L’Encyclopédie des Nuisances contre la récupération de l’écologie (extraits du n°15)

Les textes sui­vants sont tirés du quin­zième fas­ci­cule de l’Ency­clo­pé­die des Nui­sances, daté avril 1992. Il y a 30 ans. Ves­tige d’une époque où le mou­ve­ment éco­lo­giste n’é­tait pas encore lar­ge­ment liqué­fié. Il serait sans doute dif­fi­cile, aujourd’­hui, de trou­ver un éco­lo­giste en mesure de com­prendre la réponse de Sem­prun à Arnould. Ou la cri­tique de Phi­lip­pon­neau à l’é­gard de la réunion écolocratique.

I. Correspondance avec un écologiste

(ou Réponse à un car­rié­riste)

Mer­cre­di 15 novembre 89 

À l’Encyclopé­die des Nuisances.

Bon­jour, quel joli titre et quel superbe pro­gramme ! J’ai décou­vert, en clas­sant des docu­ments de SOS Loire Vivante, le pros­pec­tus pour le tome 11. Pou­vez-vous m’en­voyer plus de pré­ci­sions ? De mon côté, je vous fais par­ve­nir quel­ques docu­ments sur notre oppo­si­tion à une drôle de nui­sance, plus que cela, une cala­mité : le pro­gramme de béton­nage de la Loire, der­nier fleuve vivant d’Eu­rope. Amicalement, 

Mar­tin Arnould, SOS Loire Vivante.

*

Paris, le 8 février 1990.

Répu­gnant crétin.

Véri­fi­ca­tion faite, ton espèce de car­rière est bien conforme au cour­rier que tu as eu la niai­se­rie de nous envoyer. Sage comme une image de syn­thèse, juvé­nile comme un spor­tif en quête de spon­sors, récon­for­tant comme une décla­ra­tion d’expert en catas­trophes, tu cor­res­ponds en tout point au nou­veau modèle de ces gen­tils appa­rat­chiks que la « vague verte » dépose un peu par­tout dans les décharges ins­ti­tu­tion­nelles : comme le rabâche ton ancêtre en arri­visme Lalande, « le temps de l’a­lerte est pas­sé, celui de la ges­tion com­mence ». Avis aux par­fu­meurs de déchets, il y en aura pour tout le monde !

Conseiller muni­ci­pal du Puy depuis mars 1989 (et non « maire éco­lo », comme le déclare l’ar­ticle de Libé­ra­tion que tu nous joins, sans doute flat­té, sans le rec­ti­fier), tu n’es cepen­dant pas arrié­ré au point de t’é­ter­ni­ser dans le carrié­risme élec­to­ra­liste. Comme n’im­porte quel émule des Har­lem des Sbires et autres bêtes-à-médias, tu sais qu’aujourd’hui il est plus expé­di­tif de se lais­ser « apo­li­ti­que­ment » aspi­rer par la pompe à fabri­quer du consen­sus, et, d’associations locales en « obser­va­toires publics », de se faire ascen­sion­nel­le­ment coop­ter par la plé­tho­rique vale­taille pré­posée à l’anesthésie des populations.

Vice-pré­sident de « SOS Loire Vivante » depuis juin 1989, tu as bien réus­si à incar­ner, avec ton dis­cours passe-par­tout de repré­sen­tant de l’una­nimisme sur­vi­va­liste et ton sou­rire édu­qué dans la patrie du mana­ge­ment, cette plate sou­mis­sion dégui­sée en « réa­lisme » qui fait du lob­bying sa seule pers­pec­tive, prag­ma­ti­que­ment orga­ni­sée par la recherche de l’ef­fi­ca­ci­té média­tique ; ramas­sage de sacs plas­tiques et autres « marches de l’eau » n’étant là que comme pré­textes à pro­mo­tion journa­listique, et comme mili­tan­tisme des loi­sirs dans un « envi­ron­ne­ment de qua­lité », tant il est vrai que « les gens qui viennent sou­te­nir SOS Loire Vivante repré­sentent les tou­ristes de demain » (SOS Loire Vivante infos, octobre 1989, sou­li­gné par les auteurs).

Et main­te­nant te voi­là per­ma­nent rétri­bué sur les fonds four­nis par le World Wild­life Fund, pre­mier ser­vi par ces « créa­tions d’emplois » que tu appe­lais de tes vœux, avec celles « d’entrepri­ses spé­cia­li­sées », en sou­hai­tant que « les pou­voirs publics impulsent une politi­que réel­le­ment dyna­mique dans ce domaine, et y affectent des cré­dits impor­tants » (com­mu­ni­qué de SOS Loire Vivante après le ramas­sage des sacs plas­tiques sur les berges de la Loire, le 9 décembre 1989).

Par­fait néant de « bonne volon­té » et de bons sen­ti­ments, ver­tueu­se­ment sans idées (pas d’abstractions !), déci­dé­ment sans pro­gramme (pas de poli­tique !), tu t’es sans mal impo­sé dans le mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion de Serre de la Fare, comme télé­gé­nique reflet de leur impuis­sance, à tous ceux qui ne voient d’alternative qu’entre le gémis­se­ment catas­tro­phique et le ramas­sage des pou­belles. Et tu peux sans doute espé­rer t’imposer tout aus­si faci­le­ment, comme un de ces relais « indé­pen­dants » dont ils ont par­tout besoin pour contrô­ler le mécon­ten­te­ment que sus­citent les cala­mités d’un mode de pro­duc­tion, aux « pou­voirs publics » et autres « déci­deurs ». Mais ne rêve pas trop : plus le singe monte haut, mieux on voit son cul ! Songe à la façon dont Lalonde s’est fait récem­ment rece­voir à Montchanin.

Croyant pou­voir élar­gir tous azi­muts ton panel de contacts et de rela­tions publiques, tu nous as écrit pour nous deman­der des « pré­ci­sions » sur notre entre­prise. Eh bien, te voi­là éclai­ré : non seule­ment nous ran­geons les cou­leuvres de ton espèce par­mi les nui­sances à com­battre, mais nous pen­sons même que c’est par elles qu’il faut com­men­cer, parce que ce sont elles qui font ava­ler toutes les autres. Comme cer­tains s’y emploie­ront sans doute plus directe­ment sur place, nous nui­rons donc à ta car­rière par tous les moyens à notre por­tée, et d’a­bord en ren­dant publique cette correspondance.

Pour l’Encyclopédie des Nui­sances ; Jaime Sem­prun


II. Lettre aux écolocrates

En mars 1991, nous avons publié sous forme d’af­fiche, et sous le titre « Cor­res­pon­dance avec un éco­lo­giste », notre échange de lettres avec un cer­tain Mar­tin Arnould, qui nous avait paru assez repré­sen­ta­tif pour méri­ter une réponse cir­cons­tan­ciée. À la suite de cette escar­mouche, nous avons dif­fu­sé en juillet 1990 l’Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nui­sances mais les sup­pri­mer (ces deux texte sont repro­duits dans ce fas­ci­cule en annexe à l’ar­ticle Abra­ca­da­brant). Notre pro­pos était avec cette bro­chure de four­nir une pre­mière base de dis­cus­sion aux indi­vi­dus et aux groupes par­ti­sans de la consti­tu­tion d’une ten­dance radi­cale sur le ter­rain de la lutte contre les nui­sances. Paral­lè­le­ment, cette Adresse fut envoyée nom­mé­ment à cha­cun des par­ti­ci­pants à une « Uni­ver­si­té d’é­té euro­péenne de l’Environnement » qui se tenait sur l’île de Ber­der, dans le golfe du Mor­bi­han. Nous y avions joint la lettre qui suit.

Paris, le 10 sep­tembre 1990

Mes­sieurs,

Beau comme la ren­contre de Cohn-Ben­dit et de Mar­cel­lin autour d’une table d’é­co­lo­crates, l’ap­pa­rent éclec­tisme qui pré­side à votre réunion mani­feste une pro­fonde uni­té : celle de tous les déci­deurs, jeunes et moins jeunes, aujourd’­hui d’ac­cord pour faire de l’é­co­lo­gie une affaire d’É­tat, en même temps qu’une bonne affaire pour l’é­co­no­mie. Quelles que soient vos ori­gines, c’est votre qua­li­té actuelle d’ex­perts (des fonds marins ou des fonds muni­ci­paux) qui vous qua­li­fie à des titres divers pour « œuvrer sur le ter­rain de l’environnement » ; c’est-à-dire pour y camou­fler la faillite et le dis­cré­dit d’un sys­tème social qui est si visi­ble­ment entré en contra­dic­tion avec ce qu’il avait pro­mis. Sous la pré­si­dence d’un secré­taire d’É­tat à la jus­ti­fi­ca­tion des nui­sances, votre entre­prise de for­ma­tion d’une jeune géné­ra­tion d’eu­ro-men­teurs reflète l’a­dé­qua­tion de vos courtes ambi­tions à l’es­prit du temps : la réa­li­té sui­vra son cours iné­luc­table vers des désastres tou­jours plus éten­dus, per­sonne ne l’i­gnore vrai­ment, vous espé­rez seule­ment tenir le plus long­temps pos­sible cette der­nière ligne de défense qui consiste, non plus à nier les pro­blèmes, mais à empê­cher que soient posées les véri­tables ques­tions, à com­men­cer par la pre­mière : à qui tout cela profite-t-il ?

Rien d’é­ton­nant donc à ce que « l’animation » de votre caque­tage soit confiée à des pro­fes­sion­nels de la bouf­fon­ne­rie média­tique. Pour ne lais­ser aucun doute sur le sérieux de vos « cris d’alarme », vous avez même fait appel aux bor­bo­rygmes spon­so­ri­sés d’un Hulot. Il ne man­quait plus, pour être tout à fait dans le ton de l’é­poque, qu’une petite touche de dés­in­for­ma­tion, et c’est ce à quoi pour­voit l’an­nonce de la par­ti­ci­pa­tion de Guy Debord, à côté d’un Morin, à l’une de vos « tables rondes » ; annonce sans doute due au zèle obses­sion­nel d’un conseiller en com­mu­ni­ca­tion. N’est-ce pas Bercoff ?

Mais l’ir­réa­li­té de vos pré­ten­tions à repré­sen­ter quoi que ce soit d’autre qu’un éco­lo­gisme d’É­tat, lui-même lar­ge­ment illu­soire et déjà cri­ti­qué comme tel, est cruel­le­ment sou­li­gnée par un petit fait tri­vial : alors qu’il y a actuel­le­ment en France quelques dizaines de luttes locales connues contre diverses nui­sances, vous vous êtes bien gar­dés de vous réunir dans une de ces char­mantes bour­gades de la val­lée du Rhône situées sur le tra­cé du TGV sud-est ou dans un endroit quel­conque où vous auriez pu vous trou­ver au contact de ces popu­la­tions qu’il va vous fal­loir duper et endormir.

Nous vous conseillons donc, pour les années à venir de vous réunir dans des lieux plus sûrs encore, tel Muru­roa, le PC des forces stra­té­giques de Taver­ny ou même Creys-Mal­ville. Là, tout en béné­fi­ciant d’un envi­ron­ne­ment de qua­li­té, vous vous met­trez à l’a­bri d’é­ven­tuelles colères irres­pon­sables, tra­dui­sant une concep­tion exten­sive de la notion de nui­sances, et vous ne ris­que­rez pas de devoir dan­ser sur des airs propres à don­ner la chair de poule aux convives d’un ancien ministre de l’Intérieur.

Pour l’En­cy­clo­pé­die des Nui­sances ; Jacques Phi­lip­pon­neau


III. Un extrait de l’article « Abramboé » :

Nous ne nous éten­drons pas sur la per­sonne du tou­riste, il n’en vaut pas la peine : la moindre de ses aspi­ra­tions trans­pire par prin­cipe l’o­béis­sance ser­vile, endur­cie d’une igno­rance sys­té­ma­tique du réel. La réflexion de Mel­ville devient, sous son auto­ri­té béo­tienne : seul ce qui est men­tion­né dans les guides vaut le dépla­ce­ment. Le sans-gêne de ses manières, comme l’in­con­ve­nance sai­son­nière de ses dégui­se­ments, qui du moins per­mettent encore à cer­tains, pour un temps, de réus­sir à l’é­vi­ter, ne sont qu’à la sur­face du phé­no­mène. À le voir papillon­ner d’une arnaque à l’autre, il est une créa­ture de bien peu de poids. […] L’en­semble offre une vue typique, édi­fiante, sur la déca­dence d’une socié­té donc les fan­tai­sies et les drames avancent ensemble, de conserve pour­rait-on dire, révèlent leur uni­té pro­fonde, une sorte de Renais­sance inver­sée, et finissent par se confondre tout à fait. Beau­coup de tou­ristes ne semblent pas loin de pen­ser que les beau­tés des cités his­to­riques leur étaient fina­le­ment des­ti­nées, à eux, pour ser­vir d’ar­rière-plan aux gri­maces de ceux qui se satis­font de paraître contents. S’ils portent fiè­re­ment en ban­dou­lière des frag­ments d’un tech­no-équi­pe­ment qui les fas­cine, c’est sur­tout afin de pou­voir rame­ner les fidèles ins­tan­ta­nés d’une vie insi­gni­fiante, où ils se célèbrent eux-mêmes et que per­sonne ne regar­de­ra sinon leurs proches, pui­sés par­mi parents et col­lègues, qui y sont obli­gés puis­qu’ils en ont de sem­blables à infli­ger et qu’ils comptent sur la même indul­gence. Jamais des hommes si inté­gra­le­ment pri­vés de res­sources n’au­ront accu­mu­lé aus­si objec­ti­ve­ment autant d’ar­chives sur leur néant.

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