Le texte qui suit est une traduction de la première partie du discours d’Arundhati Roy prononcé début mai 2019 lors de la Arthur Miller Freedom to Write Lecture organisée par l’association états-unienne PEN American Center à l’Apollo Theater d’Harlem, à New York. Le titre de l’article n’est pas le titre de son discours, qui n’en a pas (a priori), nous l’avons librement choisi (de manière à ce qu’il respecte le sujet du discours).
Je suis très honorée d’avoir été invitée par PEN America pour prononcer le discours « Arthur Miller pour la liberté d’écrire » (Arthur Miller Freedom to Write Lecture) de cette année. Si Arthur Miller et moi-même avions appartenu à la même génération, et si j’avais été citoyenne des États-Unis, nous nous serions sans doute croisés à l’occasion d’une convocation à la « Commission de la Chambre sur les activités anti-américaines » (House Un-American Activities Committee). En Inde, ma côte de popularité est excellente. Mon nom apparaît assez haut dans la liste des principaux « antinationaux » — et ce n’est pas parce qu’il commence par un A. Liste qui devient si longue, ces temps-ci, qu’elle pourrait bientôt dépasser celle des patriotes.
Dernièrement, le principal critère pour être considéré comme antinational est très simple : si vous ne votez pas pour Narendra Modi (le premier ministre), alors vous êtes Pakistanais. Je ne sais pas comment le Pakistan perçoit cette augmentation de sa population.
Malheureusement, je ne pourrai voter pour personne lors des élections du 12 mai de Delhi, ma ville. Mes amis et camarades (à l’exception de ceux qui sont en prison) font la queue devant les bureaux de votes, le cœur serré, en espérant que le sort de la Turquie et du Brésil ne nous attendent pas. Je n’y crois pas. D’ailleurs, j’ai accepté votre invitation à discourir ici avant que les dates des élections indiennes aient été annoncées. Donc, si M. Modi gagne par une seule voix, rappelez-vous que c’est de votre faute.
Quoi qu’il en soit, nous sommes ici, dans cet endroit légendaire de Harlem, le théâtre Apollo, dont les murs ont entendu — et peut-être secrètement enregistré — l’époustouflante musique qui a été jouée ici. Ils la fredonnent surement lorsque personne n’écoute. Un peu d’Aretha Franklin, un peu de James Brown, un riff de Stevie Wonder ou de Little Richard. Quel meilleur lieu que ce bâtiment historique pour penser ensemble la place de la littérature à cette époque qui est la nôtre, que nous croyons comprendre — plus ou moins bien — et qui touche à sa fin ?
Tandis que la banquise fond, que les océans se réchauffent, que les nappes phréatiques sont vidées, que l’on lacère la délicate toile d’interdépendance qui soutient la vie sur Terre, que notre formidable intelligence nous mène à disloquer les frontières qui séparent les humains des machines, que notre encore plus formidable hubris sape notre capacité à associer la survie de notre planète à notre survie en tant qu’espèce, que nous remplaçons l’art par des algorithmes, que se profile un futur dans lequel la participation de la plupart des êtres humains à l’activité économique pourrait ne pas être requise (ou rémunérée) — voilà que la poigne des suprématistes blancs de la Maison-Blanche, des nouveaux impérialistes de Chine, des néonazis qui se rassemblent dans les rues de l’Europe, des nationalistes hindous en Inde, et d’une flopée de princes-bouchers et d’apprentis dictateurs dans d’autres pays nous mène vers l’Inconnu.
Pendant que beaucoup d’entre nous rêvaient d’un « autre monde possible », ceux-là rêvaient aussi. Et leur rêve — notre cauchemar — est dangereusement sur le point de se réaliser.
Les guerres insensées du capitalisme et l’avarice récompensée mettent en péril la planète et transforment une partie toujours croissante de ses habitants en réfugiés. La faute, principalement, au gouvernement des États-Unis. Dix-sept ans après l’invasion de l’Afghanistan, après l’avoir bombardée au point de la renvoyer « à l’âge de pierre » dans le but de vaincre les Talibans, le gouvernement des États-Unis recommence à dialoguer avec ces mêmes Talibans. Entretemps, il a détruit l’Irak, la Libye et la Syrie. Des centaines de milliers de personnes ont été tuées par ces guerres et diverses sanctions économiques, une région entière a été plongée dans le chaos, des villes séculaires ont été réduites en poussière. Dans la désolation et les décombres, une monstruosité appelée Daesh (ISIS) est née. Qui s’est étendue autour du monde, assassinant de manière indiscriminée des civils aucunement liés aux guerres états-uniennes. Au vu des guerres qu’il a menées, des traités internationaux qu’il a arbitrairement piétinés, le gouvernement des USA relève bien de sa propre définition d’un État voyou. Et voilà qu’à l’aide des mêmes vieilles tactiques, des mêmes vieux mensonges et des mêmes vieilles fake news sur les armes nucléaires, il s’apprête à bombarder l’Iran. Cela serait la pire erreur qu’il aura jamais commise.
Alors, tandis que nous titubons en direction du futur dans un maelstrom d’idioties, de « j’aime » sur Facebook, de marches fascistes, de faux coups d’État et de ce qui ressemble à une course vers l’extinction — quelle est la place de la littérature ?
Mais qu’entend-on par littérature ? Et qui le décide ? Il n’y a évidemment pas de réponse unique et irréfutable à ces questions. Ne m’en voulez pas, alors, si je vous parle de mon expérience d’auteure à cette époque — de ma tentative de définir comment être auteure à cette époque, dans un pays comme l’Inde, qui évolue simultanément dans plusieurs siècles.
Il y a quelques années, je me trouvais dans une gare à lire le journal en attendant mon train. Dans une page interne se trouvait un petit reportage sur deux hommes qui avaient été arrêtés et condamnés parce qu’ils étaient coursiers pour le parti communiste clandestin (maoïste) d’Inde. Parmi les « objets » que ces hommes avaient sur eux lorsqu’ils avaient été arrêtés se trouvaient « des livres d’Arundhati Roy », d’après le reportage. Peu après cela, j’ai rencontré une conférencière universitaire qui passait le plus clair de son temps à organiser des défenses juridiques pour des activistes incarcérés, dont beaucoup de jeunes étudiants et de villageois emprisonnés pour « activités antinationales ». Derrière cette expression, on retrouve le plus souvent des manifestations contre des entreprises d’exploitations minières et des projets d’infrastructure qui expulsent des dizaines de milliers de personnes de leurs terres et de leurs foyers. Elle m’a raconté que dans les « confessions » de plusieurs de ces prisonniers — souvent obtenues de manière coercitive — mes écrits étaient souvent cités comme un des facteurs les ayant entraînés sur « la mauvaise voie », selon la police.
« Ils construisent une piste — ils montent un dossier contre toi », m’a‑t-elle dit.
Les livres en question n’étaient pas mes romans (à ce moment-là, je n’en avais écrit qu’un seul — Le Dieu des Petits Riens). Il s’agissait d’essais. Cela dit, en un sens, il s’agissait aussi d’histoires, d’histoires d’un genre différent, mais d’histoires néanmoins. D’histoires sur les attaques des entreprises contre les forêts, les rivières, les cultures, les semences, les territoires, les agriculteurs, les législations sur le travail, et contre la fabrique de la législation elle-même. Et, oui, d’histoires sur les attaques post 11-septembre orchestrées par les USA et l’OTAN contre de nombreux pays, les uns après les autres. Plus précisément, il s’agissait d’histoires sur celles et ceux qui se sont battus contre ces attaques — d’histoires spécifiques, d’histoires de rivières et de fleuves spécifiques, de montagnes spécifiques, d’entreprises spécifiques, de mouvements populaires spécifiques subissant divers assauts spécifiques. Ceux-là étaient les véritables combattants pour le climat — des locaux avec un message global, qui dénonçaient la catastrophe avant même qu’elle soit perçue comme une catastrophe. Et pourtant, ils furent inexorablement dépeints comme des ennemis — des obstacles antinationaux au progrès et au développement. Le précédent premier ministre indien, un évangéliste du libre-marché, considérait ces guérilleros — des indigènes pour la plupart, des Adivasis combattants des projets d’entreprises minières dans les forêts du centre de l’Inde — comme « la plus grande menace pour la sécurité intérieure ». Une guerre, appelée « Opération chasse verte » (Operation Green Hunt), fut organisée à leur encontre. Les forêts furent envahies de soldats dont les ennemis étaient les plus pauvres des pauvres du monde. La même chose s’est produite ailleurs — en Afrique, en Australie, en Amérique latine.
Aujourd’hui, comble de l’ironie, un consensus se forme selon lequel le changement climatique constituerait la principale menace pour la sécurité du monde. Le vocabulaire employé se militarise de plus en plus. Il ne fait aucun doute que ses victimes deviendront bientôt les « ennemis » d’une nouvelle guerre sans fin.
En dépit de leurs bonnes intentions, les appels à la déclaration d’une « urgence » climatique pourraient accélérer encore ce processus naissant. La pression monte pour que ce sujet actuellement discuté par l’UNFCC (Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques) soit pris en charge par le Conseil de sécurité des Nations unies. En d’autres termes, pour exclure la majeure partie du monde et confier le pouvoir décisionnel à ceux qui le détiennent déjà, aux criminels habituels. Une fois encore, le Nord économique, principal responsable de ce problème, s’assurera de tirer profit des solutions qu’il proposera. Solutions dont le génie, à n’en pas douter, reposera principalement sur le « marché », et qui impliqueront toujours plus d’achats et de ventes, de consommation, d’engrangements de profits par une minorité toujours plus restreinte. En d’autres termes, toujours plus de capitalisme.
Lorsque ces essais furent publiés (d’abord dans des magazines grand public, puis sur internet, et finalement sous forme de livres), ils furent accueillis par une suspicion pernicieuse, au moins dans certains cercles, y compris par une partie de ceux qui n’étaient pas forcément en désaccord avec leur politique. Ils ne correspondaient pas à ce que l’on considère habituellement comme de la littérature. Cette suspicion était une réaction compréhensible, particulièrement pour ceux qui sont très attachés à la taxonomie et qui ne parvenaient pas à décider de quoi il s’agissait — pamphlet ou polémique, écriture universitaire ou journalistique, carnets de voyage ou littérature d’aventure ? Aux yeux de certains, il ne s’agissait même pas d’écriture : « Mais pourquoi avez-vous cessé d’écrire ? Nous attendons votre prochain livre. » D’autres me prenaient pour une auteure à embaucher. Toutes sortes d’offres me furent proposées : « Ma chère, j’ai adoré le texte que vous avez écrit sur les barrages, pourriez-vous m’en écrire un sur la maltraitance des enfants ? » (Cela m’est réellement arrivé). J’ai été rudement chapitrée (principalement par des hommes des hautes castes) sur la manière dont il faut écrire, les sujets qu’il faut traiter, et le ton qu’il faut employer.
Mais dans d’autres endroits, loin des sentiers battus, mes essais ont rapidement été traduits en d’autres langues indiennes, imprimés comme des pamphlets, distribués gratuitement en forêt, dans des vallées fluviales, dans des villages attaqués, sur des campus universitaires où des étudiants en avaient marre qu’on leur mente à longueur de temps.
Parce que ces lecteurs, en première ligne de différents conflits, percevant déjà la chaleur de l’incendie qui se propage, avaient une idée bien différente de ce qu’est ou devrait être la littérature.
J’en parle parce que cela m’a appris que le rôle de la littérature est construit par les écrivains et les lecteurs. C’est un rôle fragile, par certains aspects, mais indestructible. Lorsqu’il est détruit, nous le reconstruisons. Parce que nous avons besoin d’abris. J’apprécie beaucoup l’idée d’une littérature nécessaire. D’une littérature qui fournit un toit. Un refuge en quelque sorte.
Avec le temps, un compromis tacite fut trouvé. On commença à me qualifier « d’auteur-activiste ». Ce que cette catégorisation suggérait, c’était que mes œuvres de fiction n’étaient pas politiques et que mes essais n’étaient pas de la littérature.
Je me souviens d’une salle de conférence d’une université d’Hyderabad, devant cinq ou six cents étudiants. À ma gauche, qui dirigeait l’évènement, le vice-chancelier de l’université. À ma droite, un professeur de poésie. Le vice-chancelier m’a soufflé à l’oreille : « Vous ne devriez plus perdre de temps avec la fiction. Vous devriez vous concentrez sur vos écrits politiques. » Et le professeur de poésie : « Quand allez-vous vous remettre à la fiction ? Il s’agit de votre véritable vocation. Le reste est éphémère. »
Je n’ai jamais eu l’impression que mes romans et mes essais étaient en guerre. Ce sont certainement deux choses différentes, mais définir ce qui les différencie est plus dur que je ne l’imaginais. Le fait et la fiction ne sont pas des contraires. L’un n’est pas nécessairement plus vrai que l’autre, plus factuel que l’autre, ou plus réel que l’autre. Ou même, dans mon cas, plus lu que l’autre. Tout ce que je peux dire, c’est que je ressens dans mon corps une différence selon que j’écrive de la fiction ou un essai.
Assise entre ces deux professeurs aux conseils contradictoires, j’ai souri, en pensant au premier message que j’avais reçu de John Berger. Il s’agissait d’une magnifique lettre manuscrite, de la part d’un écrivain qui avait été mon héros pendant des années : « Votre fiction et vos essais — ils vous promènent autour du monde comme vos deux jambes. » Cela me suffisait.
L’affaire qui était (ou est) montée contre moi n’a pas (du moins en pas encore) porté ses fruits. Je suis toujours là, debout sur mes deux jambes littéraires, à parler avec vous. Mais mon compagnon de lecture est en prison, accusé de participer à une activité antinationale. Les prisons indiennes sont remplies de prisonniers politiques — la plupart sont accusés soit d’être maoïstes, soit d’être des terroristes islamistes. Ces expressions ont été définies de manière si vague qu’elles peuvent inclure tous ceux qui sont en désaccord avec la politique du gouvernement.
Lors du dernier épisode d’arrestations pré-électorales, des enseignants, des avocats, des activistes et des écrivains ont été incarcérés, accusés de préparer l’assassinat du premier ministre Modi. Un scénario grotesque, qu’un enfant de six ans aurait pu largement améliorer. Les fascistes ont besoin de cours d’écriture de fiction.
Reporters Sans Frontières (RSF) estime que l’Inde est le cinquième pays le plus dangereux du monde pour les journalistes, après l’Afghanistan, la Syrie, le Yémen et le Mexique. J’en profite ici pour remercier PEN pour son travail de protection des écrivains et journalistes emprisonnés, poursuivis en justice, censurés ou pire. Du jour au lendemain, n’importe lequel d’entre nous pourrait se retrouver en première ligne. Savoir qu’une organisation se soucie de notre protection est un soulagement.
En Inde, ceux qui ont été incarcérés sont les plus chanceux. Les moins chanceux sont morts. Gauri Lankesh, Narendra Dabholkar, MM Kalburgi et Govind Pansare, tous critiques de l’extrême droite hindoue, ont été assassinés. Leurs assassinats ne sont pas passés inaperçus. Mais nombre d’activistes travaillant sous couvert de la loi sur le droit à l’information afin de dévoiler des scandales de corruption massive ont été tués ou ont trouvé la mort dans des circonstances douteuses. Au cours des cinq dernières années, l’Inde est apparue comme une nation de lynchage. Des musulmans et des Dalits ont été publiquement flagellés et battus à mort par des milices hindoues, en plein jour, et ces « vidéos de lynchage » ont été joyeusement uploadées sur YouTube. La violence est flagrante, ouverte et certainement pas spontanée. Bien que la violence contre les musulmans et les Dalits ne soit pas nouvelle, ces lynchages s’appuient clairement sur des bases idéologiques.
Les lyncheurs savent qu’ils bénéficient de protection dans les hautes sphères. De la part du gouvernement et du premier ministre, mais aussi de l’organisation qui les contrôle — les proto-fascistes d’extrême droite du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), l’organisation indienne la plus secrète et la plus puissante. Fondée en 1925 par des idéologues très influencés par le fascisme européen, qui louangeaient ouvertement Hitler et Mussolini et comparaient les musulmans indiens aux « juifs d’Allemagne », elle a inexorablement travaillé, depuis 95 ans, pour que l’Inde soit formellement définie comme une nation hindoue. Ses ennemis déclarés sont les musulmans, les chrétiens et les communistes.
Le RSS dirige un gouvernement de l’ombre au travers de dizaines de milliers de shakhas (branches) et d’autres organisations idéologiquement affiliées, aux noms parfois incroyablement violents, dispersées sur le territoire national.
Traditionnellement contrôlé par une secte de brahmanes de la côte ouest, appelée Chitpavan Brahmins, le RSS est désormais approché par des suprématistes et des racistes d’Europe et des États-Unis qui soutiennent la pratique séculaire de la caste indienne.
Et plus précisément ce que l’on appelle le brahmanisme — un système brutal de hiérarchie social qu’ils admirent pour sa cruauté élaborée et institutionnalisée, et qui a survécu de manière plus ou moins intacte depuis des temps reculés. Le brahmanisme dispose également d’admirateurs inattendus. Dont Mohandas Gandhi, malheureusement — qui considérait le système de castes comme le « génie » de la société hindoue. J’ai beaucoup écrit sur l’attitude de Gandhi concernant la caste et l’ethnie dans un livre intitulé The Doctor and the Saint (Le docteur et le saint), je ne m’épancherai pas sur le sujet aujourd’hui.
Je me contenterai de rappeler ce qu’il a affirmé dans un discours à l’occasion d’une conférence missionnaire à Madras, en 1916 : « La vaste organisation de castes répondait non seulement aux volontés religieuses de la communauté, mais également à ses besoins politiques. Les villageois géraient leurs affaires internes au moyen du système de castes, et à travers lui s’occupaient de toute oppression émanant du pouvoir ou des pouvoirs dominants. Il est impossible de nier que la capacité organisationnelle d’une nation ayant réussi à produire ce système de castes est un merveilleux pouvoir organisationnel. »
Le RSS se vante aujourd’hui de disposer d’une milice entraînée de six-cent-mille membres qui se qualifient fièrement eux-mêmes de swayam-sevaks (volontaires), parmi lesquels le premier ministre et la plupart de son cabinet. Le parti dominant, le Bharatiya Janata Party (BJP), ou « parti du peuple indien », n’est que l’aile politique du RSS. Ram Madhav, son secrétaire général, est membre du RSS. En choisissant de considérer le BJP comme une entité indépendante, comme un parti ordinaire de la droite conservatrice, en minimisant, par inadvertance ou délibérément, ses liens avec le RSS, beaucoup, dans les médias indiens et internationaux, ainsi que beaucoup qui se prétendent laïcs et libéraux, ont facilité son accession au pouvoir.
La carrière politique de Modi débuta fortuitement (ou pas) quelques semaines après le 11-septembre, avec sa nomination au poste de ministre en chef de l’État du Gujarat, en dépit du fait qu’il n’était pas un membre élu de l’assemblée législative. Quelques mois après sa prise de fonction, sous sa gouvernance, un pogrom antimusulman fut perpétré au Gujarat, lors duquel deux-mille personnes furent tuées en pleine journée. Quelques mois après, il organisa des élections et l’emporta. Lors d’un important séminaire d’hommes d’affaire et d’industriels au Gujarat, des PDG de plusieurs entreprises indiennes majeures le désignèrent comme leur futur candidat au poste de premier ministre. Le fascisme et le capitalisme échangèrent alors leurs vœux de mariage et emménagèrent ensemble. Après trois mandats de ministre en chef du Gujarat, Modi fut élu premier ministre de l’Inde en 2014. Accueilli en héros par les commentateurs libéraux, il parcourut le monde pour embrasser ou être embrassé par de nombreux chefs d’État, dont Barack Obama et Emmanuel Macron. Et Donald Trump, bien évidemment.
Aucun d’eux n’ignorait qui il était, mais tous ont quelque chose à vendre à cet immense « marché » de plus d’un milliard d’habitants. Après cinq ans de règne et une campagne politique vicieuse, sa clique et lui cherchent à être réélus.
Parmi les candidats, on trouve Sadvhi Pragya, actuellement poursuivi pour avoir participé à un attentat terroriste ayant tué six personnes, en liberté conditionnelle.
Lors de ce qui constitue un dangereux concours de circonstances, des journaux ont rapporté des propos publics de Maneka Gandhi, ministre des Femmes et du Développement de l’enfant du cabinet de Modi, selon lesquels les villages seront notés en fonction de l’importance de leur vote en faveur du BJP, et récompensés ou punis par plus ou moins de « développement », proportionnellement à leur loyauté. Elle est loin d’être la seule à parler ce langage, loin d’être la seule à suggérer que le Parti sait qui a voté pour lui et qui n’a pas voté pour lui. Et qu’une rétribution s’ensuivra. Loin d’être la première à suggérer que les partis politiques ont accès aux données de ce qui est censé constituer un scrutin secret — données qu’ils peuvent utiliser à leur avantage de manières dangereuses, qui sapent totalement les élections et la démocratie elle-même.
À l’ère du capitalisme de la surveillance, quelques personnes sauront tout de nous, et utiliseront ces informations pour nous contrôler.
Un conflit fait rage pour le contrôle de l’âme de l’Inde. Même si le BJP perdait les élections, malgré le fait qu’il disposait de plus d’argent que tous les autres partis réunis, malgré son contrôle presque complet des médias grand public, nous ne serions pas hors de danger. Le RSS est un caméléon qui dispose d’un million de jambes. Son arrivée au pouvoir grâce à une majorité absolue, il y a cinq ans, a motorisé ces jambes. Mais la perte d’une élection ne l’empêchera pas de continuer sa longue marche vers l’enfer. Il peut changer de couleur à volonté, porter le masque de la raison et de l’inclusivité au besoin. Il a prouvé sa capacité à fonctionner sous forme d’organisation clandestine autant que publique. Monstre patient et acharné, il a infiltré toutes les institutions du pays — tribunaux, universités, médias, forces de l’ordre, services de renseignements.
Si un nouveau gouvernement non-BJP était élu — une coalition fragile, selon toute probabilité — il subirait une féroce offensive de violences et d’attaques sous faux drapeau, du genre de celle à laquelle nous avons été habitués. Il y aura des carcasses de vaches sur les autoroutes, de bœufs dans les temples et de cochons dans les mosquées. Lorsque le pays brûlera, l’extrême droite se présentera de nouveau à nous comme les seuls en mesure de tenir un « État dur » et de gérer le problème. Des entités politiques profondément polarisées parviendront-elles à voir clair dans ce chaos ? Difficile à dire.
Tout cela constitue le sujet de mon écriture, de ma fiction et de mes essais, depuis de nombreuses années.
Fin de la première partie.
Arundhati Roy
Traduction : Nicolas Casaux
Relecture : Lola Bearzatto
Madame, merci pour votre engagement cohérent et votre analyse lucide et sans complaisance sur les réalités de notre monde, aujourd’hui ainsi que sur la situation de la grande péninsule. Votre plume demeure une arme non-violente, certes, mais tout autant redoutable. Nous vous sommes recconnaissants de votre intégrité et votre sens de la vérité. Bonne continuation et fertile production.