Lugubris Lamentatio (par Christophe Thro)

Lugubris Lamentatio

Il n’aura fal­lu que quelques jours pour pas­ser d’une dédai­gneuse insou­ciance à l’état de guerre sani­taire. L’immense orgueil d’une socié­té mon­dia­li­sée, d’une arro­gance à ce point illi­mi­tée qu’elle s’approprie une ère géo­lo­gique, l’anthropocène, sûre de sa maî­trise tech­no­lo­gique, repo­sant sur une pro­duc­ti­vi­té déme­su­rée, assu­rant une ges­tion mil­li­mé­trée des flux de mar­chan­dises, convain­cue de sa domi­na­tion pla­né­taire, est tota­le­ment bou­le­ver­sé par une autre espèce vivante dont la taille se mesure en nano­mètres. Cette espèce est très fra­gile, ne peut sur­vivre que quelques heures à l’air libre, est aisé­ment éli­mi­née par des pro­duits chi­miques que l’on peut fabri­quer en quan­ti­tés aus­si indus­trielles que notre civi­li­sa­tion d’êtres supé­rieurs. Les virus ont des struc­tures très simples ne pos­sé­dant aucun sys­tème d’énergie. Ils doivent donc trou­ver l’énergie de se repro­duire à l’extérieur en péné­trant des cel­lules dis­po­sant des condi­tions adé­quates leur per­met­tant de se répli­quer. Et pour­tant ces êtres minus­cules, négli­geables, ces plé­béiens côtoyant la sophis­ti­ca­tion, non seule­ment tuent mais désor­ga­nisent une socié­té d’êtres bien plus évo­lués et tel­le­ment conscients de l’être. Le colosse se rend compte que ses pieds sont d’argile.

Il y a une cer­taine iro­nie à consi­dé­rer que le coro­na­vi­rus qui a un besoin aus­si déses­pé­ré­ment rapide de se pro­cu­rer une source d’énergie pour sur­vivre et se déve­lop­per s’attaque à l’humain. Les hommes ont déve­lop­pé la socié­té dite « moderne » en se gavant d’énergie, fai­sant jaillir le sang noir des pro­fon­deurs, des mil­lions de seringues piquant la sur­face du sol des­ti­nées à ali­men­ter le déve­lop­pe­ment, le pro­grès, le confort, l’économie. Le bois avec son pro­lon­ge­ment le char­bon, le gaz, le nucléaire, le soleil, le vent, la cha­leur de la terre, l’eau sont domes­ti­qués grâce à des ouvrages de plus en plus gigan­tesques pour les trans­for­mer en éner­gie au ser­vice d’une fuite en avant démiur­gique. L’homme était deve­nu le nou­vel alpha­bet de la pla­nète, et sublime hybris, même sa des­truc­tion ne pou­vait pro­ve­nir que de lui. 

Or à l’aune des évé­ne­ments que nous endu­rons tous, il importe de nous inter­ro­ger sur la dicho­to­mie que l’on ren­contre entre les diverses pro­jec­tions que nous vou­lons asso­cier à l’évolution de la socié­té humaine et les mul­tiples niveaux de réa­li­tés objec­tives qui entrent de plus en plus sou­vent en contra­dic­tion avec ces iden­ti­fi­ca­tions men­tales et sociales. « La civi­li­sa­tion n’est qu’une mince pel­li­cule au-des­sus d’un chaos brû­lant » disait Frie­drich Nietzsche. On constate qu’il suf­fit de grat­ter quelques nano­mètres de cette pel­li­cule pour révé­ler la bar­ba­rie sous-jacente en toute trans­pa­rence. Ce virus est une cou­ronne de pro­jec­teurs qui illu­minent les couches stra­ti­gra­phiques de notre socié­té avec l’impavide féro­ci­té du non juge­ment. C’est à nous, les humains, de recon­si­dé­rer en pro­fon­deur le sens de ce qu’est la civilisation.

Applau­dir les équipes médi­cales à heures fixes depuis ses fenêtres relève d’un bon sen­ti­ment, d’une marque de soli­da­ri­té aux net­toyeurs d’un Tcher­no­byl viral. Pour­tant beau­coup de ceux qui témoignent ain­si leur recon­nais­sance ont voté pour un gou­ver­ne­ment qui n’arrête pas de déman­te­ler le sys­tème hos­pi­ta­lier. Oubliées les mul­tiples grèves des pro­fes­sions de san­té à cause de condi­tions de tra­vail dégra­dées, effa­cée la démis­sion de 1 200 chefs de ser­vices hos­pi­ta­liers de leurs fonc­tions admi­nis­tra­tives, obli­té­ré le départ de 30 % des infir­mières dans les cinq ans sui­vant l’obtention de leur diplôme, négli­gés les burn-out et les sui­cides, oubliés les ser­vices d’urgence sur­char­gés dans des locaux sous-équi­pés ou vétustes et les malades aban­don­nés durant des heures sur des lits ali­gnés dans des cou­loirs, dis­pa­rues les charges de CRS bas­ton­nant allè­gre­ment les per­son­nels médi­caux osant mani­fes­ter.1 Il faut se taire afin que les méde­cins se concentrent pour soi­gner et sau­ver des vies, comme si l’absence de cri­tique des déci­sions poli­tiques ayant entraî­né une telle déli­ques­cence pou­vait pré­ser­ver l’existence des êtres qui nous sont chers. Et tant pis si les masques manquent, éter­nuer dans le creux du coude est bien plus effi­cace ânonnent les fameux « experts » que l’on res­sort à chaque grande occa­sion. Des « spé­cia­listes » qui pour les uns ins­til­lent le spectre de la peur en agi­tant la menace d’un nombre invrai­sem­blable de morts et pour les autres égrènent un dis­cours ras­su­rant et pater­na­liste. Ces nom­breuses per­son­na­li­tés ins­tal­lées comme des tiques au sein du sys­tème jouent leur rôle d’opium auprès du peuple pour l’enfumer. Ils sont payés pour cela. Et tant mieux si l’on ne dis­pose pas de suf­fi­sam­ment de tests de dépis­tage du virus, car cela per­met de res­ter dans une ras­su­rante sous-éva­lua­tion du nombre de per­sonnes infec­tées. Le gou­ver­ne­ment fran­çais déclare que les tests « condui­raient à satu­rer la filière de dépis­tage » (un nou­vel aveu de manque de moyens), contrai­re­ment au direc­teur de l’OMS qui a recom­man­dé d’effectuer « un test pour chaque cas suspect ». 

La popu­la­tion se tourne avec un espoir dont la déme­sure a été orches­trée vers la figure du Chef, de l’État, du Gou­ver­ne­ment. Elle demande, elle sup­plie leur Chef, hier cri­ti­qué aujourd’hui glo­ri­fié, de leur concé­der encore davan­tage d’atteintes à leurs liber­tés indi­vi­duelles. Les inter­dic­tions, déjà par­ti­cu­liè­re­ment nom­breuses dans un état qui se déclare démo­cra­tique, se mul­ti­plient encore plus rapi­de­ment que le coro­na­vi­rus lui-même. Il y a quelques mois à peine, les forces de l’ordre avaient réus­si à main­te­nir le pou­voir d’un État chan­ce­lant par un déchaî­ne­ment pro­gram­mé de bru­ta­li­té et de vio­lence, ins­tal­lant une chape de ter­reur (on pour­rait légi­ti­me­ment par­ler de ter­ro­risme d’État) en por­tant notam­ment atteinte au droit de mani­fes­ter, embas­tillant, humi­liant, muti­lant, tuant impu­né­ment. La crise du coro­na­vi­rus mono­po­lise une fois de plus les forces de l’ordre qui doivent faire res­pec­ter toutes les inter­dic­tions sup­plé­men­taires. Mais cette fois, le risque de remise en cause du sys­tème étant inexis­tant, les forces de l’ordre sont consi­dé­rées par le pou­voir comme les poi­lus de 1917, de la chair à virus, des ser­vi­teurs sans masques ni dis­tance de sécu­ri­té. Les forces de l’ordre sont les garantes de la péren­ni­té du pou­voir, mais on voit bien qu’elles n’en sont que les muscles, alors que seule la sur­vie du cer­veau importe vrai­ment. La police dite « de base » va-t-elle enfin se rendre compte qu’elle est aus­si jetable que les masques qui encombrent les pou­belles des ministères ? 

Il est tel­le­ment ras­su­rant de répondre à une situa­tion excep­tion­nelle par des dis­po­si­tions excep­tion­nelles. Chaque pays s’y emploie avec zèle, doté de ses spé­ci­fi­ci­tés socio-poli­tiques. L’Italie avec un sys­tème médi­cal légè­re­ment plus atro­phié que le sys­tème fran­çais, en paye le prix fort, mal­gré une réac­ti­vi­té poli­tique rapide. L’Allemagne avec des stocks médi­caux bien four­nis, des tests pour chaque cas sus­pect, 25 000 lits dis­po­nibles pour les cas graves (5 500 en France) n’a pas cher­ché à plon­ger ses citoyens dans un état de panique. Les États-Unis avec les habi­tuelles rodo­mon­tades dignes d’un débile men­tal (au sens psy­chia­trique du terme) de leur pré­sident actuel, et un sys­tème de san­té néo­li­bé­ral dimen­sion­né pour les riches vont souf­frir. La Grande-Bre­tagne est reve­nue tar­di­ve­ment sur sa doc­trine ini­tiale d’immunité de groupe, une stra­té­gie typi­que­ment néo­li­bé­rale du « faire et lais­ser-faire » qui se serait sol­dée en cen­taines de mil­liers de morts. Le Bré­sil, dont le pré­sident est encore plus irres­pon­sable que celui des États-Unis, va subir la cri­mi­nelle incon­sé­quence d’une poli­tique indi­gente. La Chine dont l’autoritarisme bru­tal a jugu­lé la mala­die exporte ses méde­cins géné­raux en Europe en don­neurs de leçons lar­ge­ment média­ti­sés comme des sau­veurs et assure la pro­mo­tion de l’impitoyable effi­ca­ci­té de son régime impé­ria­liste (les Droits de l’Homme qui consti­tuaient déjà un sujet évo­qué avec une par­ci­mo­nie toute diplo­ma­tique seront jetés dans un cul de basse fosse). 

La France avec son sys­tème pyra­mi­dal doté à son som­met d’une aris­to­cra­tie éli­tiste domi­née par un Chef Pro­vi­den­tiel et tout puis­sant s’ordonne sur la fas­ci­na­tion de l’autoritarisme à la chi­noise et vote des lois d’exception qui ont pour effet de limi­ter très dras­ti­que­ment des liber­tés fon­da­men­tales. Certes, leur but est prio­ri­tai­re­ment de jugu­ler la pan­dé­mie. Mais, on l’a déjà consta­té après les atten­tats de 2015, la ten­ta­tion de main­te­nir et de recon­duire des mesures res­tric­tives est loin d’être négli­geable. Étran­ge­ment (…), il est tou­jours plus dif­fi­cile de rendre au peuple des liber­tés dont il a accep­té de se démettre durant un temps de crise, plu­tôt que de sup­pri­mer des limi­ta­tions et d’attribuer davan­tage de liber­tés. Le Grand Timo­nier veut envoyer les serfs indo­lents récol­ter les champs, assis­té des maîtres de la FNSEA comme de zélés sup­plé­tifs munis du fouet de la « sécu­ri­té ali­men­taire natio­nale ». Le sys­tème fran­çais croule sous les contraintes, il en vacille comme un marin ivre. Nul doute que le gou­ver­ne­ment en appel­le­ra au civisme pour « recons­truire » le pays après la crise, pan­ser ses plaies et se remettre au tra­vail comme de bons petits sol­dats du capi­ta­lisme. Les médias y veille­ront. Cer­taines mesures d’exception seront enté­ri­nées comme fai­sant désor­mais par­tie du cadre social nor­mal. Le peuple fran­çais n’est pas pour autant com­plè­te­ment lobo­to­mi­sé et reste réfrac­taire, les gueux ont conser­vé le germe de la révolte. Qui peut savoir com­bien de citoyens auront pris le temps de réflé­chir à ce qu’ils sou­haitent faire de leur vie, retrou­vant une cer­taine indé­pen­dance de pen­sée avant, peut-être, d’amorcer une nou­velle direc­tion vers l’être et non plus stag­ner dans l’avoir. Une réflexion sur le sens de leur exis­tence alors que le souffle de la mort et de la mala­die pas­sait et repas­sait devant leur porte, et par­fois péné­trait dans leur foyer.

La pan­dé­mie attise éga­le­ment les symp­tômes de nos défi­ciences au niveau indi­vi­duel. Déva­li­ser les rayons de super­mar­ché avec la rage de l’apprenti sur­vi­va­liste. Quit­ter les grandes villes pour rejoindre une rési­dence secon­daire et don­ner ain­si l’occasion au virus d’atteindre le moindre vil­lage. Fan­fa­ron­ner l’inconséquence de sa jeu­nesse per­sua­dé que le virus ne touche que les « vieux », alors que simul­ta­né­ment il est inter­dit aux plus proches d’accompagner celui ou celle qui se meurt. Cra­cher sur les bou­tons d’ascenseur dans les quar­tiers afro-amé­ri­cains pour des supré­ma­cistes blancs néo-nazis débor­dant d’une mala­dive haine bien plus sinistre qu’une épi­dé­mie. Des cré­ma­tions et enter­re­ments acca­blants, sans fleurs, ni cou­ronnes, ni veillées, ni familles nom­breuses, ni embras­sades, assor­tis d’une mul­ti­tude d’interdictions pour les céré­mo­nies. Des parents qui découvrent la coha­bi­ta­tion avec leurs enfants alors qu’ils avaient pris l’habitude de s’en débar­ras­ser en les sous-trai­tant à l’éducation natio­nale, une ins­ti­tu­tion qui en pro­fite pour les for­ma­ter à deve­nir les dociles rouages de la cyclo­péenne machine éco­no­mique capi­ta­liste. Se plaindre depuis sa vil­la avec pis­cine à débor­de­ment que le débit inter­net est moindre qu’à Paris pour sup­por­ter ses séances de télé­tra­vail et de yoga online (vive­ment la 5G).2

« Une pan­dé­mie du for­mat de celle d’aujourd’hui est le test fatal pour toute la logique du néo­li­bé­ra­lisme. Elle met à l’arrêt ce que ce capi­ta­lisme demande de gar­der constam­ment en mou­ve­ment fré­né­tique.3 » Il n’est pas nou­veau d’observer que le néo­li­bé­ra­lisme se trouve empor­té dans une spi­rale de para­doxes intrin­sèques à son fonc­tion­ne­ment. Cepen­dant la marche lente infli­gée par le virus per­met à tous ceux qui sont volon­tai­re­ment ou non plon­gés dans la fré­né­sie par le sys­tème capi­ta­liste de prendre le temps d’élargir leur champ de connais­sance et de réflexion, mal­gré les dévo­reurs de temps de cer­veau dis­po­nible (télé-tra­vail, enfants, jeux en ligne, télé­vi­sion, por­no­gra­phie, applis des télé­phones por­tables, réseaux sociaux). Il est pos­sible de (re)découvrir ce que l’aristocratie poli­ti­co-média­tique consi­dère à juste titre comme une prise de conscience dan­ge­reuse pour sa péren­ni­té de classe : le capi­ta­lisme est voué à la faillite parce que ses mul­tiples contra­dic­tions internes ne sont pas viables. On vou­dra nous faire croire que le coro­na­vi­rus en est res­pon­sable, alors qu’il n’est que le révé­la­teur de la ban­que­route du sys­tème tout entier. Cette crise n’abattra pas le sys­tème capi­ta­liste, il s’en relè­ve­ra comme un boxeur son­né qui conti­nue­ra son com­bat contre son adver­saire, le prin­cipe de réa­li­té, lequel lui mar­tè­le­ra encore et encore son incom­pa­ti­bi­li­té exis­ten­tielle jusqu’au knock-out définitif. 

Le bouc émis­saire est-il une espèce sau­vage en voie de dis­pa­ri­tion, pan­go­lin ou chauve-sou­ris ? (Avec sa logique déna­tu­rée le capi­ta­lisme n’avait pas atten­du cette pan­dé­mie pour s’attaquer aux ani­maux, sym­boles d’une exis­tence libre, contraires à la bureau­cra­tie comp­table et au ren­de­ment éco­no­mique, la déno­mi­na­tion même de « sau­vage » étant une insulte à la civi­li­sa­tion). Non. Les zoo­noses (trans­fert de mala­dies par des ani­maux aux humains) sont direc­te­ment sus­ci­tées par l’exploitation fores­tière et minière, par la construc­tion de routes sup­po­sant la migra­tion des hommes dans les espaces les plus recu­lés, par la débauche pan­ta­grué­lique de cui­si­ner et de com­mer­cer tout ce qui vit. C’est l’une des branches de la civi­li­sa­tion, à savoir le bou­le­ver­se­ment des éco­sys­tèmes afin d’alimenter la machine en matières pre­mières, qui est res­pon­sable de l’émergence de mala­dies nou­velles.4

Il y aura un avant et un après. Quel sera le nombre final de morts du coro­na­vi­rus ? Com­bien de vies épar­gnées grâce à la dimi­nu­tion de la pol­lu­tion atmo­sphé­rique, aux acci­dents de voi­ture et de tra­vail n’ayant pas eu lieu ? Puisque cette civi­li­sa­tion adore s’emmitoufler de chiffres, se pour­rait-il que le bilan des morts après cette crise soit moindre que le nombre de morts entraî­nés par le fonc­tion­ne­ment « nor­mal » du monde capitaliste ? 

Chris­tophe Thro

Relec­ture : Lola Bearzatto

3 Fré­dé­ric Lor­don, Les connards qui nous gouvernent

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