Contre le TGV et son monde (par l’Encyclopédie des Nuisances)

Le texte sui­vant est un extrait du livre Rele­vé pro­vi­soire de nos griefs contre le des­po­tisme de la vitesse à l’oc­ca­sion de l’ex­ten­sion des lignes du TGV, publié en 1999 par les édi­tions de l’En­cy­clo­pé­die des Nuisances.


On a par­fois pré­ten­du qu’un crime com­mis en com­mun fonde une socié­té. Ce qui est cer­tain, c’est que toute « hono­rable socié­té » — toute mafia — impose sa loi du silence en mouillant dans ses agis­se­ments un maxi­mum de gens. Les mafias du pro­grès ne pro­cèdent pas autre­ment, elles cherchent à nous impli­quer de quelque façon, à nous tenir par un petit avan­tage qui ferait de nous leurs com­plices. Sur le modèle d’une récente publi­ci­té d’EDF, selon laquelle nous aurions tous inté­rêt à l’exis­tence de cen­trales nucléaires, puis­qu’il nous arrive de pré­pa­rer un gra­tin dau­phi­nois ou d’é­cou­ter de la musique de Bach, il s’a­git de nous réduire au silence au nom du cui pro­dest : le crime nous pro­fite, c’est clair ; comme nous n’a­vons pas su l’empêcher, nous n’a­vons plus qu’à nous taire.

Toute la pro­pa­gande en faveur du TGV -[ou de n’im­porte quelle inno­va­tion tech­no­lo­gique en voie de géné­ra­li­sa­tion, NdlR]- peut ain­si être rame­née à deux sophismes, ou plu­tôt à un seul, oppor­tu­né­ment réver­sible : ce qui nuit à tous pro­fite néan­moins à cha­cun per­son­nel­le­ment, du mal géné­ral sort le bien par­ti­cu­lier — des pay­sages sont sac­ca­gés, des vil­lages et des bourgs deviennent invi­vables ou dis­pa­raissent, des biens qui n’é­taient à per­sonne, comme le silence ou la beau­té, nous sont ôtés, et nous décou­vrons alors com­bien ils étaient com­muns. Cepen­dant, iso­lé­ment, pour son propre compte de gagne-petit du pro­grès, cha­cun est inté­res­sé, deux ou trois fois par an, à tra­ver­ser la France en quelques heures. Il est donc dans le coup, il en croque, il lui est tout aus­si inter­dit d’a­voir un avis là-des­sus que sur le sala­riat ou la mar­chan­dise, dont il est avé­ré chaque jour qu’il ne peut se passer.

Ce sophisme peut être ren­ver­sé sans ces­ser de s’op­po­ser à la véri­té. Il devient alors : ce qui nuit à cer­tains pro­fite néan­moins à tous, de ce mal par­ti­cu­lier sort un bien géné­ral. Cette ver­sion-là sert chaque fois que quelque part des indi­vi­dus pré­cis, réels — non pas « l’u­sa­ger des trans­ports » en géné­ral, le fan­tôme des sta­tis­tiques de la SNCF — s’opposent aux dik­tats des amé­na­geurs. Voi­là qui serait d’un incon­ce­vable égoïsme, sans exemple dans une socié­té si uni­ment vouée aux inté­rêts uni­ver­sels de l’humanité.

À la base de ces piètres men­songes, il y a l’in­té­rêt sup­po­sé du « trans­por­té » à se dépla­cer tou­jours plus vite. Mais qui, aujourd’­hui, avant que soit impo­sé à tous le besoin du TGV, est vrai­ment inté­res­sé à se dépla­cer plus vite, sinon pré­ci­sé­ment ceux qui, armes et bagages, vont ain­si por­ter plus loin la déso­la­tion ? C’est cette clien­tèle que la SNCF dis­pute à l’a­vion. C’est pour ce fret humain stan­dar­di­sé et condi­tion­né, ces « tur­bo-cadres » (comme ils se nomment eux-mêmes), qu’il fau­drait trai­ter la plu­part des villes de France comme des ban­lieues de Paris.

Seuls ceux qui vendent suf­fi­sam­ment cher leur propre temps, sur le mar­ché du tra­vail, ont inté­rêt à ache­ter le gain de temps pro­po­sé par le TGV. Mais la grande dif­fé­rence avec l’an­cienne hié­rar­chie sociale, même si c’est encore là un ava­tar de la vieille socié­té de classes, c’est que désor­mais ces pri­vi­lé­giés de la mobi­li­té impo­sée, plu­tôt que per­mise, sont fort peu enviables, pour qui­conque n’a pas per­du toute sen­si­bi­li­té : aucune rapi­di­té de dépla­ce­ment ne rat­tra­pe­ra jamais la fuite du temps mon­nayé, ven­du au tra­vail ou rache­té aux loi­sirs. Rai­son de plus pour vili­pen­der de tels « avan­tages », qui ne font le mal­heur des uns que pour per­mettre aux autres d’ac­cé­der à un lugubre simu­lacre de bonheur.

Mobi­lis in mobili

Si la mobi­li­té conserve encore quelque peu son pres­tige ancien, elle ne peut pour­tant plus per­mettre à qui­conque d’é­chap­per à la mobi­li­sa­tion par l’é­co­no­mie moderne. Ce que pro­met­tait la liber­té de cir­cu­la­tion a en réa­li­té été détruit en même temps que la pos­si­bi­li­té de ne pas en user : astreints au sala­riat, à la quête de moyens d’exis­tence et aux loi­sirs orga­ni­sés iden­ti­que­ment, les indi­vi­dus ont col­lec­ti­ve­ment per­du dans cette course éco­no­mique leurs rai­sons de quit­ter un lieu, comme de s’y attacher.

La libre cir­cu­la­tion a été une des causes les plus sûres de ren­ver­se­ment des des­po­tismes, mais en fin de compte ce sont les mar­chan­dises qui l’ont conquise, tan­dis que les hommes, rava­lés au rang de mar­chan­dises qui payent, sont convoyés d’un lieu d’ex­ploi­ta­tion à l’autre. Au terme de ce pro­ces­sus, la pro­messe d’é­man­ci­pa­tion que conte­nait le fait de ne plus être contraint de pas­ser son exis­tence dans un lieu unique s’est ren­ver­sée en cer­ti­tude mal­heu­reuse de ne plus être chez soi nulle part, et d’a­voir tou­jours à aller voir ailleurs si l’on s’y retrouve. Le TGV cor­res­pond à ce der­nier stade : il y a en effet une cer­taine logique à tra­ver­ser le plus vite pos­sible un espace où dis­pa­raît à peu près tout ce qui méri­tait qu’on s’y attarde ; et dont on pour­ra tou­jours aller consom­mer la recons­ti­tu­tion paro­dique dans l’Eu­ro­dis­ney­land oppor­tu­né­ment pla­cé à « l’in­ter­con­nexion » du réseau.

Tou­jours les hommes ont cher­ché à s’af­fran­chir de l’as­su­jet­tis­se­ment dans lequel les puis­sants les tenaient par la déli­mi­ta­tion de l’es­pace. Déjà les anciennes com­mu­nau­tés s’é­taient effri­tées à mesure qu’on pré­fé­rait aux formes de vie réglée et étouf­fante la ten­ta­tion de faire sa vie soi-même. Le déve­lop­pe­ment éco­no­mique, pro­vo­quant la remise en ques­tion des acquis par les nou­velles géné­ra­tions, l’in­no­va­tion tech­nique et une plus grande mobi­li­té sociale, a pu long­temps cap­ter ce désir d’in­ven­ter sa propre vie, de créer ses propres valeurs. Il a fal­lu qu’une fois débar­ras­sée des obs­tacles que consti­tuaient divers ves­tiges his­to­riques, la vitesse tou­jours crois­sante du mou­ve­ment de l’É­co­no­mie montre qu’elle ne menait pas à autre chose qu’à son embal­le­ment sur place, dans l’au­to­des­truc­tion de la socié­té, pour que se déve­loppe mas­si­ve­ment le désir d’al­ler cher­cher ailleurs non plus du nou­veau, mais de l’an­cien en quelque sorte, c’est-à-dire ce qu’on a vu rava­ger là où on vit. Et ce n’est pas un hasard si le mot « éva­sion », qui dési­gnait la fuite des esclaves, la cavale des tau­lards ou l’exil volon­taire des trans­fuges de l’Eu­rope de l’Est, sert aujourd’­hui à qua­li­fier, de la même façon, la ruée sud-esti­vale des civi­li­sés hors des villes et du rythme épui­sant du salariat.

Ency­clo­pé­die des Nui­sances, février 1999

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