De l’entreprise capitaliste à l’entreprise nazie : une même absence de conscience morale (par Günther Anders)

Le texte qui suit est un extrait de l’excellent livre de Gün­ther Anders inti­tu­lé L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révo­lu­tion indus­trielle, ini­tia­le­ment paru en 1956 (tra­duc­tion fran­çaise publiée en 2002 par les édi­tions de l’Encyclopédie des Nuisances/Ivrea). Anders y expose en quoi les abo­mi­nables crimes des nazis ont été ren­dus pos­sibles et même favo­ri­sés par le fonc­tion­ne­ment géné­ral du capi­ta­lisme (qui, de la même manière, pour la même rai­son, génère en per­ma­nence toutes sortes de désastres sociaux et écologiques).


L’« ins­tru­men­ta­li­sa­tion » : nous ne sommes plus des « agents » mais seule­ment des col­la­bo­ra­teurs. La fina­li­té de notre acti­vi­té a été déman­te­lée : c’est pour­quoi nous vivons sans ave­nir, sans com­prendre que l’avenir dis­pa­raît, et donc « aveugles à l’apo­calypse ».

Tout le monde sait que notre façon d’agir et donc de tra­vailler a aujourd’hui fon­da­men­ta­le­ment chan­gé. À l’exception de quel­ques sur­vi­vances dépour­vues de signi­fi­ca­tion, le tra­vail est deve­nu une « col­la­bo­ra­tion » orga­ni­sée et impo­sée par l’entreprise. J’insiste bien sur le fait que cette contrainte est impo­sée par « l’en­tre­prise », car si le tra­vail soli­taire n’a certes jamais consti­tué l’essentiel du tra­vail humain, ce dont il s’agit désor­mais n’est jus­te­ment plus de tra­vailler avec les autres, mais d’être au ser­vice de l’entreprise (à laquelle celui qui tra­vaille doit allé­geance alors qu’il ne peut même pas, lui, se la repré­sen­ter dans sa tota­li­té), entre­prise dont les autres employés ne sont eux-mêmes que des rouages.

C’est une bana­li­té. Mais ce qui vaut pour notre tra­vail vaut aus­si — ce fait est moins tri­vial mais non moins impor­tant — pour notre « action » ou plu­tôt pour notre « acti­vi­té », car par­ler d’« action » et affir­mer que nous sommes des « agents » sonne­rait déjà à nos oreilles (et cette remarque doit être prise au sérieux) comme une exa­gé­ra­tion. Abs­trac­tion faite de quelques rares sec­teurs, notre acti­vi­té, désor­mais ins­crite dans le cadre d’une entre­prise orga­ni­sée sur laquelle nous n’avons pas prise mais qui nous impose ses contraintes, se réduit à une collabora­tion pla­cée sous le signe du confor­misme. Cher­cher à esti­mer quelle pro­por­tion d’activité et de pas­si­vi­té entre dans telle ou telle « col­la­bo­ra­tion », à déli­mi­ter où s’arrête la pure exé­cu­tion et où com­mence la part d’initiative, est aus­si vain qu’essayer d’analyser les gestes que requiert l’utilisation d’une machine en essayant de dis­tin­guer ceux qui sont actifs et ceux qui ne sont que réac­tifs. Cette dis­tinc­tion est deve­nue secon­daire. L’existence de l’homme actuel n’est plus, la plu­part du temps, pure « acti­vi­té » ou pure « pas­si­vi­té ». Il n’est plus ni complète­ment actif ni com­plè­te­ment pas­sif, mais plu­tôt « neutre », à mi-che­min entre l’activité et la pas­si­vi­té. On peut donc qua­li­fier son exis­tence d’« ins­tru­men­ta­li­sée ».

L’« ins­tru­men­ta­li­sa­tion » règne par­tout : dans les pays qui imposent le confor­misme par la vio­lence, et aus­si dans ceux qui l’obtiennent en dou­ceur. Comme c’est bien sûr dans les pays tota­li­taires que ce phé­no­mène est le plus clair, je pren­drai, pour illus­trer ce qu’est l’« ins­tru­men­ta­li­sa­tion », l’exemple d’un com­por­te­ment typi­que­ment totalitaire.

Au cours des pro­cès où l’on a jugé les « crimes contre l’huma­nité », on a très sou­vent consta­té que les accu­sés étaient vexés, conster­nés, voire indi­gnés qu’on leur demande « personnelle­ment » des comptes pour les mau­vais trai­te­ments infli­gés à ceux qu’ils avaient effec­ti­ve­ment mal­trai­tés et pour les meurtres de ceux qu’ils avalent effec­ti­ve­ment tués. Il serait abso­lu­ment erro­né de ne voir dans ces accu­sés que des cas de déshumanisa­tion et d’entêtement extrêmes. Ce n’est pas « bien qu’ils aient col­la­bo­ré », mais le plus sou­vent « parce qu’ils ont seule­ment col­la­bo­ré » qu’ils se sont révé­lés inca­pables de repen­tir, de honte, ou même de la moindre réac­tion morale. C’est par­fois précisé­ment « parce qu’ils avaient col­la­bo­ré », autre­ment dit parce que pour eux, « être moral », c’était néces­sai­re­ment se conduire d’une façon com­plè­te­ment « ins­tru­men­ta­li­sée », qu’ils avaient bonne conscience (d’avoir per­son­nel­le­ment « col­la­bo­ré »). Voi­là com­ment ils auraient pu for­mu­ler ce qu’ils vou­laient dire avec leur « entê­te­ment » : « Si seule­ment nous avions su ce que vous atten­diez de nous ! À l’époque, nous étions en règle (ou, si vous vou­lez, “moraux”). Si une nou­velle entre­prise a aujourd’hui rem­pla­cé celle à laquelle nous avons col­la­bo­ré à l’époque d’une façon satis­fai­sante, nous n’y pou­vons rien ! Aujourd’hui, c’est avec celle-ci qu’il est “moral” de col­la­bo­rer ; à l’époque, c’était avec celle-là. »

Aus­si hor­ribles que soient les crimes que cette atti­tude a ren­dus pos­sibles, qui les regar­de­rait avec éton­ne­ment comme des blocs erra­tiques éga­rés dans notre époque s’interdirait par là même de les com­prendre, parce que ces crimes perdent toute réa­li­té, du moins toute réa­li­té com­pré­hen­sible, dès lors qu’on les consi­dère comme des faits isolés.

On ne peut com­prendre ces crimes qu’à par­tir du moment où on les envi­sage dans leur contexte, c’est-à-dire quand on se demande à quel type d’action ils cor­res­pondent, à quel modèle d’activité ils se conforment. La réponse est que, dans la situa­tion où ils les ont com­mis, leurs auteurs — du moins bon nombre d’entre eux — ont fon­da­men­ta­le­ment adop­té le com­por­te­ment auquel ils avaient été condi­tion­nés par l’entreprise, auquel celle-ci les avait habitués.

Cette affir­ma­tion peut bien sûr sem­bler cho­quante. Il est sans doute inévi­table qu’elle soit tout d’abord mal com­prise, car il n’existe pas d’entreprise (du moins par­mi celles qui se nomment « usines » ou « bureaux ») où l’on pré­pare à tuer en masse ou à tor­tu­rer. Ce que nous vou­lons dire est bien plus tri­vial, Il s’agit seule­ment d’un fait qui se constate tous les jours mais n’a que rare­ment été exa­mi­né jusque dans ses der­nières consé­quences : le fait que le prin­cipe de l’« ins­tru­men­ta­li­sa­tion » et du confor­misme, la col­la­bo­ra­tion neutre, « à mi-che­min entre l’activité et la pas­si­vi­té », domine aujourd’­hui dans toute entre­prise. Per­sonne ne peut plus être per­son­nel­le­ment tenu pour res­pon­sable de ce qu’il fait ; son acti­vi­té semble ne plus avoir pour lui aucune consé­quence effroyable ou immé­diate. Cette concep­tion a cours par­tout : elle a valeur d’évidence aus­si bien à Detroit ou à Wup­per­tal qu’à Sta­lin­grad. Il est carac­té­ris­tique de l’entreprise en géné­ral, du moins de la grande entre­prise telle qu’elle domine aujourd’hui, d’exiger (quelle que soit la fin qu’elle pour­suit) un enga­ge­ment total de la part de ceux qui tra­vaillent pour elle ; il est carac­té­ris­tique, par ailleurs, de celui qui tra­vaille pour l’entreprise d’« agir pas­si­ve­ment », de n’avoir aucune part à la défi­ni­tion des buts de l’entreprise, même si son unique rai­son d’être est pour­tant de contri­buer jour après jour à les atteindre ; de n’être jamais (pour recou­rir à une for­mu­la­tion ana­logue à celle du pro­blème fon­da­men­tal du mar­xisme) « pro­prié­taire » des fins de la pro­duc­tion, parce que ces fins ne le concernent pas. S’il en va ain­si pour lui et si, par consé­quent, il ne connaît pas, n’a pas besoin de connaître ou ne doit pas connaître la fin de son acti­vi­té, il n’a mani­fes­te­ment pas non plus besoin d’avoir une conscience morale. On peut donc dire que toute « action » approu­vée, voire dic­tée par la conscience morale indi­vi­duelle, a été sus­pen­due dans l’entreprise et rem­pla­cée par le zèle du col­la­bo­ra­teur neutre « à mi-che­min entre l’activité et la pas­si­vi­té ». S’il existe une « bonne conscience » dans l’entreprise, elle consiste paradoxale­ment en la satis­fac­tion — ou même en la fier­té — d’avoir réus­si à décon­nec­ter com­plè­te­ment sa propre conscience morale de son acti­vi­té. L’ouvrier d’usine ou l’employé de bureau qui refu­se­rait de conti­nuer à col­la­bo­rer à la bonne marche de l’entreprise en allé­guant que ce qu’elle pro­duit est en contra­dic­tion avec sa conscience morale ou avec une loi morale uni­ver­selle, ou bien que l’utilisation de ce pro­duit est immo­rale (du moins qu’elle peut l’être), celui-là pas­se­rait dans le meilleur des cas pour un fou et ne tar­de­rait pas à subir en tout cas rapi­de­ment les consé­quences d’un com­por­te­ment aus­si extravagant.

Tan­dis que le tra­vail en tant que tel est consi­dé­ré en toutes cir­cons­tances comme « moral », sa fin et son résul­tat sont consi­dérés dans l’acte même du tra­vail — c’est l’un des traits les plus funestes de notre époque — comme fon­da­men­ta­le­ment « neutres au regard de la morale ». Quel que soit le tra­vail que l’on fait, le pro­duit de ce tra­vail reste tou­jours « par-delà le bien et le mal ». Toute carac­té­ri­sa­tion non nihi­liste du pro­duit du tra­vail passe aujourd’hui pour un men­songe. En tout cas — et c’est là que culmine le carac­tère funeste de l’époque —, le tra­vail lui-même n’a pas d’odeur. Il est psy­cho­lo­gi­que­ment inad­mis­sible que le pro­duit à la fabri­ca­tion duquel on tra­vaille, fût-il le plus répu­gnant, puisse conta­mi­ner le tra­vail lui-même. Le pro­duit et sa fabri­ca­tion sont, mora­le­ment par­lant, cou­pés l’un de l’autre. Le sta­tut moral du pro­duit (le sta­tut des gaz toxiques ou celui de la bombe à hydro­gène, par exemple) ne porte aucun ombrage à la mora­li­té du tra­vailleur qui par­ti­cipe à sa fabri­ca­tion. Peu importe qu’il sache ou non ce qu’il fait, il n’a pas besoin d’une conscience morale pour le faire[1]. Comme nous l’avons déjà dit, c’est l’« absence de conscience morale » qui règne dans l’entreprise.

L’entreprise est le lieu où l’on crée le type de l’homme « instru­mentalisé et pri­vé de conscience morale ». C’est là que naissent les confor­mistes. Il suf­fit qu’un repré­sen­tant de ce type d’homme soit pla­cé dans un autre domaine d’activité, dans une autre « en­treprise », pour que sou­dain — sans pour­tant se trans­for­mer du tout au tout — il devienne mons­trueux ; pour qu’il nous rem­plisse sou­dain d’effroi ; pour que la sus­pen­sion de sa conscience morale — qui était pour­tant déjà un fait accom­pli — revête sou­dain l’as­pect d’une pure absence de conscience morale, et la sus­pen­sion de sa res­pon­sa­bi­li­té celui d’une pure « moral insa­ni­ty » [« démence morale »]. Tant que nous ne voyons pas cela, nous ne voyons pas que l’entreprise actuelle est le creu­set, le modèle de ce type de tra­vail qui exige notre mise au pas, et nous res­tons inca­pables de com­prendre la figure du confor­miste contem­po­rain et le cas par­ti­cu­lier de ces hommes « entê­tés » qui refu­saient, dans les pro­cès évo­qués plus haut, de se repen­tir ou seule­ment d’accepter la res­pon­sa­bi­li­té des crimes aux­quels ils avaient effec­ti­ve­ment « collaboré ».

Qu’on ne se méprenne pas. Rien n’est plus étran­ger à l’auteur que l’idée qu’il faille ici « com­prendre pour par­don­ner » ; rien ne peut lui être plus étran­ger, puisqu’il ne doit lui-même qu’à un pur hasard de ne pas avoir été comme les siens vic­time de ces hommes. Ce qu’il veut mon­trer, c’est bien plu­tôt que ces crimes, ayant pour base l’« ins­tru­men­ta­li­sa­tion » qui carac­té­rise le mode de tra­vail actuel, cor­res­pondent de la façon la plus étroite à l’es­sence de l’époque contem­po­raine. C’est ce qui les rend incom­parablement plus effroyables et sinistres qu’on ne l’a dit à l’époque, quand on cher­chait à les com­prendre (dans les débats sur la « res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive », par exemple) ; d’autant plus effroyables et sinistres que leur condi­tion préa­lable — le mode de tra­vail actuel, pré­ci­sé­ment — n’a pas dis­pa­ru et existe tou­jours aujourd’hui comme hier, ici comme par­tout ailleurs ; d’autant plus effroyables et sinistres que nous ne savons plus où cher­cher un éven­tuel remède ; d’autant plus effroyables et sinistres enfin que nous sommes inca­pables de nous repré­sen­ter un mode de pro­duc­tion et de tra­vail qui s’écarte du mode par­tout domi­nant[2]. C’est pour­quoi nous tenons pour une pure automystifica­tion le fait de ne voir dans ces crimes que des « évé­ne­ments erra­tiques » qui n’ont eu lieu qu’une fois, excep­tion­nel­le­ment, et dont rien ne peut lais­ser croire qu’ils se répé­te­ront. L’« instru­mentalisation » et le confor­misme domi­nant aujourd’hui plus que jamais, on ne voit pas ce qui pour­rait s’opposer à ce que l’horreur se répète et on ne voit pas non plus pour­quoi un Eros­trate à qui, un beau jour, il pas­se­rait par la tête de com­mettre un « géno­cide » ou tout autre crime du même genre devrait dou­ter ne serait-ce qu’un ins­tant de la ferme col­la­bo­ra­tion de ses contem­po­rains. Il peut dor­mir tran­quille. Ils ne le lais­se­ront pas tom­ber et rejoin­dront même leurs postes par essaims motorisés.


  1. Le col­la­bo­ra­teur dont l’âme s’inquiète d’avoir col­la­bo­ré est un phé­no­mène tout à fait nou­veau, une figure qui n’existait pas avant la pro­duc­tion de la bombe ato­mique. Un tel type d’homme ne peut pas se déve­lop­per du jour au len­de­main. L’affaire Oppen­hei­mer prouve que (tout par­ti­cu­liè­re­ment pen­dant les périodes de confor­misme extrême) l’homme tor­tu­ré par ses scru­pules arrive encore à avoir des scru­pules d’avoir eu des scru­pules parce qu’il les consi­dère — d’une façon mora­le­ment contes­table — comme des sen­ti­ments qu’il n’aurait pas réus­si à mettre au pas. Mais de tels scru­pules sont encore aujourd’hui excep­tion­nels. L’axiome pre­mier reste celui qui dit que le tra­vail n’a pas d’odeur, qu’aucun tra­vail ne sau­rait être mora­le­ment dis­cré­di­té par sa fina­li­té. Cet axiome n’est pas seule­ment funeste parce qu’il confère au crime le plus effroyable un air d’innocence, mais aus­si parce qu’il n’est que pur nihi­lisme : en effet, si la plus grande par­tie des acti­vi­tés humaines — et le tra­vail en consti­tue la plus grande par­tie — est d’emblée sous­traite aux juge­ments moraux, cela conduit inévi­ta­ble­ment à la domi­na­tion effec­tive du nihi­lisme. (N.d.A.)
  2. L’automatisation est, à l’inverse, le rem­pla­ce­ment défi­ni­tif de la conscience morale par le sou­ci du bon fonc­tion­ne­ment méca­nique. (N.d.A.)

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