Butler, Delphy & le spectre de la pensée dualiste.
Le mythe patriarcal est une performance du réel, une performance répétée qui devient performative au niveau juridique lorsqu’il en est décidé ainsi. Judith Bulter, qui aime performer sa propre pensée, de préférence en pantalon-costard-chemise, le vêtement du pouvoir, confond sciemment performance du réel (le jeu d’acteur d’Henri Cavill dans The Witcher tout au long de 2 saisons) et performativité de la performance de l’acteur (Géralt de Riv existe). Autre exemple, issu cette fois de chez Butler elle-même, qui nous invite à élargir le cercle de la « catégorie de femme » et qui, se faisant, se positionne dans le royaume des idées et de la chose en soi, de tout ce qu’il reste des femmes une fois que l’on opère la soustraction de la réalité au construit social qui l’englobe – car oui, le construit social comprend la réalité, en ce qu’il la transcende et l’enveloppe – soit, une essence. Une fois que l’on soustrait la réalité au construit social, ne demeure qu’une différence ontologique de l’ordre de l’ectoplasme métaphysique, de l’essence. C’est ceci, l’essentialisme, énième notion malmenée ou plutôt redéfinie dans la novlangue constructiviste actuelle. Butler et tous ceux qui s’en réclament veulent que nous considérions les « hommes transidentifiés en femmes en tant qu’ils sont des femmes comme les autres », formule autrement connue sous le mantra « les transfemmes sont des femmes ». L’opération de conscience patriarcale, telle qu’elle nous apparait, est d’abord une soustraction, ou bien, une décantation ontologique visant à isoler un résidu ectoplasmique qui, dans un second temps, se voit cristallisé et réifié en chose réelle. Alchimie sémantique, presque poétique, d’une génération ex nihilo de la pensée performatrice. Que l’homme devinsse femme, et la femme fût.
Revenons sur la terre ferme du monde sensible et identifions d’abord ce que le mythe patriarcal peut faire et ce qu’il ne peut pas faire. Il ne peut pas rendre réel quelque chose qui n’existe pas. Le mythe patriarcal ne possède pas le pouvoir de transmuter l’ADN d’un homme, de transsubstantier ses gamètes, de métamorphoser son entière physiologie interne et externe, de remplacer tous les Y de chacune de ses cellules par un X. Le mythe ne détient donc pas de pouvoir magique de mutation métaphysique. Cependant, il dispose d’un pouvoir (kratos) de domination : celui de définir les choses et l’ordre des choses. Le pouvoir de coercer quiconque refuserait d’accepter, à toutes fins utiles, qu’un homme devienne une femme — ce que le mythe performatif prétend possible.
Le sexe : une construction sociale ?
Christine Delphy, dans son abécédaire, nous dit que le résidu métaphysique, l’essence, appelez-le comme vous le souhaitez, ici le genre, précède le sexe. Le sexe anatomique. Comme s’il pouvait y avoir un autre sexe que le sexe du monde matériel et sensible. Un sexe métaphysique, le sexe des anges peut-être. Nous y reviendrons. Pour l’instant, arrêtons-nous sur ces sables mouvants :
« Lorsque l’on dit que le sexe est une catégorie naturelle, on est, philosophiquement parlant, linguistiquement parlant, on est dans une absurdité, mais passons là-dessus… »
Effectivement, le pouvoir de catégoriser, qui se trouve au centre de ce qu’un courant de pensée du postmodernisme appelle « constructivisme social », que l’on nomme aussi socioconstructivisme, appartient à la classe dominante, dont la domination s’avère aussi matérielle qu’idéelle. Le sexe est un donné, et toute catégorisation opérée (construite) par-dessus est le fruit d’une opération de conscience patriarcale. Le sexe, c’est la faculté de fabriquer un humain dans votre ventre ou celle de donner vos gènes pour le brassage génétique. Si vous êtes un sac à gènes, votre corps en son entier est incapable de fabriquer la vie. C’est ainsi. Nous en sommes désolées pour vous et ce n’est pas de notre faute, nous n’avons pas choisi, il y a de cela plus d’un milliard d’années, que nous allions garder tout le cytoplasme et la plus grande réserve des mitochondries dont vous vous dépouillerez chevaleresquement, de manière à ce que nous cessions de nous entretuer lors de guerres cytoplasmiques pour la reproduction. La première occurrence de sexe méiotique était après tout, comme le rappelle Lynn Margulis, un acte de cannibalisme avorté.
La catégorisation commence dès le moment où le regard objectifiant du dominant, formaté par le système idéologique de la conscience patriarcale, fait de ce donné une destinée. C’est-à-dire : « puisque vous pouvez procréer, alors vous ne ferez que cela, telle sera votre destinée ». La catégorisation par la conscience patriarcale assigne un rôle social basé sur le donné du sexe : le rôle socio-sexuel. Ce rôle socio-sexuel, au travers d’une succession de glissements sémantiques, et donc de catégorisation (archétypalisation et ultimement stéréotypicalisation), constitue ce que le système idéologique dualiste appelle aujourd’hui le genre. Pardonnez-moi, mais les discours hors-sol du postmodernisme au lit avec la phénoménologie m’obligent à devenir grossière. Lorsque nous parlions de sidération de la pensée et d’engourdissement réflexif face à la montagne d’absurdités produites par la philosophie dualiste et ses servantes, même avec les meilleures des intentions, comme ici Christine Delphy, notre propre pensée en contact avec la bouillie de soude court toujours le risque de s’y dissoudre. Les penseuses postmodernes du socioconstructivisme sont toujours exposées au piège du langage, qu’elles ont contribué à creuser – c’est-à-dire qu’elles ont tendance à se faire littéralement duper par le langage. Le langage défini par la conscience patriarcale. Ou comment analyser l’air tout en ayant besoin de respirer. Attachez vos ceintures, on décolle :
« (…) Le sexe permet le genre, au moins, la division technique du travail, qui a son tour créé ou au moins permet la domination d’un groupe sur l’autre. Nous pensons au contraire que c’est l’oppression qui crée le genre, que la hiérarchie de la division du travail est d’un point de vue logique, a la division technique du travail. On a d’abord une division hiérarchique, et ensuite une division technique du travail. Et celle-ci crée les rôles sexuels que l’on appelle le genre. Et le genre crée à son tour ce que l’on appelle le sexe anatomique. »
La vieille question de la poule et de l’œuf aurait du sens si nous avions affaire à un processus endosymbiotique. Or, nous ne sommes pas ici dans le royaume du microbiote, mais dans celui d’un système politique de domination (le mensonge) sécurisé par la violence. Delphy rappelle que le système idéologique précède notre naissance, que les catégorisations opérées par ce système idéologique, portées et renforcées par ses membres, les hommes dominants, les individus en ce qu’ils sont eux-mêmes la fabrique et la matière du réseau (lorsqu’ils décident de tuer les femmes qui tentent de les quitter, lorsqu’ils décident de détruire la carrière des femmes qui dénoncent leurs violences sexuelles, Cf. Sand Van Roy et Luc Besson) et acteurs d’un réseau de pouvoir hiérarchique (qui les protège, Cf. leur impunité flagrante). Que ce système idéologique commence à nous conditionner au travers des rôles socio-sexuels qu’il nous assigne dès le moment où notre sexe est constaté par échographie ou que vous le commandez vous-même sur catalogue pour une FIV. Pour celles qui ne le savaient pas, oui, nous en sommes là. Le sexing, choix du sexe du bébé dans le cadre d’une procréation médicalement assistée, est interdit en France, mais pas aux États-Unis. Au total, en prenant en compte l’Inde, la Chine, l’Afghanistan, le Bangladesh, le Pakistan, la Corée du Sud et Taïwan, le différentiel de filles manquantes lié à l’avortement sélectif et aux techniques de choix du sexe (pour les plus riches) est estimé à 90 millions.
Aucun problème, ou presque, avec tout ce qui précède, même s’il est nécessaire de repasser derrière l’extraordinaire assertion de Delphy armée d’une truelle et d’un bac de béton afin d’exposer l’éléphant dans le magasin de porcelaine qu’elle occulte étrangement dans sa démonstration : le système idéologique de la pensée patriarcale multimillénaire, fondé sur le désir de contrôle de la sexualité et des ventres des femmes par les hommes, sa mise en place coercitive au moyen d’une violence directe et structurelle, ainsi que son actualisation continue par les hommes qui l’incarnent. Et les femmes qui le servent.
C’est ici que les choses se corsent, ou que le serpent se mord la queue.
« Alors diable, comment le genre peut créer le sexe anatomique. Le genre crée le sexe anatomique dans le sens que cette partition hiérarchique en deux transforme en distinction pertinente pour la pratique sociale, une différence anatomique qui est en elle-même dépourvue d’implication sociale. Que la pratique sociale, elle seule, transforme en catégorie de pensée, un fait physique, en lui-même dépourvu de sens comme tous les faits physiques. Le genre précède le sexe »
Comment diable, exactement. En prenant le risque de ne pas assoir la pensée dans le monde matériel et de s’échapper dans le royaume éthéré des idées, la pensée finit par ne plus retrouver le chemin de la réalité. Le patriarcat, ce gros mot qui n’est pas qu’une succession de syllabe, est bel et bien incarné dans tous les hommes au sein d’une société patriarcale, que ceux-ci veuillent en faire partie ou non, que ceux-ci veuillent en bénéficier ou non. Le patriarcat, ce système hiérarchique d’exploitation protéiforme, nous l’abordons ici dans son aspect performatif, c’est-à-lire en soulignant son pouvoir de nommer et définir les choses et les états de fait, son pouvoir de mystification, d’interprétation et d’écriture mythographique de la réalité, d’institutionnaliser le mensonge, d’inverser des réalités, de renverser et de ré-institutionnaliser le sens : la maladaptation[1] du sens, l’androcratie institutionnelle. Si l’on n’oublie rien. Le pire serait d’oublier, et d’oublier l’oubli. Heidegger y était presque lui aussi. Mais mieux valait pour sa propre intégrité morale qu’il oublie son oubli. Dephy a manifestement oublié. Et l’oubli de son oubli la plonge dans l’embarras. C’est d’ailleurs très embarrassant à regarder. Son hôtesse lui repose la question, après le second tour de circularité, et elle aussi se trouve dans l’attente de l’irrésolution, consciente qu’il y a bien là un fin mot de l’histoire qui leur échappe, sur le bout de la langue, peut-être, mais Delphy décide de passer à autre chose. Elle a suffisamment écrit là-dessus, pour elle, c’est un acquis. Embarrassant, indeed.
Le pouvoir police le langage et l’emploi du langage, il est celui qui définit les mots et l’usage des mots : vous ne pouvez donc plus dire d’une personne que vous percevez et identifiez, dans le sens de reconnaître selon un ensemble de facteurs phénotypiques et de vigilance vestigiale nécessaire à votre survie, surtout si vous êtes une femelle de l’espèce humaine, qu’il s’agit en fait d’un homme. D’un homme dans les faits, dans la réalité, dans le monde sensible et matériel, dans le monde concret, d’un homme qui peut vous frapper et vous mettre à terre dans un espace où n’auriez pas dû avoir à vous méfier, d’un homme qui peut arracher vos vêtements et forcer son entrée dans vos entrailles. Le cas échéant, le mythe patriarcal dispose du pouvoir légal de vous forcer à dire qu’une femme vous a violée avec son pénis de femme, et vous serez rappelée à l’ordre au tribunal, face à l’homme qui vous a sexuellement agressée, en ce qui concerne l’usage des bons pronoms. Madame, pensez un peu aux sentiments de votre violeur, dites « elle » lorsque vous parlez de lui[2].
Le genre précède le genre
L’on peut aussi noter qu’en affirmant que le genre précède le sexe, ou du moins qu’il « crée le sexe anatomique » dans le sens d’une « partition hiérarchique en deux […] pertinente pour la pratique sociale » sur la base d’une « différence anatomique », autrement dit que le genre crée une partition hiérarchique en deux de la société sur la base d’une différence anatomique, Christine Delphy affirme très exactement que le genre crée le genre. Tautologie bonsoir. Au final, on retrouve ici le cadre méthodologique au fondement de l’argumentation circulaire martelée par les militants du genre : est une femme toute personne qui s’identifie comme une femme.
De l’importance du sexe
Quittons maintenant le royaume de la logique et de la police patriarcale afin de reprendre racines dans la terre nourricière. Non seulement Delphy cultive cette pensée en serre hydroponique, mais comme si cela n’était pas déjà invalidant, elle ignore tout un pan du royaume sensible étudié depuis 70 ans par l’anthropologie évolutionnaire. Comme tout bon penseur de l’obscurantisme postmoderne, Delphy est en bisbille avec l’évolution et la sélection sexuelle. Darwin, remisant ses lunettes patriarcales et poursuivant son intuition première, écrémée de l’opportunisme égoïste imaginé par Spencer et Dawkins en concordance avec notre violente civilisation esclavagiste, tenait le bon bout. Le bout qu’ont su développer Sarah Blaffer Hrdy et tous les anthropologues et ethnologues ayant révolutionné le point de vue tarzaniste[3] ébranlé par Sahlins lors de la grande conférence d’anthropologie tenue à la fin des années 60 intitulée « Man The Hunter », (l’homme, ce chasseur ; une vaste farce androcentrée). Dans son livre L’Ennemi principal, Deplhy écrit :
« Il en découle que si le genre n’existait pas, ce qu’on appelle le sexe serait dénué de signification, et ne serait pas perçu comme important : ce ne serait qu’une différence physique parmi d’autres. J’étais consciente, et je l’écrivis, qu’il faudrait des années pour prouver cette thèse hardie. »
Delphy semble oublier la raison pour laquelle le genre a été établi sur la base des deux sexes biologiques et non de nos couleurs de cheveux. Elle semble ignorer pourquoi le genre est un rôle socio-sexuel et non un rôle socio-capillaire. Peut-être que nos ancêtres hominidés et féminidés décidèrent à la courte paille de fabriquer ex nihilo un système de domination[4] ?
En niant l’importance évolutionnaire du sexe, ce qui revient, en suivant à son terme cette logique prépostère, à nier la théorie de l’évolution et la sélection sexuelle elle-même, Delphy occulte les fondements sociosexuels du genre et dissimule les origines du système de domination humain qu’est le sexisme, ainsi que celles du racisme qui y puise son fondement historique[5]. Ce négationnisme évolutionnaire illustre encore une fois que la pensée postmoderne constructiviste est devenue in fine une pensée créationniste. Dualisme métaphysique, quand tu nous tiens.
Car le sexe n’est pas une simple différence génotypique et phénotypique comme le serait la couleur de nos cheveux ou de nos yeux. Elle est la différence cruciale dans l’évolution de l’espèce humaine. Elle est ce qui nous a distingué de nos cousins primates. Excusez du peu. Procréer, mettre des vies au monde serait donc aussi anodin que dire bonjour ?! Quelle insignifiance. Non, la moitié seulement seront en mesure de le faire, actuellement ou virtuellement. Une femelle ménopausée ne cesse pas d’être une femelle. Une femelle pré-pubère reste une femelle. Une femelle atteinte d’un certain type de syndrome de Swyer, dont le caryotype contient les chromosomes sexuels XY, mais dont le gène SRY présent sur le Y est négatif (SRY conduisant normalement à l’expression des gènes de différenciation des testicules, entre autres) développera des gonades de type « ovaires » par défaut et bien qu’infertile, n’en sera pas moins une femelle. Delphy ne nie pas la matérialité, la réalité du sexe, entendons-nous bien. Mais elle en nie l’importance physique, évolutionnaire et donc sociale — genre ou non — pour l’espèce humaine, espèce symbolisante au cerveau gourmand. Avez-vous seulement déjà pris connaissance des registres archéologiques ? Si vous l’aviez fait, l’importance de la couleur des cheveux dans le développement de la symbolisation humaine vous aurait très certainement sauté aux yeux. Le sexe, en revanche, c’est bien connu, n’a aucune importance. Rappel express :
Les hominidés – ou plutôt les féminidés — nous ont rendus humains en sélectionnant sexuellement les mâles pourvoyeurs et coopératifs, d’abord en développant une pratique de dissimulation de l’ovulation, qui non seulement permit d’écarter les mâles alphas cherchant à fertiliser un maximum de candidates, passant de l’une à la suivante, mais exigea même, ensuite, la formation de coalitions[6] féminines, et ce, de manière à ce que les mâles aient tout intérêt (accès aux femelles) à subvenir aux besoins énergétiques très forts qu’impliquait l’augmentation de la taille de notre cerveau[7]. Quitter l’œstrus permit aux femelles de retenir les mâles alentour, et les coalitions femelles, par la suite, de les envoyer chercher et ramener de la nourriture pour leur progéniture au lieu de la garder pour eux-mêmes.
Maintenant, pourquoi notre cerveau a‑t-il été pris d’une telle poussée de croissance, au point que les femelles aient dû évoluer (quittant l’œstrus) de manière à retenir les mâles coopératifs auprès d’elles pour subvenir aux demandes énergétiques que demandait une telle augmentation cérébrale, et développer ensuite des coalitions symboliques, de manière à ce que ces mêmes mâles (non dominants, rappelons-le) s’en aillent ensemble chasser au lieu de leur tourner autour à guetter l’ovulation des femelles – signe difficilement dissimulable, mais impliquant que les mâles attendent et restent auprès d’elles – la question reste ouverte. Mais ce n’est certainement pas une question de couleur de cheveux. Pourquoi nos cousins les bonobos n’ont-ils pas connu de poussée de cerveau comme sapiens, eux qui sont déjà naturellement coopératifs et conviviaux[8], qui pratiquent les relations sexuelles comme renforcement de la cohésion sociale et résolution de conflits (ce pourquoi ils sont considérés hédonistes, en primatologie, contrairement à leurs cousins chimpanzés de nature agoniste), et dont les femelles n’ont jamais eu à évoluer pour dissimuler l’ovulation ? Elles n’ont pas eu besoin de le faire, les bonobos étant déjà une espèce coopérative pratiquant l’alloparentage dans l’élevage des enfants[9]. Pas d’accroissement de cerveau pour opérer l’acte symbolique de la domination inversée et pas de nouvelle stratégie évolutionnaire sexuelle à développer. Nous n’étions peut-être que des sous-bonobos, des chimpanzés ayant fourni un effort évolutionnaire qui a fait boule de neige, jusqu’à sapiens, pour finalement dépasser de loin ses cousins primates hippies. Nous aurions pu faire bien pire en adoptant les stratégies égoïstes des femelles lémurs, et encouragé les mâles alpha infanticidaires et violents. Cela dit, nous avons bel et bien dévolué depuis le début de l’holocène[10], et contrairement à nous, les lémurs ne détruisent ni les autres espèces, ni la planète. L’égoïsme reproductif est probablement la seule occurrence de stupidité naturelle du vivant digne des Darwin Awards.
Pour que se réalise la « thèse hardie » (et non pas « Hrdy ») de Delphy selon laquelle le sexe, débarrassé du genre, ne serait plus qu’une différence physique comme une autre, il lui faudra bien plus que « des années » et beaucoup d’huile de coude. Il lui faudra quelque chose comme sept millions d’années d’évolution humaine — en étant optimiste. En attendant, le sexe — indépendamment du genre qui est, nous ne le rappellerons jamais assez, un rôle sociosexuel — continuera, entre autres choses et différemment selon que vous êtes femme (femelle) ou homme (mâle), de déterminer une partie de la physiologie de votre corps, de nombreux traits morphologiques (taille, pilosité faciale) et physiologiques (sensibilité olfactive, fonctionnement de l’oreille interne), la manière dont vous subissez une crise cardiaque, la manière dont vous réagissez à certains médicaments, la manière dont la graisse se répartit dans votre corps, vos aptitudes et vos limites dans la recherche de l’excellence athlétique, votre (in-)capacité à mettre au monde, etc. Delphy n’est manifestement pas une femme sportive et n’a probablement jamais participé ni vu l’intérêt d’une saine compétition athlétique. Mais cela n’est pas étonnant : tout comme Butler, c’est à se demander si elle a conscience d’être un corps, et non de vivre dans un véhicule qu’elle conduirait depuis son esprit, séparée du reste de son organisme par une paroi opaque dissociative.
Dans la majorité voire dans tous les cas, les différences sexuelles résultent de notre biologie et le dimorphisme sexuel autant de notre évolution que de mécanismes à la fois biologiques et sociologiques ; nous pensons à l’augmentation du dimorphisme liée, par exemple, à la malnutrition des filles aux profits des garçons dans certaines sociétés, fabriquant ainsi des générations de filles et femmes carencées, carences qui affectent en retour la santé des fœtus mâles. Dans notre société, des femmes pétries de syndrome de stress post-traumatique, en état continu d’hypervigilance, fécondées par des hommes violents et émotionnellement handicapés, donnent naissance à des enfants hyper adaptés au danger et dotés d’une cognition considérée par la médecine psychiatrique comme déficitaire de l’attention. Mais même si le genre était aboli — ce que nous souhaitons de tout cœur — et même si des milliers d’années passaient, les différences sexuelles demeureraient. Le sexe n’est pas un détail physique insignifiant.
Les origines biologiques du sexe (non, le sexe n’est pas une construction sociale)
Pourtant, nous répondront certains, il se trouve que chez les poissons-clowns, et les sèches, et même les champignons, les choses ne se passent pas de cette manière ! Ainsi Delphy affirme-t-elle, en se basant sur les fondations branlantes de l’éminente Anne Fausto Sterling :
« En biologie, on parle de reproduction sexuée, un type de reproduction apparu, comme tous les traits de l’évolution, par hasard, et considéré par les biologistes comme un “bidouillage-qui-a-tenu-on-ne-sait-pourquoi” ; il n’implique nullement que ces sexes soient deux, ni qu’ils soient portés par des individus séparés ; on se garde donc bien de parler de “différence des sexes” (voir Fausto-Sterling 2000). »
De telles clowneries ne peuvent qu’émerger du cirque postmoderne ou d’une surconsommation de psilocybes[11]. Le sexe n’est pas apparu par hasard, il est une adaptation évolutionnaire visant à « nous » (le vivant) sortir de l’impasse des guerres cytoplasmiques endémiques à un certain type de reproduction – le sexe méiotique. Histoire d’anthropomorphiser la narration, rappelons qu’une partie des bactéries se sont chevaleresquement dépouillées de leur cytoplasme, tandis qu’une autre a jalousement conservé tout le cytoplasme et les plus grandes réserves de mitochondries. Comment se sont-elles déterminées ? Peut-être ont-elles tiré à la courte paille (au plus court spirochète ?). Sinon, vous pouvez vous tourner vers les Chlamydomonas, qui, moins romantiques que nous, vivent toujours au temps de ces guerres.
Autrement dit, sauf à se payer de mot, il est évident que le sexe précède le genre, étant donné que le sexe précède même l’existence d’Homo Sapiens.
Le vivant a ensuite proliféré en grands règnes et en espèces, et nous, humains, ne sommes ni des champignons ni des poissons-clowns, n’en déplaise à Fausto-Sterling, ni en train de chercher à sortir d’un système de domination socio-capillaire, n’en déplaise à Delphy. Mais peut-être l’histoire commence-t-elle par une coquille de Delphy qui, au lieu de souligner que le gène précède le sexe, s’est retrouvée à prétendre que le genre le précédait. Ce qui ne manqua de plaire à l’auditoire queer. Delphy se retrouva dès lors dans une inconfortable position intellectuelle à être célébrée par les nouvelles générations tout en ignorant sciemment (dissonance cognitive) les preuves historiques et anthropologiques des origines du patriarcat (cela commence à faire beaucoup) et de son fondement sexuel, et à soutenir, dans une formule sartrienne inversée, que le genre précède le sexe.
Ce n’est pas la première fois qu’un tel renversement se produit en la matière. Judith Butler elle-même semblait parfois témoigner de rémanences matérialistes[12], mais de manière absconse, position que d’aucuns comprirent à l’envers, et Butler de les conforter dans leur mécompréhension, en quête d’une célébrité qui allait achever de la séparer du monde réel. Il semblerait ici que Delphy soit aux prises avec une butlerisation de sa pensée. Pire encore, peut-être faut-il faire notre deuil et cesser de chercher à comprendre ce qui, chez ces deux femmes, les a poussées à tenter de détruire les carcans patriarcaux qui les ont à ce point oppressées, étant toutes deux lesbiennes (et estimant que l’hétérosexualité, l’orientation sexuelle, est une construction sociale en l’assimilant à l’hétéronormativité patriarcale), au point d’en venir à nier, à théoriser un négationnisme complet de la radicalité de leur oppression et de celle de milliards de femmes, qu’elles soient lesbiennes ou hétérosexuelles. Elles ont recouvert le sol et les racines qui poussent cachées d’un épais enfumage foucaldien, retirant la possibilité aux plus jeunes générations d’y poser le pied et d’y fourrager, et donc, de produire une analyse féministe radicale des systèmes de domination, du patriarcat, et de notre civilisation.
L’ennemi intérieur de Delphy est bel est bien là. Tant que vous vivrons en androcratie, nous ne pourrons jamais vraiment l’éradiquer et, tout au long d’une carrière, tout au long d’une vie psychique, il sera susceptible de s’exprimer. Virus dormant qu’un environnement favorable, c’est-à-dire hostile, là où les conditions de prolifération sont très manifestement réunies (exploitation et violence, inégalités astronomiques, gynocides) et qui progressivement s’active en trompant les défenses féministes épuisées (ménopausées ?), jusqu’à coloniser à nouveau la colonisée. L’ennemi intérieur était tapi tout au fond d’elle, inoculé dès la naissance, forgeant sa cognition et ses perceptions, la préparant à la séparation et à la dissociation d’avec son propre corps de femelle et en ceci, de toute coalition femelle effective, pour que l’hôtesse s’adapte au parasitage et qu’elle y survive, et son nom est automisogynie.
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Si le sexe de C. Delphy n’a pas décidé de sa destinée philosophique, son nom même était porteur d’un grand présage. Delphy, de l’île grecque éponyme, était un énième temple oraculaire du « ventre » et de la « tombe » de la grande déesse triformis locale, un temple de la naissance, de la mort et de la régénération. Le mythe archaïque raconte qu’un serpent géant y vivait, le python, connu sous le nom de Pytho, que tua Apollon dans la récupération et la réécriture patriarcale. Delphy vient de Delphynes, autre nom du python oraculaire, le plus ancien venant de Malte (où se trouvent les célèbres temples mégalithiques)[13]. Delphynes était donc le nom du serpent, et ce nom provient de Delphys, qui signifie « matrice/ giron » (womb). C’est pourquoi « Delphy » est aussi aujourd’hui le nom d’une méthode contraceptive. Dans le mythe patriarcal, Apollon s’empare du temple de Delphes et devient le maître des oracles (les pythies, les prêtresses qui rendaient les oracles) en tuant Pytho, le serpent oraculaire, représentant l’épiphanie de la grande déesse. Originairement, le serpent est la déesse ; dans la mythographie patriarcale, le serpent est le fils parthénogénétique d’Héra. Christine Delphy a cru que l’ennemi intérieur était le serpent lorsque c’est elle-même, la femme, qu’elle a tuée dans sa pensée.
Audrey A.
- « Patriarcat is male-adaptive » dit Max Dashu dans ses conférences. ↑
- https://twitter.com/jk_rowling/status/1470092815506063365 ↑
- L’hypothèse « tarzaniste » est le nom moqueur de la conception conservatrice-victorienne de « L’homme, ce chasseur » aujourd’hui évacuée par les recherches anthropologiques et paléoanthropologiques. L’homme de Cro-Magnon allant chasser avec son gourdin et trainant « sa femme » par les cheveux à l’intérieur de la cave. Voir aussi la « Flinstonification » (Pierrafeu-isation) de la préhistoire, d’après le dessin animé connu en France sous le nom des « Pierrafeu » (les Flinstone en VO), processus consistant à observer le passé depuis une perspective contemporaine patriarcale, eurocentriste et capitaliste biaisée. ↑
- Il est de connaissance anthropologique et paléoanthropologique commune que l’agriculture et l’adoption progressive étalée sur des milliers d’années après l’holocène, instaurant la sédentarité et lançant l’engrenage de la création des inégalités n’était ni un choix ni un progrès, mais une adaptation. Tout universitaire niant ceci est resté coincé au XIXème siècle et devrait urgemment se mettre à apprendre l’anglais. ↑
- Gerda Lerner, The Creation of Patriarchy. ↑
- La domination inversée, expression forgée par Christopher Boehm, fut le premier acte symbolique pré-humain, la formation de coalition par coopération, permettant de contrer la force brute. ↑
- La Coalition Cosmétique Femelle : https://www.partage-le.com/2022/01/06/legalite-des-sexes-nous-a-rendus-humains-une-reponse-au-texte-comment-changer-le-cours-de-lhistoire-de-david-graeber-david-wengrow-par-camilla-power/ ↑
- https://www.partage-le.com/2022/01/16/les-vrais-hommes-sont-des-bonobos-par-riane-eisler-et-douglas-p-fry/ ↑
- Sarah Blaffer Hrdy, Mothers and Others – The Evolutionary Origins of Mutual Understanding traduit en français en 2016 par Comment nous sommes devenus humains, Les origines de l’empathie ; Hohmann et Fruth, Food sharing and status in unprovisioned bonobos. ↑
- https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fevo.2021.742639/full. Que les scientifiques se réjouissent de la diminution de la taille de notre cerveau depuis le néolithique moyen a de quoi nous surprendre. Ils mettent cette dévolution sur le compte de l’externalisation des connaissances (de l’écriture jusqu’à l’internet) et par compartimentalisation de leurs recherches, ignorent tout lien avec la neuropsychiatrie : l’atrophie émotionnelle et l’inutilisation de nos circuits cognitifs câblés pour la coopération, l’attention et le soin portés aux autres contre notre venue au monde dans un environnement familial qui ne répond pas aux besoins humains de l’enfant, et notre développement dans une société de domination, inégalitaire et violente lorsque notre cognition humaine vestigiale est l’altruisme, condition de l’autonomie et de la liberté de chacun. Voir Hrdy (tous ses travaux), Eisler et Fry (Nurturing Our Humanity, How Domination And Partnership Shape Our Brain And Our Future). Qu’ils en viennent dès lors à nous comparer aux fourmis se passe de commentaire. ↑
- https://www.partage-le.com/2022/01/12/pseudoscience-et-kleptogamie-kleptosophie-par-audrey‑a/ ↑
- Dans sa seconde préface à Trouble dans le genre, elle écrit : « L’idée que le genre est performatif [NdA : parce que nous le performons répétitivement/ à force de] a été conçue pour montrer que ce que nous voyons dans le genre comme une essence intérieure est fabriqué à travers une série ininterrompue d’actes, que cette essence est posée en tant que telle dans et par la stylisation genrée du corps [NdA : pseudo dualisme où le genre apparait au commun comme une essence intérieure. L’âme individuelle]. De cette façon, il devient possible de montrer que ce que nous pensons être une propriété « interne » à nous-même doit être mis sur le compte de ce que nous attendons et produisons à travers certains actes corporels, qu’elle pourrait même être, en poussant l’idée à l’extrême, un effet hallucinatoire de gestes naturalisés [NdA : nous avons l’impression que notre identité de genre existe parce que nous baignons dans le système culturel qui produit la catégorie rigide du rôle sociosexuel, qu’elle est quelque chose de fixée, de tangible, qui fait partie de nous. Nous l’avons naturalisée, transformé en quelque chose qui existe et dont nous croyons à la réalité/matérialité. Conception du cerveau de femme/d’homme dans une cuve]. Voulons-nous dire par là que nous retirons donc à la psyché tout ce qui lui serait « intérieur », et que cette intériorité est une fausse métaphore ? [NdA : oui, mais elle ne le dira pas. La suite est une succession de pirouettes, ou plutôt, un répétition d’acte de fuite performant la réflexion]. Il est vrai que la métaphore d’une psyché intérieure est utilisée au début de Trouble dans le genre dans la discussion sur la mélancolie du genre, mais elle n’est plus aussi prégnante lorsqu’il s’agit de penser la performativité proprement dite. » ↑
- Monica Sjoo, The Great Cosmic Mother : Rediscovering the Religion of the Earth ; Robert Graves, Les Mythes grecs vol 1. ↑
Excellente analyse. Toujours aussi brillante Madame Audrey.A !