Qu’est-ce qu’une civilisation ? (par Cynthia Stokes Brown)

Tra­duc­tion d’un article de Cyn­thia Stokes Brown paru, aux alen­tours de 2010, sur le site World His­to­ry Connec­ted, une ini­tia­tive de la World His­to­ry Asso­cia­tion[1]. Cyn­thia ensei­gnait l’histoire à l’université domi­ni­caine de Cali­for­nie, elle a éga­le­ment écrit plu­sieurs ouvrages dont Rea­dy From Within : Sep­ti­ma Clark and the Civil Rights Move­ment (Wild Trees Press, 1986, Ame­ri­can Book Award, 1987, réédi­té par Afri­ca World Press, 1990) ; Refu­sing Racism : White Allies and the Struggles for Civil Rights (Tea­chers Col­lege Press, 2002) ; et Big His­to­ry : From the Big Bang to the Present (New Press, 2007).


Introduction

Nous ensei­gnons sou­vent l’histoire des pre­mières civi­li­sa­tions sans prendre le temps de dis­cu­ter avec nos élèves de ce qu’est une civi­li­sa­tion. Les normes en vigueur dans le milieu uni­ver­si­taire cali­for­nien, dans le domaine de l’histoire et des sciences sociales, ne nous demandent pas direc­te­ment d’a­na­ly­ser ou de défi­nir la civi­li­sa­tion ; elles exigent plu­tôt que les élèves « ana­lysent les struc­tures géo­gra­phiques, poli­tiques, éco­no­miques, reli­gieuses et sociales des pre­mières civi­li­sa­tions de Méso­po­ta­mie, d’É­gypte et de l’Hindou Kouch » (Norme 6.2). Les stan­dards natio­naux dans le domaine de l’histoire mon­diale sont plus expli­cites ; ils pré­cisent que les élèves doivent com­prendre « les prin­ci­pales carac­té­ris­tiques de la civi­li­sa­tion et com­ment celle-ci a émer­gé en Méso­po­ta­mie, en Égypte et dans la val­lée de l’In­dus ». Ils pré­cisent éga­le­ment que les élèves doivent démon­trer leur com­pré­hen­sion en « ana­ly­sant les divers cri­tères uti­li­sés pour défi­nir le terme “civi­li­sa­tion” et en expli­quant la dif­fé­rence fon­da­men­tale entre les civi­li­sa­tions et d’autres formes d’or­ga­ni­sa­tion sociale telles que les bandes de chas­seurs-cueilleurs et les socié­tés agri­coles néo­li­thiques » (1A). Pour les niveaux 5/6, ils com­prennent en outre le fait de : « Créer une liste des carac­té­ris­tiques défi­nis­sant une “civi­li­sa­tion[2]”. »

Que nous soyons gui­dés par des direc­tives pro­fes­sion­nelles ou par une simple volon­té d’éclaircir les choses, nous devons com­men­cer notre expo­sé sur les civi­li­sa­tions par une ana­lyse et une dis­cus­sion de leur défi­ni­tion. Il s’agit d’un sujet très contro­ver­sé, donc inté­res­sant. Dans ce court article, je compte uti­li­ser la pers­pec­tive de l’histoire glo­bale afin de four­nir une base péda­go­gique suf­fi­sante pour ali­men­ter des dis­cus­sions fer­tiles, peu importe le niveau sco­laire, sur ce que pour­rait être une défi­ni­tion de la « civi­li­sa­tion » rai­son­na­ble­ment exempte de juge­ment moral.

Pour­quoi cher­cher une défi­ni­tion non biai­sée de la civi­li­sa­tion ? Le mot « civi­li­sa­tion » est appa­ru pour la pre­mière fois dans un livre fran­çais au milieu du XVIIIe siècle, L’A­mi des hommes (1756) de Vic­tor de Rique­ti, mar­quis de Mira­beau (le père de l’homme poli­tique révo­lu­tion­naire fran­çais). Depuis lors, le terme a été étroi­te­ment asso­cié au sen­ti­ment de supé­rio­ri­té de l’Oc­ci­dent. Afin d’explorer l’histoire sans a prio­ri, nous devons nous dépar­tir de cet ima­gi­naire, trop sou­vent asso­cié au mot « civi­li­sa­tion ». En exa­mi­nant le pas­sé de la manière la plus neutre et la plus affran­chie pos­sible de tra­vers moraux, nous pou­vons le voir tel qu’il était réel­le­ment ; ce qui nous per­met alors d’exploiter notre com­pré­hen­sion de l’histoire afin de por­ter des juge­ments de valeur sur nos actions dans le pré­sent[3].

Définir la civilisation

L’u­sage popu­laire défi­nit le terme « civi­li­sa­tion » comme suit : « un état avan­cé de la socié­té humaine, dans lequel un haut niveau de culture, de science, d’in­dus­trie et de gou­ver­ne­ment a été atteint. » Cette défi­ni­tion est pro­blé­ma­tique pour les archéo­logues, les anthro­po­logues et les his­to­riens, étant don­né qu’elle contient un juge­ment de valeur mani­feste selon lequel la civi­li­sa­tion serait supé­rieure aux autres formes d’or­ga­ni­sa­tion sociale, meilleure et plus évoluée.

Pour­tant, cer­tains aspects de la civi­li­sa­tion nous paraissent d’emblée tout à fait néga­tifs ; on peut pen­ser aux guerres à grande échelle, à l’es­cla­vage, au tra­vail for­cé, aux mala­dies épi­dé­miques et à la subor­di­na­tion des femmes. Jared Dia­mond, un éru­dit contem­po­rain renom­mé, a même qua­li­fié l’a­gri­cul­ture menant à la civi­li­sa­tion de « pire erreur de l’histoire de l’humanité[4]. »

Les étu­diants sérieux, en archéo­lo­gie, en anthro­po­lo­gie et en his­toire uti­lisent une défi­ni­tion tech­nique de la civi­li­sa­tion dépour­vue de juge­ment moral. Dans le cadre de cette des­crip­tion tech­nique, les civi­li­sa­tions repré­sentent un type spé­ci­fique de com­mu­nau­té humaine : de grandes socié­tés com­plexes basées sur la domes­ti­ca­tion des plantes, des ani­maux et des per­sonnes, ain­si que d’autres carac­té­ris­tiques sin­gu­lières. (La culture désigne tout ce qui concerne une com­mu­nau­té humaine, ses connais­sances, ses croyances et ses pra­tiques ; les civi­li­sa­tions consti­tuent un type par­ti­cu­lier de culture).

Quelles sont les carac­té­ris­tiques d’une civi­li­sa­tion défi­nie avec soin ? Le théo­ri­cien de la civi­li­sa­tion le plus influent dans le monde occi­den­tal au cours de la pre­mière moi­tié du ving­tième siècle était un pro­fes­seur d’ar­chéo­lo­gie pré­his­to­rique : V. Gor­don Childe (1892–1957), ensei­gnant à l’u­ni­ver­si­té d’É­dim­bourg de 1927 à 1946 puis à l’u­ni­ver­si­té de Londres de 1946 à 1956. La liste de cri­tères de Childe défi­nis­sant une civi­li­sa­tion oriente encore notre réflexion ; la voi­ci résu­mée brièvement :

  • Grands centres urbains ;
  • pro­fes­sions spé­cia­li­sées et à plein temps ;
  • les pro­duc­teurs pri­maires de nour­ri­ture versent les sur­plus à une divi­ni­té ou au souverain ;
  • archi­tec­ture monumentale ;
  • classe diri­geante exemp­tée de tra­vail manuel ;
  • sys­tème d’en­re­gis­tre­ment des informations ;
  • déve­lop­pe­ment des sciences exactes et pratiques ;
  • art monu­men­tal ;
  • impor­ta­tion régu­lière de matières premières ;
  • inter­dé­pen­dance des classes (pay­sans, arti­sans, gouvernants) ;
  • religion/idéologie d’É­tat ;
  • struc­tures éta­tiques per­sis­tantes[5].

À pre­mière vue, cette liste pré­sente la civi­li­sa­tion sous son meilleur jour, mais qu’en est-il des guerres, de l’es­cla­vage et des souf­frances infli­gées en masse ? V. Gor­don Childe uti­li­sait encore des termes comme « sau­va­ge­rie » et « bar­ba­rie » pour décrire les autres formes de com­mu­nau­tés humaines, révé­lant ain­si son biais ini­tial — à ses yeux, la civi­li­sa­tion incar­nait le pro­grès. Dans les années 1960, les anthro­po­logues aban­don­nèrent le concept de pro­grès humain et ten­tèrent de trou­ver des moyens de clas­ser et com­pa­rer les socié­tés humaines exempts de biais moraux, afin de décrire le plus fidè­le­ment pos­sible la réa­li­té his­to­rique et présente.

En 1962, l’anthropologue états-unien Elman Ser­vice pro­po­sa une méthode de clas­si­fi­ca­tion des socié­tés humaines qui reste encore influente aujourd’hui. Il uti­li­sa les caté­go­ries sui­vantes et men­tion­na deux autres types de socié­tés — les États bureau­cra­tiques et les socié­tés indus­trielles — sans les caractériser :

Bandes : petits groupes de 25 à 60 indi­vi­dus liés par des liens fami­liaux et matri­mo­niaux, géné­ra­le­ment des chas­seurs-cueilleurs mobiles.

Tri­bus : agri­cul­teurs ou éle­veurs séden­taires, de quelques cen­taines à quelques mil­liers d’in­di­vi­dus dont l’i­den­ti­té est basée sur un concept de des­cen­dance d’un ancêtre com­mun ; elles sont orga­ni­sées de façon souple, sans contrôle cen­tral ni hié­rar­chie sociale for­te­ment développée.

Les chef­fe­ries : elles peuvent comp­ter plus de 10 000 indi­vi­dus, dans les­quelles les dif­fé­rences ins­ti­tu­tion­na­li­sées de rang et de sta­tut s’ancrent dans une hié­rar­chie de lignées domi­née par un chef ; une carac­té­ris­tique clé est la redis­tri­bu­tion — les classes subor­don­nées paient un tri­but au chef qui le redis­tri­bue à ses fidèles[6].

Pour dis­po­ser d’une taxo­no­mie actua­li­sée des dif­fé­rents types de com­mu­nau­tés humaines, j’u­ti­lise les trois pre­mières caté­go­ries d’Elman Ser­vice, tout en rem­pla­çant « État bureau­cra­tique » par « civi­li­sa­tion agraire ». J’ajoute éga­le­ment « socié­té indus­trielle » et « socié­té mon­diale moderne », pour un total de six caté­go­ries. On obtient ain­si la clas­si­fi­ca­tion suivante :

Civi­li­sa­tions agraires : socié­tés com­plexes de grande taille (plus de 60 à 100 000 habi­tants) diri­gées par des rois, avec stra­ti­fi­ca­tion sociale et tri­but impo­sé, villes ali­men­tées par les agri­cul­teurs environnants.

Les nations indus­trielles : socié­tés hau­te­ment com­plexes avec un inter­ven­tion­nisme gou­ver­ne­men­tal à grande échelle dans la vie des citoyens.

Socié­té mon­diale moderne : socié­té humaine mon­diale inter­con­nec­tée par des com­mu­ni­ca­tions rapides (com­pa­gnies aériennes, Inter­net, cour­rier électronique).

Tout sché­ma évo­lu­tif de ce type doit bien enten­du être uti­li­sé avec pré­cau­tion, parce qu’il peut faci­le­ment sug­gé­rer un pro­grès dès lors que bandes, tri­bus, chef­fe­ries et civi­li­sa­tions agraires actuelles sont consi­dé­rées comme des ves­tiges de formes socié­tales anté­rieures. Nous devons gar­der à l’esprit qu’il s’agit d’exemples de la diver­si­té sociale humaine, et non de ten­ta­tives échouées de for­mer des nations indus­trielles ou de com­po­santes sans inté­rêt de l’humanité.

Com­ment par­ve­nir à une des­crip­tion exempte de biais moraux des carac­té­ris­tiques de la civi­li­sa­tion ? Une approche consiste à faire la dis­tinc­tion entre direc­tion­na­li­té et pro­grès. La direc­tion­na­li­té décrit un chan­ge­ment au cours du temps, un mou­ve­ment de l’his­toire, sans juger de l’aspect éthique ou moral de ce chan­ge­ment. Pour l’his­toire humaine, et pour l’his­toire cos­mo­lo­gique, ce chan­ge­ment n’a pas consis­té en des fluc­tua­tions aléa­toires, mais en des pro­ces­sus incré­men­taux et cumu­la­tifs. À l’inverse, le pro­grès oriente la socié­té vers l’a­mé­lio­ra­tion, c’est le mou­ve­ment dans une direc­tion dési­rable ; une idée actuel­le­ment peu attrac­tive en rai­son de l’im­pos­si­bi­li­té d’arriver à un consen­sus mon­dial sur les ques­tions morales[7] [ce qui, bien enten­du, n’empêche pas les classes diri­geantes d’imposer la civi­li­sa­tion indus­trielle à l’humanité tout entière, NdT].

Une autre approche dénuée de tout juge­ment moral se pro­pose de réflé­chir au pro­ces­sus par lequel cer­tains groupes humains sont pas­sés de vil­lages et de petites villes agraires à des cités et des États ; en cla­ri­fiant ce pro­ces­sus, nous pou­vons éla­bo­rer une liste de cri­tères se rap­pro­chant de la neu­tra­li­té et reflé­tant la com­plexi­té de notre pensée.

Le processus d’urbanisation

Il y a un fait sur­pre­nant révé­lé par l’histoire pro­fonde des États et de la civi­li­sa­tion : lors­qu’on en fait l’étude sur une grande échelle de temps, on remarque qu’ils sont appa­rus indé­pen­dam­ment et à peu près à la même époque dans au moins sept régions du monde. La pre­mière cité-État est pro­ba­ble­ment appa­rue en Méso­po­ta­mie vers 3 200 ans avant notre ère ; des États se sont consti­tués en Égypte et en Nubie vers 3100 av. J.-C. ; le phé­no­mène a tou­ché la val­lée de l’In­dus et la Chine, pro­ba­ble­ment en deux endroits, vers 2000 av. J.-C. ; on trou­vait des États archaïques en Méso-Amé­rique et au Pérou vers 1000 avant l’ère com­mune. Des centres agri­coles indé­pen­dants, plus modestes, ont pro­ba­ble­ment fait sur­face dans de nom­breux autres endroits du monde — en Ama­zo­nie, en Asie du Sud-Est, en Éthio­pie ain­si qu’à l’est de l’A­mé­rique du Nord.

Com­ment des vil­lages et des bourgs se sont-ils trans­for­més en villes ? Pour­quoi cela s’est-il pro­duit à peu près par­tout au même moment, à quelques mil­lé­naires près ? Com­ment les diri­geants ont-ils acquis suf­fi­sam­ment de pou­voir pour contraindre les masses popu­laires ? Pour­quoi les peuples ont-ils per­mis une telle trans­for­ma­tion ? Ces ques­tions peuvent nous aider à com­prendre ce qu’est la civilisation.

Les villes ne peuvent pas sur­vivre sans pro­duc­tion d’un sur­plus de nour­ri­ture, étant don­né qu’il n’y a pas assez d’es­pace dans une ville pour que cha­cun puisse culti­ver sa propre nour­ri­ture. Au fil du temps, des excé­dents de nour­ri­ture sont deve­nus dis­po­nibles à mesure que le cli­mat chan­geait et que les popu­la­tions accu­mu­laient des connais­sances et per­fec­tion­naient leurs techniques.

La der­nière période gla­ciaire a atteint son apo­gée envi­ron 20 000 ans avant notre ère (le pré­sent étant défi­ni comme l’an 1950). Ensuite, le cli­mat s’est réchauf­fé rapi­de­ment jus­qu’à envi­ron 6 000 ans avant notre ère, date à par­tir de laquelle la tem­pé­ra­ture moyenne n’a aug­men­té que très len­te­ment jus­qu’à l’accélération récente en par­tie induite par l’homme [plus qu’en par­tie, étant don­né les quan­ti­tés gigan­tesques de gaz à effet de serre émises par la civi­li­sa­tion indus­trielle depuis deux siècles, NdT]. Suite à la der­nière période gla­ciaire, les tem­pé­ra­tures plus clé­mentes ont ren­du l’a­gri­cul­ture à la fois néces­saire et pos­sible, puisque la den­si­té humaine avait aug­men­té et les mam­mi­fères géants du Pléis­to­cène disparu.

Dans le même temps, l’in­gé­nio­si­té humaine pro­dui­sit des stra­té­gies cumu­la­tives afin de sur­vivre. Au fur et à mesure que les humains et les ani­maux sau­vages se domes­ti­quaient les uns les autres, les humains ont appris à ne plus sim­ple­ment man­ger leurs ani­maux, mais à en uti­li­ser les pro­duits — le lait pour la nour­ri­ture, la laine pour les vête­ments, les déchets pour engrais et la force mus­cu­laire pour tirer char­rues et char­rettes. Les char­rues, l’ir­ri­ga­tion, la pote­rie pour le sto­ckage et la métal­lur­gie per­mirent la pro­duc­tion d’ex­cé­dents alimentaires.

De récents tra­vaux montrent qu’en se réchauf­fant, le cli­mat s’est éga­le­ment assé­ché dans de nom­breuses régions, obli­geant les popu­la­tions à migrer vers des sources d’eau. Il s’agit peut-être de la prin­ci­pale rai­son pour laquelle la plu­part des pre­mières civi­li­sa­tions se sont déve­lop­pées dans des val­lées flu­viales. Le limon dépo­sé lors des crues pro­di­guait à ces val­lées une fer­ti­li­té extra­or­di­naire que les humains opti­mi­saient au moyen de réa­li­sa­tions infra­struc­tu­relles pour l’ir­ri­ga­tion ; d’a­bord sous la forme de chan­tiers à taille humaine qui, sous l’é­gide de l’É­tat, attei­gnirent par la suite des échelles pharaoniques.

Les céréales mûres doivent être récol­tées et sto­ckées. Lors­qu’il y a sur­plus, il faut le col­lec­ter, l’entreposer de manière cen­tra­li­sée et le redis­tri­buer. Selon les archéo­logues, il est pos­sible que les prêtres aient ini­tia­le­ment été char­gés de cette tâche qui entrait dans le cadre de leurs res­pon­sa­bi­li­tés ; par exemple tenir les calen­driers, pré­ci­ser les jours de semis et prier pour que les récoltes soient abon­dantes. Les sur­plus de céréales per­mirent à la den­si­té humaine d’aug­men­ter jus­qu’à la for­ma­tion de villes (des dizaines de mil­liers d’habitants) à cer­tains endroits, tou­jours dépen­dantes de leurs péri­phé­ries pour l’alimentation.

Mais les prêtres ne purent pas gérer ce pro­ces­sus indé­fi­ni­ment. À mesure que la den­si­té de popu­la­tion aug­men­tait, il fal­lait pro­té­ger l’ex­cé­dent de céréales contre les voleurs étran­gers, mais aus­si contre les enne­mis de l’intérieur. L’u­sage des terres devait être orga­ni­sé ; les gens eurent besoin de pro­tec­tion pour leurs champs et de ser­vices, par exemple des moyens d’ir­ri­ga­tion à grande échelle, les­quels dépas­saient les capa­ci­tés de quelques com­mu­nau­tés locales. Dans un scé­na­rio pos­sible, cer­tains prêtres contrô­lant le sur­plus des richesses le mirent à pro­fit afin d’acquérir le sta­tut de diri­geant d’élite ou de roi. Ces pre­miers rois acquirent suf­fi­sam­ment de pou­voir pour entre­te­nir des armées per­ma­nentes de guer­riers ou recru­ter des sol­dats en cas de besoin. Au fur et à mesure du déve­lop­pe­ment de la pro­prié­té pri­vée et de la divi­sion des terres en par­celles, les per­sonnes sans terre, peut-être des migrants issus de régions arides, deve­naient des pay­sans sans terre ou des arti­sans, c’est-à-dire des caté­go­ries sociales dépen­dantes d’autrui pour leur sub­sis­tance. Les sou­ve­rains tra­vaillaient en étroite col­la­bo­ra­tion avec des prêtres, sou­vent issus de la même famille, pour éta­blir des reli­gions et des idéo­lo­gies d’É­tat, en vue de créer un lien durable entre indi­vi­dus, au sein d’une popu­la­tion mul­ti­cul­tu­relle. Les sou­ve­rains exi­geaient éga­le­ment un tri­but pour finan­cer les ser­vices four­nis à la popu­la­tion, aus­si bien de la part des pro­prié­taires ter­riens que des pay­sans sans terre et des arti­sans spé­cia­li­sés. Le tri­but col­lec­té aug­men­tait le pou­voir du sou­ve­rain et lui per­met­tait de défendre sa cité et/ou de décla­rer la guerre aux cités rivales, géné­ra­le­ment pour récla­mer des droits de pro­prié­té sur la terre et l’eau.

Contrai­re­ment aux chefs, qui avaient des par­ti­sans, mais pas d’ar­mée, les rois pos­sé­daient suf­fi­sam­ment de pou­voir pour contraindre leurs sujets à payer un tri­but. Pour cela, les rois s’appuyaient sur une élite mili­taire entre­te­nue grâce aux sur­plus de nour­ri­ture. Les rois étaient éga­le­ment res­pon­sables de l’or­ga­ni­sa­tion de la col­lecte du tri­but et de la tenue des registres de pro­prié­té fon­cière et d’é­changes, ce qui don­na nais­sance à une forme d’é­cri­ture. (La seule civi­li­sa­tion sans écri­ture était celle des Incas au Pérou ; ils uti­li­saient un sys­tème de nœuds sur des cordes (khi­pu) pour enre­gis­trer les tran­sac­tions. Cer­tains cher­cheurs sont convain­cus que ces nœuds enre­gis­traient éga­le­ment des mots et de la lit­té­ra­ture, mais per­sonne n’est aujourd’­hui en mesure de le prou­ver[8].)

Les rois étaient des gens très occu­pés ; outre les acti­vi­tés men­tion­nées plus haut, ils pre­naient en charge la construc­tion de grands bâti­ments publics et de monu­ments à leur effi­gie, par­ti­ci­paient à des céré­mo­nies reli­gieuses, réglaient des dif­fé­rends et livraient bataille. Natu­rel­le­ment, un seul sou­ve­rain ne pou­vait pas gérer toutes ces acti­vi­tés à lui tout seul ; ain­si des struc­tures gou­ver­ne­men­tales furent-elles créées et déve­lop­pées par des familles issues de l’élite, repré­sen­tant envi­ron cinq à dix pour cent de la popu­la­tion totale, et accu­mu­lant un pou­voir immense sur le reste du peuple.

Com­ment cela s’est-il pro­duit ? Pour­quoi les popu­la­tions ont-elles per­mis à cer­taines caté­go­ries sociales de prendre l’ascendant, de for­cer la majo­ri­té de la popu­la­tion à payer un tri­but et à ser­vir dans les armées et les centres de pro­duc­tion de l’É­tat ? Ceux qui ne payaient pas étaient-ils réduits en escla­vage ? La concen­tra­tion du pou­voir entre les mains d’une mino­ri­té a‑t-elle été moti­vée par la soif de domi­na­tion, de richesse et de pou­voir des classes diri­geantes ? Ou bien la com­mu­nau­té a‑t-elle don­né du pou­voir aux élites pour cou­vrir ses besoins — métiers spé­cia­li­sés, gou­ver­nance et protection ?

Pour la plu­part des his­to­riens et des spé­cia­listes de l’histoire mon­diale, il s’agit en fait de deux aspects d’un même pro­ces­sus. Le pou­voir était don­né d’en bas et prit d’en haut plus ou moins simul­ta­né­ment, dans un mou­ve­ment de va-et-vient, bien que le pou­voir d’en bas (pou­voir consen­ti) ait pro­ba­ble­ment pré­cé­dé le pou­voir d’en haut (pou­voir coer­ci­tif) dans la plu­part des cas. Une struc­ture hié­rar­chique avec un pou­voir concen­tré à l’extrême au som­met était pro­ba­ble­ment le seul moyen d’organiser et de sub­ve­nir aux besoins de popu­la­tions denses et nom­breuses. À l’aube de la civi­li­sa­tion, les peuples choi­sirent de payer un tri­but sous la contrainte plu­tôt que de réduire leur popu­la­tion, ce qui était appa­rem­ment leur seule autre option. [Bon, ça, on n’en sait rien, c’est pure spé­cu­la­tion, NdE].

Mise à jour de la liste des critères

Nous pou­vons main­te­nant reve­nir à l’é­ta­blis­se­ment d’une liste des carac­té­ris­tiques de la civi­li­sa­tion. Les ensei­gnants pour­raient avoir envie de faire cet exer­cice avec leurs élèves au début d’une dis­cus­sion sur les civi­li­sa­tions, puis de le refaire après en avoir étu­dié quelques-unes. En tant qu’historiens, nous vou­lons des cri­tères dépour­vus de juge­ment de valeur — ni pour ni contre la civi­li­sa­tion —, sim­ple­ment des­crip­tifs de la plu­part des civi­li­sa­tions actuelles.

Voi­ci la liste des­crip­tive et équi­li­brée que je propose :

  • Sur­plus de nourriture ;
  • den­si­té de population ;
  • pro­fes­sions spécialisées ;
  • pyra­mide des classes sociales domi­née par de petites élites ;
  • subor­di­na­tion des femmes ;
  • impôt obli­ga­toire col­lec­té si néces­saire par l’usage de la force ;
  • reli­gions d’État ;
  • bâti­ments publics monumentaux ;
  • armées per­ma­nentes ;
  • guerres fré­quentes ;
  • alté­ra­tion impor­tante de l’en­vi­ron­ne­ment naturel ;
  • tombes somp­tueuses et offrandes funé­raires pour les sou­ve­rains et les élites ;
  • sys­tème d’é­cri­ture et de numération ;
  • com­merce exté­rieur constant ;
  • art repré­sen­ta­tif ;
  • calen­driers, mathé­ma­tiques et autres sciences ;
  • escla­vage ;
  • épi­dé­mies de maladies.

En ver­sion courte :

  • Sur­plus de nourriture ;
  • den­si­té de population ;
  • socié­té stra­ti­fiée en classes ;
  • impo­si­tion forcée ;
  • sys­tèmes étatiques ;
  • accu­mu­la­tion des connaissances.

De toute évi­dence, tous ces cri­tères ne doivent pas être cochés pour qu’il y ait civi­li­sa­tion, mais seule­ment la plu­part d’entre eux, voire tous ceux figu­rant sur la liste res­treinte. Par ailleurs, bien qu’il existe un noyau de carac­té­ris­tiques com­munes à la civi­li­sa­tion, toute liste de ces attri­buts reflé­te­ra le juge­ment et le point de vue de son ou ses auteur(s). L’é­ta­blis­se­ment d’une telle liste semble être une acti­vi­té inté­res­sante, parce qu’elle aide les élèves à réflé­chir au pro­ces­sus par lequel les villes se sont trans­for­mées en cités et en civi­li­sa­tions ; ils apprennent aus­si que l’é­tude de l’his­toire est une acti­vi­té basée sur l’interprétation. Ils peuvent ima­gi­ner leurs propres inter­pré­ta­tions de l’histoire et pro­fi­ter de cette expé­rience sti­mu­lante consis­tant à don­ner du sens aux évé­ne­ments passés.

La plu­part des his­to­riens mon­diaux ont choi­si d’u­ti­li­ser le mot « civi­li­sa­tion » plu­tôt que de le reje­ter, mais ils le défi­nissent avec pré­cau­tion comme un type par­ti­cu­lier de com­mu­nau­té humaine pré­sen­tant des carac­té­ris­tiques spé­ci­fiques. Pour­quoi toutes ces carac­té­ris­tiques sont-elles réunies dans ce type de com­mu­nau­té et pas dans d’autres ? Les grands his­to­riens s’in­ter­rogent encore sur cette ques­tion fondamentale.

Analogie avec les fourmis

Plu­sieurs cher­cheurs tra­vaillant sur de très grandes échelles de temps ont atti­ré notre atten­tion sur des ana­lo­gies entre les socié­tés humaines et celles des insectes les plus sociaux : les four­mis, les ter­mites et les abeilles[9]. Les four­mis ont évo­lué sur une cen­taine de mil­lions d’an­nées, pas­sant d’une guêpe soli­taire à des créa­tures vivant au sein de struc­tures sociales par­mi les plus com­plexes, aujourd’­hui appe­lées super­or­ga­nismes. Le suc­cès des four­mis riva­lise avec celui des humains en termes de masse pure — chaque groupe consti­tue envi­ron dix pour cent de la bio­masse ani­male de la pla­nète. (La bio­masse ani­male ne repré­sente qu’en­vi­ron deux pour cent de la bio­masse végé­tale, qui ne repré­sente qu’en­vi­ron un pour cent de la bio­masse bactérienne).

Les socié­tés de four­mis par­tagent plu­sieurs carac­té­ris­tiques avec la civi­li­sa­tion humaine. Elles ont adop­té un sys­tème de castes rigide et hié­rar­chique et com­mu­niquent par le biais de dix à vingt signaux chi­miques (mais pas d’é­cri­ture ni de numé­ra­tion !). Cer­taines four­mis élèvent des puce­rons, et les four­mis coupe-feuille d’A­mé­rique du Sud pra­tiquent l’agriculture ; elles mas­tiquent des mor­ceaux de feuilles, les fer­ti­lisent avec leurs excré­ments pour pro­duire un cham­pi­gnon dont elles se nour­rissent. La plu­part des socié­tés de four­mis pro­duisent une classe de guer­riers féroces ; leurs socié­tés sont encore plus bel­li­queuses et va-t-en-guerre que les socié­tés humaines, atta­quant par­fois leur propre espèce pour acca­pa­rer nour­ri­ture et ter­ri­toire. Au sein de la four­mi­lière, les indi­vi­dus ont renon­cé à leur rôle repro­duc­tif au pro­fit de la reine trô­nant au cœur de la colo­nie, consti­tuant ain­si un super­or­ga­nisme. Les four­mis modi­fient signi­fi­ca­ti­ve­ment leur milieu de vie en dépla­çant autant de terre que les vers de terre, ce qui enri­chit le sol. Si toutes les four­mis mou­raient, les extinc­tions d’espèces aug­men­te­raient ; si tous les humains mou­raient, les extinc­tions d’espèces diminueraient.

Les socié­tés humaines évo­luent-elles vers le modèle des socié­tés de four­mis à mesure que la den­si­té démo­gra­phique aug­mente au sein de la civi­li­sa­tion glo­ba­li­sée ? Les humains ont-ils seule­ment le choix en la matière, ou s’a­git-il d’un pro­ces­sus indé­pen­dant de notre volon­té ? Quelle autre dis­ci­pline que l’histoire mon­diale pour réflé­chir à ces questions ?

Cyn­thia Stokes Brown


Tra­duc­tion : Phi­lippe Oberlé

Édi­tion : Nico­las Casaux

Pour aller plus loin sur la civi­li­sa­tion, le mot et l’idée :

Mis­cel­la­nées contre la civi­li­sa­tion (par Nico­las Casaux)

Autre­ment, sur l’analogie entre la civi­li­sa­tion et les socié­tés d’insectes sociaux, on peut sou­li­gner que le prêtre jésuite Teil­hard de Char­din se réjouis­sait de ce que « dans le moule étroit et inex­ten­sible repré­sen­té par la sur­face fer­mée de la Terre, sous la pres­sion d’une popu­la­tion et sous l’action de liai­sons éco­no­miques qui ne cessent de se mul­ti­plier, nous ne for­mons déjà plus qu’un seul corps », et que « dans ce corps lui-même, par suite de l’établissement gra­duel d’un sys­tème uni­forme d’industrie et de science, nos pen­sées tendent de plus en plus à fonc­tion­ner comme les cel­lules d’un même cer­veau ». Char­din célé­brait quelque « Super-Huma­ni­té » à venir, « beau­coup plus consciente, beau­coup plus puis­sante, beau­coup plus una­nime que la nôtre ». Ain­si affir­mait-il que « pour par­ve­nir au bout de ce que nous sommes, il ne suf­fit pas d’associer notre exis­tence avec une dizaine d’autres exis­tences choi­sies entre mille par­mi celles qui nous entourent, mais qu’il nous faut faire bloc avec toutes à la fois ». En fin de compte, selon les fana­tiques de l’Unanimité comme Char­din, « ce que la Vie nous demande […] c’est de nous incor­po­rer et de nous subor­don­ner à une Tota­li­té organisée ».

Char­din remar­quait à juste titre qu’au cours des dix der­niers mil­lé­naires — au fil de conflits et de guerres innom­brables, d’expansions impé­ria­listes, de géno­cides et d’ethnocides — l’humanité s’était gra­duel­le­ment consti­tuée en une unique orga­ni­sa­tion sociale, une seule ter­mi­tière pla­né­taire. Mais loin de déplo­rer cette uni­for­mi­sa­tion, syno­nyme d’extinction, d’extermination bio­lo­gique et cultu­relle mas­sive, il la louangeait.

Aux États-Unis, ceux qu’on appelle les dige­ra­ti (mélange de « digi­tal », dési­gnant le numé­rique, et « lite­ra­ti », dési­gnant les ini­tiés, les let­trés, la classe des sachants), soit la crème de la crème des pro­mo­teurs de la numé­ri­sa­tion et de l’informatisation du monde, célèbrent et prônent à peu près la même chose : la « tota­li­té orga­ni­sée » à laquelle ils nous enjoignent de nous sou­mettre, de « nous incor­po­rer et de nous subor­don­ner », ils la nomment « the hive » : « la ruche ». La grand-ruche élec­tro­nique. Le grand ordi­na­teur, le grand appa­reil infor­ma­ti­co-numé­rique auquel nous sommes tous reliés, subor­don­nés, dont notre sur­vie dépend actuel­le­ment. « La ruche élec­tro­nique, com­po­sée de mil­lions d’or­di­na­teurs per­son­nels bour­don­nants et peu avi­sés, se com­porte comme un orga­nisme unique. L’ap­pren­tis­sage, l’é­vo­lu­tion et la vie sont le fruit d’élé­ments mis en réseau, qu’il s’a­gisse d’in­sectes, de neu­rones ou de puces. D’un essaim pla­né­taire de cal­cu­la­teurs en sili­cium émerge une intel­li­gence auto­nome : le réseau [l’internet]. » (Kevin Kel­ly, rédac chef du maga­zine Wired)

Cette aspi­ra­tion à « faire bloc », à consti­tuer un seul super-orga­nisme pla­né­taire, est rela­ti­ve­ment com­mune dans la civi­li­sa­tion moderne, et sans doute un pro­duit de l’idéologie (du mythe) du pro­grès né au XVIIème siècle en Occi­dent. Beau­coup de pro­gres­sistes semblent, en effet, par­ta­ger une aspi­ra­tion mon­dia­liste (ou alter­mon­dia­liste) selon laquelle il serait très sou­hai­table que tous les humains et tous les endroits de la pla­nète soient connec­tés entre eux, reliés, uni­fiés, d’une cer­taine manière, en une sorte d’humanité mon­dia­li­sée, de tech­no­sphère glo­bale. Leur rêve, un cau­che­mar pour d’autres, est en voie de réalisation.

Cyril Dion, pour prendre un autre exemple au hasard, déclare qu’un de ses prin­ci­paux objec­tifs consiste à « conser­ver le meilleur de ce que la civi­li­sa­tion nous a per­mis de déve­lop­per », qui com­prend notam­ment « la capa­ci­té de com­mu­ni­quer avec l’ensemble de la pla­nète », notam­ment au tra­vers de l’Internet, cette « incroyable inno­va­tion per­met­tant de relier l’humanité comme jamais précédemment ».

Bru­no Latour, phi­lo­sophe (imbé­cile) très en vogue, repre­nant cette idée éga­le­ment très en vogue selon laquelle le réseau inter­net serait une sorte de cer­veau pla­né­taire, se réjouit du fait qu’avec

« la mul­ti­pli­ca­tion du numé­rique, l’on est enfin face à un dis­po­si­tif qui com­mence sérieu­se­ment à res­sem­bler à un sys­tème ner­veux pla­né­taire. Nous avons enfin les moyens de rendre concrets, visibles et maté­riels l’ensemble des connexions qui étaient aupa­ra­vant invi­sibles, ou qui se fai­saient dans la tête des gens. […] Nous ne sommes qu’au tout début de cette expan­sion d’un sys­tème ner­veux un peu sérieux, qui rem­place des sys­tèmes d’information “papiers”, qui pour leur part étaient lents. […] il se construit ce sys­tème ner­veux pla­né­taire bégayant, qui nous libère quand même de l’idée locale. »

Le phi­lo­sophe André Gorz, espé­rait, lui, le « déve­lop­pe­ment d’une tech­no­lo­gie infor­ma­tique éman­ci­pa­trice capable d’optimiser la pro­duc­tion et de réduire le temps de tra­vail en plus de per­mettre une mise en réseau mon­diale des éco­no­mies locales ».

On pour­rait conti­nuer ain­si à mul­ti­plier les exemples de per­son­na­li­tés de gauche, aus­si bien que de droite, qui espé­raient et croyaient, qui espèrent et croient, en une bonne et juste et néces­saire mon­dia­li­sa­tion (à droite : le mon­dia­lisme, à gauche : l’altermondialisme ; dans les deux cas : un cer­tain mon­dia­lisme), en une cer­taine pla­né­ta­ri­sa­tion ou mise en réseau pla­né­taire de l’humanité.

Aldous Hux­ley notait d’ailleurs, dans Retour au Meilleur des mondes (1958), que

« la civi­li­sa­tion est, entre autres choses, le pro­ces­sus par lequel les bandes pri­mi­tives sont trans­for­mées en un équi­valent, gros­sier et méca­nique, des com­mu­nau­tés orga­niques d’insectes sociaux. À l’heure pré­sente, les pres­sions du sur­peu­ple­ment et de l’évolution tech­nique accé­lèrent ce mou­ve­ment. La ter­mi­tière en est arri­vée à repré­sen­ter un idéal réa­li­sable et même, aux yeux de cer­tains, sou­hai­table. […] En s’acharnant à réa­li­ser ce der­nier, ils par­vien­dront tout juste à un des­po­tisme totalitaire. »

Nous y sommes (presque, plus ou moins). Quel bonheur.

& enfin, pour répondre à la ques­tion de Cyn­thia : les humains, évi­dem­ment, ont le choix. Les humains ont tou­jours eu le choix. Mais la plu­part des humains choi­sissent de se sou­mettre aux ins­ti­tu­tions exis­tantes, qui sont toutes créa­tions humaines, d’aller dans le sens du cou­rant. Si la civi­li­sa­tion tech­no­lo­gique paraît hors de contrôle, c’est parce que la plu­part des gens ont renon­cé à essayer de four­nir de véri­tables efforts pour chan­ger les choses. Ber­nard Char­bon­neau notait que « c’est sous la forme de la démis­sion que se mani­feste la vie poli­tique : démis­sion du peuple entre les mains de ses repré­sen­tants, démis­sion de la majo­ri­té par­le­men­taire entre les mains de son gou­ver­ne­ment, démis­sion des hommes de gou­ver­ne­ment devant la néces­si­té poli­tique incar­née par les grands com­mis de l’administration » (L’État). « L’État tota­li­taire n’est pas autre chose qu’une concré­ti­sa­tion de la démis­sion totale de l’homme. » Son ami Jacques Ellul remar­quait pareille­ment : « L’État s’est déve­lop­pé par soi exac­te­ment dans la mesure où l’homme a cédé, bien plus : a dési­ré qu’il en soit ain­si. La force des choses fonc­tionne, aveugle, dans l’exacte mesure où l’homme démissionne. »

S’ils dési­raient vrai­ment chan­ger les choses, les humains se ren­draient compte, para­doxa­le­ment, que la civi­li­sa­tion tech­no­lo­gique est, en un sens, bel et bien hors de contrôle : dans la mesure où son fonc­tion­ne­ment est trop com­plexe pour pou­voir être orga­ni­sé et contrô­lé démo­cra­ti­que­ment par tout un cha­cun (sans d’importantes délé­ga­tions du pou­voir, sans renon­ce­ments, sans sou­mis­sion). Ils seraient alors contraints de réa­li­ser que, s’ils sou­haitent rega­gner du contrôle sur leurs exis­tences, du pou­voir sur la socié­té dont ils par­ti­cipent, ils n’ont d’autre choix que de déman­te­ler la civi­li­sa­tion tech­no­lo­gique, la dis­soudre en une mul­ti­tude de socié­tés plus petites, à taille humaine, bien plus simples sur le plan tech­no­lo­gique, auto­nomes. (Autre­ment dit, s’il n’est pas en notre pou­voir de diri­ger réel­le­ment, démo­cra­ti­que­ment, éga­li­tai­re­ment, la civi­li­sa­tion tech­no­lo­gique, la civi­li­sa­tion indus­trielle mon­dia­li­sée, il est en notre pou­voir de la défaire, de la dis­lo­quer, ou de la mettre à bas.)

Nico­las Casaux


  1. https://worldhistoryconnected.press.uillinois.edu/6.3/brown.html
  2. His­to­ry-Social Science Fra­me­work for Cali­for­nia Public Schools Kin­der­gar­ten through Grade Twelve. Cali­for­nia Depart­ment of Edu­ca­tion, 2005 ; Natio­nal Stan­dards for World His­to­ry (Grades 5–12). (Los Angeles, CA Natio­nal Cen­ter for His­to­ry in the Schools, 1994)
  3. Bruce Maz­lish, Civi­li­za­tion and Its Contents. (Stan­ford, CA : Stan­ford Uni­ver­si­ty Press, 2004).
  4. Jared Dia­mond, “The Worst Mis­take in the His­to­ry of the Human Race.” Dis­co­ver (May 1987) or Goggle “Jared Dia­mond Worst Mis­take.”
  5. Bruce G. Trig­ger, Unders­tan­ding Ear­ly Civi­li­za­tions : A Com­pa­ra­tive Stu­dy. New York : Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 2003), 43, based on V. Gor­don Childe, “The Urban Revo­lu­tion,” Town Plan­ning Review 21 : 3–17.
  6. Elman Ser­vice, Pri­mi­tive Social Orga­ni­za­tion : An Evo­lu­tio­na­ry Pers­pec­tive. (New York : Ran­dom House, 1962).
  7. David Chris­tian, “Direc­tio­na­li­ty or Bet­terment?” in “Forum on Pro­gress in His­to­ry,” His­to­ri­cal­ly Spea­king, vol .VII, no. 5 (May/June 2006), 22–25. See also David Chris­tian, Maps of Time : An Intro­duc­tion to Big His­to­ry (Ber­ke­ley, CA : Uni­ver­si­ty of Cali­for­nia Press, 2004).
  8. Gor­don Bro­ther­son, Book of the Fourth World : Rea­ding the Native Ame­ri­cas Through Their Lite­ra­ture. (Cam­bridge : Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 1992).
  9. Rus­sell Merle Genet, Huma­ni­ty : The Chim­pan­zees Who Would Be Ants. (San­ta Mar­ga­ri­ta, CA : Col­lins Foun­da­tion Press, 2007), and Bert Holl­do­bler and Edward O. Wil­son, The Super­or­ga­nism : The Beau­ty, Ele­gance and Stran­ge­ness of Insect Socie­ties. (New York : W. W. Nor­ton, 2009).
Print Friendly, PDF & Email
Total
58
Shares
3 comments
  1. Dom­mage que la par­tie « Le pro­ces­sus d’ur­ba­ni­sa­tion » ne prenne pas en compte cer­tains écrits ou cer­taines remarques comme celle de Pierre Clastres : « Avant d’être éco­no­mique, l’a­lié­na­tion est poli­tique, le pou­voir est avant le tra­vail, l’é­co­no­mique est une dérive du poli­tique, l’é­mer­gence de l’E­tat déter­mine l’ap­pa­ri­tion des classes. » Ca per­met­trait d’ou­vrir encore plus le champ d’in­ter­pré­ta­tion et évi­ter la vision linéaire et biai­sée : ter­rain fer­tile => agri­cul­ture inten­sive => sur­plus => struc­ture étatique.

    1. Oui, mais il ne me semble pas que Cyn­thia Stokes Brown sug­gère ou affirme ça. À quel pas­sage de son texte, sinon, fais-tu référence ?

      1. Dans la par­tie « Le pro­ces­sus d’ur­ba­ni­sa­tion », les para­graphes 7 « Les céréales mûres… » et 8 « Mais les prêtres… » me semblent assez par­lant. A la lec­ture de ces para­graphes et de la phrase « Une struc­ture hié­rar­chique avec un pou­voir concen­tré à l’extrême au som­met était pro­ba­ble­ment le seul moyen d’organiser et de sub­ve­nir aux besoins de popu­la­tions denses et nom­breuses. » j’ai l’im­pres­sion qu’elle admet que d’a­bord les humains ont com­men­cé à sur­pro­duire et à se sur-repro­duire, et seule­ment après ils « choi­sirent de payer un tri­but sous la contrainte ». Elle ne fait pas du tout men­tion de l’hy­po­thèse inverse, c’est-à-dire d’a­bord l’é­mer­gence d’une struc­ture hié­rar­chique où les domi­nants poussent les domi­nés à tra­vailler pour eux, donc à créer du sur­plus par la suite. En tout cas, ça n’en­lève rien à sa très bonne liste des­crip­tive de la civilisation.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

« Avant le déluge » : la confirmation de la catastrophe & l’apologie des illusions vertes

Leonardo DiCaprio, star internationale, icône de mode et idole intergénérationnelle, vient de produire un documentaire ("Avant le déluge") mondialement relayé, sur le réchauffement climatique et ses conséquences pour la société industrielle, ses membres, et, accessoirement, pour la planète et ce qui reste de ses autres habitants. [...]