Bavardage et enluminure (par Nicolas Casaux)

« Die­go Lan­di­var, Alexandre Mon­nin et Emma­nuel Bon­net sont tous trois ensei­gnants cher­cheurs au Groupe ESC Cler­mont (res­pec­ti­ve­ment en Economie/SHS, Phi­lo­so­phie, Sciences de Ges­tion). Ils sont membres d’Origens Media Lab, labo­ra­toire de recherches et d’enquêtes sur l’Anthropocène où ils pilotent le pro­jet Clo­sing Worlds. Ce pro­jet explore com­ment les orga­ni­sa­tions et ins­ti­tu­tions, et plus lar­ge­ment le “monde orga­ni­sé” négo­cient, domes­tiquent ou subissent l’irruption de l’anthropocène. »

Il y a plus de 40 ans, dans son Pré­cis de récu­pé­ra­tion publié en 1976, Jaime Sem­prun s’attaquait aux nom­breux « récu­pé­ra­teurs » du moment, c’est-à-dire aux indi­vi­dus bien en vus, sou­vent en poste dans quelque ins­ti­tu­tion pres­ti­gieuse (uni­ver­si­té, grandes écoles, etc.), qui se targuent de pro­fes­ser une ana­lyse radi­cale des pro­blèmes sociaux (mais sou­vent au moyen de pro­pos forts obs­curs, et en pillant, au pas­sage, cer­tains élé­ments de la cri­tique révo­lu­tion­naire), et de for­mu­ler des solu­tions pour y remé­dier. Il notait :

« S’il est une lec­ture plus propre à per­sua­der de l’inéluctable effon­dre­ment de cette socié­té que celle des très nom­breux ouvrages en expo­sant les diverses tares, c’est bien celle de ceux, plus nom­breux encore, qui s’a­visent d’y pro­po­ser quelque remède. »

Le remède, d’après nos trois experts de l’ESC Cler­mont ? « la fer­me­ture, qui appelle un “art de la des­tau­ra­tion”, à la fois savoir et pra­tique, visant à ne pas faire adve­nir cer­taines vir­tua­li­tés et à miner l’intensité de réa­li­tés exis­tantes, à pro­po­ser une rup­ture avec les régimes sémio­tiques du capi­ta­lisme qui pro­jettent des mondes, ou encore à déployer des contre-enquêtes dans le sillage d’une dark ANT – une théo­rie ren­ver­sée de l’acteur-réseau de Bru­no Latour. » (Héri­tage et fer­me­ture)

C’est-à-dire que l’optique « décon­nexion­niste et tech­no­sphé­rique » qu’ils nous pro­posent « invite ain­si à pro­lon­ger et actua­li­ser la théo­rie de l’acteur-réseau. Mais cela sup­pose au préa­lable une série de tor­sions pour faire coïn­ci­der les exi­gences épis­té­miques de l’Anthropocène avec les oppor­tu­ni­tés natives de l’enquête sur la socio-maté­ria­li­té. Alors que cette der­nière avait, en par­tie du moins, voca­tion à expli­quer l’innovation tech­no­lo­gique, “ce qui advient” ou est “en train de se faire”, dans une filia­tion prag­ma­tiste, dans un cadre où la main­te­nance et la panne, en tant que dis­con­ti­nui­tés pro­vi­soires, révé­laient jus­te­ment les conca­té­na­tions socio-maté­rielles, la ver­sion dark ou “à rebours” de la théo­rie de l’acteur-réseau (ANT pour actor-net­work theo­ry) pro­po­sée ici engage plu­tôt à repen­ser les infra­struc­tures comme des objets à “détri­co­ter” : un monde à défaire, et en train de se défaire, plu­tôt qu’un monde “en action” et conti­nuel­le­ment en train de sur­gir. » (Héri­tage et fer­me­ture)

Ce, car : « La Dark ANT per­met ain­si d’appliquer les modes d’accès aux dis­con­ti­nui­tés maté­rielles (ce que Bru­no Latour appelle les modes d’existence de la Réfé­rence et de la Repro­duc­tion) en les asso­ciant à un objec­tif de non-avè­ne­ment. Le but n’est plus de com­prendre pour­quoi les choses arrivent, sont en action (la science, la tech­no­lo­gie, le mar­ché, etc., sur les ter­rains clas­siques de l’ANT), mais pour­quoi elles n’arrivent pas. Notre intui­tion consiste ici à pen­ser qu’il existe des actants blo­quants dans dif­fé­rents ter­rains (autoch­tones ou modernes pour aller vite), limi­tant l’expansion (voire l’extractivisme) cos­mo­lo­gique des pro­jets col­lec­tifs. À la dif­fé­rence des actants du sché­ma actan­tiel et des struc­tures du récit dans la sémio­tique, qui font tenir les cours d’action, les mis­sions ou encore les pro­jets néces­si­tant des rôles humains et non-humains onto­lo­gi­que­ment stables, ces actants viennent plu­tôt faire échouer les his­toires, voire sou­te­nir des bifur­ca­tions dans la manière de pen­ser l’action d’une his­toire. Ces actants blo­quants sont davan­tage que des dis­con­ti­nui­tés dans une conca­té­na­tion d’humains et non-humains. Ce sont des enti­tés qui cassent les asso­cia­tions et les empêchent de se déployer à l’infini : ils mettent en échec le sché­ma actan­tiel, en empê­chant autant le réseau d’associations de se faire que les pro­jec­tions expan­sion­nistes de débou­cher. Ils sont les garants d’une sobrié­té cos­mo­lo­gique en quelque sorte. » (Héri­tage et fer­me­ture)

Je vous ras­sure : les humains du futur ne com­pren­dront pas plus que nous ces éton­nants hié­ro­glyphes universitaires.

Dans une tri­bune publiée sur le site du quo­ti­dien Le Monde, dans laquelle ils s’efforcent de faire plus clair, nos spé­cia­listes en défu­tu­ra­tion affirment que « plus que d’un ren­ver­se­ment théo­rique ou d’une réforme impos­sible du capi­ta­lisme, nous avons besoin de le fer­mer concrè­te­ment ». « Fer­mer » le capi­ta­lisme. C’est osé. On approuve. Seule­ment, un peu plus loin dans la même tri­bune, ils écrivent : « Nos ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques, nos sys­tèmes assu­ran­tiels, mutua­listes ou encore nos ser­vices publics devront désor­mais être recon­fi­gu­rés pour cette nou­velle ère cli­ma­tique. » Or « recon­fi­gu­rer », ce n’est pas « fer­mer ». Il aura suf­fi de quelques lignes. (Et aus­si, quelles « ins­ti­tu­tions démocratiques » ?!)

Cette ambi­guï­té (ou ce double lan­gage, selon qu’on leur laisse ou non le béné­fice du doute) se retrouve par­tout dans leurs ouvrages et leurs tri­bunes. D’un côté il fau­drait « fer­mer » des choses, voire le capi­ta­lisme lui-même, peut-être même l’État, mais rien n’est très sûr. De l’autre il s’agit de « réorien­ter », de « recon­fi­gu­rer », de « réaf­fec­ter », d’adopter une « optique redirectionniste ».

Jaime Sem­prun ajou­tait, à pro­pos du « récu­pé­ra­teur » typique qu’il traite « la seule matière pre­mière que cette socié­té n’é­puise pas mais accu­mule tou­jours plus mas­si­ve­ment : l’in­sa­tis­fac­tion devant ses résul­tats désas­treux. Mais n’é­tant lui-même qu’un frag­ment déri­soire de ces résul­tats désas­treux, il la traite de manière insa­tis­fai­sante. Son public est donc très exac­te­ment com­po­sé par ceux qui peuvent faire sem­blant de se satis­faire de ses fausses audaces, comme ils font sem­blant d’être satis­faits par toutes les mar­chan­dises qu’ils consomment : les cadres, qui veulent aujourd’­hui […] pos­sé­der à la fois le bon­heur de la sou­mis­sion et le pres­tige du refus. Et leur bon­heur est aus­si faux que leur refus, et aus­si mal simu­lé. Mais si le récu­pé­ra­teur pense pour les cadres, il n’est lui-même qu’un cadre qui pense, c’est tout dire. »

Il remar­quait aus­si que puisqu’il « faut tout de même prendre la nou­veau­té là où elle se trouve, la récu­pé­ra­tion pro­cède en iso­lant un aspect de la cri­tique révo­lu­tion­naire, propre à être figé en nou­veau sys­tème d’a­na­lyse […]. » Mais si les récu­pé­ra­teurs pillent la cri­tique révo­lu­tion­naire, ils affirment néan­moins « l’im­pos­si­bi­li­té et l’i­nu­ti­li­té de la révo­lu­tion sociale, que les masses mal­en­con­treu­se­ment assez abu­sées pour la dési­rer feraient mieux de rem­pla­cer sans tar­der par l’adhé­sion à leurs débiles gimmicks […]. »

Les experts en « dés­in­no­va­tion » de l’ESC Cler­mont ne dérogent pas à la règle. Ils sou­tiennent dans leur livre Héri­tage et fer­me­ture que « la tech­nique révo­lu­tion­naire est en crise. Moins parce que les ins­tru­ments de l’insurrection sont épui­sés (nous n’adresserons pas ici de cri­tique aux modes d’action révo­lu­tion­naires ou insur­rec­tion­nels), que parce que les formes révo­lu­tion­naires offrent peu de pistes tech­niques pour le déman­tè­le­ment et la fer­me­ture dans un monde à la fois hyper-colo­ni­sé, comme nous venons de le voir, et en ruines. »

La révo­lu­tion, non, bien enten­du, sur­tout pas. L’important est de « de faire émer­ger des leviers concrets, dont – on le voit bien à tra­vers nos enquêtes – les orga­ni­sa­tions et les ins­ti­tu­tions, en par­ti­cu­lier les col­lec­ti­vi­tés publiques, ont besoin ». Car les orga­ni­sa­tions, les ins­ti­tu­tions et les col­lec­ti­vi­tés publiques (l’État ?) sont nos alliées, et sou­haitent ou vont cer­tai­ne­ment toutes vou­loir s’autodémanteler inté­gra­le­ment. Bon sang, mais c’est bien sûr.

« Pour nous auto-cari­ca­tu­rer, nous deman­dons aux entre­prises qu’elles nous financent pour les fer­mer », explique Alexandre Mon­nin, juste avant d’ajouter qu’il s’agit, « plus pré­ci­sé­ment » de « désaf­fec­ter ce qui, chez elle, n’est plus sou­te­nable, pour le réaf­fec­ter à autre chose ». « Fer­mer » et « réaf­fec­ter », est-ce bien la même chose ? Gro­tesque usage d’une pré­ten­tion à la radi­ca­li­té (la « fer­me­ture »), toute de façade, qui ne dis­si­mule même pas vrai­ment une pro­po­si­tion fina­le­ment banale de « réorientation ».

D’ailleurs, nous explique Mon­nin : « Cela a fina­le­ment abou­ti à la créa­tion d’un nou­veau mas­ter, “Stra­té­gie et desi­gn pour l’anthropocène”, pré­vu pour la ren­trée 2020. Cette for­ma­tion, sou­te­nue par 17 orga­ni­sa­tions dont l’ONU, Miche­lin, la région Bre­tagne, le Shift Pro­jet ou le Low Tech Lab, aura pour objec­tif de faire émer­ger des pro­fils de “redi­rec­tion­nistes” dans les entre­prises, pour y pilo­ter les trans­for­ma­tions éco­lo­giques de rup­ture. L’idée est que ces futurs col­la­bo­ra­teurs ne soient pas sim­ple­ment des char­gés de RSE, mais des per­sonnes en mesure de por­ter des ques­tions de stra­té­gie, avec l’Anthropocène pour hori­zon. Com­ment pas­ser d’une boite de high tech à une boîte de low tech ? Com­ment trans­for­mer une entre­prise qui fait du lean mana­ge­ment en une entre­prise qui aligne sa pro­duc­tion sur la dis­po­ni­bi­li­té des matières pre­mières locales, et sur les limites pla­né­taires globales ? »

« Nos clients sont les patrons effon­drés », explique Alexandre Mon­nin. C’est-à-dire, expli­cite Hubert Guillaud pour Inter­ne­tAc­tu, « ceux qui com­mencent à com­prendre et à vivre l’effroi catas­tro­phique, à l’image du PDG d’Axa, qui, dès 2015, sou­li­gnait qu’un monde à +4 degrés ne serait plus assu­rable ». Mince alors ! Pauvres assureurs !

La « voie redic­tion­niste » que pro­posent Lan­di­var, Mon­nin et Bon­net « néces­site la créa­tion de nou­velles prises concep­tuelles (la dés­in­no­va­tion, la désca­la­ri­té, la délo­gis­ti­sa­tion, la dé-orga­ni­sa­tion, etc.), de nou­velles tech­niques, de nou­veaux métiers, de nou­velles formes admi­nis­tra­tives, mais aus­si de nou­velles formes d’action publique (de nou­veaux régimes assu­ran­tiels, de nou­velles soli­da­ri­tés, etc.) ». Parce qu’il faut, bien enten­du, inno­ver dans l’an­ti-inno­va­tion (la « dés­in­no­va­tion »). Ou com­ment s’ins­crire dans la fameuse « des­truc­tion créa­trice » (ou créa­tion des­truc­trice) du capi­ta­lisme. « Les grandes écoles doivent for­mer à la “redi­rec­tion éco­lo­gique” », expliquent-ils dans une autre tri­bune publiée sur le site web du jour­nal Le Monde.

(Ce qui rap­pelle la pro­po­si­tion hau­te­ment judi­cieuse de ces autres cher­cheurs dans un texte pour­tant inti­tu­lé « Dés­éta­ti­ser nos ima­gi­naires poli­tiques et nos savoirs scien­ti­fiques » publié sur le site de la revue Ter­restres : « Si nous vou­lons com­battre la situa­tion d’effondrement envi­ron­ne­men­tal en don­nant des outils concep­tuels et pra­tiques aux géné­ra­tions qui auront à affron­ter ce défi, alors nous devons repen­ser inté­gra­le­ment l’enseignement de l’école pri­maire au supé­rieur. » On se demande alors si ces gens, ces uni­ver­si­taires, réa­lisent ce qu’est l’institution sco­laire, quelle est sa rai­son d’être, qui elle sert, ce qu’elle sert. Com­ment ne voient-ils pas que de tels sou­haits ne valent pas beau­coup plus qu’une lettre au père Noël ?!)

Somme toute, der­rière les pré­ten­tions radi­cales de « fer­me­ture » du capi­ta­lisme et le bara­tin aca­dé­mique illi­sible de nos cham­pions de la « dés­in­cu­ba­tion » se trouve sur­tout un appel à « faire atter­rir » la socié­té indus­trielle (c’est-à-dire le capi­ta­lisme), « dans le péri­mètre des limites pla­né­taires ». Autre­ment dit, il s’agit pour l’essentiel de pro­po­si­tions des­ti­nées aux patrons et aux ins­ti­tu­tions visant à rendre le capi­ta­lisme com­pa­tible avec les « limites pla­né­taires », les res­sources finies de la Terre.

Bien enten­du, les patrons et les ins­ti­tu­tions n’ont, pour l’essentiel, pas grand-chose à faire de telles pro­po­si­tions. Cer­tains appré­cie­ront cepen­dant l’offre et spon­so­ri­se­ront, comme l’ONU et Miche­lin, leur mas­ter en « stra­té­gie et desi­gn pour l’anthropocène » se pro­po­sant de « répondre à un impé­ra­tif d’anticipation qui touche l’ensemble des acti­vi­tés socio-éco­no­miques, en for­mant des pro­fes­sion­nels de dif­fé­rents domaines prin­ci­pa­le­ment asso­ciés au desi­gn et la ges­tion stra­té­gique avec pour objec­tif : de déve­lop­per des moyens d’action pour trans­for­mer les orga­ni­sa­tions, d’adopter une approche pros­pec­tive, de prendre en compte les per­tur­ba­tions éco­lo­giques liées à l’anthropocène. »

Ce qui, certes, nous fait une belle jambe. Mais rien de très sérieux pour envi­sa­ger de mettre un terme au désastre en cours. Désastre qui ne relève pas sim­ple­ment d’une incom­pa­ti­bi­li­té du capi­ta­lisme avec l’écologie pla­né­taire, mais de l’existence tout entière du capi­ta­lisme et des ins­ti­tu­tions domi­nantes, États y com­pris, en rai­son de tout ce qu’elle implique de dépos­ses­sion, d’injustices, etc. Mais bon, il faut bien man­ger. Et force est de recon­naitre que les ins­ti­tu­tions et les entre­prises payent davan­tage que le tra­vail révo­lu­tion­naire (ingrat, fas­ti­dieux, com­plexe). René Rie­sel et Jaime Sem­prun obser­vaient, dans leur livre ‘Catas­tro­phisme, admi­nis­tra­tion du désastre et sou­mis­sion durable’, que ceux qui for­mulent des pro­po­si­tions ou des appels comme ceux de nos trois réorien­teurs de l’ESC Cler­mont, « forts de leur expé­rience dans l’Université, l’industrie ou l’expertise (c’est, comme on s’en féli­cite, la même chose), […] rêvent seule­ment d’être nom­més à la tête d’institutions ad hoc » — ou d’être embau­chés par quelque ins­ti­tu­tion ou entre­prise en vue de l’aider à s’adapter aux défis de « l’anthropocène ».

Bien enten­du, ces trois défu­tu­reurs de l’ESC Cler­mont sont loin d’être les pires enne­mis du genre humain. Déman­te­ler le capi­ta­lisme, la socié­té indus­trielle, fer­mer le capi­ta­lisme, serait extrê­me­ment sou­hai­table. Mais s’il importe de dis­cu­ter leurs pro­pos, comme ceux des « récu­pé­ra­teurs » en géné­ral, c’est jus­te­ment parce qu’ils flirtent avec des reven­di­ca­tions réel­le­ment radi­cales qu’ils rejettent cepen­dant au pro­fit de bana­li­tés rela­ti­ve­ment inoffensives.

Selon toute logique, si nous vou­lons résoudre les pro­blèmes pré­sents, nous devons com­men­cer par les sai­sir, les défi­nir de manière suf­fi­sam­ment claire. Sai­sir ce qui pose pro­blème, pour­quoi cela pose pro­blème, et ce qui peut être fait. Le capi­ta­lisme pose-t-il pro­blème ? Et d’ailleurs qu’est-ce exac­te­ment que le capi­ta­lisme ? Nos seuls pro­blèmes sont-ils d’ordre éco­lo­gique ou y a‑t-il autre chose ? Existe-t-il des déno­mi­na­teurs com­muns aux nom­breux pro­blèmes d’au­jourd’­hui ? Peut-on comp­ter sur les orga­ni­sa­tions, les ins­ti­tu­tions et les col­lec­ti­vi­tés publiques pour résoudre les pro­blèmes qu’elles causent mani­fes­te­ment ? Le livre de Lan­di­var, Mon­nin et Bon­net ne répond pas à ces ques­tions, ne les pose même pas.

Et si nous devions bel et bien par­ve­nir à la conclu­sion que le capi­ta­lisme (ou la civi­li­sa­tion indus­trielle, il s’a­git, pré­sen­te­ment, d’une seule et même chose dans la pers­pec­tive ana­ly­tique à laquelle j’adhère) pose fon­da­men­ta­le­ment pro­blème, que nous sou­hai­tons réel­le­ment le « fer­mer » (pas le « réorien­ter », le « réaf­fec­ter », le « désca­la­ri­ser » ou le « recon­fi­gu­rer »), il nous fau­drait aus­si réa­li­ser que seul un mou­ve­ment social révo­lu­tion­naire puis­sant et déter­mi­né pour­rait en venir à bout. (Déter­mi­né, entre autres choses, à s’op­po­ser aux ins­ti­tu­tions aux­quelles les « dés­in­cu­ba­teurs » font appel ou qui les salarient.)

Nico­las Casaux

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  1. Ils lisent reli­gieu­se­ment Bru­no Latour (et/ou Raz­mig Keu­cheyan, moins ten­dance). Ver­sion Latour : la voi­ture et le vélo sont des ‘actants’, et c’est le socio­logue qui décide que les acteurs ont déci­dé qu’il en était ain­si (vous sui­vez ?) ; le socio­logue construit juste l’idée que les agents construisent leur monde et rien de plus (lui, il ne se salit pas les mains, il ne fait rien, ne construit rien, c’est donc bien pra­tique) ; donc ces objets ‘agissent’ (c’est pas beau ça ! et pour une chambre à gaz, c’est pareil pro­ba­ble­ment) ; il n’y a pas de faits pré­cis mais une ‘contro­verse’ ; qui a tort ? Qui a rai­son ? Ben ça dépend : il faut ‘tra­duire’ ça et trou­ver un ‘consen­sus’ qui va dépendre de l’agencement de ‘réseaux’ (des réseaux mais pas des classes sociales, faut pas abu­ser quand même), pour pro­duire une ‘entre défi­ni­tion’ (et dans la chambre à gaz, c’est mi mort, mi vivant, comme le chat quan­tique) ; bref, c’est ‘fabri­qué’, c’est ‘construit’, c’est ‘consen­suel’, c’est juste un ‘champ de bataille’, tout comme la ‘nature’ au fond (bon, on com­prend vite qui est le vain­queur à la fin). La ‘nature’ ? C’est juste une conven­tion : ça n’existe pas. Logi­que­ment : sauf si vous déci­dez cou­ra­geu­se­ment que ça existe (ah merde, faut reprendre le pro­blème alors ?) ; ici, il suf­fit de trou­ver un phi­lo­sophe – un peu gau­chiste éven­tuel­le­ment et gras­se­ment rému­né­ré pour cri­ti­quer le ‘construc­ti­visme’ latou­rien – qui va mor­di­cus vous per­sua­der du contraire. Et le tour est joué. Quoi : vous pen­siez au départ naï­ve­ment qu’une voi­ture avait juste per­cu­té un vélo ? Que ça n’a rien de natu­rel ? Que la voi­ture est un fléau ? Trop simple ! Vous n’êtes pas à la mode, vous ne com­pre­nez rien à la socio­lo­gie post moderne ou post struc­tu­ra­liste, ou bien ten­dance ‘gauche radi­cale’ un peu suisse sur les bords. Lui, le cog­ni­ti­viste Keu­cheyan, il va juste cher­cher à vous mon­trer com­ment consom­mer : vos ‘besoins’ ne sont pas ‘bons’, sont ‘faux’, sont ‘arti­fi­ciels’ (!), c’est dans votre tête quoi. Il sait lui, par­di : il est diplô­mé, il connaît les besoins qui sont ‘natu­rels’ pro­ba­ble­ment, mais il conteste la notion de ‘nature’. Allez com­prendre. Comme il est gras­se­ment rému­né­ré par le contri­buable, il n’a aucune dif­fi­cul­té à satis­faire ses propres besoins de phi­lo­sophe, qui sont juste les bons, qui sont ‘natu­rels’, pas comme les vôtres tas de gueux. Pré­pa­rez-vous à la ‘sobrié­té’ donc : ça va ‘décroître’ (pour les pauvres prin­ci­pa­le­ment, ques­tion de ‘réseaux’ ?). Bref : quand c’est pas construit, c’est cog­ni­tif (au choix) ; dans un cas comme dans l’autre, c’est juste dans votre tête et vous êtes juste nuls en fait, tout ça c’est de votre faute. Tout ça (construc­ti­visme, anti construc­ti­visme cog­ni­ti­viste…), c’est pour vous vendre de l’innovation au frais du contri­buable, ce qui va régler le pro­blème, bien sûr. C’est pas beau la socio­lo­gie des sciences (com­bi­née à de l’économie poli­tique et à sa pseu­do critique) ?

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