L’accord de Paris : ne rien changer, compter sur la technologie, s’adapter et, surtout, vive la croissance (par Clive Spash)

Le texte sui­vant, écrit par Clive L. Spash, ini­tia­le­ment publié en 2016, en anglais, sur son site, est une cri­tique de l’ac­cord signé à Paris à l’oc­ca­sion de la COP21, en 2015. Clive L. Spash est un éco­no­miste éco­lo­gique, titu­laire de la chaire de poli­tique publique et de gou­ver­nance de l’u­ni­ver­si­té de sciences éco­no­miques de Vienne, et éga­le­ment rédac­teur en chef de la revue uni­ver­si­taire Envi­ron­men­tal Values.


L’accord de Paris : ne rien changer, compter sur la technologie, s’adapter et, surtout, vive la croissance

À l’issue de la 21e ses­sion de la Conven­tion-cadre des Nations unies sur les chan­ge­ments cli­ma­tiques, ayant eu lieu du 30 novembre au 11 décembre 2015 en France, à Paris, les 195 pays de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale sont fina­le­ment par­ve­nus à un accord, consi­dé­ré, tant par les par­ti­ci­pants que par les médias, comme un tour­nant poli­tique majeur dans la dif­fi­cul­té de s’attaquer au chan­ge­ment cli­ma­tique pro­vo­qué par l’humain. Le texte sui­vant est un bref com­men­taire cri­tique dans lequel j’explique suc­cinc­te­ment en quoi l’accord de Paris ne change rien. J’y sou­ligne com­ment cet accord ignore pra­ti­que­ment toutes les ques­tions de fond concer­nant les causes du chan­ge­ment cli­ma­tique d’origine anthro­pique, et en quoi ce même accord n’offre aucun plan d’action concret.

Au lieu d’opter pour d’importantes réduc­tions d’émissions de gaz à effet de serre (GES), et ce le plus tôt pos­sible, l’intention des par­ties a été de pro­mettre une aug­men­ta­tion des dégâts, et de consi­dé­rer les pires scé­na­rios comme une pos­si­bi­li­té accep­table, ayant une chance sur deux d’advenir. L’accord de Paris se tra­duit par un enga­ge­ment en faveur de la crois­sance indus­trielle, de la ges­tion des risques plu­tôt que de leur pré­ven­tion, ain­si qu’en une foi inébran­lable dans la tech­no­lo­gie, consi­dé­rée comme une garan­tie de notre salut.

Le pre­mier enga­ge­ment de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale consiste à pré­ser­ver le sys­tème éco­no­mique et social actuel. Ce qui revient à nier le fait que s’attaquer aux émis­sions de GES est incom­pa­tible avec une crois­sance éco­no­mique sou­te­nue. La réa­li­té, c’est que les États-nations et les socié­tés inter­na­tio­nales sont enga­gés dans une expan­sion conti­nue visant l’exploration, l’extraction et la com­bus­tion des éner­gies fos­siles, ain­si que la construc­tion d’infrastructures connexes per­met­tant leur pro­duc­tion et leur consom­ma­tion. Les objec­tifs et les pro­messes de l’accord de Paris n’ont aucun lien avec la réa­li­té bio­phy­sique, sociale et économique.

Pen­dant plus d’un quart de siècle, les actions néces­saires pour lut­ter contre le chan­ge­ment cli­ma­tique pro­vo­qué par les humains ont été retar­dées par diverses exi­gences d’obtention de plus d’éléments pro­bants. Afin de stop­per le for­çage radia­tif, il est impé­ra­tif que les émis­sions de com­bus­tibles fos­siles soient dras­ti­que­ment réduites, voire pra­ti­que­ment arrê­tées ; et tout ceci doit être fait avant que trop de gaz à effet de serre (GES) ne s’accumulent dans la haute atmo­sphère. Toute per­sonne pos­sé­dant des connais­sances sur le sujet le com­prend bien, et com­prend aus­si que les tech­no-opti­mistes plai­dant pour une future solu­tion miracle (géo-ingé­nie­rie, cap­ture et sto­ckage du car­bone) sont sur­tout pré­oc­cu­pés par le main­tien du sta­tu quo, et se contre­fichent du chan­ge­ment cli­ma­tique d’origine anthro­pique ou des autres pro­blèmes envi­ron­ne­men­taux. L’accord de Paris est en train d’être pré­sen­té comme un cor­rec­tif atten­du de longue date per­met­tant de résoudre tous ces pro­blèmes. Mais est-ce vrai­ment le cas ?

À ce jour, l’absence d’actions concrètes se tra­duit par des concen­tra­tions atmo­sphé­riques de GES qui excèdent déjà le niveau atten­du par un réchauf­fe­ment du cli­mat de 2°C[1], ce qui cor­res­pond à ce que la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale était sup­po­sée empêcher.

Le Secré­ta­riat de la Conven­tion-Cadre des Nations Unies sur les Chan­ge­ments Cli­ma­tiques (CCNUCC) avait décla­ré que même si leurs plans visant les 2°C (i.e. sta­bi­li­sa­tion à 450 ppm d’équivalent CO2) étaient mis en place, la pro­ba­bi­li­té d’éviter les pires effets du chan­ge­ment cli­ma­tique ne s’élevait qu’à seule­ment 50 %[2]. L’objectif des 2°C est lui-même contro­ver­sé : en effet, il ne per­met pas d’éviter d’importants risques de dégâts et, en l’état, n’est pas en accord avec les exi­gences du CCNUCC. Le but ultime du CCNUCC était de « sta­bi­li­ser les concen­tra­tions de GES dans l’atmosphère à un niveau qui per­met­trait de pré­ve­nir de dan­ge­reuses inter­fé­rences anthro­po­gé­niques avec le sys­tème cli­ma­tique » (Article 2), pas l’implémentation d’une poli­tique qui offre une chance sur deux d’en subir les plus ter­ribles conséquences.

L’accord de Paris sti­pule aujourd’hui (Article 2) que son but est de main­te­nir les aug­men­ta­tions des tem­pé­ra­tures mon­diales moyennes « bien en des­sous de 2°C » et de « pour­suivre ses efforts » afin de les limi­ter à 1.5°C, dans le but de réduire les risques et les impacts du chan­ge­ment cli­ma­tique. Beau­coup sou­lignent que la men­tion de 1.5°C est un franc suc­cès. Mais en réa­li­té, il n’existe aucun plan pour y par­ve­nir. L’accord ne parle pas non plus d’un évi­te­ment des 50 % de chances de sur­ve­nue des pires effets du chan­ge­ment cli­ma­tique ; c’est pour­quoi le monde se dirige de plus en plus cer­tai­ne­ment vers une aug­men­ta­tion des tem­pé­ra­tures bien supé­rieure à 2°C. Au lieu d’un ensemble de réduc­tions pla­ni­fiées et coor­don­nées ciblant la com­bus­tion d’énergies fos­siles et les enti­tés res­pon­sables des émis­sions des GES, l’accord de Paris a « pré­vu des contri­bu­tions déter­mi­nées au niveau natio­nal ». Ces inten­tions « sont davan­tage ali­gnées avec un réchauf­fe­ment total de 3°C » (The Eco­no­mist, 12 décembre 2015). Et pour­tant, beau­coup de gens s’en réjouissent, cet échec ayant le mérite d’être admis par l’accord.

En réa­li­té, en lisant l’accord de Paris, on réa­lise qu’il ne vise pas tant à évi­ter les impacts du chan­ge­ment cli­ma­tique d’origine anthro­pique, mais à s’y adap­ter. Ceci est évident lorsque l’on regarde les dis­po­si­tions concer­nant les adap­ta­tions. Tou­te­fois, la res­pon­sa­bi­li­té de for­cer les autres à s’adapter n’est pas men­tion­née, et les obli­ga­tions et les com­pen­sa­tions sont expli­ci­te­ment exclues (Clause 52, Article 8). Par consé­quent, l’accord de Paris main­tient la pers­pec­tive d’une dan­ge­reuse inter­fé­rence anthro­po­gé­nique avec le sys­tème cli­ma­tique, la sur­ve­nue de pro­blèmes déli­bé­ré­ment créés, ain­si qu’une adap­ta­tion impo­sée. En effet, en contra­dic­tion même avec la mis­sion du CCNUCC, il confirme le pas­sage d’une posi­tion inter­na­tio­nale consis­tant à pré­ve­nir les risques à une pos­ture de ges­tion. Dans l’article 8, on retrouve la pro­mo­tion d’une « éva­lua­tion et ges­tion com­plètes des risques », et de « dis­po­si­tifs de ges­tion des risques, mutua­li­sa­tion des risques cli­ma­tiques et autres solu­tions d’assurance ». Comme si une assu­rance incen­die pou­vait ser­vir à arrê­ter un feu !

De plus, l’ensemble de l’Article 2 se rap­porte à la phrase : « dans le contexte du déve­lop­pe­ment durable et des efforts visant l’éradication de la pau­vre­té ». Le déve­lop­pe­ment durable est sou­li­gné à plu­sieurs reprises dans l’accord de Paris : on le retrouve men­tion­né 12 fois dans les 10 pre­miers articles. En effet, l’accord ne peut pas être autre­ment que comme un effort de lob­bying des entre­prises et de pro­mo­tion d’un nou­veau pro­gramme de crois­sance appe­lé « déve­lop­pe­ment durable ». Dès les pre­mières phrases du docu­ment, l’importance de la réso­lu­tion de l’ONU d’octobre 2015 A/RES/70/1 « Trans­for­mer notre monde : le Pro­gramme de déve­lop­pe­ment durable à l’ho­ri­zon 2030 » est sou­li­gnée ; celle-ci pro­meut la crois­sance éco­no­mique, la tech­no­lo­gie, l’industrialisation et l’utilisation crois­sante d’énergies. La cible spé­ci­fique du hui­tième objec­tif de cette réso­lu­tion de l’ONU est de main­te­nir la crois­sance éco­no­mique par habi­tant à « au moins 7 % de PIB par an dans les pays les moins déve­lop­pés ». Le désastre éco­lo­gique que cela entraî­ne­rait est cen­sé être réso­lu par « la ten­ta­tive de décou­pler la crois­sance éco­no­mique et la dégra­da­tion envi­ron­ne­men­tale », ce qui n’aurait de sens que si c’était [pos­sible, NdT] entre­pris de manière abso­lue, et est contra­dic­toire avec la pro­mo­tion de l’économie indus­trielle de l’objectif 9. Cela dit, cette espé­rance en des miracles tech­no­lo­giques se marie par­fai­te­ment avec la foi dans une expan­sion éco­no­mique maté­rielle et éner­gé­tique illimitée.

L’accord de Paris conti­nue et affirme qu’ « accé­lé­rer, encou­ra­ger et per­mettre l’innovation est cru­cial pour par­ve­nir à une solu­tion mon­diale, pérenne et effi­cace au chan­ge­ment cli­ma­tique, ain­si que pour pro­mou­voir la crois­sance éco­no­mique et le déve­lop­pe­ment durable » (Article 10). En réa­li­té, pour nous atta­quer au chan­ge­ment cli­ma­tique, nous n’avons pas besoin de nou­velles tech­no­lo­gies qui, même si elles pou­vaient se révé­ler utiles [ici, la cri­tique de l’économiste Clive Spash gagne­rait à se dou­bler d’une tech­no­cri­tique consé­quente ; sug­gé­rer que les nou­velles tech­no­lo­gies pour­raient nous aider de quelque manière c’est occul­ter le fait qu’elles reposent par défi­ni­tion sur des orga­ni­sa­tions sociales auto­ri­taires et selon toute pro­ba­bi­li­té, insou­te­nables ; les nou­velles tech­no­lo­gies, qui sont des hautes tech­no­lo­gies, sont éga­le­ment des tech­no­lo­gies auto­ri­taires ; lire à ce sujet des cri­tiques tech­no­lo­giques comme celles de Lewis Mum­ford, de Lang­don Win­ner, de Theo­dore Kac­zyns­ki, et d’autres, NdT], néces­si­te­raient des décen­nies pour pas­ser du sta­tut d’invention à celui d’innovation, et à leur implé­men­ta­tion effec­tive. Ce délai est un luxe que nous avons déjà gas­pillé durant des décen­nies d’inaction et d’expansion de l’utilisation des com­bus­tibles fos­siles. La réduc­tion des GES est néces­saire dès à pré­sent, et peut et devrait se faire au moyen de tech­no­lo­gies appro­priées (pas de hautes tech­no­lo­gies), de trans­for­ma­tion des infra­struc­tures, de trans­for­ma­tions systémiques.

C’est là tout le pro­blème de l’accord de Paris : il s’agit d’un fan­tasme dénué d’un plan concret per­met­tant de par­ve­nir à des réduc­tions d’émissions. Il n’y est pas fait men­tion des sources de GES, il ne com­porte aucun com­men­taire sur l’utilisation des com­bus­tibles fos­siles, il ne dis­cute pas non plus de la manière dont il serait pos­sible d’enrayer l’expansion de la frac­tu­ra­tion hydrau­lique, de l’extraction de pétrole de schiste ou des explo­ra­tions dans l’Arctique et l’An­tarc­tique visant à trou­ver du pétrole ou du gaz. De la même manière, aucun moyen d’application n’est pré­vu. L’article 15, trai­tant de l’implémentation et de la confor­mi­té, éta­blit que le comi­té d’experts sera « non accu­sa­toire et non péna­li­sant », en d’autres termes, que rien ne peut être fait en cas de non-confor­mi­té. L’article 28 offre même une option de retrait, qui n’entraîne d’ailleurs aucune sanc­tion. Tout le monde semble avoir aisé­ment oublié com­ment le Cana­da s’est reti­ré du pro­to­cole de Kyo­to afin de pra­ti­quer la frac­tu­ra­tion à une échelle indus­trielle mas­sive et catas­tro­phique pour l’environnement.

Quel sens y a‑t-il à pla­cer sa confiance dans des gou­ver­ne­ments qui signent un accord d’une main, tout en uti­li­sant l’autre afin de conti­nuer à inves­tir davan­tage dans l’extraction, la com­bus­tion et la consom­ma­tion d’énergies fos­siles ? Ces mêmes gou­ver­ne­ments qui savent per­ti­nem­ment qu’on a prou­vé que les réserves d’énergies fos­siles de la pla­nète excèdent d’au moins trois fois[3] la quan­ti­té pou­vant être brû­lée si nous vou­lons avoir une chance de res­ter sous les 2°C de réchauf­fe­ment ; cela ne les empêche pas de conti­nuer à en cher­cher plus. Les mêmes qui pro­meuvent des taux de crois­sance à 7%, ain­si que la pro­li­fé­ra­tion de l’industrialisation et des infra­struc­tures éner­gé­tiques modernes, incluant des tech­no­lo­gies avan­cées d’extraction de com­bus­tibles fos­siles (Réso­lu­tion A/RES/70/1 de l’ONU). Ils nous pro­mettent des objec­tifs de 1.5°C, tout en construi­sant des infra­struc­tures et en sou­te­nant des pro­ces­sus de pro­duc­tion néces­si­tant des expan­sions mas­sives des com­bus­tibles fos­siles, le tout dans un sys­tème éco­no­mique basé sur une consom­ma­tion de masse osten­ta­toire dou­blée d’une culture de la mode jetable.

Il y a deux façons d’expliquer le divorce entre les poli­tiques éco­no­miques et éner­gé­tiques d’une part, et les objec­tifs de l’article 2 d’autre part : soit par un cynisme total, soit par une illu­sion com­plète de la part des négo­cia­teurs applau­dis­sant joyeu­se­ment à Paris. Peut-être sont-ils par­fai­te­ment rom­pus à l’art orwel­lien de la double pen­sée. Quelle que soit leur rai­son, ces objec­tifs ambi­tieux n’ont abso­lu­ment aucun lien avec la réa­li­té des actions entre­prises par les gou­ver­ne­ments et leurs par­te­naires com­mer­ciaux[4], ou avec les autres trai­tés simul­ta­né­ment signés par ces mêmes gou­ver­ne­ments. Le sys­tème éco­no­mique conti­nue d’exploiter des res­sources à une vitesse folle, et per­siste dans sa course vers tou­jours plus de pro­duc­tion maté­rielle et éner­gé­tique. Pour le com­prendre, il suf­fit de jeter un coup d’œil aux objec­tifs de la com­mu­nau­té euro­péenne à l’horizon 2020, et à leur pro­mo­tion de la crois­sance, de la com­pé­ti­tion, et de la pour­suite du Par­te­na­riat Trans­at­lan­tique de Com­merce et d’Investissement (TTIP). Appa­rem­ment, la prio­ri­té la plus urgente consiste à pro­té­ger et pro­mou­voir la crois­sance économique.

En réa­li­té, cette contra­dic­tion au cœur même de l’accord de Paris n’est pas si sur­pre­nante. En effet, l’idée selon laquelle le puis­sant lob­by de la crois­sance serait une solu­tion au chan­ge­ment cli­ma­tique est pro­mue depuis un bon moment par des entre­prises et des finan­ciers uti­li­sant la rhé­to­rique d’une éco­no­mie verte. Comme je l’ai déjà expli­qué (Spash, 2014), ceci est le résul­tat d’une com­bi­nai­son d’arguments en faveur de la crois­sance, cen­sée per­mettre de faire dimi­nuer la pau­vre­té, de la néces­si­té d’une ges­tion des risques envi­ron­ne­men­taux et des tech­no­lo­gies « vertes » pro­mues à l’aide de mil­liards de dol­lars octroyés à des « entre­pre­neurs » (i.e. des mul­ti­na­tio­nales), afin de créer une « nou­velle éco­no­mie ». Les tech­no­lo­gies et l’innovation seraient les clés de cette situa­tion, carac­té­ri­sée par une éco­no­mie néo-autri­chienne ain­si qu’une rhé­to­rique de mar­ché libre. Les poli­tiques concer­nant le réchauf­fe­ment cli­ma­tique devraient donc être conçues pour ser­vir la crois­sance d’une éco­no­mie d’accumulation de capi­tal. Ain­si la crois­sance éco­no­mique est-elle pré­sen­tée comme une solu­tion aux pro­blèmes du chan­ge­ment cli­ma­tique, alors qu’elle en est la cause.

Mal­heu­reu­se­ment, de nom­breuses ONG éco­lo­gistes ont cru et adhèrent à ce rai­son­ne­ment illo­gique, et jus­ti­fient leur sou­tien par le prag­ma­tisme. On retrouve le même lan­gage néo­li­bé­ral dans leurs rap­ports, leurs recom­man­da­tions poli­tiques et leur adop­tion de l’idée du capi­tal natu­rel, des ser­vices éco­sys­té­miques, de la com­pen­sa­tion et des opé­ra­tions de mar­ché. Ces nou­veaux prag­ma­tistes envi­ron­ne­men­taux croient, sans aucun fon­de­ment, que la finan­cia­ri­sa­tion de la nature aide­ra à pré­ve­nir sa des­truc­tion. Par consé­quent, ils pro­meuvent le mar­ché des droits d’émissions de car­bone tout en accor­dant bien peu d’attention à ses dan­gers et ses échecs (Spash, 2010). Nat Keo­hane, du Fond de la Défense pour l’Environnement, fait par exemple remar­quer sur leur site inter­net com­ment ils ont bataillé, depuis les cou­loirs de Paris, pour une « ouver­ture des mar­chés ». Le gou­ver­ne­ment de droite de la Nou­velle-Zélande, à la tête d’un lob­by pré­sent de 18 pays, a éga­le­ment fait pres­sion, à l’aide de ses négo­cia­teurs, en faveur de ces mêmes mar­chés inter­na­tio­naux du car­bone. Tou­te­fois, vous ne trou­ve­rez pas d’échanges de droits d’émissions, de mar­chés, de pla­fon­ne­ments et d’échange de com­pen­sa­tions men­tion­nés dans le double dis­cours de l’accord. On y trouve plu­tôt l’expression « résul­tats d’atténuation trans­fé­rés au niveau inter­na­tio­nal » (clause 108 et Article 6), qu’apprécie par­ti­cu­liè­re­ment Keohane.

Ce double lan­gage, cette for­mu­la­tion stra­té­gi­que­ment ambigüe de l’accord de Paris est le point culmi­nant de la diplo­ma­tie inter­na­tio­nale. C’est ce qui a ren­du l’accord pos­sible. C’est aus­si ce qui le rend si insi­gni­fiant. Des mots comme pétrole, gaz natu­rel, char­bon ou frac­tu­ra­tion sont étran­ge­ment (ou pas) absents de l’accord. De même pour les sources des émis­sions humaines de GES, et les struc­tures qui les pro­meuvent : ces élé­ments n’y sont pas men­tion­nés. Ni quelque chose d’aussi fon­da­men­tal que l’utilisation de l’énergie. La seule phrase qui men­tionne l’énergie appa­raît dans le pré­am­bule, et sug­gère la néces­si­té de pro­mou­voir le déploie­ment de « sources d’énergies renou­ve­lables dans les pays en déve­lop­pe­ment, en par­ti­cu­lier en Afrique ».

L’histoire racon­tée par l’accord de Paris est aus­si bizarre qu’irréelle. Appa­rem­ment, la cause du chan­ge­ment cli­ma­tique n’est pas la consom­ma­tion de com­bus­tibles fos­siles, ni aucune pro­duc­tion éner­gé­tique, mais une tech­no­lo­gie inadap­tée. La solu­tion de ce pro­blème réside alors dans le déve­lop­pe­ment durable (c’est-à-dire dans la crois­sance éco­no­mique et l’industrialisation) ain­si que dans la réduc­tion de la pau­vre­té. En ce qui concerne les sys­tèmes actuels de pro­duc­tion et de consom­ma­tion, bien peu de choses doivent chan­ger. Aucune men­tion d’élites consom­mant la vaste majo­ri­té des res­sources de la pla­nète, ni de mul­ti­na­tio­nales ou d’industries de com­bus­tibles fos­siles devant être contrô­lées. Ni de sys­tèmes com­pé­ti­tifs d’accumulation de capi­taux qui pro­meuvent le com­merce et la lutte pour l’obtention de res­sources, et qui émettent de vastes quan­ti­tés de GES à tra­vers des dépenses mili­taires et des guerres. Pas non plus de gou­ver­ne­ments qui accroissent l’utilisation et la dépen­dance aux com­bus­tibles fossiles.

Ce docu­ment sur­réa­liste est tout à fait adap­té aux louanges tout aus­si sur­réa­listes qui lui sont adres­sées par les médias et divers orga­nismes et per­son­na­li­tés. C’est un signe qui nous démontre clai­re­ment à quel point, désor­mais, les poli­tiques inter­na­tio­nales se mènent et se rap­portent à tra­vers des ambi­guï­tés stra­té­giques et des doubles dis­cours. Les gens arrivent à applau­dir tan­dis que l’ensemble du CCNUCC échoue depuis 20 ans et que la pla­nète se dirige vers une aug­men­ta­tion supé­rieure à 2°C. En fait, la rhé­to­rique de la réus­site de l’accord ne sert qu’à mas­quer son absence totale de sub­stance. L’essence même de l’accord de Paris se com­pose d’objectifs uni­la­té­raux, indé­pen­dants et non contrai­gnants. Cela n’empêche pas qu’on le vende comme un consen­sus mul­ti­la­té­ral d’engagements fermes.

Pour conclure l’analyse, un simple test per­met de juger de l’efficacité de l’accord de Paris : ce trai­té aurait en effet dû entraî­ner une chute dra­ma­tique du prix des actions de l’industrie des com­bus­tibles fos­siles, indus­trie par défi­ni­tion consti­tuée d’actifs toxiques. Autre­ment dit, un accord sérieux aurait eu pour effet de rendre intou­chables toutes les réserves fos­siles dont l’exploitation ferait dépas­ser la cible — déjà dépas­sée — de 2°C. L’accord aurait dû pro­vo­quer des faillites. S’il n’a rien pro­vo­qué sur les mar­chés bour­siers, c’est que l’accord de Paris est per­çu, aus­si bien par l’industrie des com­bus­tibles fos­siles que par les mar­chés finan­ciers, comme tota­le­ment inof­fen­sif. Il s’agirait même d’une excel­lente occa­sion de pro­mou­voir de nou­veaux ins­tru­ments finan­ciers per­met­tant de per­pé­tuer l’exploitation éco­no­mique de la pla­nète, grâce au finan­ce­ment, à hau­teur de mil­liards d’euros ver­sés sous formes de sub­ven­tions à l’industrie de l’énergie, visant à encou­ra­ger l’innovation et le déve­lop­pe­ment technologique.

En réa­li­té, l’accord de Paris a été pen­sé comme une com­pi­la­tion de contra­dic­tions déter­mi­nées au niveau natio­nal. Le Secré­ta­riat du CCNUCC n’a pré­vu aucun plan d’action, et son der­nier accord est com­plè­te­ment cou­pé des opé­ra­tions des sys­tèmes éco­no­miques et poli­tiques actuels. Désor­mais, le chan­ge­ment cli­ma­tique d’origine anthro­pique peut aisé­ment être balayé des calen­driers des poli­tiques et des médias, jusqu’à la pro­chaine mas­ca­rade éco­lo­gique, pré­vue en 2023. D’ici là, très peu (et peut-être même aucun) des poli­ti­ciens res­pon­sables de cette farce ne seront encore au pou­voir. Ni eux, ni les bureau­crates et les négo­cia­teurs ayant célé­bré cet immense suc­cès (soi-disant) ne seront tenus pour res­pon­sables de son inuti­li­té. Seule une inten­si­fi­ca­tion des impacts du chan­ge­ment cli­ma­tique pour­ra per­tur­ber la com­plai­sance de la com­mu­nau­té mondiale.

Clive L. Spash

Tra­duc­tion : Pau­line Casaux

Édi­tion : Nico­las Casaux

Cor­rec­tion : Lola Bearzatto


Réfé­rences

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Notes

  1. La cible du réchauf­fe­ment cli­ma­tique de 2°C est asso­ciée par le CCNUCC à des GES sta­bi­li­sés à 450 ppm d’équivalent CO2. Si c’est ce qui est affir­mé sur leur site inter­net, des rap­ports trom­peurs de niveau de CO2 (non équi­valent) le pré­sentent comme attei­gnant actuel­le­ment 398.58 ppm. En 2012, le for­çage radia­tif total de tous les GES de longue durée déjà pré­sents dans l’atmosphère cor­res­pon­dait à une concen­tra­tion d’équivalent CO2 de 475.6 ppm (l’Organisation météo­ro­lo­gique mon­diale l’affirme sur son site [http://www.wmo.int/pages/mediacentre/press_ releases/pr_980_en.html]; du 3 Mai 2015).L’Agence amé­ri­caine d’ob­ser­va­tion océa­nique et atmo­sphé­rique est d’accord avec cela : elle rap­porte des concen­tra­tions atmo­sphé­riques d’équivalents de C02, en 2014, de 481 ppm, dont 397 de CO2 seuls (http://www.esrl.noaa.gov/gmd/aggi/; le 21 Janua­ry 2016). Le niveau de CO2 seul, selon l’Organisation météo­ro­lo­gique mon­diale, a dépas­sé 400 ppm dans l’atmosphère en 2012 (Howard, 2014). Les concen­tra­tions aug­mentent approxi­ma­ti­ve­ment de 3 ppm chaque année.
  2. « L’augmentation maxi­mum des tem­pé­ra­tures mon­diales par rap­port aux niveaux pré­in­dus­triels que l’on peut tolé­rer si l’on veut évi­ter les pires effets du chan­ge­ment cli­ma­tique cor­res­pond à 2 degrés Celsius/Centigrade » (CCNUCC [http://unfccc.int/ essential_background/basic_facts_figures/items/6246.php]; le 8 Jan­vier 2016]). Notez que cette affir­ma­tion fait l’amalgame entre la pro­ba­bi­li­té d’atteindre 2°C et la pro­ba­bi­li­té de la sur­ve­nue des pires effets. C’est à dire, même si on est com­plè­te­ment sûr d’atteindre 2°C, on ne peut pas être cer­tain des impacts que ces tem­pé­ra­tures entraî­ne­raient.
  3. Ce dépas­se­ment de trois fois repose lar­ge­ment sur de pru­dentes esti­ma­tions du bud­get res­tant dis­po­nible, à savoir 1400 Gt de CO2, et sous les 50% de pro­ba­bi­li­tés d’atteindre 2°C (Rau­pach et al., 2014, p. 874). Les cal­culs du GIEC (2013) sur le sujet sont bien plus bas, mais même eux furent cri­ti­qués comme n’étant ni actua­li­sés (car uti­li­sant des réfé­rences de 2011) ; ni per­ti­nents, car ils ne prennent pas conve­na­ble­ment en compte les émis­sions non liées à l’énergie. Ceci réduit la quan­ti­té res­tante des éner­gies fos­siles. C’est ce qui a pous­sé Ander­son (2015) à esti­mer un bud­get res­tant des émis­sions d’énergie sur la période 2015–2100 d’environ 650 Gt de CO2, pour avoir une chance de 66% de res­ter en des­sous de 2°C. Dans ces condi­tions, l’excès de réserves dépasse en réa­li­té de 6 fois le bud­get dis­po­nible. Le fait de des­cendre à 1.5°C et/ou d’augmenter les chances d’atteindre la cible ampli­fie donc encore davan­tage le dépas­se­ment.
  4. On a esti­mé que les enga­ge­ments pris d’exploiter de nou­velles sources de com­bus­tibles fos­siles dès 2012 mène­ront à la libé­ra­tion de 300 Gt d’équivalent de C02 entre 2012 et 2050 (Mein­derts­ma & Blok, 2012). Ceci s’ajoute aux excès exis­tants de stocks imbrû­lables pour atteindre la cible 2°C (McGlade & Ekins, 2015) ; voir note pré­cé­dente.

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  1. Reçu hier https://www.wedemain.fr/Jeremy-Rifkin-La-civilisation-fossile-va-s-effondrer-en-2028_a4356.html

    Jere­my Rif­kin : « La civi­li­sa­tion fos­sile va s’ef­fon­drer en 2028 »
    Dans son der­nier ouvrage « Le New Deal Vert », le pros­pec­ti­viste amé­ri­cain Jere­my Rif­kin pré­dit la fin de la civi­li­sa­tion fos­sile, et prône l’a­vè­ne­ment d’une 3e révo­lu­tion indus­trielle pour « sau­ver la vie sur terre ». Rencontre.

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