Au tout début de son livre intitulé Choix technologiques, choix de société, Richard Sclove rapporte que :
« Au début des années soixante-dix, l’eau courante a été installée dans les maisons du petit village d’Ibieca, dans le Nord-Est de l’Espagne. Les canalisations arrivant directement dans leurs maisons, les Ibiecains n’avaient plus besoin d’aller puiser l’eau à la fontaine du village. Petit à petit, les familles ont acheté des machines à laver, et les femmes ont cessé de se rassembler au lavoir pour faire la lessive à la main. La technologie a permis la suppression de tâches pénibles, mais la vie sociale du village a connu un changement inattendu. La fontaine et le lavoir publics, qui avaient été les lieux d’une interaction sociale intense, ont été pratiquement désertés. Les hommes ont commencé à perdre l’intimité qui les liait aux enfants et aux ânes qui les aidaient jusqu’alors à transporter l’eau. Les femmes ont cessé de se rassembler, de se réunir au lavoir où leurs commérages, pendant la lessive, sur les hommes et la vie du village avaient un véritable poids politique. Rétrospectivement, on peut dire que l’installation de l’eau courante a contribué à rompre les liens très forts que les Ibiecains entretenaient les uns avec les autres, avec leurs animaux et avec la terre, liens qui leur avaient permis de former une communauté. »
Cela dit, à la manière dont l’auteur décrit ces activités liées à la subsistance la plus élémentaire que sont le fait de laver soi-même ses vêtements, sans l’aide d’une machine, ou d’aller puiser l’eau à la fontaine — « des tâches pénibles » — on comprend qu’il adhère, lui aussi, à la conception « moderne » (bourgeoise) de la liberté comme « délivrance, au sens très général de libération, à l’égard des maux de la condition humaine et, plus concrètement, des pesanteurs de la vie sociale et matérielle quotidienne. » En effet, continuent Aurélien Berlan et Jacques Luzi[1], « ce rêve d’alléger la condition humaine » se trouve « clairement au cœur de notre adhésion au monde industriel ; en tout cas, cette promesse a été mobilisée par la plupart de ses partisans. La puissance des moyens de production industriels fait espérer une délivrance des soucis de la vie et le dépassement du travail pénible, de la souffrance et de la maladie. De Descartes aux transhumanistes en passant par Francis Bacon et Karl Marx, cette idée de la technique libératrice est le leitmotiv prométhéen de la culture industrielle. Le développement économique a longtemps été rêvé, vécu et justifié comme une émancipation à l’égard de la misère et des formes personnelles de domination, c’est-à-dire des limites de la nature et des contraintes de la vie communautaire, donc comme la condition de toute émancipation. De fait, la plupart des mouvements d’émancipation adhèrent à cette vision ou, du moins, la présuppose sans la remettre en cause : c’est la machine à vapeur qui aurait libéré les Noirs de l’esclavage et la machine à laver qui aurait sauvé les femmes de l’oppression masculine ! »
Et bien entendu, si, jusqu’ici, dans la civilisation occidentale, la femme a été opprimée, ce n’est certainement pas parce que la machine à laver n’avait pas encore été inventée. De la même façon que l’esclavage des noirs ne découlait pas de l’inexistence de la machine à vapeur.
Et justement, l’exemple que donne Richard Sclove des Ibiecains a ça d’intéressant qu’il ne corrobore pas cette idée selon laquelle la technologie serait gage d’amélioration ou d’émancipation sociale. Le pouvoir des femmes n’a pas partout augmenté avec l’arrivée de la machine à laver. Au contraire, son exemple illustre, ainsi qu’il l’explique ultérieurement, comment l’intrusion de la technologie sape « la capacité d’une communauté de se gouverner elle-même ».
En elle-même, la technologie n’est aucunement libératrice. Si, d’un côté, elle délivre bien de certains besoins élémentaires, ou nécessités matérielles de la vie, du genre d’activités de subsistance ayant constitué un pan majeur de l’existence humaine pendant des millions d’années, de l’autre, elle asservit impitoyablement, en imposant une chape de contraintes bien plus pesante que toutes les servitudes du passé.
La conception moderne de la « liberté » comme « délivrance », d’après Berlan et Luzi, est issue de la « volonté d’être déchargé du besoin et du travail, qui est au cœur de l’idéologie aristocratique antique (délivrance matérielle) » et du « désir d’être libéré des lourdeurs de la vie politique qui hante le message chrétien (délivrance politique) — lequel charrie aussi, comme bien des religions, un fantasme de délivrance existentielle complète (dépasser la mort, la souffrance, l’imperfection) ». En effet, ces « trois quêtes de délivrance se sont rejointes dans le monde moderne et industriel : la délivrance matérielle par la capitalisation marchande, la délivrance existentielle par la technologie et la délivrance politique par l’administration étatique ».
Et cette conception de la liberté s’est imposée « au détriment d’une autre idée de la liberté, qui ne vise pas à être déchargé des tâches et des aspects de la condition humaine jugés pénibles », mais à « les prendre en charge soi-même ». Aujourd’hui, « c’est sous le terme d’autonomie que cette alternative à la conception industrialiste de la liberté comme délivrance est, des zadistes aux zapatistes, défendue — et c’est avec elle que nous pensons qu’il faut renouer in extremis. »
Sachant que cette autonomie ou autosuffisance, encore une fois, a caractérisé l’essentiel de l’existence humaine depuis des centaines de milliers d’années. Et que c’est en détruisant les communautés autochtones un peu partout sur Terre que les civilisateurs ont réussi à imposer leur conception de la liberté, l’idéologie de la délivrance, qui nous enjoint à nous soumettre aux règles du capitalisme, à la domination étatique, en échange d’être exonéré d’avoir à prendre en charge nous-mêmes nos propres besoins élémentaires. La délivrance dans la soumission. La liberté de n’avoir plus rien à faire, juste à obéir aux règles imposées par en haut, et surtout par l’inertie d’un système techno-économique que plus grand monde ne contrôle réellement.
L’économiste Jan L. Sadie note d’ailleurs, dans un texte paru dans The Economic Journal, sous le titre « The Social Anthropology of economic Underdevelopment » (« L’anthropologie sociale du sous-développement économique »), que :
« […] le développement économique d’un peuple sous-développé n’est pas compatible avec le maintien de ses coutumes et mœurs traditionnelles. La rupture avec celles-ci constitue une condition préalable au progrès économique. Ce qu’il faut, c’est une révolution de la totalité des institutions et des comportements sociaux, culturels et religieux et, par conséquent, de l’attitude psychologique, de la philosophie et du style de vie.
Ce qui est requis s’apparente donc à une désorganisation sociale. Il faut susciter le malheur et le mécontentement, en ce sens qu’il faut développer les désirs au-delà de ce qui est disponible, à tout moment. On peut objecter la souffrance et la dislocation que ce processus entraînera ; elles semblent constituer le prix qu’il faut payer pour le développement économique, la condition du progrès économique. »
Il s’est donc agit (et s’agit donc encore) de détruire les communautés qui viv(ai)ent en autosuffisance, autonomes, d’accaparer leurs territoires, de privatiser la terre, « d’assembler les sauvages, de les réunir en corps de nation, de les fixer, de les incorporer aux colons par les mariages, de leur donner de nouveaux besoins pour qu’ils soient forcés de les satisfaire par l’échange et le commerce » (Michèle Duchet, dans un texte intitulé « De la destruction des Indiens à la civilisation des sauvages : une thématique de l’idée coloniale au XVIIIe siècle », in Le Livre blanc de l’ethnocide en Amérique). Ainsi que le note encore Michèle Duchet, les Instructions de 1787 relatives à la « civilisation des Indiens » dans la Guyane française l’exprimaient sans ambages : « […] la politique exige qu’on leur inspire nos besoins. »
La machine à laver, le réfrigérateur, le four, le téléviseur, etc., tous ces appareils qui, au prétexte de nous « simplifier la vie » et de nous apporter le « confort », nous dépossède de la possibilité de nous organiser nous-mêmes, de prendre en charge nous-mêmes nos propres besoins réels, nous assujettissent au système sociotechnique mondialisé, au capitalisme technologique.
« Grâce au dispositif impersonnel du marché, les riches peuvent faire faire aux pauvres ce dont ils ont besoin sans avoir à s’approprier leur vie, c’est-à-dire les exploiter sans les asservir, de manière libérale. Cette voie est indirectement politique dans la mesure où ce dispositif suppose la violence structurelle liée à l’État et la propriété privée. Mais elle ouvre aux riches la possibilité d’être délivrés politiquement et matériellement : de pouvoir se décharger sur les classes populaires des tâches les plus pénibles pour satisfaire leurs besoins, tout en se délestant du métier des armes sur des professionnels enrôlés à cette fin. Autrement dit, elle permet ce qui semblait impossible dans l’Antiquité, où il fallait soit assumer les charges politiques, notamment le métier des armes, pour être délivré matériellement (c’est l’option gréco-latine), soit se décharger des fonctions politiques pour se consacrer au travail et au salut (c’est l’option chrétienne). Ce dispositif de délivrance par le marché continue à structurer notre monde, l’argent permettant aux riches de se délivrer dans cette vie d’une part croissante des nécessités de la vie quotidienne. » (Berlan & Luzi)
Plus récemment, la technologie nous a été présentée et nous est présentée comme « la délivrance matérielle et politique pour tous : car pour être délivré du fardeau de la vie matérielle, on n’aurait désormais plus besoin d’asservir quiconque — c’est en fait un leurre puisque la domination de la nature suppose toujours du travail, parfois harassant, dont les classes dominantes se délestent sur des salariés par le mécanisme du marché, voire sur des esclaves dans les mines et les plantations. Malgré tout, la fascination moderne pour la technologie n’a cessé de se nourrir d’une promesse de délivrance séculière totale et universelle, sur les deux plans matériel et politique – et très tôt, elle a même visé une délivrance existentielle (de la mort, de la maladie, etc.) ici-bas, dès cette vie. […] La technologie est censée délivrer l’humanité de la malédiction de la souffrance, de la vieillesse et de la mort, la médecine et les biotechnologies rendant obsolète tout besoin de délivrance spirituelle (assimilé à l’obscurantisme). Elle est censée nous délivrer de la malédiction du travail, en substituant aux esclaves humains des esclaves mécaniques et énergétiques (robot vient d’un terme tchèque qui signifie “serf”). » (Berlan & Luzi)
En réalité,
« la technologie, par définition industrielle, n’émancipe pas au sens où elle libèrerait les individus des liens de dépendance et de domination qui entravent leur autonomie. En revanche, on peut dire qu’elle incarne une promesse de délivrance collective, en faisant miroiter un dépassement définitif de la misère par l’abondance, ainsi que l’allègement d’une condition humaine unilatéralement présentée comme un “fardeau”. » (Berlan & Luzi)
En effet, la technologie nous asservit aux « trois grandes puissances sociales de la modernité » — l’État, le capitalisme et la technoscience — dont la domination « s’est renforcée au point de prendre en charge la vie individuelle et collective sous tous ses aspects. Un tel processus de dépossession n’a pu être vécu comme une émancipation qu’en raison de la prégnance d’un désir de délivrance identifiant la libération, conçue comme individuelle, au geste de se décharger. C’est donc l’espoir de s’affranchir des pesanteurs de la condition humaine qui entraîne la soumission de chacun au système industriel, pour la conduite entière de son existence.
[…] À l’heure de la société de consommation et de services, le capitalisme s’étend en promettant de délivrer toujours plus les individus des soucis de la vie matérielle et politique, voire des malédictions de la condition humaine — délivrance qui suppose bien sûr l’exploitation de tous les êtres mis “à son service”, mais conduit aussi à la dépossession des individus de toute maîtrise sur leur vie. Le transhumanisme est la forme paroxystique de ce fantasme de délivrance qui nous hante.
Si nous sommes tellement impuissants face au cours catastrophique des choses et si, pour reprendre la formule de Fredéric Jameson, il est aujourd’hui “plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme”, c’est parce que nous sommes envoutés par le rêve de délivrance qui accompagne l’expansion du capitalisme.
Si nous voulons sortir de l’impasse fatale dans laquelle il nous précipite malgré tout, il faut s’en émanciper et cela présuppose de nous affranchir de son imaginaire de délivrance, qui a contaminé le projet d’émancipation au point de le mettre au service du développement industriel. Avec Simone Weil, il faut défendre une conception de la liberté étrangère au désir de se décharger des nécessités de la vie ou de chercher à les “dépasser”, une conception qui suppose au contraire de se les réapproprier, de les prendre en charge collectivement. Des paysans et militants écologistes cherchant à subvenir à leurs besoins aux indiens zapatistes du Mexique, en passant par les ZAD, cette conception de la liberté renvoie à la notion d’autonomie, dans un sens qui va bien au-delà de sa définition étroitement politique à laquelle on la réduit en général : non seulement “se donner ses propres lois”, mais aussi “pourvoir à ses propres besoins” (voilà ce que signifie autonomie énergétique, alimentaire, médicinale, etc.). Ou, plutôt, “assurer sa subsistance” pour être en mesure de “se fixer ses propres fins”, tant les rapports de dépendance matérielle sont assujettissants (“on ne mord pas la main de celui qui nous nourrit”). Bref, l’autonomie matérielle (dans l’ordre de la subsistance) comme condition de l’autonomie politique (prendre en charges ses propres affaires, fixer ses propres règles, agir par soi-même, etc.). L’autonomie collective, à rebours de la manière dont la philosophie académique s’est emparée de ce terme, en le rabattant sur la conception libérale de la liberté individuelle — mais dans un sens qui pose comme centrale la question de l’échelle de l’organisation collective, tant les possibilités de confiscation du pouvoir ou de dépossession administrative augmentent avec la taille des collectifs. […]
Cette conception de l’autonomie en un sens politique élargi est, on le voit, l’exact contraire du désir de délivrance, sur les plans matériel et politique. Elle a aussi un versant existentiel : assumer la condition humaine au lieu de vouloir la dépasser dans une quête sans fin, nécessairement frustrante et mortifère. C’est-à-dire assumer la mort, la peine et la souffrance liées à la vie sur terre (et non celles qu’engendrent les rapports de domination), comme le font par exemple ces femmes qui, quand tout se présente bien, préfèrent accoucher à la maison, sans péridurale, plutôt que d’être prises en charge de manière médicale, à la fois pour éviter de se retrouver dépossédées de leur accouchement, voire maltraitées, et parce qu’elles savent tout ce qu’il y a à gagner à affronter un tel passage par leurs propres moyens. Comme l’avait compris Nietzsche, le refus de la condition humaine, qui n’est rien d’autre qu’un refus du monde et de la vie terrestre, est profondément nihiliste et conduit à laisser tomber cette vie (mal faite) et à détruire le monde (imparfait). De ce point de vue, il est logique qu’une civilisation qui rêve de quitter la Terre, “quintessence de la condition humaine” (Arendt), ne puisse que la saccager.
[…] Mais, contre Nietzsche, trop idéaliste pour tirer toutes les conséquences pratiques de ses meilleures intuitions et comprendre que la domination politique ne fait pas partie des fatalités existentielles auxquelles il serait impossible de se soustraire, nous estimons que l’autonomie comme prise en charge de notre condition humaine signifie d’abord et essentiellement d’assumer nos conditions de vie matérielles et politiques, c’est-à-dire de nous les réapproprier en pratique : nous émanciper par l’autonomie, dans l’égalité et la fraternité, pour en finir avec le rêve nihiliste de délivrance qui anime le capitalisme industriel. »
Retour en Espagne : « Pour beaucoup d’Ibiecains, la perte de leur ancien mode de vie et les dommages résultants ont eu de profondes répercussions. Un fermier, obligé de vendre son âne adoré mais devenu inutile, a définitivement sombré dans le silence. »
Nicolas Casaux
Toutes les citations d’Aurélien Berlan et Jacques Luzi sont tirées de leur texte « La technologie n’émancipe pas : elle délivre », publié dans le numéro 61 de la revue Écologie et Politique (2020). ↑