. Ce biais majeur devra être pris en compte dans toute ten­ta­tive d’a­na­lyse de ma psychologie. »

Michael Mel­lo sug­gère que le public pré­fé­rait qu’on lui pré­sente Kac­zyns­ki comme un fou parce que ses idées sont trop extrêmes pour que nous puis­sions les contem­pler sans malaise. Il remet en ques­tion nos croyances les plus chères. Mel­lo écrit,

« Le mani­feste [La Socié­té indus­trielle et son ave­nir] remet en ques­tion les croyances élé­men­taires de pra­ti­que­ment tous les groupes d’in­té­rêt impli­qués dans l’af­faire : les avo­cats, les experts en san­té men­tale, la presse et les poli­tiques, de gauche comme de droite. […] L’é­quipe de défense de Kac­zyns­ki per­sua­da les médias et le public que Kac­zyns­ki était fou, même en l’ab­sence de preuves cré­dibles […] [parce que] nous avions besoin de le croire. […] Ils déci­dèrent que l’U­na­bom­ber était un malade men­tal et que ses idées étaient folles. Puis ils oublièrent l’homme et ses idées, et fabri­quèrent un conte rassurant. »

III.

Dans un livre paru en 2004 et inti­tu­lé Psy­cho­lo­gi­cal Juris­pru­dence : Cri­ti­cal Explo­ra­tions in Law, Crime, and Socie­ty (« Juris­pru­dence psy­cho­lo­gique : explo­ra­tions cri­tiques de la loi, du crime et de la socié­té »), Michael P. Are­na, ana­lyste et for­ma­teur pour une impor­tante agence gou­ver­ne­men­tale, et Bruce A. Arri­go, pro­fes­seur de cri­mi­no­lo­gie à l’université de Char­lotte en Caro­line du Nord, aux États-Unis, consacrent un cha­pitre[3] au pro­cès de Theo­dore Kac­zyns­ki. Ils y exposent « la façon dont Kac­zyns­ki fut lin­guis­ti­que­ment et socia­le­ment mar­gi­na­li­sé, se vit refu­ser l’op­por­tu­ni­té d’u­ti­li­ser une stra­té­gie de défense de son propre choix, et fut empê­ché de s’ex­pri­mer à tra­vers l’au­to-repré­sen­ta­tion ». Quelques extraits de leur enquête :

Le 5 jan­vier, les décla­ra­tions pré­li­mi­naires furent retar­dées lorsque Kac­zyns­ki deman­da le droit de ren­voyer ses avo­cats et d’en enga­ger un qui orga­ni­se­rait une défense basée sur ses convic­tions poli­tiques et non sur sa pré­ten­due mala­die men­tale. Par déses­poir, Kac­zyns­ki ten­ta de se sui­ci­der en se pen­dant dans sa cel­lule. Il expli­qua qu’il se sen­tait frus­tré et dépri­mé par la façon dont son affaire se dérou­lait, et qu’il pré­fé­rait être mis à mort plu­tôt que d’endurer ce pro­cès avec une stra­té­gie de défense dont il ne vou­lait pas (John­son, 1998).

Le 8 jan­vier 1998, Kac­zyns­ki deman­da s’il pou­vait s’auto-représenter (pro se). En réponse à cette demande, le Juge Bur­rell ordon­na qu’une éva­lua­tion psy­chia­trique soit menée afin de déter­mi­ner s’il était apte à être jugé et s’il était prêt à se repré­sen­ter lui-même. Le 17 jan­vier 1998, la psy­chiatre du Bureau des Pri­sons, le Dr. Sal­ly John­son, décla­ra que Kac­zyns­ki était apte à être jugé mais lui diag­nos­ti­qua une poten­tielle schi­zo­phré­nie para­noïde. Cinq jours plus tard, au mépris de cette éva­lua­tion, le Juge Bur­rell reje­ta la demande de Kac­zyns­ki de s’auto-représenter en accord avec le Sixième Amen­de­ment de la consti­tu­tion des USA.

[…]

Le Dr. John­son esti­mait que Kac­zyns­ki était en mesure d’être jugé direc­te­ment. Elle nota :

« M. Kac­zyns­ki pos­sède une intel­li­gence supé­rieure ; il dis­pose de la capa­ci­té de lire et d’in­ter­pré­ter des écrits com­plexes, il peut contri­buer à l’exa­men de docu­ments ; il com­prend par­fai­te­ment le rôle des dif­fé­rents membres du per­son­nel du tri­bu­nal ; il com­prend les accu­sa­tions por­tées contre lui et les peines poten­tielles s’il est recon­nu cou­pable ; il appré­cie la nature de la pro­cé­dure et com­prend la séquence pro­bable des évé­ne­ments dans un pro­cès. […] Il com­prend que le fait de conti­nuer à faire appel à [ses avo­cats] pour sa défense lui assu­re­rait un meilleur niveau de repré­sen­ta­tion que l’au­to­re­pré­sen­ta­tion. Il conti­nue à vou­loir prendre les déci­sions cru­ciales qui le concerne, quand bien même elles pour­raient mener à une peine moins clé­mente. » (John­son, 1998, p. 45)

[…]

La des­crip­tion de Kac­zyns­ki comme malade men­tal com­men­ça presque immé­dia­te­ment après son arres­ta­tion. Des pho­tos de son appa­rence ébou­rif­fée et négli­gée, avec ses che­veux longs et sa barbe enva­his­sante, enva­hirent les jour­naux, les maga­zines et les jour­naux télé­vi­sés du soir (Gla­ber­son, 1998b ; Klaid­man & King, 1998). Convain­cus qu’une défense fon­dée sur l’idée d’une défi­cience men­tale était le seul moyen de lui évi­ter la peine de mort, les avo­cats de la défense de Kac­zyns­ki et sa famille tra­vaillèrent ensemble afin d’organiser une cam­pagne média­tique visant à le pré­sen­ter comme un idéa­liste com­plexe atteint d’une incu­rable mala­die men­tale (Fin­ne­gan, 1998).

[…]

Les médias acce­ptèrent aveu­glé­ment l’i­mage de Kac­zyns­ki comme malade men­tal ; cepen­dant, ils sem­blèrent aus­si don­ner leur propre inter­pré­ta­tion de la schi­zo­phré­nie para­noïaque du per­son­nage. Dans un article du New York Times, Cooper (1998) écrit : « Theo­dore J. Kac­zyns­ki, l’er­mite accu­sé d’être l’U­na­bom­ber, a décla­ré à son équipe de défense qu’il croit que des satel­lites contrôlent les gens et placent des élec­trodes dans leur cer­veau. Il a éga­le­ment dit à ses avo­cats qu’il était lui-même contrô­lé par une orga­ni­sa­tion omni­po­tente [à laquelle] il ne pou­vait résis­ter. C’est donc avec une cer­taine réti­cence qu’ils [ses avo­cats] ont fina­le­ment accep­té la semaine der­nière de ne pas pré­sen­ter une défense basée sur l’aliénation men­tale » (p. 5). Fin­ne­gan (1998) contes­ta caté­go­ri­que­ment la véra­ci­té de ces décla­ra­tions, affir­mant qu’il s’agissait d’un col­lage de dif­fé­rents frag­ments de conver­sa­tion pro­ve­nant de diverses sources, visant à pro­duire des phrases qui n’avaient jamais été for­mu­lées. En outre, si Kac­zyns­ki avait tenu de tels pro­pos, ils auraient cer­tai­ne­ment été pro­té­gés par le pri­vi­lège avo­cat-client. Néan­moins, les com­men­taires de Fin­ne­gan n’empêchèrent pas la fabri­ca­tion de l’image d’un Theo­dore Kac­zyns­ki men­ta­le­ment per­tur­bé. Dans un article publié ulté­rieu­re­ment dans le New York Times, Gla­ber­son (1998b) écrit : « La modi­fi­ca­tion de son image publique, qui a com­men­cé avec l’ar­res­ta­tion de Kac­zyns­ki, lequel avait mené dix-huit années durant une cam­pagne d’at­ten­tats à la bombe qui a fait 3 morts et 28 bles­sés, s’est accé­lé­ré après que ses avo­cats ont décla­ré qu’il était un schi­zo­phrène para­noïaque déli­rant, qui croyait que les gens avaient des élec­trodes implan­tées dans le cer­veau. » (p. 6)

[…]

Si Kac­zyns­ki tenait à la vie, il semble que son inté­gri­té, son hon­neur et ses prin­cipes lui impor­taient plus encore. Comme il l’expliqua au Dr John­son (1998), contre­car­rer les efforts des psy­chiatres visant à déni­grer et reje­ter ses choix poli­tiques et de style de vie comme étant le fait d’un malade men­tal ou d’un déran­gé aurait été, en soi, une « vic­toire sym­bo­lique » sur la tech­no­lo­gie. Kac­zynk­si était prêt à renon­cer à la vie pour y parvenir.

IV.

Dans un célèbre article pour le New Yor­ker inti­tu­lé “Defen­ding the Una­bom­ber” (« Défendre l’Unabomber »), en date du 16 mars 1998, William Fin­ne­gan rap­porte ces pro­pos du Juge Bur­rell (celui-là même qui refu­sa à Kac­zyns­ki la pos­si­bi­li­té de se repré­sen­ter lui-même) au sujet de Kaczynski :

« Je le trouve lucide, calme. Il a l’air intel­li­gent. D’après moi, il com­prend très bien les enjeux. Il m’a tou­jours paru concen­tré sur les pro­blé­ma­tiques durant ses contacts avec moi. Ses manières et ses contacts visuels ont été appro­priés. Je sais qu’il existe un conflit dans les élé­ments médi­caux concer­nant si oui ou non sa conduite, du moins dans le pas­sé, a pu être contrô­lée par quelque trouble men­tal, mais je n’ai rien per­çu durant mes contacts avec lui qui puisse témoi­gner d’un tel trouble. Si une telle chose est pré­sente, je ne par­viens pas à la détecter. »

Nico­las Casaux


  1.  « Même si l’on trouve légi­time de frap­per le spec­tacle de l’horreur tech­no­lo­gique en ter­ro­ri­sant ses indis­pen­sables ingé­nieurs, les dom­mages subis par des per­sonnes non impli­quées dans ce pro­ces­sus sont injus­ti­fiables », note à rai­son John Zer­zan (Futur pri­mi­tif, p. 25)
  2. Un seul exemple (on pour­rait en don­ner d’innombrables, de quoi rem­plir des ency­clo­pé­dies), tout à fait anec­do­tique : en une seule jour­née, le 23 jan­vier 2009, Barack Oba­ma ordon­na une frappe de drone qui tua 9 civils au Pakis­tan. Voir : https://www.theguardian.com/world/2016/jan/23/drone-strike-victim-barack-obama
  3. Cha­pitre 4 : « Media Images, Men­tal Health Law, and Jus­tice — A Consti­tu­tive Res­ponse to the “Com­pe­ten­cy” of Theo­dore Kac­zyns­ki » (« Images média­tiques, droit de la san­té men­tale et jus­tice — Une réponse consti­tu­tive à la ques­tion de la “com­pé­tence” de Theo­dore Kac­zyns­ki »)

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Faire carrière : un métier salissant (par Arthur)

Devinette facile : les gens ressemblent à leur travail. Ils ont la tête de l’emploi. Au point qu’ils se posent toujours, en se rencontrant, la première question : "qu’est-ce que tu fais, toi ?" Une fois situé dans la division du travail, l’homme acquiert un statut social. Il n’est pas Pierre, Paul ou Marie. Il est commerçant, ingénieur ou avocate. Ce label le poursuit à chaque minute de sa vie. Si tu ne fais rien, tu n’es rien. [...]
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Une question de choix (par Derrick Jensen)

Prétendre que la civilisation peut exister sans détruire son propre territoire, ainsi que celui des autres, et leurs cultures, c’est être complètement ignorant de l’histoire, de la biologie, de la thermodynamique, de la morale, et de l’instinct de conservation. & c’est n’avoir prêté absolument aucune attention aux six derniers millénaires.