Sans médecine moderne, on vit longtemps et en bonne santé (par Philippe Oberlé)

« Même si la durée de vie moyenne a consi­dé­ra­ble­ment aug­men­té ces der­nières décen­nies [en France], l’es­pé­rance de vie en bonne san­té ne dépasse pas 64 ans[1]. »

– Chris­tophe de Jae­ger, méde­cin fran­çais spé­cia­li­sé dans le vieillissement. 

« Pas un ne se demande s’il vit bien, mais s’il aura long­temps à vivre. Cepen­dant tout le monde est maître de bien vivre ; nul, de vivre longtemps. » 

« Médi­ter la mort, c’est médi­ter la liber­té ; celui qui sait mou­rir, ne sait plus être esclave. » 

– Sénèque, phi­lo­sophe stoïcien. 

Tra­duc­tion de quelques extraits d’une revue de la lit­té­ra­ture scien­ti­fique sur la san­té des popu­la­tions vivant au sein de socié­tés tra­di­tion­nelles de chas­seurs-cueilleurs et de pay­sans, un papier inti­tu­lé « Hun­ter-gathe­rers as models in public health » (« Chas­seurs-cueilleurs, des modèles pour les poli­tiques de san­té publique ») publié dans Obe­si­ty Reviews en 2018[2]. On y apprend que les membres des socié­tés rurales de taille modeste sont dans leur majo­ri­té en excel­lente forme phy­sique et vivent jusqu’à des âges com­pa­rables aux membres des socié­tés cen­tra­li­sées admi­nis­trées par une bureau­cra­tie éta­tique, for­te­ment urba­ni­sées et indus­tria­li­sées. Les auteurs de l’étude révèlent trois autres infor­ma­tions inté­res­santes. D’abord, la bonne san­té des membres des socié­tés tra­di­tion­nelles s’explique avant tout par leur envi­ron­ne­ment éco­lo­gique et social, moins par la géné­tique. Ensuite, l’engouement récent autour du « régime paléo » repose sur des don­nées inexactes qui ont lar­ge­ment exa­gé­ré la consom­ma­tion de viande des peuples autoch­tones et mini­mi­sé leurs apports en glu­cides. Pour finir, mal­gré un niveau d’activité phy­sique lar­ge­ment supé­rieur, la dépense éner­gé­tique totale chez les membres des socié­tés tra­di­tion­nelles équi­vaut à celle des popu­la­tions indus­tria­li­sées bien plus séden­taires. En d’autres termes, la dépense éner­gé­tique n’est pas cor­ré­lée au niveau d’activité phy­sique, ce qui tend à mon­trer qu’un orga­nisme vivant se dif­fé­ren­cie fon­da­men­ta­le­ment de la machine dans son fonctionnement. 

Les socié­tés indus­trielles dites « modernes » et « déve­lop­pées » sont géné­ra­le­ment dotées de sys­tèmes de san­té extrê­me­ment pol­luants et gour­mands en res­sources maté­rielles et éner­gé­tiques. Il est par exemple bien éta­bli que le sys­tème de san­té moderne – comme l’ensemble du sys­tème indus­triel sur lequel il repose – dépend en grande par­tie de l’extraction et de la com­bus­tion de pétrole, que ce soit pour le trans­port des per­sonnes, des mar­chan­dises ou la fabri­ca­tion des médi­ca­ments – « envi­ron 3 % de la pro­duc­tion pétro­lière est uti­li­sée pour la fabri­ca­tion de pro­duits phar­ma­ceu­tiques, mais près de 99 % des matières pre­mières et des réac­tifs phar­ma­ceu­tiques pro­viennent de la pétro­chi­mie[3] » (voir aus­si ce texte publié par le blog Resi­lience[4]). Tou­te­fois, l’abandon du pétrole ne chan­ge­ra rien aux fon­da­men­taux des­truc­teurs du sys­tème tech­no-indus­triel. Don­nons quelques exemples pour le sys­tème de san­té. Il faut 3 000 tonnes de sable pour construire un bâti­ment de la taille d’un hôpi­tal[5] (l’extraction de sable et de gra­viers atteint entre 40 et 50 mil­liards de tonnes par an, un désastre social et envi­ron­ne­men­tal selon l’ONU[6]). La plu­part des gens ignorent éga­le­ment l’existence du zir­con[7], un miné­ral lourd uti­li­sé dans la fabri­ca­tion des implants et des pro­thèses pour la méde­cine moderne, ain­si que pour le maté­riel médi­cal (ultra­sons, ima­ge­rie médi­cale, appa­reillage audi­tif, implants den­taires, etc.). Son extrac­tion dans des pays éloi­gnés – Afrique du Sud, Aus­tra­lie, Mozam­bique et Séné­gal – ravage les lit­to­raux et chasse des habi­tants de leurs terres ances­trales. Autre matière indis­pen­sable à l’industrie médi­cale (outils, pro­thèses, médi­ca­ments, etc.) dont l’extraction dévaste des régions entières : le titane. On pour­rait en outre évo­quer la pol­lu­tion aux anti­bio­tiques qui conta­mine la plu­part des rivières du globe[8], ou encore l’histoire de l’industrie phar­ma­ceu­tique. C’est à l’industriel Bayer que l’on doit la syn­thé­ti­sa­tion de l’héroïne, pro­duit ven­du libre­ment en phar­ma­cie au début du XXe siècle pour soi­gner l’asthme, la diar­rhée et recom­man­dé comme som­ni­fère pour les enfants[9]. Les mafias du monde entier remer­cient encore le labo­ra­toire Merck pour avoir lar­ge­ment contri­bué à l’essor inter­na­tio­nal de la cocaïne[10]. On pour­rait conti­nuer ain­si et noir­cir des pages entières. Les sys­tèmes de san­té modernes sont un désastre socioé­co­lo­gique pla­né­taire, et ça ne date pas d’hier.

Alors certes, la méde­cine moderne a per­mis de réduire consi­dé­ra­ble­ment la mor­ta­li­té infan­tile et d’augmenter arti­fi­ciel­le­ment la durée de vie des per­sonnes âgées en les gavant de pilules (et acces­soi­re­ment en les entas­sant comme du bétail dans des mou­roirs). La ques­tion à se poser est la sui­vante : le coût humain et éco­lo­gique mon­dial de cette aug­men­ta­tion pure­ment quan­ti­ta­tive – plus d’enfants et plus de vieux qui (sur)vivent plus long­temps dans des condi­tions se dégra­dant rapi­de­ment (stress[11], dépres­sions[12] et sui­cides chez les enfants[13] pro­li­fèrent en Occi­dent) – peut-il jus­ti­fier le main­tien du sys­tème de san­té moderne ? Mora­le­ment, c’est par­fai­te­ment indé­fen­dable, d’autant que nous savons désor­mais que la méde­cine moderne n’est en rien indis­pen­sable pour mener une vie à la fois longue et bonne. 


Tsi­mane, Boli­vie, 1913–1914.

Introduction

« La vie était meilleure autre­fois » appa­raît comme une idée fon­da­trice et récur­rente de la pen­sée occi­den­tale. Les récits des ori­gines, du jar­din d’E­den per­du de la Genèse à l’âge d’or de la Grèce antique, décrivent un pas­sé uto­pique où les humains vivaient en har­mo­nie avec la nature, étaient en bonne san­té et bien nour­ris. Les médi­ta­tions de Rous­seau sur les ori­gines de l’être humain, le Noble Sau­vage de la phi­lo­so­phie des Lumières et les des­crip­tions nos­tal­giques des pre­mières com­mu­nau­tés agri­coles faites par Marx et Engels se rejoignent toutes – elles brossent le tableau d’une vie idyl­lique autre­fois saine cor­rom­pue par le pro­grès et l’industrialisation. 

Forte d’une base de don­nées de fos­siles et de tra­vaux eth­no­gra­phiques tou­jours plus riches sur l’é­vo­lu­tion et la diver­si­té de l’homme, l’an­thro­po­lo­gie évo­lu­tion­niste nous a per­mis au cours des 150 der­nières années de dépas­ser la simple spé­cu­la­tion. Nous pou­vons aujourd’hui baser notre com­pré­hen­sion du pas­sé de notre espèce sur des faits. Les preuves géné­tiques et fos­siles montrent qu’il y a envi­ron 6 à 8 mil­lions d’années, la lignée des homi­ni­nés a diver­gé de notre lignée sœur, Pan (chim­pan­zés et bono­bos). Diverse et riche, la lignée des homi­ni­nés compte des dizaines d’es­pèces attes­tées par les archives fos­siles, des espèces qui ont sou­vent vécu simul­ta­né­ment. Mise à part la nôtre, toutes sont aujourd’­hui éteintes. Il y a envi­ron deux mil­lions d’années, nous assis­tons aux pré­mices d’une série de déve­lop­pe­ments qui marquent l’é­mer­gence de notre genre Homo : aug­men­ta­tion de la taille du cer­veau et du corps, outils en pierre, pro­por­tion crois­sante de viande dans le régime ali­men­taire, et expan­sion à tra­vers l’A­frique et l’Eu­ra­sie dans un large éven­tail de zones éco­lo­giques. La dépen­dance à l’é­gard d’un assem­blage d’a­li­ments pro­ve­nant d’animaux et de végé­taux sau­vages (non domes­ti­qués) défi­nit le mode de vie des chas­seurs-cueilleurs et contri­bue à expli­quer la série de chan­ge­ments adap­ta­tifs qui ont mar­qué l’é­mer­gence de notre genre. Notre espèce, Homo sapiens, est appa­rue en Afrique il y a envi­ron 300 000 ans ; c’est l’une des nom­breuses espèces du genre chasseur-cueilleur. 

Paral­lè­le­ment à une meilleure com­pré­hen­sion de l’é­vo­lu­tion de notre espèce, l’essor de l’é­pi­dé­mio­lo­gie au cours du XXe siècle a per­mis aux poli­tiques de san­té publique de s’ap­puyer sur notre his­toire de chas­seurs-cueilleurs pour expli­quer l’aug­men­ta­tion des mala­dies non trans­mis­sibles (dia­bète, obé­si­té, can­cer et mala­dies car­diaques) dans le monde déve­lop­pé. Dans les années 1980 et 1990, ce tra­vail s’est élar­gi pour se concen­trer sur les « mala­dies de civi­li­sa­tion » dans le cadre d’un domaine plus vaste, la méde­cine évo­lu­tion­niste. En matière de san­té publique, il est aujourd’hui lar­ge­ment éta­bli que les envi­ron­ne­ments modernes et indus­tria­li­sés se dif­fé­ren­cient radi­ca­le­ment de ceux dans les­quels l’homme a évo­lué, et que ces chan­ge­ments récents entraînent des mala­dies. Par exemple, l’Or­ga­ni­sa­tion mon­diale de la san­té (OMS) affirme que l’o­bé­si­té est cau­sée en par­tie par « une aug­men­ta­tion de l’i­nac­ti­vi­té phy­sique due à la nature de plus en plus séden­taire de nom­breuses formes de tra­vail, à l’é­vo­lu­tion des modes de trans­port et à l’ur­ba­ni­sa­tion croissante. » 

Il ne fait guère de doute qu’une pers­pec­tive évo­lu­tion­niste s’avère impor­tante pour com­prendre et atté­nuer les mala­dies. Tou­te­fois, cette pers­pec­tive n’est valable que dans la mesure où nous com­pre­nons l’histoire. Sans un compte ren­du pré­cis des régimes ali­men­taires, des niveaux d’ac­ti­vi­té, des pro­fils patho­lo­giques et d’autres carac­té­ris­tiques per­ti­nentes du pas­sé, nous ris­quons de tirer des conclu­sions erro­nées en vou­lant diag­nos­ti­quer les causes pro­fondes et évo­lu­tives des « mala­dies de civi­li­sa­tion ». Il est à noter qu’une grande par­tie des tra­vaux fon­da­teurs dans ce domaine ont été réa­li­sés sans mesures quan­ti­ta­tives détaillées du régime ali­men­taire, de l’ac­ti­vi­té ou de l’énergétique chez les popu­la­tions vivantes de chas­seurs-cueilleurs ou d’a­gri­cul­teurs de sub­sis­tance ; un manque de don­nées encore plus pré­gnant pour le pas­sé loin­tain. Pou­vons-nous être sûrs que les concep­tions du pas­sé employées en san­té publique ne sont pas des cari­ca­tures roman­cées d’un Eden perdu ? 

Le tra­vail de ter­rain effec­tué auprès de socié­tés de petite taille au cours des der­nières décen­nies, ain­si que les récentes décou­vertes de fos­siles, ont consi­dé­ra­ble­ment amé­lio­ré la com­pré­hen­sion de notre évo­lu­tion com­mune. Nous pas­sons ici en revue ces études, en nous concen­trant sur la san­té, l’ac­ti­vi­té phy­sique, la dépense éner­gé­tique et l’a­li­men­ta­tion. Pour com­plé­ter les don­nées publiées, nous nous appuyons sur des mesures inédites issues de notre tra­vail avec les Had­za, une popu­la­tion de chas­seurs-cueilleurs du nord de la Tanzanie. 

[…]

Les pro­to­coles ont été approu­vés par les uni­ver­si­tés amé­ri­caines (Yale Uni­ver­si­ty, Uni­ver­si­ty Ari­zo­na, Washing­ton Uni­ver­si­ty St. Louis et Hun­ter Col­lege) et les ins­ti­tu­tions tan­za­niennes (Natio­nal Ins­ti­tute of Medi­cal Research, Com­mis­sion for Science and Tech­no­lo­gy et gou­ver­ne­ments locaux) avant la col­lecte des données. 

Chas­seurs Had­za, Tanzanie.

Durée de vie

En rai­son prin­ci­pa­le­ment de la mor­ta­li­té infan­tile éle­vée due aux mala­dies infec­tieuses, l’es­pé­rance de vie à la nais­sance des popu­la­tions de chas­seurs-cueilleurs est plus faible (géné­ra­le­ment entre 30 et 40 ans) que celle des pays déve­lop­pés aujourd’­hui. Une mau­vaise inter­pré­ta­tion de cette obser­va­tion consiste à sup­po­ser que peu de chas­seurs-cueilleurs (aujourd’­hui ou dans le pas­sé) vivent jus­qu’à un âge avan­cé. Si cela était vrai, la qua­si-absence de mala­dies chro­niques dans les popu­la­tions de petite échelle pour­rait sim­ple­ment s’ex­pli­quer par le fait que les adultes ne vivent pas assez long­temps pour en déve­lop­per. Mais si les popu­la­tions de taille modeste affi­chaient des durées de vie faibles, elles ne repré­sen­te­raient aucun inté­rêt en matière de san­té publique. 

En réa­li­té, les ana­lyses démo­gra­phiques des socié­tés tra­di­tion­nelles montrent que le taux de sur­vie des adultes est à peu près simi­laire à celui des socié­tés modernes et indus­tria­li­sées. Les adultes vivent régu­liè­re­ment jus­qu’à 60 et 70 ans, voire plus. Dans un exa­men des don­nées sur la mor­ta­li­té des chas­seurs-cueilleurs et des agri­cul­teurs de sub­sis­tance dans douze popu­la­tions, Gur­ven et Kaplan sou­lignent qu’environ 60% des nou­veau-nés de ces popu­la­tions sur­vivent jus­qu’à l’âge de 15 ans et 40% jus­qu’à 45 ans. Ceux qui sur­vivent jus­qu’à 45 ans peuvent espé­rer vivre encore une ving­taine d’années. En effet, l’âge modal au décès [âge pour lequel les décès sont les plus nom­breux, NdT] pour les popu­la­tions de chas­seurs-cueilleurs exa­mi­nées par Gur­ven et Kaplan est d’en­vi­ron 72 ans (four­chette : 68–78 ans), ce qui est proche de la valeur pour la popu­la­tion états-unienne (85 ans) en 2002. Néan­moins, dans les nations plus riches, les pro­grès de l’hy­giène, du régime ali­men­taire et des soins de san­té au cours des cent der­nières années ont ajou­té plu­sieurs décen­nies à l’es­pé­rance de vie à la nais­sance par rap­port à celle obser­vée chez les chas­seurs-cueilleurs [ce qui a presque cer­tai­ne­ment contri­bué, avec autres fac­teurs, à faire explo­ser la popu­la­tion mon­diale en créant un immense dés­équi­libre entre nais­sances et décès, NdT].

Le vieillis­se­ment obser­vé chez les popu­la­tions de chas­seurs-cueilleurs contem­po­rains n’est pas un phé­no­mène récent. L’a­na­lyse des preuves fos­siles sug­gère que la pro­por­tion d’a­dultes dépas­sant les 40 ans reste stable depuis le Paléo­li­thique supé­rieur au moins, soit il y a envi­ron 50 000 ans. La com­pa­rai­son des courbes de mor­ta­li­té avec celles des chim­pan­zés indique que l’évolution a favo­ri­sé le vieillis­se­ment chez les humains. Néan­moins, dans des contextes éco­lo­giques favo­rables, avec une pré­da­tion réduite et une dis­po­ni­bi­li­té ali­men­taire accrue, l’es­pé­rance de vie des chim­pan­zés à la nais­sance peut appro­cher celle des chas­seurs-cueilleurs humains. On sup­pose que les taux éle­vés de sur­vie (jus­qu’à 60, 70 ans et plus) sont une carac­té­ris­tique de l’his­toire humaine résul­tant de l’é­vo­lu­tion – la sélec­tion natu­relle a pri­vi­lé­gié le vieillis­se­ment pour per­mettre aux grands-parents de s’occuper de leurs petits-enfants. Les grands-parents four­nissent de la nour­ri­ture et des soins aux enfants, sou­la­geant ain­si les mères d’une par­tie du temps et de l’éner­gie qui autre­ment repo­se­rait sur leurs seules épaules. Chez les chas­seurs-cueilleurs et dans d’autres socié­tés non éta­tiques, la pré­sence des grands-parents – en par­ti­cu­lier des grands-mères – amé­liore la crois­sance et la sur­vie des petits-enfants.

Tri­bu de l’île de Bor­néo (peut-être les Muruts), début du XXe siècle, paru dans Charles Hose et William McDou­gall, The pagan tribes of Borneo.

Cause des décès

La cause des décès est notoi­re­ment dif­fi­cile à déter­mi­ner pour les chas­seurs-cueilleurs et les autres popu­la­tions qui n’ont pas un accès régu­lier à des hôpi­taux et des méde­cins spé­cia­listes. Les prin­ci­pales causes de décès dans les popu­la­tions de petite taille sont les infec­tions aiguës. Selon Gur­ven et Kaplan, envi­ron 70 % des décès sont dus à des mala­dies aiguës (prin­ci­pa­le­ment des mala­dies infec­tieuses et gas­tro-intes­ti­nales) et envi­ron 20 % à des trau­ma­tismes, notam­ment des acci­dents et des vio­lences. Ces ratios sont assez constants tout au long de la vie, bien que le taux de mor­ta­li­té pris pour l’ensemble des causes soit le plus éle­vé chez les jeunes enfants. Le pour­cen­tage de décès dus aux mala­dies chro­niques non trans­mis­sibles, affec­tions cou­rantes dans les pays déve­lop­pés (par exemple, les mala­dies car­diaques, les mala­dies méta­bo­liques et les can­cers), est très faible dans les popu­la­tions de chas­seurs-cueilleurs et de fer­miers de sub­sis­tance (< 10 % des décès), et ce même pour les indi­vi­dus de plus de 60 ans. 

Obésité et maladies métaboliques

Comme on pou­vait s’y attendre pour des popu­la­tions ayant des niveaux éle­vés d’ac­ti­vi­té phy­sique et un accès limi­té à des ali­ments trans­for­més et hau­te­ment calo­riques, l’o­bé­si­té et les mala­dies méta­bo­liques sont rares chez les chas­seurs-cueilleurs et les agri­cul­teurs de subsistance. 

[…]

Le dia­bète non insu­li­no­dé­pen­dant (type 2) est si rare par­mi les popu­la­tions de petite taille qu’il est dif­fi­cile de trou­ver des rap­ports sur sa pré­va­lence dans ces groupes. 

Maladies cardiovasculaires

Les chas­seurs-cueilleurs et les popu­la­tions pra­ti­quant l’a­gri­cul­ture de sub­sis­tance se dis­tinguent par leur remar­quable san­té car­dio­vas­cu­laire. Les mala­dies car­diaques et vas­cu­laires repré­sentent une pro­por­tion négli­geable des décès dans ces popu­la­tions, même chez les adultes de plus de 60 ans. La dif­fé­rence entre les popu­la­tions de petite taille et les popu­la­tions indus­tria­li­sées est plus mar­quée aux âges éle­vés. Plus de 60 % des adultes états-uniens de plus de 60 ans souffrent d’hypertension, alors que moins de 30 % des chas­seurs-cueilleurs et des agri­cul­teurs de sub­sis­tance de plus de 60 ans pré­sentent une hyper­ten­sion (même légère). L’ap­ti­tude car­dio­res­pi­ra­toire est éga­le­ment très éle­vée dans les socié­tés traditionnelles. 

[…]

L’étude des Tsi­mane, une popu­la­tion vivant dans la forêt ama­zo­nienne et dotée d’une éco­no­mie mixte faite de chasse, de cueillette et d’agriculture de sub­sis­tance, four­nit des élé­ments inté­res­sants sur la san­té car­diaque. Les mala­dies car­dio­vas­cu­laires ont été étu­diées en pro­fon­deur chez les Tsi­mane pen­dant plus de deux décen­nies. Mal­gré des niveaux rela­ti­ve­ment éle­vés de pro­téine C‑réactive, un mar­queur d’in­flam­ma­tion asso­cié à un risque accru de mala­die car­dio­vas­cu­laire, les adultes Tsi­mane pré­sentent des taux très faibles d’hy­per­ten­sion avec l’âge et presque aucun signe de mala­die arté­rielle péri­phé­rique, même chez les indi­vi­dus de plus de 60 ans. En effet, les Tsi­mane pré­sentent la plus faible pré­va­lence de mala­die coro­na­rienne jamais rap­por­tée, une don­née éva­luée par le cal­cium des artères coro­naires. On dis­pose de moins de mesures car­dio­vas­cu­laires pour d’autres socié­tés de petite taille, mais comme chez les Tsi­mane, beau­coup d’entre elles montrent une aug­men­ta­tion faible ou nulle de la pres­sion arté­rielle avec l’âge et une faible pré­va­lence de l’hy­per­ten­sion. La san­té car­diaque de ces popu­la­tions est cohé­rente avec leurs niveaux éle­vés d’ac­ti­vi­té phy­sique quo­ti­dienne et leurs taux de cho­les­té­rol et de tri­gly­cé­rides sériques. 

Autres maladies non transmissibles

D’autres « mala­dies de civi­li­sa­tion » ont reçu rela­ti­ve­ment peu d’at­ten­tion dans les études sur la san­té des chas­seurs-cueilleurs et des agri­cul­teurs de sub­sis­tance. Un petit nombre de décès par can­cer a été signa­lé dans des socié­tés de taille modeste étu­diées rigou­reu­se­ment, avec de grands échan­tillons, en par­ti­cu­lier chez les per­sonnes âgées. Mais les can­cers sont sou­vent dif­fi­ciles à détec­ter sans dépis­tage médi­cal moderne, et la pré­va­lence du can­cer est donc lar­ge­ment inconnue. 

[Remarque : une chose est cer­taine à ce sujet, l’épidémie de can­cers explose dans tous les pays en voie d’industrialisation ain­si que dans les pays déjà indus­tria­li­sés[14], avec de plus en plus d’enfants tou­chés[15]. Ajou­tons éga­le­ment que la bio­sphère étant aujourd’hui presque entiè­re­ment conta­mi­née par d’innombrables sub­stances chi­miques indus­trielles (exemple : le PFOA de 3M et DuPont que les scien­ti­fiques détectent dans le corps de la qua­si-tota­li­té des popu­la­tions fran­çaise et états-unienne, ain­si que chez de nom­breuses espèces d’animaux sau­vages[16]), il est fort pro­bable que même les popu­la­tions humains les plus iso­lées ingèrent quo­ti­dien­ne­ment les poi­sons pro­duits en masse par l’industrie chimique.] 

Habi­ta­tion Tsi­mane, Boli­vie. Les Tsi­mane sont un peuple d’a­gri­cul­teurs, de cueilleurs, chas­seurs et pêcheurs.

Activité physique et dépense énergétique

Activité physique quotidienne

Les chas­seurs-cueilleurs et les agri­cul­teurs de sub­sis­tance montrent des niveaux éle­vés d’ac­ti­vi­té phy­sique tout au long de leur vie. La plu­part des recherches éco­lo­giques menées auprès de ces popu­la­tions ont mesu­ré l’ac­ti­vi­té par le biais de bud­gets-temps ou de dis­tances par­cou­rues. Pour deux popu­la­tions de chas­seurs-cueilleurs, les San d’A­frique aus­trale et les Ache du Para­guay, Leo­nard et Robert­son ont comp­té envi­ron 6 à 9 heures de marche quo­ti­dienne ain­si que d’autres acti­vi­tés phy­siques. Les adultes de la com­mu­nau­té Amish du vieil ordre étu­diée par Bas­sett et ses col­lègues ont décla­ré pra­ti­quer envi­ron 8 heures par jour d’ac­ti­vi­té modé­rée à vigou­reuse, y com­pris la marche. Au cours d’un exa­men appro­fon­di de l’é­co­lo­gie des chas­seurs-cueilleurs, Mar­low note que les femmes marchent en moyenne 9,5 km/jour et les hommes 14,1 km/jour dans ces popu­la­tions. Nous avons rap­por­té des dis­tances de marche quo­ti­diennes simi­laires pour les adultes Had­za (envi­ron 6,2 km/jour pour les femmes et 12,2 km/jour pour les hommes) et consta­té une dimi­nu­tion faible mais détec­table (0,4 km/jour par décen­nie) avec l’âge. 

L’a­vè­ne­ment de l’ac­cé­lé­ro­mé­trie et de la sur­veillance de la fré­quence car­diaque a per­mis de mieux com­prendre les niveaux d’ac­ti­vi­té et d’a­mé­lio­rer les com­pa­rai­sons entre les popu­la­tions. Les éva­lua­tions basées sur l’ac­cé­lé­ro­mé­trie chez les Tsi­mane et d’autres socié­tés de petite échelle indiquent des niveaux éle­vés d’ac­ti­vi­té phy­sique d’in­ten­si­té faible et modé­rée. Nos mesures de la fré­quence car­diaque des adultes Had­za indiquent des niveaux remar­qua­ble­ment éle­vés d’ac­ti­vi­té phy­sique quo­ti­dienne, là encore prin­ci­pa­le­ment à des inten­si­tés faibles et modé­rées. Les adultes Had­za accu­mulent plus de 135 min d’ac­ti­vi­té phy­sique modé­rée et vigou­reuse (APMV) par jour, soit un niveau plu­sieurs fois supé­rieur aux adultes des États-Unis et d’Europe. L’APMV mesu­rée objec­ti­ve­ment chez les hommes et les femmes Had­za reste éle­vée tout au long de leur vie, sans déclin appa­rent lié à l’âge. 

Ces niveaux éle­vés d’ac­ti­vi­té phy­sique ne sont pas com­pen­sés par une aug­men­ta­tion du temps de repos, du moins tel que mesu­ré par les habi­tudes de som­meil. Mal­gré l’ab­sence d’élec­tri­ci­té et de lumière arti­fi­cielle, les Had­za, Tsi­mane, San et d’autres groupes de chas­seurs-cueilleurs et d’a­gri­cul­teurs de sub­sis­tance dorment autant (entre 5,9 et 7,1 heures par nuit) que les adultes des popu­la­tions industrialisées. 

[…]

Les archives fos­siles et archéo­lo­giques sug­gèrent que des niveaux éle­vés d’ac­ti­vi­té phy­sique pré­valent depuis long­temps au sein de la lignée humaine. Le niveau d’activité phy­sique a évo­lué durant envi­ron deux mil­lions d’années avec le genre Homo et l’é­mer­gence du mode de vie de chas­seur-cueilleur. L’aug­men­ta­tion de l’ac­ti­vi­té phy­sique aurait joué un rôle essen­tiel dans l’é­vo­lu­tion vers des cer­veaux plus gros influen­çant à son tour notre his­toire et notre régime ali­men­taire. En effet, les humains pos­sèdent des capa­ci­tés d’en­du­rance excep­tion­nelles par rap­port à d’autres pri­mates ; la chasse à l’é­pui­se­ment est une stra­té­gie de sub­sis­tance docu­men­tée chez cer­tains groupes de chas­seurs-cueilleurs, une pra­tique peut-être plus cou­rante à des époques anté­rieures. Cepen­dant, chas­seurs-cueilleurs et agri­cul­teurs de sub­sis­tance contem­po­rains courent rare­ment, ain­si que l’in­diquent l’ac­cé­lé­ro­mé­trie et les enre­gis­tre­ments GPS. Si la course d’en­du­rance a pu être une stra­té­gie de chasse récur­rente par­mi les popu­la­tions de chas­seurs-cueilleurs d’autrefois, sa fré­quence a pro­ba­ble­ment beau­coup varié en fonc­tion de l’é­co­lo­gie et des modes de vie locaux. 

Abo­ri­gènes aus­tra­liens, Ter­ri­toire du Nord, 1939.

Dépense énergétique quotidienne

Il est remar­quable qu’en dépit de niveaux éle­vés d’ac­ti­vi­té phy­sique, les dépenses éner­gé­tiques totales ne soient pas néces­sai­re­ment plus éle­vées dans les socié­tés de petite taille que dans les popu­la­tions indus­tria­li­sées. Cette simi­li­tude méta­bo­lique a été consta­tée pour la pre­mière fois au cours d’une com­pa­rai­son entre des femmes de milieux ruraux au Nigé­ria (dont beau­coup sont des agri­cul­trices phy­si­que­ment actives) et des femmes afro-amé­ri­caines aux États-Unis. Même la dépense éner­gé­tique liée à l’ac­ti­vi­té, c’est-à-dire la par­tie de la dépense éner­gé­tique totale (DET) non attri­buable aux fonc­tions méta­bo­liques de base ou à la dépense éner­gé­tique lors de la diges­tion, s’est avé­rée simi­laire entre ces groupes mal­gré des dif­fé­rences évi­dentes dans l’ac­ti­vi­té phy­sique quotidienne. 

Nos propres études sur les adultes Had­za ont mon­tré que la DET chez ces chas­seurs-cueilleurs tra­di­tion­nels est simi­laire à celle des adultes aux États-Unis, en Europe et dans d’autres popu­la­tions indus­tria­li­sées. Depuis ces pre­mières études, nous avons élar­gi l’é­chan­tillon pour mesu­rer la DET durant d’autres sai­sons, années et dans d’autres campements. 

[…]

En par­ti­cu­lier, le modèle de varia­tion de l’ac­ti­vi­té phy­sique quo­ti­dienne mesu­rée par accé­lé­ro­mé­trie ne se reflète pas dans la DET au sein des populations. 

[…]

La simi­li­tude entre la dépense éner­gé­tique totale (DET), la dépense éner­gé­tique par acti­vi­té (DEA) et le niveau jour­na­lier d’activité phy­sique (NAP) sug­gère que le corps s’a­dapte aux varia­tions de l’ac­ti­vi­té phy­sique pour main­te­nir la DET dans une four­chette phy­sio­lo­gique étroite. Cette hypo­thèse de « DET contrainte » est cohé­rente avec d’autres études mon­trant qu’il n’y a pas de cor­res­pon­dance entre les niveaux d’ac­ti­vi­té et la DET, la DEA et la NAP par­mi les popu­la­tions humaines. De la même manière, des études ont mon­tré que la DET était éga­le­ment simi­laire chez les popu­la­tions de mam­mi­fères cap­tifs et sau­vages, et que l’ef­fet d’une acti­vi­té accrue sur la DET était limi­té ou inexis­tant dans les études de labo­ra­toire sur les oiseaux et les ron­geurs. Le mode de vie et l’ac­ti­vi­té phy­sique quo­ti­dienne pour­raient n’avoir que très peu d’impact sur la DET, la DEA et la NAP, ce qui a d’importantes impli­ca­tions pour la recherche sur l’o­bé­si­té. En ce qui concerne les pers­pec­tives évo­lu­tives en matière de san­té publique, les résul­tats obte­nus chez les Had­za montrent que notre pas­sé de chas­seurs-cueilleurs n’é­tait pas néces­sai­re­ment mar­qué par des dépenses éner­gé­tiques plus éle­vées qu’au­jourd’­hui, même si (comme c’é­tait cer­tai­ne­ment le cas) nos ancêtres étaient beau­coup plus actifs physiquement. 

Des femmes Had­za font légè­re­ment griller des tuber­cules riches en ami­don et en fibres.

Alimentation

La diver­si­té ali­men­taire par­mi les chas­seurs-cueilleurs est si vaste qu’il est dif­fi­cile de trou­ver des régimes uni­ver­sels. Tous les groupes humains cui­sinent leurs ali­ments et semblent l’a­voir fait depuis au moins 250 000 ans envi­ron, et pro­ba­ble­ment depuis bien plus long­temps. Presque toutes les popu­la­tions de chas­seurs-cueilleurs d’au­jourd’­hui et du pas­sé récent adoptent un régime ali­men­taire com­po­sé à la fois de viande et d’a­li­ments végé­taux. Sur les 265 popu­la­tions recen­sées par Mur­dock, une seule ne se nour­ris­sait ni de pois­son ni de gibier. Au-delà de ces grandes lignes, la diver­si­té ali­men­taire est la règle. Dans le monde entier, le régime ali­men­taire humain est dic­té par la géo­gra­phie et l’é­co­lo­gie locales. 

Il a été sug­gé­ré que les régimes modernes et trans­for­més sont plus denses en éner­gie que ceux de notre his­toire paléo­li­thique. Les mesures dis­po­nibles de la den­si­té éner­gé­tique ali­men­taire par­mi les popu­la­tions vivantes et récentes de chas­seurs-cueilleurs n’ap­portent qu’un sou­tien limi­té à cette opinion. 

[…]

Eaton, Cor­dain et leurs col­lègues ont lar­ge­ment modé­li­sé les pro­fils nutri­tion­nels des régimes paléo­li­thiques dans plu­sieurs études appro­fon­dies au cours des trois der­nières décen­nies. Ces ana­lyses s’ap­puient lar­ge­ment sur l’Eth­no­gra­phic Atlas de Mur­dock – un recueil d’in­for­ma­tions eth­no­gra­phiques concer­nant des cen­taines de socié­tés non éta­tiques (chas­seurs-cueilleurs et autres) – pour col­lec­ter des infor­ma­tions sur la com­po­si­tion du régime ali­men­taire de chaque popu­la­tion (part pro­ve­nant des ani­maux, des plantes, etc.). Entre autres résul­tats, ces études ont fait valoir que la plu­part des groupes de chas­seurs-cueilleurs obtiennent au moins 50% de leurs calo­ries de la viande. D’autre part, les régimes modernes à forte teneur en ami­don et en sucre sont com­po­sés d’une pro­por­tion beau­coup plus éle­vée de glu­cides et d’une pro­por­tion plus faible de pro­téines que les régimes tra­di­tion­nels d’autrefois. Ces ana­lyses sont deve­nues le fon­de­ment du mou­ve­ment Palaeo­diet (« régime paléo ») qui pré­co­nise (entre autres ajus­te­ments du mode de vie) un régime riche en graisses et en pro­téines, ain­si que l’abandon des céréales et des sucres pour se pro­té­ger des mala­dies car­dio­vas­cu­laires et métaboliques. 

Ces études dié­té­tiques reposent chez Mur­dock sur des approxi­ma­tions gros­sières et des métho­do­lo­gies sou­vent opaques pour mesu­rer l’ap­port ali­men­taire. Elles reposent éga­le­ment sur d’autres esti­ma­tions de la teneur en macro­nu­tri­ments des végé­taux et de la viande qui sont dif­fi­ciles à conci­lier avec les études eth­no­gra­phiques et nutri­tion­nelles plus détaillées des régimes des chas­seurs-cueilleurs. Pre­miè­re­ment, les don­nées de Mur­dock ne com­prennent pas d’in­for­ma­tions sur la consom­ma­tion de miel. Cette omis­sion est impor­tante, car le miel repré­sente une part sub­stan­tielle du régime ali­men­taire de nom­breux groupes de chas­seurs-cueilleurs. Chez les Had­za par exemple, Mar­lowe et ses col­lègues ont esti­mé que le miel repré­sente envi­ron 15% de l’apport éner­gé­tique, avec une four­chette men­suelle située entre 1% et 50%. Même ces valeurs repo­sant seule­ment sur des mesures des quan­ti­tés rap­por­tées au camp sous-estiment pro­ba­ble­ment la consom­ma­tion de miel. Nos obser­va­tions détaillées ont mon­tré que les hommes consomment des quan­ti­tés sub­stan­tielles de miel en dehors du camp pen­dant la col­lecte de nour­ri­ture, ce qui nous amène à esti­mer que 16 à 20 % du régime ali­men­taire annuel des Had­za pro­vient du miel et des larves d’a­beilles. Deuxiè­me­ment, de nom­breuses socié­tés de taille modeste bien étu­diées tirent bien moins de 50 % de leurs calo­ries du pois­son et du gibier. Par exemple, Kaplan et ses col­lègues ont esti­mé la pro­por­tion de calo­ries pro­ve­nant du gibier et d’autres ali­ments pour huit popu­la­tions de chas­seurs-cueilleurs. La moi­tié de ces popu­la­tions (4/8) tirent moins de 50 % de leurs calo­ries du gibier. En effet, les don­nées de Mur­dock sug­gèrent que les popu­la­tions situées en des­sous d’une lati­tude de 45° (nord ou sud) adoptent des régimes ali­men­taires très variés, la plu­part d’entre elles consom­mant des pro­por­tions à peu près égales de végé­taux et d’animaux. Troi­siè­me­ment, pour de nom­breuses socié­tés de ce type les pro­por­tions de macro­nu­tri­ments uti­li­sées comme modèles dans le domaine de la san­té publique, notam­ment celles obser­vées chez les Had­za et les Tsi­mane, sont beau­coup plus riches en glu­cides que ce que recom­mandent les par­ti­sans du régime paléo. En nous basant sur les ana­lyses ali­men­taires décrites pré­cé­dem­ment, nous avons esti­mé le quo­tient ali­men­taire à 0,92 chez les Had­za, soit un régime plus riche en glu­cides que le régime ali­men­taire moyen aux États-Unis. […] Les Tsi­mane ont éga­le­ment un quo­tient ali­men­taire supé­rieur à 0,90, et il en va pro­ba­ble­ment de même pour la plu­part des socié­tés auto­nomes qui dépendent d’aliments de base riches en glu­cides (par exemple les tuber­cules, le manioc, les bananes plan­tains et le riz). Les régimes à forte teneur en viande et à faible teneur en glu­cides ont peut-être été la norme pour cer­taines popu­la­tions de chas­seurs-cueilleurs dans le pas­sé. Mais de nom­breuses socié­tés tra­di­tion­nelles, y com­pris celles qui pré­sentent une excel­lente san­té méta­bo­lique et car­dio­vas­cu­laire, ont une ali­men­ta­tion rela­ti­ve­ment riche en glu­cides et en sucres simples (miel).

[…]

Si la teneur en macro­nu­tri­ments des régimes des chas­seurs-cueilleurs peut faire l’ob­jet de débats, il semble clair qu’ils sont riches en micro­nu­tri­ments et pro­ba­ble­ment plus sains que les régimes des popu­la­tions indus­tria­li­sées. Les ali­ments issus de végé­taux sau­vages ont géné­ra­le­ment un indice gly­cé­mique infé­rieur à celui des ali­ments trans­for­més et contiennent très peu de sel. Les régimes des chas­seurs-cueilleurs contiennent éga­le­ment une plus grande pro­por­tion de fibres ali­men­taires que les régimes modernes typiques. 

[…]

Enfin, on pense que les régimes ali­men­taires des chas­seurs-cueilleurs sont basiques, contrai­re­ment aux ali­ments acides cou­rants dans les régimes occidentaux. 

[…]

Les régimes ali­men­taires des socié­tés de petite échelle sont géné­ra­le­ment asso­ciés à des pro­fils san­guins favorables. 

[…]

Les archives fos­siles et archéo­lo­giques montrent que le régime ali­men­taire des homi­ni­nés est diver­si­fié et s’adapte [en fonc­tion du contexte envi­ron­ne­men­tal] depuis le Paléo­li­thique infé­rieur. Des outils en pierre et des traces de dépe­çage pré­ser­vées sur des fos­siles d’a­ni­maux indiquent que la viande a été une com­po­sante impor­tante du régime ali­men­taire des homi­ni­nés pen­dant plus de 2 mil­lions d’an­nées. La flexi­bi­li­té du régime ali­men­taire est évi­dente pour rendre pos­sible les expan­sions suc­ces­sives des homi­ni­nés à tra­vers l’A­frique et en Eur­asie, un pro­ces­sus démar­ré avec Homo erec­tus il y a envi­ron 1,8 mil­lion d’années qui a per­mis d’occuper une impor­tante diver­si­té de milieux et de cli­mats. Des décou­vertes plus récentes ont sou­li­gné l’im­por­tance des ali­ments végé­taux dans le régime ali­men­taire du Paléo­li­thique. Les micro­fos­siles pié­gés dans le tartre den­taire et les sur­faces des outils en pierre des Néan­der­ta­liens et des humains du Paléo­li­thique montrent qu’ils man­geaient des céréales cuites et trans­for­mées pro­ve­nant de gra­mi­nées sau­vages, des racines conte­nant de l’amidon, ain­si que d’autres végé­taux et du gibier. Le large éven­tail d’a­li­ments et de pro­fils de macro­nu­tri­ments que l’on retrouve chez les chas­seurs-cueilleurs contem­po­rains et du pas­sé récent raconte l’histoire pro­fonde de la diver­si­té ali­men­taire des homininés. 

Femme et enfants Huao­ra­ni, Équateur.

Conclusion

La remar­quable san­té méta­bo­lique et car­dio­vas­cu­laire des socié­tés tra­di­tion­nelles [chas­seurs-cueilleurs-hor­ti­cul­teurs, pas­teurs nomades, etc.] en fait depuis long­temps des modèles inté­res­sants pour la san­té publique. Compte tenu de la simi­li­tude des pro­fils sani­taires entre les groupes eth­niques, il est clair que c’est l’en­vi­ron­ne­ment – non la géné­tique – qui main­tient les popu­la­tions des socié­tés de taille modeste en si bonne san­té. En effet, de l’Aus­tra­lie aux Amé­riques, ces popu­la­tions déve­loppent les mêmes « mala­dies de civi­li­sa­tion » méta­bo­liques et car­dio­vas­cu­laires lors­qu’elles aban­donnent leurs modes de vie tra­di­tion­nels et adoptent des régimes ali­men­taires et des niveaux d’ac­ti­vi­té phy­sique de style occi­den­tal. Mais la diver­si­té des modes de vie et des régimes ali­men­taires tra­di­tion­nels fait qu’il est dif­fi­cile de tirer des leçons simples à appli­quer aux popu­la­tions indus­tria­li­sées. Les chas­seurs-cueilleurs contem­po­rains et les popu­la­tions indus­tria­li­sées dif­fèrent sur de nom­breux plans – his­toire cultu­relle, géo­gra­phie du milieu ou encore pré­sence d’un État four­nis­sant des ser­vices d’é­du­ca­tion, de soins de san­té, etc. [rap­pe­lons ici que le déve­lop­pe­ment conjoint de l’État et de l’industrie en Occi­dent a anéan­ti les com­mu­nau­tés pay­sannes tra­di­tion­nelles et auto­nomes qui étaient cou­rantes avant l’ère moderne, et qui pré­sen­taient cer­tai­ne­ment de nom­breuses carac­té­ris­tiques simi­laires aux socié­tés non éta­tiques décrites dans cet article, NdT]. L’es­pé­rance de vie à la nais­sance des chas­seurs-cueilleurs est infé­rieure à celle mesu­rée dans n’im­porte quelle enquête natio­nale sur la san­té, mais les chas­seurs-cueilleurs montrent éga­le­ment des taux d’o­bé­si­té et de dia­bète extrê­me­ment bas, et des niveaux d’ac­ti­vi­té phy­sique élevés. 

Un élé­ment com­mun aux modes de vie tra­di­tion­nels semble clai­re­ment pro­té­ger contre les mala­dies non trans­mis­sibles : un niveau éle­vé d’ac­ti­vi­té phy­sique au quo­ti­dien. Le niveau jour­na­lier d’activité phy­sique des chas­seurs-cueilleurs et des agri­cul­teurs de sub­sis­tance est plu­sieurs fois supé­rieur à celui des habi­tants dans les pays déve­lop­pés. Les avan­tages de l’exer­cice phy­sique pour la san­té sont bien éta­blis et l’aug­men­ta­tion de l’ac­ti­vi­té quo­ti­dienne fait déjà par­tie des objec­tifs des poli­tiques de san­té publique dans le monde entier. Les mesures du volume et de l’in­ten­si­té de l’ac­ti­vi­té quo­ti­dienne dans les socié­tés tra­di­tion­nelles pour­raient aider à orien­ter ces efforts. Les Centres états-uniens de contrôle des mala­dies recom­mandent par exemple au moins 150 min/semaine d’activité phy­sique modé­rée à inten­sive, un objec­tif atteint par moins de 10% des adultes aux États-Unis. Les don­nées recueillies auprès de socié­tés non éta­tiques sug­gèrent que même cet objec­tif (150 min/semaine) est trop modeste – il se peut que les niveaux opti­maux d’ac­ti­vi­té phy­sique soient beau­coup plus éle­vés que ce chiffre. Cepen­dant, les don­nées des socié­tés de petite échelle montrent éga­le­ment une forte pro­por­tion d’ac­ti­vi­tés de faible inten­si­té et d’in­ten­si­té modé­rée, qui peuvent être plus faci­le­ment inté­grables dans les stra­té­gies de san­té publique que les exer­cices d’in­ten­si­té plus élevée. 

[…]

La constance de la dépense éner­gé­tique totale au sein d’une gamme variée de modes de vie, y com­pris chez les chas­seurs-cueilleurs contem­po­rains et d’autres socié­tés à échelle modeste, sug­gère for­te­ment que la pan­dé­mie moderne d’o­bé­si­té pro­vient d’un apport éner­gé­tique trop impor­tant plu­tôt que d’une dimi­nu­tion de la dépense éner­gé­tique. Mais à part la réduc­tion de la consom­ma­tion de calo­ries, il est dif­fi­cile de savoir quels aspects des régimes tra­di­tion­nels il fau­drait imi­ter pour amé­lio­rer la san­té. L’i­dée qu’il exis­te­rait un unique régime ali­men­taire véri­table et natu­rel, auquel nous pour­rions tous aspi­rer, est démen­tie par l’in­croyable varié­té des régimes des chas­seurs-cueilleurs recen­sés par les pre­miers eth­no­graphes et les cher­cheurs d’au­jourd’­hui. Plus pré­ci­sé­ment, l’i­dée selon laquelle les cultures paléo­li­thiques adop­taient inva­ria­ble­ment un régime pauvre en glu­cides est for­te­ment contes­tée par les éva­lua­tions détaillées des archives fos­siles et des régimes ali­men­taires des groupes contem­po­rains. Les régimes tra­di­tion­nels semblent être plus denses en nutri­ments, plus riches en fibres et plus faibles en indice gly­cé­mique que les ali­ments des cultures indus­tria­li­sées. De nom­breux ali­ments modernes trans­for­més sont éga­le­ment conçus pour opti­mi­ser le goût et sti­mu­ler la consom­ma­tion, de plus l’as­so­cia­tion des graisses et des glu­cides dans les ali­ments indus­triels peut encou­ra­ger la sur­con­som­ma­tion. Ces aspects de l’a­li­men­ta­tion et les inter­ac­tions entre l’a­li­men­ta­tion et l’ac­ti­vi­té phy­sique méritent une plus grande attention. 

Enfin, il convient de s’in­ter­ro­ger sur les autres aspects du mode de vie tra­di­tion­nel qui, outre l’a­li­men­ta­tion et l’ac­ti­vi­té phy­sique, pour­raient contri­buer à la san­té remar­quable des chas­seurs-cueilleurs. Des ami­tiés et des liens fami­liaux étroits, de faibles niveaux d’i­né­ga­li­tés sociales et éco­no­miques, ain­si qu’une vie majo­ri­tai­re­ment pas­sée en exté­rieur figurent par­mi les carac­té­ris­tiques typiques des popu­la­tions de chas­seurs-cueilleurs et d’autres socié­tés tra­di­tion­nelles. Dans les socié­tés modernes, l’ab­sence de ces élé­ments est asso­ciée à un stress social chro­nique et à une série de mala­dies non trans­mis­sibles, notam­ment les patho­lo­gies méta­bo­liques et l’o­bé­si­té. Pour com­prendre les racines évo­lu­tives des mala­dies modernes, nous devrions nous effor­cer d’ac­qué­rir une com­pré­hen­sion plus inté­gra­tive et holis­tique du mode de vie et de la san­té chez les chas­seurs-cueilleurs contem­po­rains, et de notre his­toire collective. 


  1. https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/l‑homme-augmente-peter-thiel-le-milliardaire-qui-defie-la-mort_2155257.html

  2. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/30511505/

  3. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3154246/

  4. https://www.resilience.org/stories/2006–07-26/eight-ways-modern-medicine-oil-dependent/

  5. https://reporterre.net/Le-sable-enquete-sur-une

  6. https://news.un.org/fr/story/2019/05/1042981

  7. https://greenwashingeconomy.com/zircon-lindustrie-nucleaire-participe-au-carnage-en-afrique/

  8. https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/energie-environnement/les-antibiotiques-polluent-les-rivieres-du-monde-entier-818590.html

  9. https://fr.wikipedia.org/wiki/H%C3%A9ro%C3%AFne

  10. https://www.cairn.info/revue-herodote-2004–1‑page-66.htm

  11. https://www.lefigaro.fr/conjoncture/2018/03/13/20002–20180313ARTFIG00276-les-salaries-europeens-de-plus-en-plus-stresses.php

  12. https://greenwashingeconomy.com/les-pays-heureux-se-cament-au-prozac/

  13. http://www.slate.fr/story/213723/hausse-tentatives-suicide-morts-enfants-perilleux-impense-passage-acte-confinements

  14. https://ourworldindata.org/grapher/share-of-deaths-by-cause

  15. https://www.terrestres.org/2020/07/01/cancer-lart-de-ne-pas-regarder-une-epidemie/

  16. https://www.huffingtonpost.fr/entry/dans-dark-waters-le-pfoa-ce-compose-omnipresent-au-coeur-dun-scandale-sanitaire_fr_5fa15dd7c5b67617e64b3b52

Print Friendly, PDF & Email
Total
0
Partages
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

Covid19, stratégie du choc et accélération de la mutation du système technocapitaliste (par Pièces et main d’oeuvre)

Sans conteste, l’accélération est le maître mot de l’année qui vient de s’écouler. On en trouvera ici nombre d’occurrences, les plus variées qui soient, que nous avons relevées dans les domaines économique, technologique et scientifique, employées en substitut ou en renfort à celui d’innovation. Par exemple, l’accélération de l’innovation. On reconnaît là des mots de la crise à laquelle il faut s’adapter d’urgence – d’où l’accélération – ou périr. [...]
Lire

Cyril Dion, bonimenteur de l’écologisme médiatique et subventionné (par Nicolas Casaux)

On nous demande souvent pourquoi nous critiquons les Colibris, Pierre Rabhi, Cyril Dion & cie. J’y vois un malentendu important. Pour tenter de le dissiper, revenons sur le dernier livre de Cyril Dion, Petit manuel de résistance contemporaine, récemment publié par la maison d’édition de notre chère ministre de la Culture, Françoise Nyssen. [...]