L’ouvrage de Jared Diamond intitulé Le Monde jusqu’à hier, paru en français en 2013, semble à première vue traiter des enseignements que les peuples industrialisés (qu’il nomme « modernes ») peuvent tirer des peuples tribaux (qu’il appelle « traditionnels »). Il estime que ces derniers illustrent la manière dont l’humanité vivait il y a plusieurs millénaires. Pour Corry, ex-directeur de Survival International, si les peuples tribaux ont certainement des choses à nous apprendre, ils ne représentent en aucun cas une survivance du passé. L’article ci-dessous, initialement publié, en anglais, le 30 janvier 2013 sur le site web The Daily Beast [et à l’adresse suivante, sur internet], montre que Jared Diamond avance également une autre idée, bien plus pernicieuse, qui prétend que la plupart des peuples tribaux se livrent à des guerres incessantes et que l’intervention de l’État est non seulement nécessaire, mais qu’ils l’accueillent à bras ouverts, car elle seule peut mettre un frein à leur comportement belliqueux. Pour Corry, Diamond n’exprime là qu’une opinion, fondée qui plus est sur des données fallacieuses ou discutables, dont le seul but est de faire passer un message politique. L’ouvrage de Diamond défend une vision colonialiste de la « pacification des sauvages » et représente une menace pour les droits des peuples tribaux — sans compter que les faits allégués sont souvent faux.
C’était un livre qui avait tout pour me plaire. Après tout, je répète depuis des dizaines d’années que les peuples tribaux ont beaucoup à nous apprendre, ce qui, à première vue, paraît être le cœur du message que formule Jared Diamond dans son nouvel ouvrage de vulgarisation scientifique. Mais est-ce vraiment le cas ?
Après un demi-siècle passé à faire la navette entre les États-Unis et la Nouvelle-Guinée pour y étudier les oiseaux, Diamond doit avoir une très bonne connaissance de l’île et de certains de ses habitants. Il a séjourné dans les deux moitiés de l’île, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et la Papouasie occidentale occupée par l’Indonésie. Pour lui, il ne fait aucun doute que les Néo-Guinéens sont aussi intelligents que n’importe quel autre peuple, et il a manifestement passé beaucoup de temps à réfléchir à ce qui les différencie de nos sociétés, qu’il qualifie de Démocratiques, Industrialisées, Nanties, Gouvernées, Occidentales et Scolarisées — les premières lettres de chaque épithète formant le sigle « DINGOS ». Plus succinctement, il les nomme « modernes ».
S’il en était resté là, il n’aurait guère irrité que quelques spécialistes de la Nouvelle-Guinée pour qui ses descripteurs manquent de pertinence[1]. Mais, loin de s’arrêter là, il amalgame les Néo-Guinéens avec d’autres sociétés qu’il appelle « traditionnelles » pour procéder ensuite à des généralisations hasardeuses. La plupart de ses informations dans ce domaine proviennent d’anthropologues, en particulier (pour ce qui est de l’Amérique du Sud) des études publiées par Napoleon Chagnon et Kim Hill, qu’il cite à plusieurs reprises.
Certes, Diamond signale (en passant) que toutes ces sociétés « ont été en partie modifiées par les contacts », mais il n’en pense pas moins qu’elles vivent encore quasiment comme l’a fait l’humanité jusqu’aux « premières origines de l’agriculture il y a environ 11 000 ans dans le Croissant fertile » selon ses termes[2]. Telle est la teneur de son message et le sens du mot « hier » du titre de son ouvrage. Cette confusion est extrêmement répandue. Diamond ne passe d’ailleurs pas beaucoup de temps à la défendre. La quatrième de couverture anglaise, pour laquelle il a bien dû donner son accord même si elle n’est pas de sa main, affirme avec la plus grande assurance que « les sociétés tribales offrent une image remarquable de la manière dont nos ancêtres ont vécu pendant des millions d’années ». (C’est moi qui souligne.)
Fadaises. Nombreux sont les chercheurs ayant clairement réfuté l’idée selon laquelle les groupes tribaux contemporains auraient davantage à nous dire sur nos ancêtres d’il y a ne serait-ce que quelques milliers d’années que n’importe quelle société. Il va de soi que l’autosuffisance était et reste une composante importante du mode de vie des sociétés tribales actuelles autant que du passé ; et il est tout aussi clair que ni les unes ni les autres n’ont jamais atteint des densités démographiques comparables à celle que connaissent nos villes aujourd’hui. Dans ce sens, toute société essentiellement autosuffisante et à faible effectif peut servir de point de comparaison avec les modes de vie d’avant l’agriculture, du moins dans certains domaines. Il n’en reste pas moins que les peuples tribaux ne sont pas des copies conformes de nos ancêtres.
Un des meilleurs spécialistes anglais de la préhistoire, Chris Stringer du Muséum d’histoire naturelle de Londres, a souvent relevé le danger de considérer les chasseurs-cueilleurs contemporains comme des « fossiles vivants », insistant sur le fait que, comme tous les autres peuples, leurs « gènes, leurs cultures et leur comportement » n’ont cessé d’évoluer jusqu’à aujourd’hui[3]. C’est par définition. Autrement, ils n’auraient tout simplement pas survécu.
Par ailleurs, tandis que selon la thèse de Diamond nous avons tous été par le passé des « chasseurs-cueilleurs[4] » et que c’est précisément pour cela que nous pouvons voir en eux une image de notre passé, en réalité rares sont les Néo-Guinéens qui pratiquent la chasse. La plupart d’entre eux vivent de leurs cultures, et ce sans doute depuis des milliers d’années. Diamond ne mentionne qu’en passant le fait que leur principal aliment, la patate douce, est probablement venue d’Amérique, il y a peut-être quelques centaines ou milliers d’années. Personne ne sait exactement dans quelles conditions, mais cet exemple démontre justement avec la plus grande clarté que la « mondialisation » et le changement ont eu autant d’effets sur les peuples « traditionnels » que sur les autres. Diamond le sait pertinemment, mais il est regrettable de constater qu’il préfère ne pas en tenir compte quand sa démonstration pourrait en pâtir.
Plus loin dans son ouvrage, Diamond dresse une liste d’usages et de coutumes typiques des sociétés traditionnelles dont nous pourrions nous inspirer avec profit. Louable idée même si rien de tout cela n’apparaît particulièrement nouveau ou révolutionnaire. Il est d’avis que nous (les Américains en tout cas) devrions nous efforcer de réintégrer les délinquants, en misant davantage sur la réinsertion que sur la répression. Il considère que nous devrions porter les bébés plus que ce n’est le cas aujourd’hui[5] et faire en sorte qu’ils soient tournés vers l’avant quand nous les emmenons avec nous (proposition un peu saugrenue quand on pense que la plupart des poussettes et bon nombre de porte-bébé sont déjà conçus de cette façon). Il nous encourage à faire plus grand cas de nos personnes âgées, et offre encore bien d’autres conseils de ce genre[6]. Il n’y a rien à redire à ces parties de l’ouvrage, qu’on pourrait assimiler à un guide de développement personnel et dont certaines réflexions sont tout à fait stimulantes, mais on se demande quel impact elles pourront bien avoir sur des Occidentaux fortunés ou leurs gouvernements.
Diamond atteint sa vitesse de croisière lorsqu’il s’intéresse finalement à notre récente consommation excessive de sel et de sucre et à son impact sur notre santé. On ne saurait trop souligner combien il a raison de rappeler l’augmentation constante des cas d’obésité, de cécité, d’amputations ou d’insuffisance rénale, etc. Et il est sans doute aussi choquant que salutaire pour un Occidental d’apprendre qu’il faut une année à un indien Yanomami[7] d’Amazonie pour consommer la quantité de sel qu’on trouve dans un seul plat d’un restaurant californien.
Le véritable problème de ce livre de Diamond — qui n’est pas négligeable — c’est qu’il prétend que les sociétés « traditionnelles » ne cessent de commettre des choses épouvantables qui requièrent nécessairement une intervention de l’État. Selon lui, ces sociétés tuent énormément, que ce soit dans des guerres, en raison de leur pratique de l’infanticide, ou encore à travers l’abandon ou du meurtre de vieillards. Il s’agit d’un point sur lequel il revient inlassablement, convaincu qu’il est de pouvoir expliquer les raisons de ces pratiques et démonter la logique froide et implacable qui les sous-tend. Alors même qu’il reconnaît n’avoir jamais personnellement été témoin d’aucune de ces pratiques durant ses pérégrinations, il étaye son propos d’anecdotes personnelles tirées de ses séjours en Nouvelle-Guinée ainsi que de toutes sortes de « données » concernant un tout petit nombre de peuples — dont une grande partie provient des anthropologues susmentionnés. Bon nombre des « faits » qu’il rapporte avec éloquence sont hautement contestables[8].
Comment différencier les faits des simples opinions ? Il est bien sûr vrai que nombre des peuples qu’il mentionne commettent des violences de diverses façons : des gens en tuent d’autres, cela arrive partout, personne ne le niera. Mais ces peuples ont-ils pour autant une propension particulière à tuer, et comment quantifier le phénomène ? Selon Diamond, les peuples tribaux sont nettement plus enclins à tuer que les sociétés dirigées par des gouvernements nationaux. Mais il y a pire. Bien qu’il reconnaisse — à mi-voix, il est vrai — que certaines sociétés, d’après ce que l’on sait, n’ont jamais fait la guerre, cela ne l’empêche pas d’affirmer haut et fort que la plupart des peuples tribaux vivent dans un état de guerre continuelle.
Ces inepties aussi dangereuses qu’invérifiables (que d’autres avant lui ont avancées, Steven Pinker[9] en particulier) trouvent confirmation, selon lui, si l’on calcule le nombre de personnes tuées à la guerre ou lors d’homicides dans les pays industrialisés et qu’on rapporte ce nombre à la population totale. Il compare ensuite ces résultats aux calculs effectués par des anthropologues de la trempe de Chagnon pour des tribus comme les Yanomami. Selon lui, les résultats montrent que les conflits tribaux sont plus violents que « nous ».
Ce ne sont bien sûr que des mensonges, des mensonges — et des statistiques — éhontés. Laissons pourtant un instant à Diamond le bénéfice du doute — de quelques doutes très contestables, sinon controversés. Passons par exemple par-dessus la très haute probabilité que certaines au moins de ces « guerres » intertribales aient été exacerbées ou même causées par des intrusions sur leur territoire ou d’autres actes hostiles de la part des puissances coloniales. Je ne tiendrai pas compte non plus du fait que les données rassemblées par Chagnon au cours de son travail de terrain chez les Yanomami au cours des années 1960 ne jouissent plus du moindre crédit depuis des décennies : la plupart des anthropologues ayant travaillé avec les Yanomami ne font tout simplement aucun cas de ses brutales caricatures de ceux qu’il appelle « le peuple féroce[10] ». Oublions pareillement le rôle joué par Kim Hill dans la négation du génocide des Indiens Aché par les colons paraguayens et l’armée dans les années 1970[11] (bien que Diamond cite un indice intéressant dans son livre : comme il le relève lui-même, la moitié des Aché ont été tués par des non autochtones).
Je ne m’arrêterai pas davantage sur le fait que Diamond ne mentionne que quelques sociétés au sujet desquelles des anthropologues ont collecté des données sur les homicides, sans rien dire des centaines d’autres où le phénomène n’a pas été étudié, peut-être parce que — dans certains cas du moins — il n’existe tout simplement pas. Il est après tout bien naturel que des anthropologues soucieux de concentrer leurs recherches sur la violence et la guerre ne perdent pas leur précieux temps de travail de terrain à étudier des sociétés dépourvues de tradition guerrière. Je le répète, je ne cherche pas à nier le fait que des gens en tuent d’autres. Je m’interroge seulement sur l’ampleur du phénomène.
Il me semble avoir suffisamment donné à Diamond le « bénéfice du doute ». Il est temps de réfléchir à « notre » histoire : combien de victimes nos guerres font-elles ? Et quelle valeur accorder à un calcul de la proportion des victimes par rapport à la population totale des pays concernés ?
Les chiffres donnés par Diamond sur le pourcentage de morts à la bataille d’Okinawa en 1945 par rapport aux populations totales des nations combattantes — le résultat qu’il donne est de 0,1 % — sont mis en regard du nombre de morts dans un conflit intertribal chez les Dani en 1961 : onze. Diamond en conclut que le second a fait proportionnellement plus de victimes que la première, soit 0,14 % de la population dani.
La violence chez les Dani aurait ainsi été pire que la plus sanglante de toutes les batailles de la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique. Faut-il rappeler que le principal pays engagé était les États-Unis, dont le territoire continental n’a pas du tout connu la guerre ? N’aurait-il pas été plus judicieux de considérer plutôt le pourcentage des victimes là où la guerre a réellement eu lieu ? Même si l’on manque de chiffres précis, on estime que la proportion de citoyens d’Okinawa tués lors de la bataille oscille entre 10 % et 33 %. En choisissant le chiffre le plus élevé, on trouve alors qu’il y a eu 250 fois plus de morts lors de cette bataille que dans le conflit des Dani, et ce sans même prendre en compte les militaires tués au combat.
Dans la même veine, Diamond affirme que les victimes de la bombe atomique larguée sur Hiroshima en août 1945 ne représentent qu’un minuscule 0,1 % de la population japonaise totale. Mais qu’en est-il de la bien plus petite « tribu » des « Hiroshimiens », dont le taux de décès a avoisiné les 50 % suite au largage d’une seule bombe ? Quel chiffre est le plus significatif ? Lequel représente un artifice visant à étayer l’énormité selon laquelle les peuples tribaux sont les plus violents ? En « démontrant » sa thèse de cette manière, en quoi Diamond diffère-t-il de ceux qui décrivent les peuples tribaux comme des « sauvages primitifs », ou du moins comme plus sauvages que nous ?
Si vous pensez que je peins le diable sur la muraille — après tout Diamond n’utilise pas le terme de « sauvage primitif » — regardez ce que les critiques professionnels disent de son livre. Le Sunday Times[12] britannique comme le Wall Street Journal[13] new-yorkais parlent de tribus « primitives », et le célèbre hebdomadaire allemand Stern a barré son article sur le livre du mot « sauvages » en grandes lettres à travers sa page[14].
Celui qui cherche parviendra toujours à trouver des statistiques étayant n’importe quelle thèse sur le sujet[15]. En homme intelligent, Diamond est parfaitement conscient de ces enjeux. Le problème réside dans ce qu’il choisit d’inclure ou de souligner et ce qu’il préfère taire ou éluder.
Ne souhaitant pas, au contraire de Diamond, m’étendre sur 500 pages, je laisserai ici de côté la question de l’infanticide (que j’ai examinée dans d’autres contextes[16]), mais j’aimerais quand même dire quelque mots sur le fait, qu’il mentionne à plusieurs reprises, que certaines tribus abandonnent — ou abandonnaient — leurs vieillards à la fin de leur vie, ne leur laissant qu’un peu d’eau et de nourriture et continuant leur route avec la certitude absolue que la mort ne tarderait pas, lorsqu’elles ne la hâtaient pas délibérément.
Ici encore Diamond explique la logique sous-jacente à cette pratique et ici encore il prétend que, grâce à la générosité des gouvernements nationaux ainsi qu’à leur capacité d’organiser une « distribution alimentaire plus efficace », et au fait qu’il est illégal de tuer les gens de cette manière, les sociétés « modernes » ont mis fin à ces façons de faire.
Mais est-ce bien le cas ? Oublions un instant les 40 millions de morts de la Grande famine en Chine au début des années 1960[17]. Quid de l’usage répandu, bien qu’en général très discret, consistant à délivrer de fortes doses — de très fortes doses — d’opiacés aux patients lorsque la maladie ou le grand âge ont atteint un certain seuil ? Ces drogues soulagent la douleur, mais elles inhibent aussi les réflexes respiratoires, ce qui conduit directement à la mort. Et quid de la pratique consistant à priver de nourriture et de liquide des patients jugés en fin de vie[18] ? Selon certaines organisations spécialisées sans but lucratif, environ un million de personnes âgées, rien qu’au Royaume-Uni, sont sous-alimentées ou meurent même de faim, y compris dans des hôpitaux[19]. Alors quelle différence entre ce que nos sociétés industrialisées commettent et les pratiques tribales ? Sommes-nous tous des « sauvages » ?
La mise en exergue des différences entre sociétés tribales et industrialisées a toujours été une entreprise plus politique que scientifique. Il faut toujours être très vigilant face à ceux qui utilisent les statistiques pour « démontrer » leurs vues[20]. Tout dépend de la question posée, de qui vous croyez et, surtout, d’où vous vous situez lorsque vous posez la question.
Si vous êtes par exemple un Indien Aguaruna du Pérou, avec un passé de vendetta occasionnelle remontant aux quelques générations qui font notre mémoire vivante (aucun Aguaruna ne sait quelle ampleur avait la vendetta il y a plusieurs générations, encore moins il y a des milliers d’années), et que vous avez été récemment chassés de vos forêts et placés dans des villages fluviaux par des compagnies pétrolières ou de missionnaires, alors vos chances d’être tué par un de vos compatriotes pourraient bien dépasser celles de gens pris dans les guerres de la drogue au Mexique, dans les favelas brésiliennes ou le South Side de Chicago.
Dans ce telles circonstances, le taux d’homicide serait naturellement plus élevé sur les terres Aguaruna que parmi les professeurs d’université américains fortunés, mais toujours plus bas que celui des détenus du goulag soviétique, des camps de concentration nazis, ou de ceux qui prirent les armes contre le régime colonial britannique au Kenya ou contre l’apartheid en Afrique du Sud.
Si vous êtes un jeune homme né dans la réserve indienne de Pine Ridge, au centre de la nation la plus riche du monde, votre espérance de vie moyenne sera plus courte que celle de n’importe quel habitant de n’importe quel autre pays à l’exception de quelques États africains et de l’Afghanistan. Si vous avez la chance de ne pas finir assassiné, vous risquez quand même de mourir du diabète, d’alcoolisme, de toxicomanie ou de quelque chose de similaire. Une fin pareille — pas inévitable certes, mais très possible — ne résulterait pas d’un choix de votre part, mais de ceux effectués par l’État américain au cours de ces deux cents dernières années.
Qu’est-ce que tout cela nous apprend sur la violence au cours de l’histoire humaine ? L’affirmation fantaisiste selon laquelle les États-nations l’atténueraient a peu de chances de convaincre beaucoup de dissidents russes ou chinois, ou encore tibétains, et pas davantage les tribus de Papouasie occidentale, où on estime que l’invasion et l’occupation indonésiennes sont responsables d’environ 100 000 morts (personne ne saura jamais le chiffre exact) et où la torture d’État peut aujourd’hui être visionnée sur YouTube[21]. Aucun autre État n’est responsable de davantage de meurtres d’autochtones. Et tandis que l’ouvrage de Diamond se fonde sur son expérience néo-guinéenne, l’auteur reste muet sur les atrocités commises par les Indonésiens et va même jusqu’à parler « d’un bas niveau de violence en Nouvelle-Guinée indonésienne sous le maintien d’un contrôle gouvernemental rigoureux ». Il s’agit d’un effarant déni de la répression brutale menée par les autorités depuis des décennies contre des autochtones faiblement armés.
Les aspects politiques du regard porté par les étrangers sur les peuples tribaux et la façon dont ils sont traités par ces mêmes étrangers sont aussi entremêlés qu’incontestables : le traitement réservé aux tribus par les sociétés industrialisées dépend du regard que ces dernières portent sur les premières et du profit qu’elles peuvent espérer en tirer. Sont-elles « arriérées », sont-elles des sociétés du passé, sont-elles plus « sauvages », plus violentes que nous ?
Universitaire et écrivain prestigieux, lauréat de rien moins que le Prix Pulitzer, jouissant d’une position de pouvoir au WWF et à Conservation International (CI), deux organisations correspondant davantage à des entreprises gouvernementales qu’à des ONG (ce qu’elles ne sont vraiment pas) et au passé plutôt douteux concernant le traitement des peuples tribaux[22], Diamond bénéficie de soutiens puissants et fortunés. Il préfère les États et les dirigeants forts et pense que les efforts visant à réduire les inégalités sont « idéalistes » et inévitablement voués à l’échec. Selon lui, les gouvernements qui imposent leur « monopole de la force » rendent un « immense service », car « presque toutes les petites sociétés » seraient prisonnières de « des cycles de violences et de guerres » (l’emphase est mienne). En effet, « l’avantage le plus grand d’un gouvernement étatique », s’enthousiasme-t-il, serait « l’apport de la paix ».
Diamond se range explicitement du côté de la « pacification des indigènes » qui fut la pierre angulaire du colonialisme et de la mainmise européenne sur le monde. Il se fait même l’écho de la propagande impérialiste en affirmant que les peuples tribaux accueillent cette « pacification » avec reconnaissance et sont favorablement « disposés à abandonner leur mode de vie de chasseurs dans la jungle ».
L’auteur s’attaque ainsi à des décennies d’engagement de la part des peuples tribaux et de leurs défenseurs, qui s’opposent au vol de leurs terres et de leurs ressources, et affirment leur droit à vivre comme ils l’entendent — ce qu’ils font souvent avec succès. Et pour appuyer cette offensive tous azimuts, il ne cite que deux « exemples » : le travail de Kim Hill chez les Aché, et un « ami » qui lui a raconté qu’il « était allé aux antipodes pour rencontrer une bande de chasseurs-cueilleurs récemment découverte en Nouvelle-Guinée a simplement constaté que la moitié d’entre eux avaient déjà choisi de s’installer dans un village indonésien et de se vêtir de T‑shirts parce que la vie y était plus sûre et plus confortable ».
L’on serait enclins à en rire si ce n’était tragique. Les Aché, par exemple, ont souffert pendant des dizaines d’années d’attaques génocidaires et d’esclavage[23]. L’ami cruellement déçu de Diamond en Nouvelle-Guinée ignorait-il qu’il était très probablement porteur de maladies infectieuses ? S’il s’agissait vraiment d’un groupe récemment « découvert » (ce qui est très peu probable), une telle visite était à tout le moins irresponsable. Ou s’agit-il plutôt d’une visite arrangée, comme le sont la plupart des « premiers contacts » en Nouvelle-Guinée où une industrie de mise en scène s’est développée sur ce créneau ? Quoi qu’il en soit, les Papous de la partie occidentale de l’île ne sont « en sécurité » dans les villages indonésiens que s’ils sont prêts à accepter le joug d’une société dominante qui ne veut pas d’eux.
Comme je l’ai écrit, ce livre avait tout pour me plaire. Son auteur affirme comme moi que nous avons beaucoup à apprendre des peuples tribaux, mais ne propose finalement rien qui puisse remettre en cause le statu quo — bien au contraire.
Diamond ajoute sa voix à celles d’une frange influente — et fortunée — du monde académique américain qui s’efforce — par naïveté ou non — de remettre au goût du jour une caricature éculée des peuples tribaux. Ces universitaires érudits et polyvalents prétendent détenir des preuves scientifiques de leurs théories nuisibles et de leurs opinions politiques (à l’instar des respectables eugénistes de jadis25). Par expérience et à mon humble avis, cette position est à la fois complètement erronée — aussi bien dans les faits que dans ses conséquences éthiques — et extrêmement dangereuse. La première cause de destruction des peuples tribaux est l’instauration des États-nations. Loin d’en être les sauveurs, ils en sont au contraire les fossoyeurs.
Si les opinions avancées par Diamond (et par Pinker) devaient emporter une large adhésion, elles risqueraient de projeter des dizaines d’années en arrière l’avancement des droits humains pour les peuples tribaux.
Stephen Corry
- Voir par exemple les critiques de Frederick Errington, Deborah Gewertz, Stuart Kirsch, Nancy Sullivan, etc ↑
- Il s’agit d’une vieille idée simpliste, dont j’ai parlé ailleurs (Voir entre autres S. Corry, Tribal People’s for Tomorrow’s World, Freeman Press, Alcester, 2011, pp. 46–47). ↑
- Voir par exemple http://www.nytimes.com/2012/07/31/science/cave-findings-revive-debate-on-humanbehavior.html?_r=0 ↑
- Autre affirmation simpliste dont j’ai parlé ailleurs (voir note 2). ↑
- Cette idée a été particulièrement bien développée par Jean Liedloff, Le Concept du continuum, 1975. ↑
- Diamond développe par exemple en détail une théorie qu’il appelle « paranoïa constructive », un terme bien savant pour parler de ce qu’on appelle en général « prudence ». À juste titre, les Néo-Guinéens prennent grand soin de ne pas dormir sous des arbres morts, et l’auteur nous encourage à être prudents lorsqu’on nous montons sur un escabeau. Qui peut lui donner tort ? Mais avons-nous vraiment besoin de « sagesse ancestrale » pour nous en convaincre ? ↑
- Il les appelle « Yanomamo ». ↑
- Il affirme par exemple que le fait d’inviter insidieusement un ennemi à venir partager un repas pour ensuite le tuer est « sans parallèle dans les guerres modernes ». C’est pourtant une tactique communément employée par les colons tueurs d’Indiens en Amérique du Nord et du Sud. S’il se refuse à prendre en compte ces exemples parce qu’il ne s’agit pas de « guerre », que dire alors de l’invitation faite par l’armée allemande aux autochtones Herero en Afrique à se rendre auprès des points d’eau — avec la promesse d’un couloir de sécurité — pour ensuite les massacrer ? La perfidie de l’armée dans le massacre de Sand Creek en 1864 aux États-Unis est un autre exemple pertinent parmi tant d’autres. ↑
- Steven Pinker, La Part d’ange en nous (2017). ↑
- Voir par exemple Survival International, Yanomami, Londres, 1990, p. 10. Lorsque Diamond reconnaît qu’en réalité rares sont les anthropologues à avoir été témoins de cette violence constante qu’il estime être la norme chez la plupart des peuples tribaux, il contourne la difficulté avec de bien pauvres arguments : les gouvernements ne voudraient pas que les anthropologues soient la cible des peuples tribaux, mais il révèle le fond de sa pensée lorsqu’il déclare : « les gouvernements ne veulent pas non plus que les anthropologues soient armés … pour pouvoir mettre eux-mêmes fin aux combats par la force … des gouvernements ont instauré des restrictions de déplacement jusqu’à ce qu’une région soit officiellement considérée comme pacifiée… » (c’est moi qui souligne.) Diamond, p. 132. L’idée que des gouvernements puissent restreindre les déplacements pour le bien-être des anthropologues est franchement risible. Lorsqu’ils le font, c’est en général pour dissimuler leur propre violence. ↑
- Survival International, Denial of genocide, Londres, 1993. ↑
- B Appleyard, ‘What life should be about’. Sunday Times, Culture, 6 janvier 2013. Ayant lu le livre, le critique pense qu’en Nouvelle-Guinée « certains hommes vivent comme on vivait il y a 100 000 ans ». Il s’agit, bien sûr, d’une ineptie. ↑
- S. Budiansky, ‘Let your kids play with matches’. Wall Street Journal, 4 janvier 2013 ↑
- S Draf & F Gless, ‘Der Weisheit der Wilden’. Stern, 25 octobre 2012. ↑
- Un chiffre que ne cite par exemple pas Diamond concerne les 75 000 civils du district de Traktorozavodskiy à Stalingrad (appelons-les un instant la « tribu de Traktorozavodskiy »). Les combats de 1942–1943 ne laissèrent que 150 survivants. En d’autres termes, 99% des « Traktorozavodskiyens » périrent lors d’une seule bataille. ↑
- Corry, op.cit., pp. 162–3. Voir aussi http://assets.survivalinternational.org/static/files/background/hakaniqanda.pdf. ↑
- On estime également qu’en Inde environ 50 millions de futures femmes ont été tuées avant ou juste après la naissance dans cette dernière génération parce que c’était des filles plutôt que de garçons. C’est à peu près le même nombre que celui de toutes les victimes de la seconde guerre mondiale. ↑
- Non seulement s’agit-il d’une pratique courante, mais celle-ci est même décrite en Grande-Bretagne par un euphémisme quasi orwellien. On l’appelle le « protocole de soins de Liverpool » (ça ne vous rappelle pas le Quai de Wigan d’Orwell ?). Celui-ci est considéré comme une « bonne pratique ». Les hôpitaux reçoivent des fonds pour la mettre en œuvre, car elle libère des lits. Je ne porte pas ici de jugement éthique sur une pratique qui a de nombreux soutiens dans la profession, mais il arrive que des membres de la parenté interviennent et que le patient « sur le point de mourir » reprenne des forces et vive encore pendant des semaines. ↑
- Il faut aussi mentionner ici le plan de migration pour enfants en Grande-Bretagne. Plus de 130.000 d’entre eux, jugés « à risque » furent retirés à leur famille et déportés dans de lointains pays du Commonwealth, comme l’Australie, souvent sans que les parents aient été mis au courant ou aient donné leur accord. La plupart des victimes de ce système furent placées dans des institutions, et nombre d’entre elles furent mises au travail forcé. Il existe en outre de nombreux témoignages de graves sévices perpétrés à leur encontre. Cette pratique ne fut abandonnée que dans les années 1970. ↑
- Voir par exemple Pinker, op. cit. ↑
- Voir par exemple http://www.youtube.com/watch?v=4kwFo7-3Wk0, http://www.survivalinternational.org/news/6598 ↑
- L’un des membres du Conseil exécutif de Conservation International n’est autre que Ian Khama, président du Botswana et principal responsable des constantes humiliations infligées aux Bushmen — prétendument pour protéger l’environnement. On a beaucoup parlé de l’expulsion des Gana et des Gwi de ce qu’on appelle une « réserve naturelle », mais qui n’est autre que leur territoire ancestral. On a par contre moins parlé du fait que de telles violations sont une constante des politiques de protection de l’environnement depuis la naissance du mouvement aux Etats-Unis il y a plus d’un siècle. Il y a longtemps que de telles expulsions, et la destruction des peuples qui s’ensuit, sont considérées comme acceptables et nécessaires. L’imbrication des premiers défenseurs de l’environnement et des « chasseurs blancs » a toujours été balayée sous le tapis, et encore plus leur promulgation de théories racistes qui ont inspiré le parti nazi en Allemagne parmi d’autres. ↑
- Voir M Münzel, Genocide in Paraguay, International Work Group for Indigenous Affairs, Copenhague, 1973. 25 Voir par exemple M Grant The passing of the great race, Scribner, New York, 1916. ↑