Parmi les nombreuses illusions vertes qu’on nous présente comme une « solution » qui nous permettrait de continuer à bénéficier du confort industriel tout en ne détruisant plus la nature, en la respectant, ou (et c’est surtout ce qui est mis avant) en ne déréglant plus son climat, on retrouve l’hydroélectricité produite par les barrages.
On dénombre environ 80 000 barrages en France. Leur construction, en plus de détraquer complètement les écosystèmes, a fait disparaître, entre autres poissons, les millions de saumons qui peuplaient nos cours d’eau.
Il y aurait environ 845 000 barrages dans le monde.
En Asie du Sud-Est, la Chine (le principal pays financeur et constructeur de barrages) en construit des dizaines, notamment sur le Mékong. Elle participe d’ailleurs à en construire un peu partout (en Éthiopie, par exemple, avec l’immense Barrage « Grand Renaissance », mais aussi au Soudan, au Mozambique, en Zambie, au Nigeria, au Ghana, au Congo, au Gabon et au Cameroun).
428 barrages sont en projets en Amazonie. 140 sont construits ou en construction. EDF et Engie sont parmi les multinationales impliquées dans ces destructions. Une catastrophe inimaginable ; mais d’après le discours officiel, un progrès immense, puisque ces barrages produisent de l’énergie « verte ».
Au-delà de l’absurdité évidente que constitue le fait de simplement remplacer la source de l’énergie électrique nécessaire à nos appareils électroniques toujours plus nombreux, polluants et toxiques les uns que les autres, par une source prétendument plus « verte », et de dire qu’alors tous nos problèmes sont réglés, il s’avère que toutes ces énergies dites « renouvelables » ou « vertes » ou « propres » sont autant de chimères, ou de mensonges. (En effet, même s’il était possible d’obtenir des sources d’énergies propres, tout le reste, que ces énergies serviraient à alimenter, des infrastructures industrielles élémentaires aux gadgets électroniques, en passant par l’automobile, etc., ne le serait certainement pas, ce qui devrait suffire à invalider leur développement, mais qui ne suffit pas, bien évidemment, puisque le discours officiel raconte autrement).
Pour commencer à analyser le cas des barrages, voici une traduction d’un article écrit par Gary Wockner (géographe, écologue, activiste et écrivain états-unien) pour EcoWatch, et publié en octobre 2015 (avant la COP 21 à Paris, donc), sur un des nombreux problèmes associés aux barrages, les émissions de méthane :

I. Les fausses promesses de l’hydroélectrique
par Gary Wockner
Plusieurs menaces planent sur les eaux abondantes du Costa Rica, dont la plupart sont liées à l’expansion de l’industrie touristique. Le Costa Rica a fait passer des lois environnementales, mais elles sont mal appliquées. Les restaurants, les hôtels, les constructions de maisons et de routes génèrent des déchets et des écoulements qui finissent directement dans les rivières et dans l’océan.
A Santa Theresa, où vivent les Waterkeeper de la péninsule de Nicoya, à 8 km de Malpais, l’eau provient des montagnes du centre du pays, où se déploie un réseau massif et en expansion de barrages, de canaux, de pipelines et de digues. Plusieurs de ces barrages fournissent également de l’hydroélectricité, à hauteur de 80% de la consommation du Costa Rica. Les corporatistes et les membres du gouvernement en parlent comme d’une « énergie propre », « neutre en carbone ». Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité.
Quelques mois avant de me rendre au Costa Rica j’avais écrit un article pour EcoWatch, intitulé « Les barrages participent au changement climatique : ils ne produisent pas une énergie propre ». En basant mes recherches sur des projets de barrages menaçant la rivière près de chez moi, la rivière « Cache la Poudre » [Colorado, NdT], j’avais fini par comprendre que l’hydroélectrique est l’un des plus graves problèmes environnementaux auxquels notre planète fait face. La construction de barrages hydroélectriques autour du monde augmente de manière dramatique, appuyée par la prémisse fausse selon laquelle ils produisent une énergie propre, bien qu’études après études nous démontrent l’inverse.
Les émissions de méthane lié à l’hydroélectrique
La principale menace environnementale liée aux barrages est liée à la matière organique — à la végétation, aux sédiments et au sol — qui s’écoule depuis les rivières dans les réservoirs et se décompose, émettant du méthane et du dioxyde de carbone dans l’eau et dans l’air au cours des cycles de génération. Des études nous indiquent que dans un environnement tropical où les sédiments sont importants, où il y a beaucoup de matière organique, les barrages peuvent générer plus de gaz à effet de serre que des centrales au charbon. Philip Fearnside, un professeur à l’Institut National de Recherche sur l’Amazonie, à Manaus, au Brésil, ainsi que l’un des scientifiques les plus cités sur le sujet du changement climatique, appellent les barrages des « usines à méthane ». Selon l’Institut National de Recherche Spatiale du Brésil, les barrages sont « la principale source anthropique de méthane, responsable de 23% des émissions [de méthane] liées aux activités humaines ».
Ce nombre de 23% pourrait bien être une sous-estimation ; les émissions peuvent être colossales, même dans des climats tempérés. Un article publié en 2014 sur Climate Central présentait une comparaison inquiétante : « imaginez 6000 vaches laitières faire ce qu’elles font, mastiquer et émettre du méthane toute l’année. Elles en émettent autant que le réservoir de L’Ohio en 2012. Pourtant les réservoirs et l’hydroélectrique sont souvent considérés comme bon pour le climat puisqu’ils ne consomment pas de combustibles fossiles pour produire leur électricité ». Un autre article de 2014 soulignait que, parce que très peu de barrages et de réservoirs sont étudiés, leurs émissions de méthane ne sont pas comptées dans les analyses du changement climatique planétaire.
Un article publié dans le livre de 2013 Gouvernance climatique dans le monde en développement se concentrait sur cet échec au Costa Rica :
« Ces émissions de méthane, cependant, ne sont ni mesurées ni prises en compte dans la balance carbone du Costa Rica. Étant donné que la demande en électricité du pays va augmenter de 6% par an dans le futur proche, et que la majorité de cette électricité est produite par la production hydroélectrique, inclure de telles émissions dans les calculs de neutralité rendrait difficile pour le pays de parvenir à ce but ».

Effectivement, en février et mars de cette année, le secteur électrique gouvernementale du Costa Rica publiait un communique de presse stipulant que le pays était en route pour atteindre la « neutralité carbone » d’ici 2021, affirmant que « 88% de son électricité provint de sources propres » en 2014, et que durant les 75 premiers jours de 2015, 100% de son électricité avait été fourni par des énergies « renouvelables ». Les agences de presse du monde entier partagèrent ces désinformations sur l’hydroélectrique. CNN mérita le prix de l’irresponsabilité journalistique avec son émission de télévision « une année sans carbone pour le Costa Rica ». De manière plus surprenante encore, certains environnementalistes américains mordirent à l’hameçon. Des groupes environnementaux, dont de nombreuses organisations nationales, diffusèrent ces histoires et cette information fausse à travers les réseaux sociaux — 350.org publia une image Facebook très populaire célébrant l’accomplissement du Costa Rica.
[NdT : Gary Wockner ne semble pas bien saisir, ou oublie de souligner que c’est là le rôle des grandes ONG écologistes : soutenir ces fausses solutions vertes et ce nouvel eldorado pour les industriels.]
La bombe de méthane hydroélectrique menace la COP 21
Pire encore, le mythe de l’hydroélectrique décarbonné est inclut dans le « mécanisme de développement propre » du protocole de Kyoto visant à traiter le problème du changement climatique planétaire, et est de plus en plus utilisé par des pays présents à la COP21 à Paris. Ce programme encourage un investissement plus important pour l’hydroélectrique que pour toutes autres sources d’énergies soi-disant « propres ». De telles recommandations influencent les décisions de financement du gouvernement US et des prêteurs internationaux comme la Banque Mondiale et le FMI. D’ailleurs, la Banque Mondiale affirme, sur son site : « Alors que la demande pour une énergie propre, fiable et abordable croit, avec l’urgence d’étendre la couverture énergétique à ceux qui n’en bénéficient pas, l’hydroélectrique joue un rôle capital. »
Aux USA, le ministère de l’énergie a publié un rapport en 2014 appelant à « un nouveau développement hydroélectrique sur plus de 3 millions de cours d’eau et de fleuves aux États-Unis », et il n’est pas déraisonnable de craindre que la conférence des Nations Unies sur le changement climatique, prévue plus tard cette année, à Paris, sera infestée par cette propagande « hydroélectrique = énergie propre ».
Un pamphlet du gouvernement US vante les mérites de l’hydroélectrique. Parce que si peu des barrages du monde sont étudiés, les quantités massives de méthane qu’ils émettent ne sont en majeure partie pas comptées dans les analyses du changement climatique.
Tandis que les gouvernements et les usuriers gravitent de plus en plus autour de l’hydroélectrique depuis 10 ans, l’industrie des barrages a affuté son greenwashing [expression désignant un procédé de marketing ou de relations publiques utilisé par une organisation (entreprise, administration publique nationale ou territoriale, etc.) dans le but de se donner une image écologique responsable, NdT]. Elle prétend, comme elle l’a prétendu pendant des décennies, que ses activités sont bénignes, alors que les barrages et les réservoirs ont noyé et déplacé des communautés entières, détruit des rivières et engendré des violations des droits humains massifs tout autour du globe, sous la fausse promesse d’une « énergie propre et renouvelable ».
Aux USA, le long du fleuve Colorado, les directeurs des barrages de Glen Canyon et de Hoover, deux des pires projets de destructions de fleuves de l’histoire de l’humanité, continuent à prétendre que ces barrages fournissent une « énergie propre » et à calculer de manière mensongère la « compensation carbone » de leur hydroélectrique comparée à l’utilisation du charbon. En 2013, lors d’une réunion publique de 1200 personnes à Las Vegas, j’ai entendu des représentants du gouvernement avancer de telles affirmations, pourtant déjà dénoncées par des conservationnistes comme John Weisheit et bien d’autres.
Tout comme l’industrie du Tabac avait refusé pendant des décennies d’accepter que ses produits donnent le cancer, l’industrie des barrages, dans des déclarations publiques et des publicités, bafoue la science qui lie les émissions de méthane à l’hydroélectrique. Et pire encore, le ministère de l’énergie des USA renforce le mythe de l’hydroélectrique propre.
Ce mythe semble infiltrer les discussions du monde entier. Un guide d’eaux-vives du Tenorio, au Costa Rica, me racontait ainsi qu’à d’autres rafters comment les fleuves de son pays avait été exploités afin de produire « de l’énergie propre » et de préparer la voie vers un futur décarboné.
Le Costa Rica finit actuellement le plus gros barrage hydroélectrique de toute l’Amérique Centrale, un projet qui dévastera probablement le fleuve Reventazon. La structure de 130 mètres de haut est présentée comme un brillant exemple de l’engagement du Costa Rica envers les objectifs du protocole de Kyoto, et de son « mécanisme de développement propre », en particulier. Les émissions de méthane que cela va engendrer ne semblent pas avoir été prises en compte, et pourraient ne jamais être mesurées. Mais aussi troublant que la situation du Costa Rica puisse sembler, elle ne représente qu’un fragment d’un problème mondial bien plus vaste.
Des barrages sont construits à une vitesse record dans le monde entier. Le gouvernement chinois a récemment proposé de construire le plus gros projet hydroélectrique du monde à la frontière du Tibet. Un seul des barrages qui le composeraient ferait trois fois la taille du plus gros qui existe actuellement, le barrage des trois gorges, sur le fleuve Yangzi. De plus, le groupe de conservation International Rivers rapport que, « actuellement, pas moins de 3700 projets hydroélectriques sont en construction ou en projet », à travers la planète.

L’hydroélectrique est une énergie sale, et devrait être considérée comme les combustibles fossiles. Et les écologistes, loin de la soutenir, devraient la combattre, faire fermer les barrages, et empêcher leur construction aussi vigoureusement que pour les centrales à charbon.
Traduction : Nicolas Casaux
II. A propos de l’importance du méthane et des barrages
Ajoutons également qu’une nouvelle étude dirigée par l’Université de Reading en Angleterre démontre que les émissions d’origine anthropique de méthane sont, à ce jour, responsables d’environ un tiers du réchauffement climatique lié aux émissions de dioxyde de carbone – cette contribution du méthane est de 25% supérieure aux estimations précédentes. Ainsi, selon cette étude, les barrages sont responsables d’environ 1,3% de toutes les émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique. Une autre étude menée par l’Institut national de recherche spatiale brésilien (INPE) a estimé que les barrages étaient responsables d’au moins 4% du réchauffement climatique d’origine anthropique.
Selon une autre étude récemment publiée, la capacité du méthane (CH4) à réchauffer l’atmosphère est plus importante que les scientifiques ne le pensaient jusqu’alors. Depuis le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de 1995, le potentiel de réchauffement global (PRG) à 100 ans du CH4 est passé de 21 fois à 32 fois celui du CO2. Une estimation en progression de 50% donc. Ce qui risque d’entraîner une nouvelle révision à la hausse de la responsabilité des barrages dans le réchauffement global.

III. L’empoisonnement au mercure, l’effet caché des barrages
Ce n’est pas tout, ajoutons également une autre pollution importante liée aux barrages, qui n’est pas évoquée ici, et que le quotidien suisse Le Temps exposait le 5 décembre 2016 dans un article intitulé : « L’empoisonnement au mercure, l’effet caché des barrages ».
L’article décrit un « effet méconnu de l’inondation des terres : la production de méthylmercure par des bactéries naturellement présentes dans les sédiments des lacs et rivières. Neurotoxique, notamment chez le fœtus, cette molécule peut entraîner une altération de l’audition ou du champ visuel, voire des troubles mentaux ou des paralysies. Sa présence dans l’eau peut, sous certaines conditions, favoriser sa dissémination dans la chaîne alimentaire et, au final, sa présence chez l’être humain ».
Le site de l’alliance romaine, pour la protection de la rivière Romaine, au Québec, le formule ainsi :
« Les barrages créent une contamination au mercure. Le mercure inorganique est présent dans nos sols. Ce mercure est présent depuis des milliers d’années en raison de l’activité volcanique et son niveau a augmenté plus récemment en raison de l’activité humaine. Conservé dans le sol, ce type de mercure pose relativement peu de dangers. Malheureusement, lorsque des portions du sol où il se concentre sont inondées et que les bactéries commencent à digérer les sols ainsi inondés, le mercure inorganique se change en méthyle mercure. Le méthyle mercure est une neurotoxine puissante. En conséquence de la création des réservoirs, le mercure se retrouve dans la chaîne alimentaire, contaminant le zoo plancton, les poissons, les oiseaux, les mammifères et les humains qui dépendent de l’écosystème des rivières. Après la construction d’un barrage, les poissons de ces rivières ne peuvent plus être consommés pendant une période pouvant aller jusqu’à 30 ans. Malgré les allégations selon lesquelles le méthyle mercure dans les réservoirs retournerait à un niveau normal après 30 ans, il devient évident que cela peut prendre plus longtemps et que la concentration de méthyle mercure ne sera jamais aussi basse qu’elle n’était avant la création d’un réservoir. »
Plus d’informations dans cette vidéo :

IV. Les barrages détruisent les rivières
Dans son article « Le mythe des énergies renouvelables », Derrick Jensen aborde le sujet des barrages et rappelle que :
« De la même façon, peu importe à quel point les activistes climatiques, les politiciens et les « environnementalistes » prétendent que les barrages sont « verts » et « renouvelable », il devrait être évident qu’ils tuent les rivières. Ils tuent les zones lacustres qu’ils inondent. Ils privent les rivières situées en amont des nutriments apportés par les poissons anadromes. Ils privent les plaines d’inondation en aval des nutriments qui circulent dans les rivières. Ils privent les plages de sédiments. Ils détruisent les habitats des poissons et des autres espèces qui vivent dans les rivières sauvages, et pas dans des réservoirs tièdes à l’écoulement alenti. »
Les barrages fragmentent, détraquent ou éliminent des habitats naturels, en amont comme en aval. Le site de la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) le reconnait lui aussi :
« Les barrages altèrent l’écologie aquatique et l’hydrologie des rivières en amont et en aval, affectant la qualité de l’eau, son volume, ainsi que les zones de reproductions. »
Dans un article publié le 9 janvier 2017 sur le site du Guardian, intitulé « Maudits soient les barrages, laissez les rivières couler librement », Kate Horner, qui dirige l’organisation de protection des fleuves et des rivières International Rivers, écrit :
« Au cours des 60 dernières années, les grands barrages ont eu des impacts dévastateurs sur les gens et sur l’environnement. Ils altèrent les écosystèmes des rivières en les faisant passer de frais, fluides et connectés à chauds, stagnants et fragmentés – avec des conséquences dévastatrices pour la vie sauvage. Les barrages sont l’une des principales raisons pour lesquelles les populations de poissons d’eau douce se sont effondrées – le monde a perdu plus de 80% de ces populations depuis 1970. »
Dans le prologue d’un livre crucial intitulé La guerre des barrages (2005), Jacques Leslie (un journaliste, diplômé de l’Université de Yale, aux USA, correspondant de guerre au Vietnam et au Cambodge pour le Los Angeles Times, qui a également travaillé, entre autres, pour le New York Times, le Washington Post et le Boston Globe) écrit que :
« En l’espace de soixante-dix ans, nous avons appris que si l’on supprime le barrage Hoover, on libère aussi les millions de tonnes de sel que le Colorado charriait autrefois vers la mer mais qui se sont depuis répandus dans les champs irrigués, empoisonnant lentement les sols. Faites sauter les barrages sur le Colorado et vous rendrez le limon qui s’accumule derrière eux à un fleuve libéré qui ira de nouveau enrichir les terres en aval, et le delta autrefois d’une richesse exceptionnelle, mais aujourd’hui brûlé, aride et jonché de déchets. Faites sauter les barrages, et les Indiens Cocopa, dont les ancêtres ont péché dans le delta et ont cultivé ses rives pendant plus d’un millénaire, auront peut-être une chance d’éviter l’extinction. Faites sauter les barrages, et le Colorado recommencera à charrier ses nutriments vers le golfe de Californie, y reconstituant ainsi une aire de reproduction des poissons aujourd’hui surpêchée, qui redeviendra ce qu’elle était voici un demi-siècle : un sanctuaire marin d’une exceptionnelle richesse. »
Plus tard, dans le livre, il explique que :
« La dimension, les variations saisonnières et le contenu d’un fleuve déterminent le caractère de son écosystème. Modifiez l’une de ces variables, et l’écosystème est contraint de s’adapter ; modifiez-les toutes de façon substantielle, comme le fait un barrage, et l’écosystème décline. Les petites crues déclenchent les migrations des poissons et des insectes ; les grosses crues créent des habitats pour les poissons en creusant le lit des fleuves et transportent les nutriments dans les plaines fluviales. Les changements de température de l’eau d’un fleuve donnent le signal de la reproduction des poissons, tandis que la composition chimique de l’eau nourrit les animaux déjà adaptés à l’environnement du fleuve. C’est tout cet ensemble qu’un barrage perturbe de façon désastreuse. […] Les espèces rares et spécialisées qui ont évolué sur des millions d’années s’éteignent. […] Les conséquences de l’altération du débit s’étendent jusqu’à l’embouchure du fleuve, où l’intrusion d’eau salée tend à s’accélérer, détruisant des zones humides ou des zones de pêche. »
Ces problèmes cruciaux, vitaux pour la santé des écosystèmes fluviaux, a également été souligné plus récemment, le 20 juin 2017, dans un article intitulé « Pourquoi les rivières du monde perdent des sédiments, et pourquoi c’est important », publié sur le site Yale Environment 360, la plate-forme web de l’université de Yale dédiée à « la foresterie et aux études environnementales » où on peut lire :
« D’immenses quantités de sédiments sont piégées derrière les grands barrages du monde, privant les zones en aval de matériaux cruciaux pour le développement des marais et des zones humides qui servent de tampon contre la montée du niveau des eaux. »

VI. Les barrages contre les peuples
Voici ce qu’écrit l’auteure et activiste Arundhati Roy dans son magnifique essai publié en France sous le titre Le coût de la vie :
« Les grands barrages sont au développement d’une nation ce que des bombes nucléaires sont à son arsenal militaire : des armes de destruction massive. Ils sont tous deux des armes que les gouvernements utilisent pour contrôler leurs propres peuples. Tous deux des emblèmes du 20ème siècle qui marquent un point du temps où l’intelligence humaine a dépassé son propre instinct de survie. Ils sont tous deux des indications malignes d’une civilisation qui s’est retournée contre elle-même. Ils représentent la coupure du lien — et pas seulement du lien, mais aussi de la compréhension — entre les êtres humains et la planète sur laquelle ils vivent. Ils brouillent l’intelligence qui relie les œufs aux poules, le lait aux vaches, la nourriture aux forêts, l’eau aux rivières, l’air à la vie, et la terre à l’existence humaine. »
Par ailleurs, dans une traduction d’un de ses textes publiée sur le site de Courrier International, elle écrit :
« Le résultat de tant d’efforts, c’est que l’Inde peut aujourd’hui se glorifier d’être le troisième plus grand constructeur de barrages au monde. Si l’on en croit la Commission centrale hydraulique, nous avons à notre actif 3 600 barrages que l’on peut qualifier de grands. Dont 3 300 ont été construits après l’Indépendance. Un millier de plus sont en cours. Et pourtant un cinquième de notre population (soit 200 millions d’habitants) est privé d’eau potable, et deux tiers (soit 600 millions) manquent des installations sanitaires les plus élémentaires.
D’après une étude détaillée de 54 Grands Barrages réalisée par l’Institut indien d’Administration publique, le nombre de personnes déplacées par un Grand Barrage en Inde serait en moyenne de 44 182. Je conviens que 54 barrages sur un total de 3 300 ne constituent pas un échantillonnage suffisamment représentatif. Mais étant donné que c’est tout ce dont nous disposons, essayons de faire un peu d’arithmétique élémentaire avec ces chiffres.
Pour ne pas être accusée de partialité, je diviserai par deux le chiffre des populations déplacées. Je descendrai même, par prudence, jusqu’à une moyenne de 10 000 personnes par Grand Barrage. Le chiffre est vraisemblablement beaucoup trop bas. Je sais, mais… peu importe. A vos calculettes ! 3 300 par 10 000 = 33 000 000.
Voilà le chiffre auquel on arrive : 33 millions de personnes. Déplacées par les Grands Barrages au cours des cinquante dernières années. Qu’en est-il des autres, de toutes celles qui ont été déplacées à la suite des innombrables autres grands travaux entrepris ? Lors d’une conférence privée, N.C. Saxena, Commissaire au plan, a déclaré que ce chiffre avoisinait les 50 millions (dont 40 dus aux barrages**). Personne n’ose l’ébruiter, parce que ce n’est pas officiel. Mais si ce n’est pas officiel, c’est parce que personne n’ose l’ébruiter. Vous êtes condamné à murmurer ce chiffre, par crainte d’être taxé d’exagération.
[…] L’Industrie internationale du Barrage vaut 20 milliards de dollars par an. Suivez la piste des Grands Barrages dans le monde, que ce soit en Chine, au Japon, en Malaisie, en Thaïlande, au Brésil ou au Guatemala, et vous retrouvez le même scénario d’un pays à l’autre, et les mêmes acteurs : le Triangle de Fer (expression qui, chez les initiés, désigne la collusion entre hommes politiques, bureaucratie et compagnies de construction), les charlatans qui préfèrent se voir appeler Consultants en Environnement international (et sont en règle générale directement employés par les constructeurs de barrages ou leurs sous-traitants) et, plus souvent qu’à son tour, la gentille et compréhensive Banque mondiale d’à côté. »


VI. Autres impacts environnementaux des barrages
Enfin, en avant-dernier point, voici un exemple de l’impact de la construction d’un barrage au Costa Rica, décrit par The Jaguar Project (en français, Le projet jaguar), une organisation qui milite pour la préservation de l’habitat du jaguar :
Le barrage de Reventazon
Le projet hydroélectrique de Reventazon est le plus important projet d’énergie renouvelable de toute l’Amérique Centrale. Ce barrage de 130 mètres de haut inondera une zone de 6.9 km² et créera un lac artificiel long de 8km une fois opérationnel en 2016.
La longueur et la position géographique du réservoir sont telles qu’il entravera la migration des jaguars et de plusieurs autres espèces menacées à travers le corridor biologique Barbilla-Destierro qui relie la cordillère volcanique centrale à la cordillère de Talamanca. De multiples études ont révélé qu’il s’agissait d’un des plus importants corridors biologiques du Costa Rica, et qu’il jouait un rôle clé dans la migration libre des jaguars entre le Nicaragua, le Costa Rica et Panama.
Impact environnemental
En plus de fragmenter l’un des principaux corridors de vie sauvage d’Amérique Centrale, le barrage menace de dégrader la qualité de l’eau et de substantiellement réduire la capacité du fleuve Reventazon à soutenir diverses espèces d’oiseaux migrateurs. La menace envers le fleuve est tel que l’Institut costaricain d’électricité (ICE) est obligé par son financeur, la Banque Interaméricaine de Développement (IDB) de compenser les dommages écologiques en protégeant le fleuve Parismina adjacent.
Emmanuel Boulet de l’IDB affirme qu’avec la mise en place des programmes de l’ICE il y aura un « gain net pour l’environnement » du fait de ce projet. A nos yeux, la conservation du fleuve Parismina est une pathétique tentative de greenwashing de l’impact environnemental du barrage visant à « sauver » un fleuve déjà préservé afin de sacrifier l’écosystème du Reventazon.
En réalité, des dommages environnementaux se produisent déjà du fait de la construction du barrage. Contrairement aux affirmations du site de l’IDB selon lequel les « mesures de protections gagnantes-gagnantes du projet ont reçu l’appui de la majorité des habitants du corridor biologique de Barbilla Destierro », nous avons observé l’inverse. Malgré les bénéfices infrastructurels potentiels, la grande majorité des habitants de la vallée que nous avons interviewés n’étaient pas en faveur du projet hydroélectrique, principalement en raison d’inquiétudes environnementales.
Depuis 2013, nous avons reçu de multiples rapports de comportements animaliers inhabituels dans la vallée de Reventazon. Plusieurs espèces ont été aperçues en train de fuir les bruits et les destructions d’habitats causés par la construction, ce qui a entrainé une augmentation des conflits avec les humains. La situation est encore exacerbée du fait de la construction de plusieurs routes pavées à travers la vallée qui ouvriront ces zones rurales à plus de trafic et de développement.


VII. Comment la construction de barrages menace de détruire la dernière rivière sauvage d’Europe
L’entreprise américaine Patagonia a produit un bon documentaire, intitulé Blue Heart, exposant d’une part les impacts des barrages et d’autre part comment la construction de barrages menace un des derniers fleuves sauvages d’Europe :
Un site web accompagne la sortie de ce documentaire sur lequel on peut par exemple lire que :
« Les barrages tout comme les détournements des bassins versants des rivières sont dévastateurs pour les écosystèmes et les personnes qui vivent à proximité. Sur les plus de 3000 projets de barrages envisagés dans les Balkans, 91 % prévoient la construction de petits barrages de dérivation hydroélectrique, qui serviront à détourner les eaux des rivières et même à drainer et assécher des tronçons de rivière. Des études ont montré que les effets cumulés de multiples petits détournements dépassent bien souvent ceux causés par un seul grand barrage. […]
Les barrages et les détournements de rivières modifient considérablement l’environnement et contribuent au réchauffement planétaire, avec des effets dévastateurs sur les cours d’eau, les habitats naturels, les paysages environnants et les communautés entières. »
***
Ce tour d’horizon devrait suffire — même si nous n’avons même pas discuté des matériaux nécessaires à la construction desdits barrages, et du problème lié, donc, de l’extractivisme — à faire comprendre en quoi les barrages n’ont rien de « verts » ou de « propres ». En quoi ils sont une catastrophe écologique et sociale de plus, un nouvel apport en énergie pour la machine industrielle qui n’en finit pas de s’étendre au détriment de la diversité du vivant et des communautés naturelles, qui laissent place à des zones artificielles et toxiques.
L’exemple du Costa Rica en parangon de l’écologie n’en finit pas de circuler sur internet. Pour celui qui s’y est rendu avec les yeux ouverts, le mensonge est grotesque. Comme dans la plupart des pays en développement, la consommation de produits industriels plastiques a pollué le pays de long en large. Pire encore, cette consommation augmente régulièrement, tout comme la consommation de produits high-tech polluants, toxiques, et aliénants (des télévisions aux téléphones mobiles). Et avec ça, bien sûr, la consommation d’énergie par personne n’y fait que croître, comme dans bien des pays en développement, et comme dans le monde entier.
D’ailleurs, la consommation de combustibles fossiles au Costa Rica, qui a récemment explosé du fait de l’essor de la voiture individuelle, ne fait qu’augmenter. Avec 287 voitures pour 1000 habitants (dont moins de 2% de véhicules hybrides/électriques), sa moyenne dépasse celle du monde, et de l’Amérique Latine. La consommation d’essence y a augmenté de 11% en 2016, ainsi que l’explique un article récemment publié dans le Guardian.
Enfin, ajoutez à cela de plus en plus de tourisme, de constructions, de cultures de palmiers à huile — et le fait que ce pays est le premier consommateur au monde de produits agrochimiques par hectare de terre cultivé — et le Costa Rica apparaît comme un bon exemple d’une catastrophe écologique en cours, qui ne fait qu’empirer.
Nicolas Casaux
Merci pour cet article et votre analyse pertinente.
Les risques pour notre environnement des GHG ont été tellement focalisés sur le CO2, que tous les autres gaz sont à tord oubliés.
L’utilisation du CO2 comme vecteur de sensibilisation est néanmoins judicieuse car elle a permis une réelle prise de conscience des problèmes environnementaux au niveau international et qu’elle est présentée comme étant directement liée (à tord ou à raison) à nos consommations de matériaux fossile, ce qui permet à tout un chacun de faire un lien direct entre son comportement et des impacts au niveau de la planète.
Je vous remercie de m’avoir fait prendre conscience des effets néfastes de l’hydroélectrique auxquels je n’avais jamais pensé avant la lecture de votre article. Une question tout de même, cette méthanisation n’aurait-elle pas lieu, de toute façon, même sans ces incubateurs que sont ces lacs de retenue ?
Je suis également mal à l’aise avec les effets du réchauffement climatique constaté quand à la libération du CH4 des hydrates de méthane en quantité énorme sur la planète.
Si je ne devais retenir qu’un chiffre percutant à éventuellement citer comme amorce de discussion avec des néophytes quel devrait-il être d’après vous ?
Merci encore de m’avoir éclairé ce matin !
Eric Villepreux.
Non, cette méthanisation n’aurait absolument pas lieu si les rivières coulaient librement.
La méthanisation n’est pas le seul problème. Le plus grave, mais le moins perçu comme tel, c’est que l’électricité produite par les barrages sert à alimenter le reste d’une économie industrielle entièrement nuisible, polluante, etc. Si vous voulez, dans une optique de désindustrialisation, de décroissance, nous n’avons aucunement besoin de ces énergies faussement « vertes », il faut simplement démanteler des usines, cesser de produire des objets toxiques et inutiles, et ainsi de suite. Voilà ce qui devrait être l’unique priorité. Mais qui passe à la trappe.
as t’ on une idée du débit de méthane que cela représente comparé à la puissance générée par le barrage ? Pour rappel une usine électrique au charbon d’environ 630 MWe émet 500 Nm3.s‑1 de fumée composée de 14% volumique de CO2. je n’arrive pas à trouver une information sur ce débit de méthane réel. Même si le méthane est un impact plus important sur l’effet de serre que le CO2 (environ 25 fois plus), il faut comparer les émissions de ces gaz en terme de débit.
Les émissions de méthane sont loin d’être le seul problème des barrages.
Cet article très intéressant dont je vous remercie éclaire effectivement les barrages hydroélectriques sous d’autres angles qui les rendent finalement beaucoup moins vertueux, le seul reproche qui leur était fait jusqu’à présent était l’entrave à la remontée des poissons migrateurs, problème ayant généré la construction d’ascenseur à poissons, l’homme ayant toujours une réponse technique pour résoudre les problèmes qu’il crée. Jusqu’où ?
La question que me suggère cet article, c’est de savoir si cette émission de méthane se retouve également dans les bassines que les agriculteurs industriels veulent construire un peu partout pour alimenter leurs besoins d’irrigation de maïs ? Cela semblerait logique, vu que le procesus est le même : noyade de la végétation ‚sans parler des autres méfaits environnementaux. .