Sommes-nous plus libres que nos ancêtres médiévaux ? (par Romuald Fadeau)

Doux plai­sir des modernes que de se croire supé­rieurs en tous points à leurs ancêtres. Plus beaux, plus libres, plus braves, plus intel­li­gents, se disent-ils. Peut-être Nature opère-t-elle de façon à affi­ner l’espèce, à la dégros­sir de ses défauts et traits futiles ; mais le rythme de l’évolution est bien trop lent pour que nous autres – modernes – puis­sions réel­le­ment nous consi­dé­rer comme dif­fé­rents de nos ancêtres. Telle est la sub­tile iro­nie de notre condi­tion : assez mûrs pour consi­dé­rer l’histoire avec dédain, mais trop jeunes pour un chan­ge­ment de nature. Mal­gré les fan­tasmes des tech­no­lâtres, l’évolution tech­no­lo­gique des deux der­niers siècles n’a pas per­mis d’accélérer le rythme évo­lu­tif, de faire de nous des êtres aux besoins radi­ca­le­ment dif­fé­rents de ceux qui nous pré­cé­dèrent. Les modi­fi­ca­tions des condi­tions d’existence orches­trées par le sys­tème tech­no-indus­triel ont à coup sûr pro­duit leurs effets sur la psy­ché humaine – et quels effets ! Troubles anxieux, déréa­li­sa­tion, iso­le­ment, dépres­sion, sui­cide, aso­cia­bi­li­té, inca­pa­ci­té à sup­por­ter le silence, etc. La liste est longue des stig­mates de l’adaptation au règne tech­no­lo­gique. Sur le plan men­tal, le résul­tat est sans appel : liber­té où te caches-tu ?

Pré­ci­sons d’emblée que la liber­té dont il est ici ques­tion n’est pas cir­cons­crite léga­le­ment ni plu­rielle. La liber­té est affaire de vie ou de mort : elle est la capa­ci­té – indi­vi­duelle et com­mu­nau­taire – à accom­plir notre pro­ces­sus de pou­voir, ce besoin vital qui nous habite et qui, dans les condi­tions d’une vie natu­relle, nous pous­se­rait à chas­ser, cueillir, atta­quer, pro­té­ger, contem­pler les étoiles, nous accom­plir indi­vi­duel­le­ment pour un jour quit­ter la vie en toute séré­ni­té. Faute de pou­voir aban­don­ner sa nature d’animal gré­gaire, l’humain contraint de s’adapter aux bou­le­ver­se­ments de son monde (des­truc­tion de son milieu, impos­si­bi­li­té d’exercer concrè­te­ment la liber­té) se voit pro­po­ser deux voies : le sui­cide ou l’aliénation technologique.

Deux auteurs peuvent nous éclai­rer sur la qua­li­té de vie de nos ancêtres moyen­âgeux : Alexis de Toc­que­ville et Pierre Kropotkine.

Kro­pot­kine, dans le cha­pitre inti­tu­lé « L’entraide dans la cité du Moyen Âge » de son livre L’Entraide, Un fac­teur de l’évolution (1902), décrit avec pré­ci­sion com­ment se mani­fes­tait la liber­té dans la cité du Moyen Âge, dont le modèle type de la cité for­ti­fiée appa­rut après les inva­sions des Nor­mands, Arabes et Huns aux IXème et Xème siècles – en réac­tion à la faible uti­li­té défen­sive des scho­lae mili­taires.

« Les com­mu­neux com­prirent qu’ils pou­vaient doré­na­vant résis­ter aux empié­te­ments de leurs enne­mis inté­rieurs, les sei­gneurs, aus­si bien qu’aux inva­sions des étran­gers. Une nou­velle vie de liber­té com­men­ça à se déve­lop­per dans ces enceintes for­ti­fiées. La cité du Moyen Âge était née. » (p. 218 de l’édition EcoSociété).

« Les guildes répon­daient à un besoin pro­fond de la nature humaine, et elles réunis­saient toutes les attri­bu­tions que l’État s’appropria plus tard par sa bureau­cra­tie et sa police. Elles étaient plus que cela, puisqu’elles repré­sen­taient des asso­cia­tions pour l’appui mutuel en toutes cir­cons­tances et pour tous les acci­dents de la vie, “par action et conseil” ; c’étaient aus­si des orga­ni­sa­tions pour le main­tien de la jus­tice, dif­fé­rentes en ceci de l’État qu’en toutes occa­sions inter­ve­nait un élé­ment humain, fra­ter­nel, au lieu de l’élément for­ma­liste qui est la carac­té­ris­tique essen­tielle de l’intervention de l’État. » (p. 230)

Dans L’Ancien Régime et la Révo­lu­tion (1856), Toc­que­ville s’attèle à détruire l’image d’Épinal d’un Moyen Âge tout fait de ser­vi­tude et d’oppression, tout en rele­vant que la monar­chie en voie de se rendre abso­lue pré­pa­ra acti­ve­ment le triomphe de l’individualisme libé­ral – celui-ci ayant ensuite pro­vo­qué la chute de celle-là via la Révo­lu­tion fran­çaise. Au Moyen Âge,

« les habi­tants de chaque vil­lage ont for­mé une com­mu­nau­té dis­tincte du sei­gneur. Celui-ci s’en ser­vait, la sur­veillait, la gou­ver­nait ; mais elle pos­sé­dait en com­mun cer­tains biens dont elle avait la pro­prié­té propre ; elle éli­sait ses chefs, elle s’administrait elle-même démo­cra­ti­que­ment » (Livre II – Chap. 3).

Figu­rons-nous un pays com­po­sé de nom­breuses cités, toutes dotées du droit d’autojuridiction, éga­le­ment auto­nomes en matière d’impôt, sub­di­vi­sées en cor­po­ra­tions, si peu rede­vables au monarque qu’il aura tou­jours fal­lu que ce der­nier s’impose par la force ou la ruse pour que s’accroisse le ter­ri­toire fran­çais. En voi­ci un exemple : la ville de Lyon fut rat­ta­chée au royaume de France en 1312, par le Trai­té de Vienne. En 1292, Phi­lippe le Bel nom­ma un offi­cier royal pour assu­rer la pro­tec­tion du peuple de Lyon, dont l’autorité fut refu­sée en 1310 par l’archevêque Pierre de Savoie, qui assu­rait alors la juri­dic­tion tem­po­relle de la cité. Face à ce refus, le Bel envoya son fils – le futur Louis X – assié­ger la ville avec son armée. Trois mois plus tard, la ville capi­tu­la, et l’archevêque pri­son­nier dans son châ­teau consen­tit à trans­fé­rer ses droits civils et judi­ciaires à la cou­ronne. Que l’on ne se voile pas la face, la France fut aus­si conquise par voie de guerre et de siège (même si les épou­sailles, l’achat, l’échange de terres, le chan­tage – entre autres – ne furent pas en reste). Ain­si que le for­mu­lait Prou­dhon : « La nation fran­çaise se com­pose d’au moins vingt nations dif­fé­rentes… Le Fran­çais est un être de conven­tion. » Mais reve­nons-en à Toc­que­ville, assez doué lorsqu’il s’agit d’établir la liste des liber­tés per­dues (notam­ment de la liber­té muni­ci­pale) et de tra­cer le type psy­cho­lo­gique du peuple français.

« Les élec­tions ne furent abo­lies géné­ra­le­ment pour la pre­mière fois qu’en 1692. Les fonc­tions muni­ci­pales furent alors mises en offices, c’est-à-dire que le roi ven­dit, dans chaque ville à quelques habi­tants, le droit de gou­ver­ner per­pé­tuel­le­ment tous les autres. ». Citant le chro­ni­queur Phi­lippe de Com­mynes : « Charles VII, qui gagne­ra ce point d’imposer la taille à son plai­sir, sans le consen­te­ment des états, char­gea fort son âme et celle de ses suc­ces­seurs, et fit à son royaume une plaie qui long­temps saignera. »

Et Toc­que­ville de reprendre quelques pages plus loin :

« On peut affir­mer qu’aucune de ces ins­ti­tu­tions détes­tables n’aurait pu sub­sis­ter vingt ans, s’il avait été per­mis de les dis­cu­ter […]. Les rares états géné­raux des der­niers siècles ne ces­sèrent de récla­mer contre elles. On voit à plu­sieurs reprises ces assem­blées indi­quer comme l’origine de tous les abus “le droit de s’enrichir de la sub­stance du peuple sans le consen­te­ment et la déli­bé­ra­tion des trois états”. » (Livre II – Chap. 10)

Concer­nant le type psy­cho­lo­gique d’avant la conquête monarchique :

« Nos pères n’avaient pas le mot d’indi­vi­dua­lisme, que nous avons for­gé pour notre usage, parce que de leur temps, il n’y avait pas en effet d’individu qui n’appartint pas à un groupe et qui put se consi­dé­rer abso­lu­ment seul ; mais cha­cun des mille petits groupes dont la socié­té fran­çaise se com­po­sait ne son­geait qu’à lui-même. C’était, si je puis m’exprimer ain­si, une sorte d’individualisme col­lec­tif, qui pré­pa­rait les âmes au véri­table indi­vi­dua­lisme que nous connais­sons. » (Livre II – Chap. 9)

En somme, le goût de l’autonomie infu­sait dans toutes les strates de la socié­té médié­vale sans se réduire à une simple volon­té de repré­sen­ta­tion poli­tique. Comme expli­ca­tion de ce goût de la liber­té et de l’honneur, Toc­que­ville avance notam­ment que la pré­sence d’une noblesse d’épée et non de robe, au contact direct du reste de la popu­la­tion, ren­dait le moindre serf fami­lier des notions d’honneur et d’autonomie. Peut-être était-il plus simple d’accepter une condi­tion ser­vile lorsque l’on savait son sei­gneur obli­gé de nous défendre au péril de sa propre vie. Aus­si, le mou­ve­ment cen­tra­li­sa­teur et l’abaissement de la noblesse par le monarque firent un excellent ter­reau pour la pro­pa­ga­tion des idées abs­traites des Lumières, un peuple sans corps et sans âme étant bien plus récep­tif à une concep­tion abs­traite de la liber­té – faute de pou­voir la pra­ti­quer quotidiennement.

Bien avant le recul des liber­tés, le XIIème siècle fut le siècle de l’émancipation. Chaque cité, chaque com­mune, pos­sé­dait sa propre sou­ve­rai­ne­té judi­ciaire et admi­nis­tra­tive. En somme, chaque com­mu­nau­té d’alors exis­tait et s’organisait à sa façon, sans que son droit n’émane d’autre chose que d’elle-même. Telle est l’anarchie médié­vale : l’existence d’infinies varia­tions dans le rap­port à l’existence com­mune. Ain­si que l’écrivait Kropotkine :

« Les chartes des com­munes du Moyen Âge, comme le fait obser­ver un his­to­rien, offrent la même varié­té que l’architecture gothique des églises et des cathé­drales. On y trouve la même idée domi­nante, la cathé­drale sym­bo­li­sant l’union des paroisses et des guildes dans la cité – et la même varié­té infi­nie dans la richesse des détails ?

L’autojuridiction était le point essen­tiel, et auto­ju­ri­dic­tion signi­fiait auto-admi­nis­tra­tion. Mais la com­mune n’était pas sim­ple­ment une par­tie « auto­nome » de l’État – ces mots ambi­gus n’avaient pas encore été inven­tés alors – elle était un État en elle-même. Elle avait le droit de guerre et de paix, de fédé­ra­tion et d’alliance avec ses voi­sins. Elle était sou­ve­raine dans ses propres affaires et ne se mêlait pas de celles des autres […] 

Le secret de cette appa­rente ano­ma­lie c’est qu’une cité du Moyen Âge n’était pas un État cen­tra­li­sé. […] La cité était géné­ra­le­ment divi­sée en quatre quar­tiers, ou en cinq, six ou sept sec­tions, rayon­nant d’un centre ; chaque quar­tier ou sec­tion cor­res­pon­dait à peu près à un cer­tain métier ou pro­fes­sion qui y domi­nait, mais conte­nant cepen­dant des habi­tants de dif­fé­rentes posi­tions et occu­pa­tions sociales – nobles, mar­chands ou même demi-serfs […]. » (p. 233–234)

Si l’on en croit Kro­pot­kine : « La période com­prise entre le Xème et le XVIème siècle de notre ère pour­rait ain­si être décrite comme un immense effort pour éta­blir l’aide et l’appui mutuels dans de vastes pro­por­tions, le prin­cipe de fédé­ra­tion et d’association étant appli­qué à toutes les mani­fes­ta­tions de la vie humaine et à tous les degrés pos­sibles. » Mais en défi­ni­tive, pou­vons-nous en dire autant cinq siècles plus tard ?

Romuald Fadeau


Pour conti­nuer de lire sur le même sujet :

Le mythe de la démo­cra­tie comme inven­tion moderne (par Nico­las Casaux)

Print Friendly, PDF & Email
Total
99
Shares
1 comment
  1. Il est évi­dem­ment extrê­me­ment inté­res­sant de s’ap­puyer sur ces auteurs du XIXe siècle, pour com­prendre leur vision de l’in­di­vi­dua­lisme. Mais, comme toute his­to­rio­gra­phie, elle est tri­bu­taire de biais défor­mants ; quand Toc­que­ville prend pour modèle la com­mune médié­vale, c’est en réac­tion à la cen­tra­li­sa­tion éta­tique de sa propre époque.de même lorsque l’his­to­rien Augus­tin Thier­ry, fameux his­to­rien roman­tique du pre­mier tiers du XIXe, fait des com­munes médié­vales des labo­ra­toires de citoyen­ne­té pré-revo­lu­tion­naire, résul­tats d’une lutte sans mer­ci avec les pou­voirs sei­gneu­riaux, il pro­jette ses fan­tasmes du XIXe siècle sur une époque que les his­to­riens de l’é­poque ne connaissent encore que très mal, faute d’ou­tils métho­do­lo­giques en histoire.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

En Colombie-Britannique, avant la civilisation, les Premières Nations enrichissaient l’environnement

L’occupation humaine est habituellement associée avec des paysages écologiques détériorés, mais une nouvelle recherche montre que 13 000 années d’occupation régulière de la Colombie Britannique par des Premières Nations ont eu l’effet inverse, en augmentant la productivité de la forêt vierge tempérée. [...]