Traduction d’un article de Jared Diamond, initialement publié (en anglais) en mai 1987, dans la revue Discover Magazine, suivie d’une traduction d’un article de Clive Dennis, initialement publié (en anglais) le 22 septembre 2006 sur le site web de The Ecologist. La civilisation, telle que nous la définissons, correspondant au mode de vie des peuples ayant adopté l’agriculture, celle-ci peut donc remplacer l’agriculture dans le titre de l’article : la civilisation ou la pire erreur de l’histoire de l’humanité.
L’agriculture ou la pire erreur de l’histoire de l’humanité
par Jared Diamond
« L’agriculture est une invention humaine assez récente, et à bien des égards, ce fut l’une des idées les plus stupides de tous les temps. Les chasseurs-cueilleurs pouvaient subsister grâce à des milliers d’aliments sauvages. L’agriculture a changé tout cela, créant une dépendance accablante à quelques dizaines d’aliments domestiqués, nous rendant vulnérable aux famines, aux invasions de sauterelles et aux épidémies de mildiou. L’agriculture a permis l’accumulation de ressources produites en surabondance et, inévitablement, l’accumulation inéquitable ; ainsi la société fut stratifiée et divisée en classes, et la pauvreté finalement inventée. »
— Robert Sapolsky (chercheur en neurobiologie à l’université de Standford), dans son livre Why ZebrasDon’t Get Ulcers (« Pourquoi les zèbres n’ont pas d’ulcère ? »)
« Ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes, et perdu le genre humain. »
— Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
À la science, nous devons des changements spectaculaires concernant l’image hautaine que nous avons de nous-mêmes. L’astronomie nous a enseigné que notre Terre n’était pas le centre de l’univers mais seulement un corps céleste parmi des milliards. De la biologie nous avons appris que nous n’étions pas spécialement créés par Dieu, mais que nous avions évolué, tout comme des millions d’autres espèces. Et à son tour, l’archéologie est venue démolir une autre de nos croyances les plus sacrées : l’idée selon laquelle l’histoire humaine, sur le million d’années passé, a été une longue histoire de progrès. De récentes découvertes, tout particulièrement, suggèrent que l’adoption de l’agriculture, supposément notre pas le plus décisif vers une vie meilleure, fut par certains aspects une catastrophe dont nous ne nous sommes jamais remis. De l’agriculture surgirent les inégalités sociales et sexuelles flagrantes, les maladies et le despotisme qui accablent notre existence.
De prime abord, les éléments allant à l’encontre de cette interprétation révisionniste paraissent irréfutables aux yeux des états-uniens du 20ème siècle. Nous sommes mieux lotis, à presque tous les égards, par rapport aux gens du Moyen Âge, qui menaient une vie plus douce que celle des hommes des cavernes qui, à leur tour, jouissaient de meilleures conditions que les singes. Il nous suffit juste de compter nos avantages. Nous profitons d’aliments abondants et variés, de meilleurs outils et biens matériels, et des vies les plus longues et saines de l’histoire. La plupart d’entre nous sont à l’abri de la faim et des prédateurs. Nous obtenons notre énergie du pétrole et des machines, pas de notre sueur. Quel néo-luddite parmi nous échangerait sa vie pour celle d’un paysan médiéval, d’un homme des cavernes, ou d’un singe ?
Pendant la majeure partie de notre histoire, nous avons vécu en chassant et cueillant : nous chassions les animaux sauvages et collections les plantes sauvages. C’est une vie que les philosophes ont traditionnellement considéré comme désagréable, brutale, et brève. Puisqu’aucune nourriture n’est cultivée, et que bien peu se voit stockée, il n’y a (de ce fait) aucun répit dans la lutte chaque jour renouvelée visant à rechercher des aliments sauvages afin d’éviter de mourir de faim. Notre sortie de ce misérable état de fait remonte à peine à 10 000 ans en arrière, quand, dans différentes parties du monde, des gens ont commencé à domestiquer des plantes et des animaux. La révolution agricole s’étale, de manière progressive, jusqu’à aujourd’hui, où elle s’est imposée de manière quasi-universelle, et où peu de tribus de chasseurs-cueilleurs subsistent encore.
Depuis la perspective progressiste dans laquelle j’ai été élevé, se demander « Pourquoi la plupart de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ont-ils adopté l’agriculture ? » semble stupide. Ils l’ont bien sûr adoptée parce que l’agriculture est une manière efficace d’obtenir plus de nourriture moyennant moins de travail. Les cultures donnent un rendement à l’hectare plus élevé que les racines et les baies collectées. Imaginez une bande de sauvages épuisés par la recherche de noix ou la poursuite d’animaux sauvages, contemplant pour la première fois un verger croulant sous les fruits ou un pâturage plein de moutons. Combien de millisecondes pensez-vous qu’il leur faudrait pour apprécier les avantages de l’agriculture ?
La doctrine progressiste va même parfois jusqu’à attribuer à l’agriculture le remarquable bourgeonnement de l’art des milliers d’années passées. Puisque les récoltes peuvent être stockées et que récolter la nourriture d’un jardin prend moins de temps que d’en trouver dans la nature, l’agriculture nous a offert une quantité de temps libre que les chasseurs-cueilleurs n’ont jamais connue. C’est ainsi l’agriculture qui nous a rendus capables de bâtir le Parthénon et de composer la messe en si mineur [quels accomplissements merveilleux, n’est-ce pas, NdT.
Bien que le point de vue progressiste semble irrésistible, il est difficile de le prouver. Comment démontrer que la vie des gens qui vivaient il y a environ 10 000 ans s’améliora lorsqu’ils troquèrent la chasse et la cueillette contre l’agriculture ? Jusqu’à récemment, les archéologues ont dû recourir à des tests indirects dont les résultats, étonnamment, ont échoué à soutenir les vues progressistes. Voici un exemple de test indirect : les chasseurs-cueilleurs du 20ème siècle vont-ils plus mal que les agriculteurs ? Dispersés à travers le monde, plusieurs douzaines de groupes de ces soi-disant primitifs, comme les Bochimans du Kalahari, continuent à vivre de cette manière-là. Il en ressort que ces peuples ont beaucoup de temps pour les loisirs, dorment pas mal, et travaillent bien moins que leurs voisins agriculteurs. Le temps moyen consacré chaque semaine à l’obtention de nourriture est seulement de 12 à 19 heures pour un groupe de Bochimans, par exemple, et de 14 heures ou moins pour les nomades Hazda de Tanzanie. Un Bochiman, auquel on a un jour demandé pourquoi il n’avait pas imité les tribus voisines en adoptant l’agriculture, avait répondu : « Pourquoi devrions-nous, quand il y a autant de noix de mongongo dans le monde ? »

Tandis que les agriculteurs se sont concentrés sur des cultures riches en glucides comme le riz et les pommes de terre, le mélange de plantes sauvages et d’animaux qui constitue l’alimentation des chasseurs-cueilleurs survivants fournit plus de protéines et un meilleur équilibre des autres nutriments. D’après une étude, la consommation journalière moyenne de nourriture chez les Bochimans, pendant un mois où la nourriture était abondante, était de 2140 calories et 93 grammes de protéines, ce qui est considérablement supérieur aux recommandations journalières prescrites pour les gens de leur taille. Il est presque inconcevable que les Bochimans, qui mangent environ 75 types de plantes sauvages, puissent mourir de faim à la manière des centaines de milliers d’agriculteurs irlandais et de leurs familles durant la Grande Famine des années 1840.
Les vies des derniers chasseurs-cueilleurs, au moins, ne sont donc pas horribles et bestiales, alors même que les agriculteurs les ont repoussés dans certains des endroits les plus inhospitaliers du monde. Mais les sociétés modernes de chasseurs-cueilleurs qui ont côtoyé des sociétés agricoles pendant des milliers d’années ne nous disent rien des conditions de vie des humains d’avant la révolution agricole. À ce propos, la perspective progressiste prétend que les vies des peuples primitifs se sont améliorées quand ils sont passés de la cueillette à l’agriculture. Les archéologues peuvent dater ce changement, en distinguant, sur les sites de fouilles préhistoriques, les restes des plantes et animaux sauvages des restes de plantes et animaux domestiqués.
Comment en déduire la santé de ces producteurs d’ordures préhistoriques, et par-là même évaluer directement le point de vue progressiste ? On ne peut répondre à cette question que depuis quelques années, en partie grâce aux nouvelles techniques émergentes de la paléopathologie, l’étude des traces de maladies dans les vestiges des humains du passé.
Dans quelques situations chanceuses, le paléopathologiste a presque autant de matériel à étudier qu’un pathologiste d’aujourd’hui. Des archéologues des déserts chiliens, par exemple, ont découvert des momies bien préservées, dont les conditions médicales au moment de la mort ont pu être déterminées par autopsie (Discover, Octobre 1987). Les fèces de ces indiens morts depuis longtemps, qui vivaient dans des cavernes sèches du Nevada, demeurent suffisamment bien préservées pour que l’on y recherche des ankylostomes et d’autres parasites.
Habituellement, les seuls restes humains disponibles pour de telles études sont des squelettes. Ces squelettes permettent cependant de formuler un certain nombre de déductions. Pour commencer, un squelette révèle le sexe de son propriétaire, son poids, et son âge approximatif. Lorsque plusieurs squelettes sont disponibles, on peut établir des tables de mortalité comme celles que les compagnies d’assurance utilisent pour calculer l’espérance de vie et le risque de mortalité à tout âge. Les paléopathologistes peuvent aussi calculer les taux de croissance en mesurant les os des gens d’âges différents, examiner les dents pour évaluer la présence d’anomalies de l’émail (signes de malnutrition infantile) et reconnaître les cicatrices inscrites sur les os par les anémies, la tuberculose, la lèpre et d’autres maladies.

Pour exemple de ce que les paléopathologistes ont appris des squelettes, citons les évolutions historiques de la taille de l’être humain. Les squelettes de Grèce et de Turquie montrent que, vers la fin de l’âge glaciaire, la taille moyenne des chasseurs-cueilleurs était d’1,75 mètres pour les hommes et 1,65 pour les femmes, environ. Avec l’adoption de l’agriculture, celle-ci s’est effondrée, pour atteindre à peine 1,60 mètre pour les hommes et 1,54 pour les femmes en 3000 av. JC. Pendant l’Antiquité, la taille ré-augmente très lentement, à nouveau, mais les Grecs et les Turcs de notre temps n’ont toujours pas retrouvé la taille moyenne de leurs lointains ancêtres.
Mentionnons également l’étude des squelettes des tumulus des vallées de rivière de l’Illinois et de l’Ohio. Dans les Dickson Mounds, situés près de la rencontre entre les rivières de Spoon et de l’Illinois, des archéologues ont déterré quelques 800 squelettes, qui nous permettent de constituer un tableau des changements sanitaires qui prirent place lorsqu’à une culture de chasseurs-cueilleurs succéda une société d’agriculteurs cultivant intensivement le maïs, aux environs de 1150 après J.C. Des études, menées par George Armelagos et ses collaborateurs de l’Université du Massachusetts, montrent que l’adoption de ce nouveau modèle de subsistance a beaucoup impacté ces nouveaux paysans. Comparés aux chasseurs-cueilleurs qui les précédaient, les agriculteurs présentaient près de 50 % d’augmentation des anomalies de l’émail – indicateur de malnutrition –, une augmentation de 400 % des carences en fer (anémies ferriprives, prouvées par une maladie des os nommée hyperostose porotique), un triplement des lésions osseuses (qui indique des maladies infectieuses), et une augmentation des maladies dégénératives de la colonne vertébrale, indiquant probablement une quantité massive de travail physique. « L’espérance de vie à la naissance dans la société préagricole était d’environ 36 ans », explique Armelagos, « mais dans la société agricole, elle était de 19 ans. Ces épisodes de stress nutritionnels et de maladies infectieuses affectaient gravement leur capacité à survivre. »
Ces éléments suggèrent que les indiens des Dickson Mounds, à l’instar de beaucoup d’autres peuples primitifs, se sont mis à cultiver, non par choix, mais par nécessité, afin de nourrir leur population en constante augmentation. « Je ne pense pas que la plupart des chasseurs-cueilleurs cultivaient avant d’y être obligés ; en passant à l’agriculture, ils ont échangé la qualité pour la quantité », affirme Mark Cohen de l’Université d’Etat de New-York à Plattsburgh, co-éditeur, avec Armelagos, d’un des livres séminaux en la matière, Paleopathology at the origins of agriculture (« La paléopathologie aux origines de l’agriculture »). « Quand j’ai commencé à exposer cet argument, il y a 10 ans, peu de gens étaient d’accord avec moi. C’est désormais un point de vue respectable, bien que controversé. »
Trois ensembles de raisons, au moins, expliquent ces impacts négatifs de l’agriculture sur la santé. Premièrement, les chasseurs-cueilleurs jouissaient d’une alimentation variée, tandis que les premiers agriculteurs obtenaient la majeure partie de leur nourriture à partir d’une ou deux plantes amidonnées. Les agriculteurs obtenaient des calories à moindre coût, mais au prix d’une pauvre nutrition (à l’heure actuelle, seules trois plantes riches en glucides – le blé, le riz et le maïs – fournissent l’essentiel des calories consommées par l’espèce humaine, et chacune d’elle est déficiente en certaines vitamines ou acides aminés essentiels pour la vie). Ensuite, en raison de leur dépendance à un nombre limité de plantes, les agriculteurs risquaient bien plus la famine (par exemple en cas de mauvaise récolte, ou de quelque problème de culture d’une de ces plantes) que les chasseurs-cueilleurs. Enfin, l’agriculture a encouragé les gens à s’agglutiner en sociétés surpeuplées, commerçant les unes avec les autres, d’où la propagation de parasites et de maladies infectieuses. (Quelques archéologues pensent que c’est le surpeuplement, la surconcentration d’êtres humains, plutôt que l’agriculture, qui encourage les maladies, mais il s’agit là d’un débat du type poule ou œuf, parce que le surpeuplement encourage l’agriculture et vice-versa). Les épidémies ne pouvaient se propager tant que les populations étaient éparpillées en de petits groupes se déplaçant en permanence. La tuberculose et les maladies diarrhéiques se sont développées avec le passage à l’agriculture, tandis que la rougeole et la peste bubonique, elles, ont dû attendre l’apparition des premières grandes villes.
En plus de la malnutrition, de la famine, et des maladies épidémiques, l’agriculture portait en elle une autre malédiction : une stratification sociale massive. Les chasseurs-cueilleurs ne stockent pas (ou peu) de nourriture, et ne disposent pas non plus de source alimentaire concentrée, comme un verger ou un troupeau de vaches : ils vivent de plantes sauvages et d’animaux qu’ils obtiennent chaque jour. Ainsi, il ne peut y avoir, chez eu, de roi, ou de classe de parasites sociaux s’engraissant grâce à la nourriture qu’ils prennent aux autres. Il n’y a qu’au sein d’une population d’agriculteurs qu’une élite improductive et en bonne santé peut être en mesure de régner sur des masses accablées de maladies. Des squelettes des tombes grecques de Mycène, datant de 1500 av. J.C., suggèrent que les nobles bénéficiaient d’une meilleure alimentation que les roturiers, étant donné que les squelettes royaux étaient de 5 à 7 centimètres plus grands que les autres, et qu’ils disposaient d’une meilleure dentition (une cavité ou dent manquante, en moyenne, au lieu de six). Parmi les momies chiliennes de 1000 après J.C., l’élite se distinguait non seulement par des ornements et des pinces à cheveux en or, mais aussi par un taux quatre fois plus faible de lésions osseuses liées aux maladies.
Des contrastes similaires, dans le domaine de la nutrition et de la santé, persistent à une échelle mondiale aujourd’hui. Pour les gens des pays riches, comme les États-Unis, vanter les vertus de la chasse et de la cueillette doit paraitre ridicule. Mais les états-uniens sont une élite, dépendante du pétrole et des minerais qui doivent souvent être importés de pays où la santé des gens est moins bonne, et la nutrition plus pauvre. Si l’on pouvait choisir entre être un paysan en Éthiopie, ou un cueilleur bochiman dans le Kalahari, quel choix, selon vous, serait le plus judicieux ?

L’agriculture a peut-être également encouragé les inégalités entre les sexes. Libérées du besoin de transporter leurs bébés durant une existence nomade, et sous pression en raison du besoin de main d’œuvre pour labourer les champs, les femmes agricultrices ont eu tendance à tomber plus souvent enceinte que leurs congénères chasseuses-cueilleuses – ce qui impliquait des coûts significatifs pour leur santé. Parmi les momies chiliennes, par exemple, plus de femmes que d’hommes présentaient des lésions osseuses liées aux maladies infectieuses.
Les femmes des sociétés agricoles étaient parfois réduites à l’état de bêtes de somme. En Nouvelle-Guinée, dans les sociétés agricoles contemporaines, je vois souvent des femmes chancelant sous le poids excessifs de plantes et de bois de chauffage, tandis que les hommes se promènent les mains vides. Une fois, lors d’une visite de terrain à étudier des oiseaux là-bas, j’ai proposé à quelques villageois de les payer pour porter des marchandises de la piste d’atterrissage vers mon camp de montagne. La chose la plus lourde était un sac de riz de 50 kg, que j’ai attaché à un bâton, et qu’une équipe de 4 hommes a porté ensemble à ma demande. Lorsque j’ai finalement rattrapé les villageois, en chemin, les hommes portaient des choses légères, tandis qu’une petite femme pesant moins que le sac de riz, courbée sous son poids, le portait à l’aide d’une corde qui passait sur ses tempes.
Quant à l’affirmation selon laquelle l’agriculture a encouragé la floraison de l’art en nous fournissant du temps de loisirs, la réalité est que les chasseurs-cueilleurs disposent au moins d’autant de temps libre que les agriculteurs. L’insistance sur le temps de loisir en tant que facteur crucial semble erronée. Les gorilles ont largement disposé d’assez de temps libre pour construire leur propre Parthénon, s’ils l’avaient voulu. Bien que les avancées technologiques post-agricoles aient effectivement rendu possibles de nouvelles formes d’art, et facilité sa préservation, les chasseurs-cueilleurs peignaient et sculptaient depuis au moins 15 000 ans avant le passage à l’agriculture, et certains continuaient de le faire ne serait-ce qu’au siècle dernier, par exemple des Esquimaux et des Indiens du Nord-Ouest du Pacifique.
Ainsi, avec l’avènement de l’agriculture, une élite se trouva mieux lotie, tandis que la plupart des gens virent leur condition se dégrader. Au lieu de croire aveuglément la doctrine progressiste selon laquelle nous aurions choisi l’agriculture parce que c’était bon pour nous, nous devrions nous demander comment cette dernière a réussi à nous piéger malgré ses nombreux défauts.
Une réponse possible se ramène à l’adage selon lequel « La force fait le droit ». L’agriculture pouvait soutenir une population bien plus importante que la chasse, en dépit d’une qualité de vie plus pauvre. (Les densités de population des chasseurs-cueilleurs dépassent rarement une personne par 10 kilomètres carré, tandis que les agriculteurs présentent une densité de population moyenne 100 fois supérieure, environ). En partie parce qu’un champ entièrement recouvert d’une espèce de plante comestible nourrit bien plus de bouches qu’une forêt où les plantes comestibles sont dispersées. En partie, aussi, parce que les chasseurs-cueilleurs nomades doivent garder les naissances d’enfants espacées d’intervalles de 4 ans, en recourant à l’infanticide ou à d’autres moyens, puisqu’une mère doit porter son bébé jusqu’à ce qu’il soit assez âgé pour tenir la cadence des adultes. Les femmes agricultrices n’étant pas soumises à cette charge, elles peuvent, et ne s’en privent pas, mettre au monde un enfant tous les deux ans.
Tandis que les densités de population des chasseurs-cueilleurs augmentaient doucement à la fin des périodes glaciaires, des groupes durent choisir entre nourrir plus de bouches en se tournant vers l’agriculture, et trouver des moyens de limiter cette croissance démographique. Quelques groupes choisirent la première solution, incapables d’anticiper les mauvais côtés de l’agriculture et séduits par l’abondance éphémère dont ils bénéficièrent jusqu’à ce que la croissance de la population rattrape l’augmentation de la production de nourriture. Ces groupes-là se reproduisirent en grand nombre, puis s’en vinrent décimer les groupes qui avaient choisi de rester chasseurs-cueilleurs : une centaine d’agriculteurs mal nourris peuvent quand même l’emporter contre un seul chasseur-cueilleur isolé. Les chasseurs-cueilleurs n’ont donc pas réellement abandonné leur mode de vie, mais ceux qui s’étaient montrés assez raisonnables pour le conserver ont été expulsés, sauf des régions dont les agriculteurs ne voulaient pas.
À ce stade, il convient de rappeler l’accusation banale selon laquelle l’archéologie est un luxe, préoccupé par le passé lointain et n’offrant aucune leçon pour le présent. Les archéologues étudiant l’avènement de l’agriculture ont reconstitué une période cruciale, celle où nous avons commis la pire erreur de l’histoire de l’humanité. Sommés de choisir entre limiter la population ou essayer d’augmenter la production de nourriture, nous avons choisi cette dernière solution et ainsi déchaîné famine, guerre et tyrannie.
Les chasseurs-cueilleurs disposaient du mode de vie le plus abouti et le plus durable de l’histoire humaine. En revanche, nous continuons de cahoter dans le maelstrom où l’agriculture nous a précipités, et dont il n’est pas certain que nous puissions sortir. Supposons qu’un archéologue extra-terrestre nous rende visite et essaie d’expliquer l’histoire humaine à ses compatriotes de l’espace. Il illustrerait peut-être les résultats de ses trouvailles à l’aide d’une horloge de 24h sur laquelle une heure représenterait 100 000 ans du temps réel passé. Si l’histoire de l’espèce humaine commençait à minuit, nous serions maintenant presque à la fin de notre premier jour. Nous avons vécu en tant que chasseurs-cueilleurs pendant la quasi-totalité de ce jour, de minuit jusqu’au coucher du soleil, en passant par l’aube et par le midi. Finalement, à 23h54, nous avons adopté l’agriculture. Tandis que notre second jour approche, le sort des paysans frappés par la famine finira-t-il par tous nous engloutir ? Allons-nous finalement obtenir, de quelque façon que ce soit, les bienfaits attrayants que l’on imagine derrière la façade étincelante de l’agriculture, et qui nous ont échappés jusque-là ?
Jared Diamond
L’agriculture, ou la pire invention de l’humanité
par Clive Dennis
Que ce soit par désespoir ou en philosophant, nous, humains, nous retrouvons souvent à retracer notre histoire jusqu’au point de notre passé où le ver est entré dans le fruit, où tout a commencé, où une innovation nous a envoyé valdinguer dans le bruit et la confusion du présent. Les téléphones portables, la télévision, l’ingénierie génétique et les supermarchés se voient tous critiqués, mais ceux qui ont réellement des problèmes avec ce monde – ceux qui comprennent véritablement l’échec – se réfèrent à la plus vaste échelle de l’histoire de l’humanité.
Certains pointeront du doigt la bombe nucléaire ou la révolution industrielle. D’autres le capitalisme, ou l’argent, ou la poudre à canon. D’autres encore prétendront que ce ne sont pas les inventions qui génèrent les problèmes, mais les gens qui les utilisent ; que la technologie est neutre et qu’il nous appartient de nous assurer qu’elle soit utilisée pour le bien. D’autres rétorquent que les inventions peuvent être bonnes ou mauvaises – que certaines sont élaborées par de bonnes intentions tandis que d’autres non.
Mais ce ne sont pas les conséquences escomptées qui comptent – ce sont les conséquences réelles.
Nobel était persuadé que son invention rendrait la guerre trop violente et trop horrible pour être envisagée. Sans surprise, la dynamite fut finalement utilisée pour tuer bien plus de gens, bien plus rapidement. Nos tentatives de législation visant à prendre le contrôle des armes nucléaires, ou nos innovations visant à mieux contrôler le pouvoir, qu’il soit militaire, explosif, politique ou autre, ont toujours échoué, puisqu’aucune société ne peut jamais dire non à un avantage de puissance. Cependant, mêmes les technologies les plus désastreuses présentent généralement quelque bénéfice ; l’holocauste nucléaire et l’entente nucléaire, les réserves d’anthrax et les vaccins contre la variole.
La difficulté consiste à décider si la balance des coûts et bénéfices penche ou non en notre faveur. Cela s’équilibre-t-il toujours ? Y a‑t-il une invention, quelque part dans notre histoire, tellement cataclysmique que nous pourrions la qualifier de pire invention de l’histoire de l’humanité ?
Il y en a une. Généralement considérée comme la meilleure et la plus importante des innovations de l’humanité, l’agriculture est l’invention à l’origine du fossé qui nous sépare aujourd’hui de la nature. Cependant, en changeant radicalement la façon dont nous obtenons notre nourriture, le développement de l’agriculture nous a condamnés à des conditions de vie pires que celles dont nous jouissions avant : déclin de notre temps de loisir ; nourriture de moins bonne qualité ; moins bonne santé, et perte de notre autonomie. En outre, l’agriculture a aussi engendré les premières occurrences significatives de guerre à grande échelle, les inégalités, l’impérialisme, la hiérarchie, la pauvreté, le crime, la famine, le changement climatique d’origine anthropique ainsi que l’extermination de masse des espèces vivantes.

Lorsque les choses ont dégénéré
Dans les années 1960 et 1970, des anthropologues comme Richard Lee et Yehudi Cohen ont remarqué la forte corrélation entre la façon dont les sociétés produisent leur nourriture et la façon dont elles sont structurées socio-politiquement. Des années de recherches anthropologiques cumulées ont montré que ceux qui vivent de la chasse et de la cueillette ont tendance à établir des sociétés égalitaires et basées sur le consensus.
Les chasseurs-cueilleurs dépendent les uns des autres pour leur nourriture, la coopération et le mutualisme sont donc institutionnalisés par nécessité. Un seul chasseur peut n’avoir qu’une chance sur quatre de réussir à attraper sa proie, mais quatre chasseurs qui acceptent de partager ce qu’ils capturent bénéficieront d’un approvisionnement alimentaire bien plus fiable. En se déplaçant à travers le territoire, des régions où la nourriture est rare vers celles où la terre est plus riche, les chasseurs-cueilleurs permettent à la nature d’œuvrer pour eux, et récoltent ensuite ce qui peut l’être. Ce mode de production fait que les Kungs et les Hadzas, qui habitent les régions les plus inhospitalières de l’Afrique du Sud, consacrent seulement de trois à cinq heures par jour à leur quête de nourriture.
Même dans un environnement aussi désertique et hostile, la conception hobbesienne de la vie de l’humanité pré-civilisée comme pénible et brutale pourrait difficilement être plus éloignée de la vérité. Les chasseurs-cueilleurs vivaient des vies saines et riches, et ont à raison été décrits comme « la société d’abondance originelle ». Malheureusement, le mythe de la « guerre de tous contre tous » et du sauvage condamné à une vie de lutte contre une nature sanguinaire est toujours profondément ancré dans la psyché du civilisé.
Lorsqu’une société nomade s’enracine quelque part naissent les premières possibilités de coercition. Un groupe de nomades, incapable de se mettre d’accord sur un sujet important, peut toujours se séparer en deux groupes ou plus, qui peuvent suivre chacun leur chemin et implémenter la décision qu’ils pensent être la meilleure. Les agriculteurs, cependant, sont coincés là où ils sont, et la meilleure forme de démocratie qu’une communauté fixe puisse produire reste la tyrannie de la majorité.

Trop
Une fois qu’une population installée de manière fixe produit du surplus, les choses empirent encore ; certains individus cessent de s’occuper de la nourriture et se spécialisent dans d’autres métiers. Cette spécialisation permet la naissance d’importantes inégalités matérielles – certains talents sont plus valorisés que d’autres, et engrangent alors plus de richesses. Parmi les nomades, la propriété devient un fardeau lorsqu’elle s’accumule. Une société d’égaux, qui ne se soucie que très peu de la richesse matérielle qu’elle possède, n’est pas une terre fertile pour le crime lié à la propriété. Les inégalités matérielles des sociétés agraires, cependant, engendrent des crimes, et tandis que certains se spécialisent dans le travail des métaux, dans la poterie ou les relations publiques, d’autres se spécialisent dans la violence, sous l’égide de la prévention du crime. Ces spécialistes de la violence passent véritablement leur temps à préserver les inégalités de richesse qui apparaissent, et à assurer la sécurité d’un autre groupe de spécialistes – l’élite naissante.
Des fouilles archéologiques sur des sites du néolithique exposent précisément l’architecture des premières hiérarchies ; les plus grandes maisons sont toujours implantées près des bâtiments utilisés pour entreposer le grain. Lorsque l’élite parvient à contrôler le surplus à travers un monopole sur la violence, par exemple, en payant et en armant les meilleurs combattants d’une communauté, la transition est complète et une minorité détient alors le pouvoir. Par conséquent, lorsqu’une élite peut, en toute impunité, faire l’usage de la violence au sein des limites géographiques d’une société donnée, la tyrannie commence. Lorsque la même chose se produit en dehors de ces limites, la guerre et l’impérialisme s’ensuivent, puisqu’un surplus alimentaire permet également le déploiement d’une armée, qui peut ensuite être utilisée pour s’emparer des terres et des ressources des populations environnantes. Sans surplus alimentaire, des campagnes militaires intensives ne seraient simplement pas possibles.
Un surplus alimentaire mène également à une augmentation des densités de population. Ceci augmente les incidences de maladie. Tandis qu’au sein d’une population peu nombreuse une maladie peut s’éteindre une fois qu’elle en aura fait le tour, au sein d’une population importante, le nombre d’individus permet à la maladie de muter, en engendrant de nouvelles, qui peuvent ensuite réinfecter encore et encore la population. Ce dont attestent le rhume ordinaire, la rougeole, la varicelle et la grippe – ces maladies n’existent simplement pas au sein de populations non-agricoles. Pire encore, les agriculteurs vivent au contact direct de leurs animaux, qui constituent une source intarissable de nouveaux pathogènes.
Le régime alimentaire relativement limité et peu varié de l’agriculteur engendre d’autres problèmes, puisque le système immunitaire alimenté par un régime alimentaire agricole non diversifié ne fonctionne pas aussi bien que le système immunitaire alimenté par le régime alimentaire d’un chasseur-cueilleur, qui se nourrit d’une variété bien plus grande d’aliments. Un mode de vie aussi insalubre diminue inéluctablement l’espérance de vie de l’agriculteur, et ce n’est qu’au cours des 100 dernières années que la médecine a augmenté l’espérance de vie des agriculteurs au point de dépasser celle des chasseurs-cueilleurs.
Lorsque l’anthropologue Richard Lee s’est rendu auprès des Bushmen du Kalahari dans les années 1960, il a découvert que 10% d’entre eux avaient plus de 60 ans. Ce qui se compare plutôt bien avec les 20% que nous retrouvons actuellement en Grande-Bretagne, par exemple, particulièrement en raison de l’hostilité de l’environnement où vivent les Bushmen. Malheureusement, les Bushmen d’aujourd’hui ne jouissent plus du mode de vie de leurs parents dans les années 1960, puisque le gouvernement du Botswana cherche absolument à les moderniser en leur prenant leurs terres et en leur donnant des couvertures, des maladies, et de l’alcool et du désespoir en échange – une procédure souvent utilisée contre les populations dévastées des chasseurs-cueilleurs du monde.
Au-delà des humains
Les répercussions de l’adoption de l’agriculture s’étendent bien au-delà du cadre des sociétés humaines la pratiquant – les chasseurs-cueilleurs ne sont pas les seuls à souffrir des impacts des agriculteurs voraces, l’environnement les subit aussi. Plus la surface de production consacrée à l’agriculture s’étend, plus l’habitat riche et diversifié des chasseurs-cueilleurs est atrophié, jusqu’à ce que les frontières des terres cultivées, en expansion perpétuelle, se heurtent à des zones impropres à l’agriculture, comme les déserts, la toundra et les glaces.
Lorsque 10 milliards d’hectares de nature sauvage sont remplacés par 10 milliards d’hectares de blé, de soja ou de terre d’élevage, les conséquences sont prévisibles. Ils deviennent 10 milliards d’hectares qui ne produisent plus de nourriture pour les bisons, les ours ou les bouquetins. Voilà la cause ultime de l’extinction de masse que nous connaissons actuellement. L’agriculture transforme un territoire qui nourrissait auparavant des milliers d’espèces en une terre ne nourrissant plus qu’une seule espèce. Elle affame littéralement les autres espèces et précipite leur extinction.
Les estimations effectuées par l’écologue Paul Ehrlich suggèrent que l’humanité de notre temps accapare environ 40% de la productivité terrestre primaire nette de la planète pour son propre usage. Aggravant encore cette affaire, les recherches du professeur Bill Ruddiman suggèrent que le brûlage préhistorique des forêts visant à créer des terres propres à l’agriculture émirent suffisamment de gaz à effet de serre pour impacter le climat mondial, maintenant ainsi artificiellement la température de la planète à un niveau permettant la continuation de l’agriculture.
Employé de bureau VS chasseur-cueilleur
Cependant, si nous pouvions ignorer les quelques paragraphes précédents, et ne penser qu’en fonction du plaisir que nous arrivons personnellement à tirer de nos vies modernes, il est clair que les choses se sont améliorées pour nos types d’agriculture depuis les maladroits et déplaisants débuts de l’agriculture. Nous nous sommes spécialisés au point de ne plus être obligés de choisir entre agriculteurs ou soldats – nos possibilités s’étendent aujourd’hui jusqu’à ingénieur informatique, employé de bureau et nettoyeur de WC. Il y a tout un nouveau monde d’expérience dehors. Mais l’apprécions-nous vraiment ?
Nous allons manifestement mieux que nos premiers ancêtres ayant adopté l’agriculture. Cependant, l’histoire remonte bien plus loin que le moment où la première charrue transperça la terre. Nous devrions plutôt comparer le quotidien de l’employé de bureau à celui du chasseur-cueilleur.
Un employé de bureau passe au moins 8 heures par jour à exercer un travail invariablement ennuyeux et uniquement allégé par le contact humain qu’il apporte. Parce qu’il souhaite utiliser au mieux le temps qu’il lui reste après sa migration pendulaire et ses courses quotidiennes, l’employé de bureau achète des plats cuisinés, paie un employé pour le ménage et s’effondre devant la télévision. Un mode de vie aussi extrêmement sédentaire, loin d’être appréciable, endommage la santé, et doit être compensé par de la médication et de l’exercice. Le stress et la dépression sont les conséquences inéluctables de la vie gâchée au bureau et de l’argent perdu dans la tentative effrénée de paraître mieux que les autres. Si notre employé de bureau se découvrait mécontent de la vie que la société lui a concoctée, et s’il en venait à vouloir modifier son sort, il découvrirait également son impuissance, étant donné que sa participation à la vie politique est réduite à celle d’un observateur, jouissant d’un inutile droit de voter tous les 4 ou 5 ans, comme des millions d’autres. Tandis que les chasseurs-cueilleurs travaillent entre 3 et 5 heures par jour, souvent entre amis, et peuvent passer le reste de leur journée à manger ; à rendre visite à d’autres amis ; à faire de la musique ; à danser ; à philosopher ; à jouer avec les enfants ; à se relaxer et à dormir. Voilà la vie que nous avons perdue.
Regarder le passé avec colère
L’agriculture nous a privés de notre héritage de chasseur-cueilleur, et a rendu impossible la vie en société égalitaire et basée sur le consensus dont jouissaient nos ancêtres. Au lieu de cela, elle nous impose un nouvel éventail de structures sociales ; des structures d’aliénation et de domination qui soutiennent, et sont soutenues, par la continuation et l’expansion de l’agriculture. Nos visions utopiques du futur, libéré des problèmes du présent grâce à l’ingéniosité humaine et à la compétence technique, semblent possibles sur le papier, mais la réalité est autre. Nous avons déjà commis la pire des erreurs, et avons passé 10 000 ans à perfectionner cette invention désastreuse, nous rendant ainsi de plus en plus dépendants d’elle. Cependant, les archéologues qui nous font entrevoir nos ancêtres et les anthropologues qui nous présentent nos cousins ont réussi à nous expliquer ce qui motive nos actes. Nous n’aspirons pas seulement au futur que nous imaginons, mais à la réalité de notre passé.
Clive Dennis
Traductions : Nicolas Casaux
Whow ! Un article très clair. L’analyse est bien mené, on est amené à une remise en question sur notre mode de vie actuel, sur le pourquoi ça ne convient pas, comment, quoi…
Tout ce que l’on peut attendre d’un article constructif en somme !
Merci pour le partage. (Dommage de ne pas avoir mis les sources : les articles en anglais;j’aime bien lire les articles originaux).
Bien vu, le lien vers l’original de Clive Dennis était déjà mis en hyperlien dans l’encadré d’intro des traductions (http://www.theecologist.org/investigations/food_and_farming/268902/humanitys_worst_invention_agriculture.html), mais j’avais oublié de mettre un lien vers celui de Jared Diamond, c’est chose faite (http://web.cs.ucdavis.edu/~rogaway/classes/188/materials/Diamond-TheWorstMistakeInTheHistoryOfTheHumanRace.pdf).
Si l’on s’en tient à la thèse de l’anthropologue René Girard, l’agriculture et l’élevage ont été découverts par hasard. Ce serait pour des raisons essentiellement religieuses que les hommes auraient domestiqué des animaux sauvages et des plantes afin de les rapprocher d’eux avant de les sacrifier et pour finir, de les diviniser. Essayons de nous représenter la somme d’efforts, d’imagination et de temps qu’il a fallu à nos ancêtres chasseurs/cueilleurs pour parvenir à ce mode de production alimentaire. On comprend tout de suite que cette transformation n’a pas pu se faire pour des raisons strictement économiques car cela n’aurait pas été tenable et donc n’avait aucun sens. Il était quand même plus facile de tuer un auroch plutôt que le capturer, le dompter et attendre que la race se domestique. Idem pour les plantes. Imaginons le nombre d’expériences aléatoires auxquelles les malheureux cueilleurs ont dû se livrer pour arriver à un épi de blé. C’était quand même plus simple d’aller chercher sa pitance déjà toute prête dans la nature. Ces deux inventions funestes ne sont que le début du long suicide de l’espèce humaine. Mais soyons rassurés, notre agonie touche à sa fin, bientôt nous reposerons en paix.
L’idée est intéressante, argumentée. Mais ne peut-on pas imaginer une société sédentaire, abondante et égalitaire ? Qu’est-ce qui l’en empêcherait sinon ses intentions ? Et que dire des tribus nomades qui vivaient de pillages ? La cause n’est-elle pas plutôt inhérente à l’être humain quoi qu’il invente ou n’invente pas ? Il est avide, capable cependant de sagesse, pourvu d’une conscience inadaptée à sa condition humaine, source de tous ses malheurs et du vivant…
En contre-point, lire « the dawn of everything » de Wengrow et Graeber, respectivement archéologue et ethnologue. Avec de nombreux exemples de sociétés de chasseurs-cueilleurs hautement hiérarchisées et de sociétés agricoles égalitaires, ainsi que des exemples d’aller-retour entre ces deux modes de subsistence. Ils proposent, en outre, un modèle d’évolution des sociétés en fonction de trois cercles de la volonté de puissance : souveraineté, bureaucratie, politique, avec comme expression de la puissance, respectivement, violence, connaissance, charisme. Le déploiement de cette volonté de puissance réduisant ce qu’ils proposent comme libertés fondamentales : liberté de refuser d’obéir, liberté de se déplacer, liberté de réorganiser son réseau social. À suivre…
Ce livre de Wengrow et Graeber, paru en français sous le titre « Au commencement était », est truffé d’inexactitudes, voire de distorsions historiques et même de fabulations complètes. On a publié une compilation de critiques de cet ouvrage : https://www.partage-le.com/2022/01/08/graeber-et-wengrow-au-commencement-etait-un-carnaval-didees-fausses-ou-farfelues-dossier/ et aussi une traduction de la longue critique que Walter Scheidel a écrit à son sujet : https://www.partage-le.com/2022/10/15/sur-lidealisme-de-david-graeber-et-david-wengrow-par-walter-scheidel/