En 1948, Aldous Huxley publie Ape and Essence (Singe et Essence), traduit et publié en français, en 1949, sous le titre Temps futurs, dont nous reproduisons ci-après deux extraits, parce qu’ils n’ont toujours rien perdu de leur valeur, bien au contraire, à l’instar de l’œuvre d’Huxley en général.
I.
L’amour chasse la peur, mais réciproquement la peur chasse l’amour. Et non seulement l’amour. La peur chasse aussi l’intelligence, chasse la bonté, chasse toute idée de beauté et de vérité. […] Car, en fin de compte, la peur chasse même l’humanité de l’homme. Et la peur, mes bons amis, la peur est la base et le fondement de la vie moderne. La peur de la technologie tant prônée, qui, si elle élève notre niveau de vie, accroît la probabilité de mort violente. La peur de la science, qui enlève d’une main plus encore qu’elle ne donne avec une telle profusion de l’autre. La peur des institutions dont le caractère mortel est démontrable et pour lesquelles, dans notre loyalisme suicidaire, nous sommes prêts à tuer et à mourir. La peur des Grands Hommes que, par acclamation populaire, nous avons élevés à un pouvoir qu’ils utilisent, inévitablement, pour nous assassiner et nous réduire en esclavage.
II.
Dès le début de la révolution industrielle, il avait prévu que les hommes seraient gratifiés d’une présomption tellement outrecuidante pour les miracles de leur propre technologie qu’ils ne tarderaient pas à perdre le sens des réalités. Et c’est précisément ce qui est arrivé. Ces misérables esclaves des rouages et des registres se mirent à se féliciter d’être les Vainqueurs de la Nature. Vainqueurs de la Nature, vraiment ! En fait, bien entendu, ils avaient simplement renversé l’équilibre de la Nature et étaient sur le point d’en subir les conséquences. Songez donc à quoi ils se sont occupés au cours du siècle et demi qui a précédé la Chose. À polluer les rivières, à tuer tous les animaux sauvages, au point de les faire disparaître, à détruire les forêts, à délaver la couche superficielle du sol et à la déverser dans la mer, à consumer un océan de pétrole, à gaspiller les minéraux qu’il avait fallu la totalité des époques géologiques pour déposer. Une orgie d’imbécillité criminelle. Et ils ont appelé cela le Progrès. Le Progrès ! Je vous le dis, c’était une invention trop fantastique pour qu’elle ait été le produit d’un simple esprit humain – trop démoniaquement ironique ! Il a fallu pour cela une Aide extérieure. Il a fallu la Grâce de Bélial, qui, bien entendu, est toujours offerte – du moins, à quiconque est prêt à coopérer avec elle. Et qui ne l’est pas ?
— Qui ne l’est pas ? » répète le Pr Poole avec un petit gloussement de rire, car il se dit qu’il lui faut, d’une façon ou d’une autre, racheter son erreur au sujet de l’Église à l’Âge des Ténèbres.
« Le Progrès et le Nationalisme – ce sont les deux grandes idées qu’il leur a mises en tête. Le Progrès – le postulat selon lequel vous pouvez obtenir quelque chose pour rien, selon lequel vous pouvez gagner dans un domaine sans payer ce gain dans un autre, selon lequel vous seul comprenez la signification de l’histoire, vous savez ce qui va arriver d’ici cinquante ans ; que quoi qu’enseigne l’expérience, vous pouvez prévoir toutes les conséquences futures de vos actes actuels ; que l’Utopie est là devant nous, toute proche et, puisque les fins idéales justifient les moyens les plus abominables, qu’il est de votre privilège et de votre devoir de voter, d’escroquer, de torturer, de réduire en esclavage et d’assassiner tous ceux qui à votre avis (lequel est par définition infaillible), font obstacle à la marche en avant vers le paradis terrestre. Souvenez-vous de cet aphorisme de Karl Marx : “La Force est l’accoucheuse du Progrès.” Il aurait pu ajouter – mais, bien entendu, Bélial n’a pas voulu qu’on vende la mèche si tôt au début des opérations – que le Progrès est l’accoucheur de la Force. Doublement l’accoucheur, car le fait du progrès technologique fournit aux gens les instruments d’une destruction sans cesse plus aveugle, cependant que le mythe du progrès politique et moral sert d’excuse à l’emploi de ces moyens jusqu’à l’extrême limite. Je vous le dis, cher monsieur, l’historien incrédule est fou. Plus on étudie l’histoire moderne, plus on acquiert de preuves de la Main directrice de Bélial. »
L’Archi-Vicaire fait le signe des cornes, se restaure d’une nouvelle gorgée de vin, puis continue : « Et ensuite il y a eu le Nationalisme, l’idée que l’État dont on se trouve être le sujet est le seul dieu véritable, et que tous les autres États sont de faux dieux ; que tous ces dieux, les vrais comme les faux, ont la mentalité de jeunes délinquants ; et que tout conflit au sujet du prestige, du pouvoir ou de l’argent est une croisade en faveur du Bien, du Vrai et du Beau. Le fait qu’à un moment donné de l’histoire des idées pareilles en soient venues à être universellement acceptées est la meilleure preuve qu’il a enfin gagné la bataille.
— Je ne comprends pas très bien.
— Mais c’est évident, voyons. Vous avez là deux idées fondamentales. Chacune d’elles est intrinsèquement absurde et chacune d’elles mène à des lignes de conduite dont on peut démontrer qu’elles sont funestes. Et pourtant toute l’humanité civilisée décide, presque soudainement, d’accepter ces idées comme directives de conduite. Pourquoi ? Et à l’instigation de Qui, sur la proposition de Qui, sous l’inspiration de Qui ? Il ne peut y avoir qu’une seule réponse.
— Vous voulez dire que vous croyez que c’était… que c’était le Diable ?
Aldous Huxley, Temps futurs (1948)
Merci Nicolas pour ce texte (et pour les nombreux autres) et si je puis rester dans l’esprit …
De Didier LAZARD un extrait du \« Monologue de Satan sur le temps présent\ » (1968).
Chap. VII — Comme il est beau le monde
Comme il est beau le monde ! dit Satan.
Jour après jour, je le regarde. Tout change : des villes se construisent, des techniques surgissent, des habitudes bien ancrées se réforment, des mœurs nouvelles apparaissent.
Enfin ! Voici qu’après des siècles de docilité, les hommes prennent en main leur destin. Comme ils travaillent bien !
L’Autre, jadis, leur avait dis qu’il ne pouvaient servir deux maîtres, et qu’ils devraient choisir entre Dieu et Satan.
Parole prophétique : c’est moi qu’ils ont choisi, visiblement.
——
J’aime observer les hommes, dit Satan. Et surtout les Chrétiens.
J’aime les observer tout au long des journées, tout au long des années.
Quand ils vont au travail et quand ils en reviennent, quand ils font leurs affaires et quand il se promènent, quand ils sont au repos, en famille, entre amis.
J’aime les observer aussi quand ils sont seuls, sans masque, ouverts, offerts, à qui sait voir dans les replis de l’âme, et lire dans le secret des cœurs.
Quel réconfort pour moi, quel bonheur !
Car beaucoup de Chrétiens, et parmi les meilleurs, ceux qui le Dimanche, pendant une heure, adorent Dieu, toute la semaine, à toute heure, m’adorent moi Satan.
Quelle joie !
Pas une de leurs pensées, pas un de leurs efforts, qui ne soient orientés vers moi.
Souci des uns, fierté des autres, but, moyen ou mesure, l’Argent est tout pour eux.
Je suis l’unique nécessaire, dit Satan.
——–
J’aime observé aussi les enfants des Chrétiens.
Comme ils sont bien élevés, chers petits !
Très vite, on leur apprend qu’il faut réussir mieux que l’autre.
Arriver le premier, dominer.
La vie est une lutte, leur dit-on. Ne t’occupe pas du voisin !
Chacun pour soi. Tant pis pour lui.
Saintes maximes.
Quelle idée, Monsieur le Curé de prétendre tout le contraire !
Vous y croyez, à vos histoires ?
Nous ne sommes pas des enfants de chœurs.
——–
Lorsque, le jeudi matin, les enfants des Chrétiens s’en sont allés, bien sagement, au catéchisme, l’après-midi, libres enfin, il vont au cinéma.
Alors tous ces adolescents, en longues files avides, font la queue pour aller voir des films interdits.
Heures exquises, jouissance infinie. Mon âme tressaille de bonheur.
Ils sont là, haletants, le mensonge à la bouche, tous les sens aux aguets.
Ils ne me chercheraient pas, s’ils m’avaient déjà trouvé.
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J’aime observer, enfin, le monde qui se créer.
Car il y avait, hier, de çà, de là, dans tel recoin caché de tel pays lointain, des hommes qui respectaient encore les lois de la nature.
Dans les tribus, dans leurs villages, ils vivaient comme le Créateur leur avait appris à le faire, semant et récoltant, fabriquant de leur mains les objets dont ils avaient besoin.
Peuples chasseurs, pêcheurs, cultivateurs, ayant eu de toute éternité le respect de ce qui était,
quelle place, dans leur vie, pouvais-je bien avoir ?
Les enfants honoraient leurs parents, les parents honoraient leurs morts.
On m’ignorait : C’était affreux.
Par bonheur, dit Satan, mes chers Chrétiens ont mis bon ordre là-dedans. Ils ont appris à ces sauvages à devenir des civilisés.
L’ambition a remplacé le respect.
La raison a remplacé la nature.
Le cerveau a remplacé le cœur.
Et j’ai pu voir alors, dit Satan, le résultat, en peu de temps.
Plus de joies. Une angoisse qui étreint les meilleurs. Plus de calme labeur.
L’inexorable industrie envahissant les jours, envahissant les nuits.
Plus de silences, du bruit ; Plus d’air pur, des fumées.
L’eau des fleuves polluées ; l’eau des mers pétrolée.
Des rebuts et des résidus amoncelés dans les banlieues ; des voitures démolies émergeant des prairies.
Nulle préoccupation de l’autre, ni du lendemain :
L’Argent, suprême bien.
Toujours plus et toujours plus vite.
Qu’importent les moyens ?
Et, du Nord au Midi, d’un bout du monde à l’autre, quels que soient le climat, le terroir, les mœurs, la politique, des villes identiques, et des logis cubiques.
Toujours plus et toujours plus hauts.
Qu’importent les humains ?
Car on peut retourner le problème en tous sens, pour finir, n’est-ce pas, c’est l’argent qui commande, hein !…
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Comme c’est beau, dit Satan, cet hommage que chacun me rend. Comme c’est réconfortant !
Oui, quand j’observe le monde, j’exulte, j’exulte, j’exulte ! dit Satan.