Comme le notait feu Jaime Semprun il y a près de 50 ans dans son Précis de récupération (1976),
« S’il est une lecture plus propre à persuader de l’inéluctable effondrement de cette société que celle des très nombreux ouvrages en exposant les diverses tares, c’est bien celle de ceux, plus nombreux encore, qui s’avisent d’y proposer quelque remède. Ma supériorité évidente, dont le lecteur appréciera bien vite tous les avantages, est de ne présenter aucune solution : j’attaque le problème en la personne de ceux qui s’efforcent désespérément d’en maquiller l’énoncé. »
Semprun proposait une critique acerbe de « ceux qui tiennent actuellement le marché de la récupération » :
« Le récupérateur traite la seule matière première que cette société n’épuise pas mais accumule toujours plus massivement : l’insatisfaction devant ses résultats désastreux. Mais n’étant lui-même qu’un fragment dérisoire de ces résultats désastreux, il la traite de manière insatisfaisante. Son public est donc très exactement composé par ceux qui peuvent faire semblant de se satisfaire de ses fausses audaces, comme ils font semblant d’être satisfaits par toutes les marchandises qu’ils consomment : les cadres, qui veulent aujourd’hui, comme n’importe quel Lyotard, posséder à la fois le bonheur de la soumission et le prestige du refus. Et leur bonheur est aussi faux que leur refus, et aussi mal simulé. Mais si le récupérateur pense pour les cadres, il n’est lui-même qu’un cadre qui pense : c’est tout dire.
[…] le récupérateur moderne ne fait que s’agiter bruyamment à l’intérieur d’une contradiction insoluble : assurant la relève de cette pensée du spectacle entièrement conditionnée par le fait qu’elle ne peut ni ne veut penser sa propre base matérielle dans le système spectaculaire, il doit en même temps rendre compte de la faillite de ce système, et du mouvement historique qui le dissout. Ainsi, ce qu’il récupère, il ne peut rien en dire : pourtant il ne peut parler d’autre chose. Et voilà pourquoi le récupérateur bégaye. De l’irrationalisme affiché de la néo-philosophie universitaire aux songeries de rationalisation impossible de la néo-économie écologique, c’est le même bruitage confusionniste sans conviction, qui n’assourdit que ceux qui le font. Ce qui n’a jamais été rationnel a simplement perdu les moyens de le paraître. »
Le marché de la récupération, particulièrement saturé, compte aujourd’hui Camille Étienne parmi ses principales figures. Comme tous les récupérateurs, Camille Étienne nous assure, grosso modo, qu’une autre civilisation techno-industrielle est possible — voir ici :
Camille Étienne & les égéries nulles du « mouvement climat » (par Nicolas Casaux)
Mais, chose nouvelle, Camille Étienne récupère désormais la critique de la technologie dans son discours.
En effet, dans son dernier livre, intitulé Pour un soulèvement écologique, paru le mois dernier aux prestigieuses éditions du Seuil, Camille Étienne mentionne Hans Jonas, Ivan Illich, André Gorz, Günther Anders et même Jacques Ellul à l’appui de l’idée selon laquelle la technologie, tout de même, pose un peu problème : « Les sociétés occidentales ont ainsi fait de la technique à la fois un outil et une finalité » ; « L’outil nous échappe. Et ce qui était censé nous libérer, aliène. »
Mais selon Camille Étienne, le problème que pose la technologie s’avère finalement assez peu profond, puisqu’en concevant une « éthique […] adaptée à notre civilisation technologiquement très développée », une éthique du bon usage de la (haute) technologie, nous redeviendrons maitres de nos outils, nous parviendrons « à une réappropriation de l’outil afin qu’il ne soit pas une menace à notre autonomie mais un moyen de liberté », et tout ira bien qui finira bien. Car la technologie ne pose pas problème en elle-même, le seul problème, c’est le cadre de son utilisation (et ses développements parfois superflus) : Camille Étienne serine elle aussi le mythe de la « neutralité » de la technologie (que critiquait vertement Jacques Ellul).
La récupération superficielle de quelques critiques de la technologie et de l’industrialisme aboutit dans son discours à un appel à une meilleure gestion de la technologie. (On notera au passage qu’Ellul, Illich, Gorz, Anders et Jonas ont ça en commun, malgré leur importante critique de la technologie à laquelle Camille Étienne ne rend clairement pas justice, d’avoir cru qu’un système hautement technologique pourrait être compatible avec une société réellement démocratique ; certains, comme Gorz, s’imaginaient que l’informatique pouvait servir l’émancipation humaine.)
En outre, Camille Étienne, qui dénonce ici et là le capitalisme (sans jamais le définir, sans jamais expliciter ce qu’elle entend par là), promeut dans son livre les mystifications de la « Théorie du Donut » de l’économiste Kate Raworth, une sorte de plaidoyer en faveur du verdissement du capitalisme technologique — comme le note ici Yves-Marie Abraham :
Une grande partie de la confusion de Camille Étienne s’exprime par exemple dans cette phrase :
« Démanteler une société techno-industrielle, sevrer une addiction civilisationnelle aux énergies fossiles et à l’extractivisme prend du temps. »
D’un côté, elle soutient que la technologie n’est pas la solution, que les renouvelables peuvent être une nuisance, de l’autre elle présente les renouvelables comme une solution (« les éoliennes peuvent être utiles », il s’agit juste de les installer là où elles ne gêneront rien ni personne, mais leur production, en elle-même, ne semble rien impliquer de problématique, à l’instar de la production industrielle en général). D’un côté il faut démanteler la société techno-industrielle, de l’autre il s’agit juste de la sevrer des « énergies fossiles ».
Camille Étienne incarne donc une double récupération, à la fois de la critique du capitalisme (réduite à sa coquille habituelle, une dénonciation de profits excessifs, de « superprofits », voire de « mégaprofits extractivistes ») et de la critique de la technologie (réduite à une critique des mauvais usages de la technologie et de son développement un peu trop dérégulé). Double récupération qui débouche sur un discours en faveur de l’avènement d’un capitalisme technologique sobre, autolimité, écologique et réellement démocratique (administré par un bon État, qui serait redevenu ce qu’il est apparemment censé être selon Camille Étienne, à savoir une forme d’organisation sociale au service des individus).
Une confusion démagogique typique de la récupération. Dire un peu tout, et un peu son contraire. Tenter de plaire à tout le monde. Malgré les nouveaux atours dont se pare son discours, son essence demeure inchangée. Il s’agit toujours de prétendre qu’une autre civilisation techno-industrielle est possible, bio et démocratique, vers laquelle nous devrions tendre. Des boniments pour civilisés.
Nicolas Casaux