« Troisièmes genres », exotisme et domination masculine (par Nicolas Casaux)

En cou­ver­ture : des rae­rae et les orga­ni­sa­trices du concours de beau­té annuel Miss Vahine Tane de Tahi­ti posent devant les camé­ras. (Miss Vahine Tane 2022 — Officiel)

Ain­si que nous le sou­li­gnons dans notre livre récem­ment paru sur le sujet, beau­coup de mili­tants trans aiment à pré­tendre que la « tran­si­den­ti­té » aurait « tou­jours exis­té » (une idée ensuite reprise et répé­tée machi­na­le­ment par de nom­breuses per­sonnes). Ils entendent par-là qu’on la retrou­ve­rait sous diverses formes dans toutes les socié­tés humaines et depuis la nuit des temps.

(Ce qui, bien enten­du, ne consti­tue pas vrai­ment un argu­ment en faveur de quoi que ce soit. On retrouve de la vio­lence dans toutes les socié­tés humaines, depuis la nuit des temps, des meurtres, etc. Cela ne signi­fie pas pour autant que ces choses sont for­mi­dables. « Ça a tou­jours exis­té » ou « mais on a tou­jours fait comme ça », en défense d’une chose ou d’une autre, c’est assez médiocre. Mais passons.)

D’un côté, cette affir­ma­tion est évi­dem­ment fausse. Non, la tran­si­den­ti­té n’a pas exis­té dans toutes les socié­tés humaines depuis la nuit des temps. Nombre de socié­tés humaines ne pré­sen­taient, d’après ce que l’on en sait, aucun arran­ge­ment se rap­pro­chant de près ou de loin à la transidentité.

D’un autre côté, dans la maigre et vague mesure où elle contient une part de véri­té, cette affir­ma­tion fait res­sor­tir une réa­li­té bien dif­fé­rente de ce que s’imaginent ses énon­cia­teurs. Ce qu’elle met en lumière, c’est la rela­tion de cause à effet qui existe entre la domi­na­tion mas­cu­line, le patriar­cat, et les phé­no­mènes que l’on peut, à condi­tion de ne pas être trop regar­dant, rat­ta­cher au trans­gen­risme occi­den­tal contemporain.

Pour exemple, nous dis­cu­tons briè­ve­ment, dans notre livre, de la cou­tume des « vierges sous ser­ment » alba­naise et des « deux-esprits » (two spi­rit) amé­rin­diens. Mais nous aurions pu choi­sir bien d’autres illustrations.

Pre­nons le cas des « mahu » d’Hawaï et de Tahi­ti, que men­tionne le génie qui se fait appe­ler Lexie (mais qui, sur les réseaux sociaux, a aus­si pour pseu­do­nyme « Agres­si­ve­ly Trans », soit « Agres­si­ve­ment trans »), dans son livre Une his­toire de genres. Loin d’être une preuve que ces îles consti­tuaient des « para­dis sur terre », comme l’écrit « Agres­si­ve­ment trans », où les humains s’épanouissaient en toute éga­li­té, le « mahu » (homme-fémi­nin, homme adop­tant des attri­buts cultu­rel­le­ment assi­gnés aux femmes) incarne plu­tôt un type de rôle socio­sexuel que génèrent les socié­tés très hié­rar­chiques et for­te­ment gen­rées (les socié­tés hawaiiennes et tahi­tiennes pré­co­lo­niales, tra­di­tion­nelles, semble-t-il, étaient toutes deux très hié­rar­chi­sées, struc­tu­rées autour d’un sys­tème de castes). Comme le note Patrick Cerf dans son livre La Domi­na­tion des femmes à Tahi­ti, « les socié­tés éta­blis­sant les modèles de mas­cu­li­ni­té les plus extrêmes sont en quelque sorte pro­duc­trices obli­gées de “contre modèles” alter­na­tifs, comme le māhū, per­met­tant aux hommes réti­cents à assu­mer le rôle viril pres­crit de mas­cu­li­ni­té mar­tiale, de trou­ver quand même une place dans la société ».

Le cas des « fa’a­fa­fine » (hommes-fémi­nins) des îles Samoa véri­fie éga­le­ment cette idée. L’anthropologue Pene­lope Schoef­fel remarque : « Jus­qu’à très récem­ment, les Samoans n’ad­met­taient pas la pos­si­bi­li­té d’une atti­rance ou d’une pré­fé­rence homo­sexuelle. La sexua­li­té des hommes et des femmes est enca­drée par des notions puis­sam­ment éro­tiques de domi­na­tion mas­cu­line, de conquête et de fécon­da­tion des femmes. L’ho­mo­sexua­li­té n’é­tait cultu­rel­le­ment conce­vable entre deux hommes que si l’un d’eux adop­tait le com­por­te­ment social et sexuel d’une femme. »

Les fa’a­fa­fine des Samoa « sont des exemples néga­tifs de mas­cu­li­ni­té. En par­ti­cu­lier après l’a­do­les­cence, les gar­çons qui n’af­fichent pas le com­por­te­ment viril atten­du sont sus­cep­tibles d’être ridi­cu­li­sés en tant que fa’a­fa­fine […]. Les normes mas­cu­lines samoanes sont illus­trées par la des­crip­tion per­ti­nente que fait Bes­nier des idéaux mas­cu­lins aux Ton­ga, qui sont sou­te­nus par “des codes très contrai­gnants d’i­den­ti­tés hyper­mas­cu­lines et de repré­sen­ta­tions de la viri­li­té, qui sont à leur tour liées au rang ; une émo­ti­vi­té très contrô­lée ; une orien­ta­tion com­pé­ti­tive […] un dédain pour les acti­vi­tés domes­tiques et esthé­tiques, et une ambi­va­lence à l’é­gard des acti­vi­tés intel­lec­tuelles, peu d’in­té­rêt mani­feste pour l’i­mage cor­po­relle après le début de l’âge adulte ; [et] des réseaux d’a­mi­tié ancrés dans des cercles exclu­si­ve­ment mas­cu­lins” (2004, 306). Les gar­çons dont la per­son­na­li­té, le com­por­te­ment ou l’o­rien­ta­tion sexuelle les empêchent de démon­trer une atti­tude sou­hai­table de mas­cu­li­ni­té sont sus­cep­tibles d’être éti­que­tés — qu’ils l’ac­ceptent ou qu’ils s’y opposent — comme fa’afafine. »

Le phé­no­mène des fa’a­fa­fine consti­tue donc un effet secon­daire de « la socia­li­sa­tion agres­sive des gar­çons samoans qui les somme de se confor­mer aux normes idéales de la mas­cu­li­ni­té[1] ».

Dans un récent ouvrage inti­tu­lé Vous avez dit troi­sième sexe ? (Au vent des îles, 2022), l’anthropologue Serge Tcher­ké­zoff relève les motifs qui peuvent pous­ser un jeune gar­çon samoan à adop­ter le rôle de fa’afafine : « Cela peut com­men­cer par une gêne en ayant un phy­sique dont l’entourage dit qu’il manque de “force”, avec toutes les varia­tions, depuis une cer­taine dif­for­mi­té depuis son jeune âge (par exemple un tes­ti­cule net­te­ment plus petit qu’un autre — qui valut à un gar­çon le sobri­quet “N’en a qu’un”), jusqu’au simple fait d’être un peu ché­tif, un peu maigre, et s’attirer ain­si des moque­ries. Il faut le sou­li­gner : à Samoa et dans toute la Poly­né­sie, l’idéal-type du “gar­çon” est mas­si­ve­ment “macho” (mus­cu­la­ture, force, etc.). » Et « s’il est vu comme faible », le gar­çon samoan « sera faci­le­ment taxé d’être un faa­fa­fine, sans aucune allu­sion à une quel­conque sexua­li­té, sim­ple­ment à cause d’un manque de main­tien viril. […] À Samoa, les moque­ries entre gar­çons sur leur phy­sique sont fré­quentes et féroces, dès le jeune âge, sans que les parents qui en sont témoins n’interviennent ; au contraire, sou­vent, ils rient également. »

Le socio­logue Phi­lippe Lacombe relève un phé­no­mène simi­laire à Tahi­ti : « L’identification aux mahus adultes peut per­mettre à des gar­çons ado­les­cents, plus fra­giles ou sen­sibles, peu ins­pi­rés par les luttes phy­siques, d’élaborer une iden­ti­té dif­fé­rente qui leur per­met, à défaut de viri­li­té, d’accéder à une iden­ti­té com­po­site : celle de mahu. »

*

Quid, dans un contexte géo­cul­tu­rel assez dif­fé­rent, du « troi­sième genre » japo­nais de l’époque d’Edo (1600–1868) évo­qué par cer­tains, comme la jour­na­liste du New York Times Susan Chi­ra dans un article paru en 2017, inti­tu­lé « When Japan Had a Third Gen­der » (« Quand le Japon avait un troi­sième genre ») ?

Eh bien, il s’agissait d’adolescents ou de jeunes hommes, entre 7 et 25 ans (d’après diverses esti­ma­tions), appe­lés « waka­shu », qui, d’après les mots de Susan Chi­ra, « étaient sexuel­le­ment dis­po­nibles pour les hommes et les femmes [adultes] ». Dans un article paru le 1er février 2022 sur le site de France Culture, inti­tu­lé « Les femmes, les hommes et les “waka­shu” : quand le Japon avait un genre de 3e genre », Pau­line Petit explique qu’ils « se dis­tin­guaient par une appa­rence codi­fiée, cen­sée mettre en valeur leur beau­té andro­gyne. Au niveau de la coif­fure, de longs che­veux longs ramas­sés en chi­gnon, quelques mèches sur l’a­vant et les côtés du visage et sur­tout, une petite par­tie du crâne rasée, pour signi­fier que le waka­shu n’a pas encore atteint l’âge adulte (les hommes arbo­rant fiè­re­ment un crâne chauve sur le des­sus et che­ve­lu sur les côtés). » (Je souligne)

Dans le New York Times, Chi­ra fait l’éloge de cette tra­di­tion, qu’elle pré­sente comme une mani­fes­ta­tion de « l’é­las­ti­ci­té des idées sur le genre avant que le Japon n’a­dopte les mœurs sexuelles occi­den­tales à la fin des années 1800 », comme une preuve des « nom­breuses per­mu­ta­tions » qui étaient « accep­tables dans la socié­té de l’époque d’Edo », où « un cer­tain flou dans l’i­den­ti­té de genre était déli­bé­ré, ludique et sou­vent excitant ».

Mais ce n’est pas sim­ple­ment par admi­ra­tion pour de vieilles cou­tumes exo­tiques que Chi­ra a écrit cet article, ou que le New York Times l’a publié. C’est avant tout afin d’encourager la remise « en ques­tion des idées modernes selon les­quelles mâle et femelle sont des iden­ti­tés claires, bien dis­tinctes », dans une ten­ta­tive de jus­ti­fier les reven­di­ca­tions des « per­sonnes trans­genres » et d’ap­por­ter de l’eau au mou­lin de l’i­déo­lo­gie trans, issue de la civi­li­sa­tion occidentale.

C’est sans doute pour­quoi Susan Chi­ra men­tionne seule­ment en pas­sant, sans insis­ter des­sus, que la cou­tume du « waka­shu » s’inscrit dans le cadre de « la stricte hié­rar­chie de classe et d’âge de l’époque d’E­do », où « les hommes sont géné­ra­le­ment en charge, à la fois de la recherche de par­te­naires sexuels et des posi­tions sexuelles », et où « les femmes ne béné­fi­ciaient pas des mêmes liber­tés sexuelles que les hommes ». Un détail (l’ar­ticle de Pau­line Petit pour France Culture ne s’embarrasse même pas à rap­pe­ler ce contexte et édul­core, voire tra­ves­tit signi­fi­ca­ti­ve­ment la réa­li­té du sort des « wakashu »).

La schi­zo­phré­nie de ce genre d’article est vrai­ment stu­pé­fiante. D’un côté, l’autrice fait l’éloge d’une tra­di­tion extra-occi­den­tale en la pré­sen­tant comme indi­ca­trice de mœurs plus libres (et ce afin d’appuyer les pré­ten­tions des idéo­logues trans en Occi­dent). De l’autre, dans le même texte, elle explique que cette tra­di­tion est le pro­duit d’un contexte très peu libé­ral, et même car­ré­ment patriar­cal, et même que cette tra­di­tion pour­rait bien rele­ver d’une forme de « pédé­ras­tie », c’est-à-dire de pédo­phi­lie, et d’« exploi­ta­tion », étant don­né « que les waka­shu étaient sexuel­le­ment dis­po­nibles à par­tir de la puber­té, c’est-à-dire à un âge infé­rieur à celui qui serait aujourd’­hui consi­dé­ré comme l’âge du consen­te­ment ». Chi­ra en vient même à écrire que « [l’époque d’Edo] offrait un espace pour l’ex­pé­ri­men­ta­tion sexuelle, mais seule­ment dans cer­taines limites ». Eh oui, c’était une époque libé­rale, sexuel­le­ment, mais seule­ment dans un cadre nor­ma­tif et répres­sif ! Rela­ti­ve­ment libé­rale pour les hommes adultes membres de cer­taines classes, coer­ci­tive pour les femmes et les enfants !

Dans une thèse por­tant sur « le com­merce de la pédo­phi­lie au Japon », Megan Sluz­hevs­ky, une spé­cia­liste du Japon, décrit briè­ve­ment le contexte de la cou­tume du « wakashu » :

« Dans le cadre de sa dis­cus­sion sur le waka­shu, [Joshua] Mos­tow [pro­fes­seur en études asia­tiques à Van­cou­ver] met en lumière la stricte hié­rar­chie sexuelle de l’é­poque. Qua­li­fiée de “pan­sexua­li­té phal­lo­cen­trique”, la sexua­li­té était cen­trée sur les hommes les plus âgés de la socié­té. Ces hommes, appe­lés oto­ko, pou­vaient expri­mer leur sexua­li­té aus­si bien avec les waka­shu qu’a­vec les femmes (par­fois clas­sées en épouses ou onna, et en pros­ti­tuées ou joro). Indé­pen­dam­ment du sexe ou de l’âge, le plai­sir de l’oto­ko était au centre de la sexua­li­té. Il pou­vait choi­sir de copu­ler avec qui il vou­lait. En d’autres termes, les hommes plus âgés étaient au som­met de la hié­rar­chie sociale et sexuelle, sui­vis par les waka­shu et enfin par les femmes, créant ain­si une norme socié­tale misogyne. »

Une bien belle époque, n’est-ce pas ?! Fort tris­te­ment, se lamente Susan Chi­ra dans le New York Times, le prin­cipe du « waka­shu » a pris fin « lorsque le Japon a rapi­de­ment déci­dé d’a­dop­ter la tech­no­lo­gie et les formes de gou­ver­ne­ment occi­den­tales, et a éga­le­ment impor­té des notions occi­den­tales plus rigides en matière de genre et d’ex­pres­sion sexuelle admis­sible ». Finies la « pédé­ras­tie » et l’objectification sexuelle des ado­les­cents ! Mau­dites « notions occidentales » !

(En réa­li­té, ce chan­ge­ment n’a pas mar­qué la fin de la pédo­phi­lie et de l’ob­jec­ti­fi­ca­tion sexuelle. Avec la moder­ni­té tech­no­lo­gique occi­den­tale et ses mœurs, l’objectification et l’ex­ploi­ta­tion sexuelles des enfants et des femmes conti­nuent et se déve­loppent même for­te­ment, notam­ment au tra­vers de la consom­ma­tion de por­no­gra­phie, de la pros­ti­tu­tion, de l’imagerie por­no­gra­phique qui enva­hit la socié­té en géné­rale. Le plai­sir sexuel des hommes pos­sède tou­jours une place cen­trale dans la struc­tu­ra­tion de la socié­té, au Japon comme ailleurs.)

*

De manière plus ou moins simi­laire, les caté­go­ries sociales des « hij­ras » en Inde, des « kha­wa­ja siras » au Pakis­tan, les « kathoeys » de Thaï­lande, les « muxes » du Mexique, etc., sont les pro­duits de cultures ter­ri­ble­ment patriar­cales (et sou­vent homo­phobes). Ces « troi­sièmes genres » n’étaient et ne sont pas des ten­ta­tives de sub­ver­sion de l’ordre patriar­cal, du sys­tème de la domi­na­tion mas­cu­line. Ils en fai­saient et en font (pour ceux qui existent encore) intrin­sè­que­ment partie.

De même, en se pré­ten­dant « non-binaire » ou « femme trans », un homme qui ne se conforme pas aux sté­réo­types de la mas­cu­li­ni­té ne brise pas les codes du genre. Au contraire. Sub­ver­tir les codes du genre (abo­lir le genre) consis­te­rait plu­tôt à affir­mer que telle ou telle atti­tude, émo­tion, com­por­te­ment, vête­ment ou acti­vi­té, tra­di­tion­nel­le­ment consi­dé­rée comme « fémi­nine » et assi­gnée aux femmes, ne devrait pas l’être. Qu’on peut être un homme et aimer le rose, la danse, les che­veux longs ou la cou­ture, et être émo­tif, doux, sen­sible, etc. En revanche, en consi­dé­rant que tout homme ne cor­res­pon­dant pas au sté­réo­type de la mas­cu­li­ni­té n’est pas vrai­ment un homme mais une « per­sonne non-binaire » ou une « per­sonne trans », on ne brise pas les normes du genre : on s’y plie. (Même rai­son­ne­ment pour une femme). Il est utile pour le sys­tème du genre de dis­po­ser de caté­go­ries dans les­quelles relé­guer les hommes qui échouent à être de « vrais hommes », virils, mas­cu­lins : ça lui per­met de conser­ver — inchan­gée — ladite caté­go­rie des « vrais hommes », virils, masculins.

*

À la fin d’une étude sur les hij­ras du Pakis­tan, un uni­ver­si­taire pakis­ta­nais conclut : « […] les hij­ras ne sont pas des déviants du patriar­cat. Ils offrent un espace à ceux qui ne cor­res­pondent pas à ses rôles domes­tiques, com­plé­tant ou faci­li­tant ain­si le patriar­cat — le met­tant à l’a­bri de toute menace ou de tout dan­ger qu’ils pour­raient autre­ment poser — en pro­po­sant un modèle fami­lial alter­na­tif com­po­sé de rôles clai­re­ment dic­tés par le patriar­cat[2]. »

*

Une autre chose signi­fi­ca­tive qui res­sort de l’observation des « troi­sièmes genres » des socié­tés non-occi­den­tales, c’est que, tout du moins ini­tia­le­ment, leur assi­mi­la­tion aux caté­go­ries occi­den­tales de type LGBT+ ou « trans » a par­fois été vive­ment contes­tée. L’Association samoane des hommes fémi­nins (Samoa Fa’afafine Asso­cia­tion, SFA) décla­rait par exemple en 2015 : « la chose appe­lée LGBTI, nous la met­tons à la pou­belle. Ce sont des ter­mi­no­lo­gies médi­cales, occi­den­tales, dans les­quelles vous autres vous êtes caté­go­ri­sés. Pour nous les Fa’afafine, notre véri­table défi­ni­tion est les rôles que nous choi­sis­sons […][3]. » De même, des hij­ras indiens et des mahus poly­né­siens (et bien d’autres repré­sen­tants de « troi­sièmes genres » d’ici et de là) ont cri­ti­qué et cri­tiquent l’amalgame de leur iden­ti­té ou sta­tut avec le concept de « trans­genre » (ou « non-binaire », ou « queer ») issu de la civi­li­sa­tion occidentale.

Il semble quelque peu iro­nique de s’extasier sur les « variances de genre » des socié­tés tra­di­tion­nelles, pré­co­lo­niales, d’ici et de là, tout en assi­mi­lant les­dites variances aux caté­go­ries « LGBT », « trans », « queer » ou « non-binaire » de la civi­li­sa­tion occi­den­tale (tout en les dis­sol­vant dans des concepts euro­cen­trés, dans le dis­cours iden­ti­taire euroaméricain).

Les anthro­po­logues qui étu­dient ces « troi­sièmes genres » et autres « variances de genre » remarquent presque tous que l’emploi du terme « trans­genre » ou du sigle LGBT pour les dési­gner est pro­blé­ma­tique, trom­peur, dans la mesure où cela ras­semble sous un même des­crip­tif des phé­no­mènes qui dif­fèrent à de nom­breux égards. Mal­heu­reu­se­ment, tous ou presque tendent néan­moins à par­ler de « trans­genre » pour les dési­gner et à les fondre dans le sigle LGBT. C’est ain­si que l’homme auto­gy­né­phile accro au por­no de la civi­li­sa­tion indus­trielle est assi­mi­lé au cha­man de telle ou telle culture ou à l’individu dont on s’imagine, dans telle autre, et en rai­son d’une croyance en la réin­car­na­tion, qu’il pos­sède l’âme d’un·e de ses ancêtres de l’autre sexe.

Il est éga­le­ment assez para­doxal (absurde, contra­dic­toire) de célé­brer des « troi­sièmes genres » et autres « variances de genre » inva­ria­ble­ment liées à un ordre social (sou­vent vio­lem­ment) patriar­cal, homo­phobe, à des struc­tures de domi­na­tion mas­cu­line où les femmes sont oppri­mées et exploi­tées, tout en pré­ten­dant s’opposer au patriar­cat, à l’oppression et à l’exploitation des femmes et à l’homophobie.

Mais, bien enten­du, cher­cher de la cohé­rence à gauche, aujourd’hui, quelle quête absurde.

Avec l’essor des idéo­lo­gies queer/trans, c’est comme si le carac­tère patriar­cal, inéga­li­taire, hié­rar­chique, homo­phobe, etc., des socié­tés non-occi­den­tales qui autoris(ai)ent l’existence de « troi­sièmes genres », et notam­ment d’hommes adop­tant des rôles sociaux fémi­nins, deve­nait secon­daire. Cher­cheurs, uni­ver­si­taires, orga­ni­sa­tions et asso­cia­tions de défense des droits humains, médias sup­po­sé­ment « pro­gres­sistes », etc., célèbrent désor­mais, et sou­vent de manière tota­le­ment acri­tique, ces « troi­sièmes genres » non-occi­den­taux, en pas­sant tran­quille­ment sous silence les aspects néga­tifs des contextes sociaux dans les­quels ils s’inscrivent, voire en tra­ves­tis­sant les­dits contextes sociaux afin de les dépeindre comme bien plus libé­raux qu’ils ne sont, et en édul­co­rant (ou roman­çant) lour­de­ment la réa­li­té de l’existence des membres de ces « troi­sièmes genres ».

Aujourd’hui, alors que dans de nom­breuses îles du Paci­fique (y com­pris en Poly­né­sie, aux Ton­ga, aux Samoa, à Tahi­ti, Hawaï, etc.), de même qu’en Inde et au Pakis­tan, on constate un taux par­ti­cu­liè­re­ment éle­vé de vio­lences des hommes contre les femmes et les filles, au lieu de louan­ger de pré­ten­dus « troi­sièmes genres », qui font par­fois eux aus­si l’objet de vio­lences et s’inscrivent dans le cadre de rap­ports sociaux inéga­li­taires et sexistes, ne serait-il pas plus sou­hai­table de lut­ter contre les mani­fes­ta­tions socio-cultu­relles d’une mas­cu­li­ni­té agres­sive, contre les méca­nismes de la domi­na­tion mas­cu­line et les rôles socio­sexuels qu’elle implique ?

Et ne devrait-on pas arrê­ter de pré­tendre que ces « troi­sièmes genres » jus­ti­fient le fait d’amputer des jeunes femmes de leurs poi­trines saines, ou de les sté­ri­li­ser et de les médi­ca­li­ser à vie au nom de quelque « affir­ma­tion de genre », ou de nier l’existence de deux sexes chez l’espèce humaine, ou l’existence des femmes en tant que caté­go­rie de sexe, etc. ?

Nico­las Casaux


  1. Pene­lope Schoef­fel, « Repre­sen­ting Fa‘afafine : Sex, Socia­li­za­tion, and Gen­der Iden­ti­ty in Samoa », in Gen­der on the Edge : Trans­gen­der, Gay, and Other Paci­fic Islan­ders, (dir.) Niko Bes­nier et Kalis­sa Alexeyeff, Uni­ver­si­ty of Hawai‘i Press, 2014.
  2. Jamil Ahmad Chi­tra­li, « Sexua­li­ty and Gen­der in Conflict : Resi­den­tial Pat­terns of Eunuchs (Hij­ra) In Pakis­tan », 2010.
  3. Bene­dict Brook, « So fa‘fa, so good », Star Obser­ver Maga­zine, 22 sep­tembre 2015.
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  1. Mer­ci pour cet article inté­res­sant. Les Mahu sont aus­si sou­vent choi­sis et dési­gnés comme tel à la nais­sance par la mère, la grande mère et nul gar­çon ne peut s’opposer à ce choix. Le mahu reste avec sa mère pour les tâches ménagères.
    Il faut aus­si dire que la Poly­ne­sie est matriar­cale ! Et les femmes dési­gnent le gar­çon Mahu…

    1. Les socié­tés poly­né­siennes tra­di­tion­nelles, pré­co­lo­niales, ne sont pas matriar­cales d’a­près ce que j’ai pu lire. Dans cer­taines d’entre elles, cer­taines femmes avaient par­fois un peu de pou­voir, étaient par­ti­cu­liè­re­ment res­pec­tées, par­fois la femme était plus ou moins en charge du foyer, mais ça n’en fait pas pour autant des socié­tés matriar­cales, les prin­ci­pales déci­sions sociales reve­naient aux hommes, les femmes fai­saient sou­vent l’ob­jet de tabous, ne devaient pas man­ger ci, ne pou­vaient pas être pro­prié­taires de terres, etc.

    2. « En revanche, en consi­dé­rant que tout homme ne cor­res­pon­dant pas au sté­réo­type de la mas­cu­li­ni­té n’est pas vrai­ment un homme mais une « per­sonne non-binaire » ou une « per­sonne trans », on ne brise pas les normes du genre : on s’y plie. »

      Non seule­ment on s’y plie mais sur­tout on le ren­force et le valide . C’est ce qui me pose le plus pro­blème . Quand des faux oppo­sant reprennent et valide le concept qu’ils sont cen­sés com­battre , alors on peux s’inquiéter des leurs facul­tés intel­lec­tuelles . Dire qu’ils se réclament à la tête du « pro­gres­sisme » , c’est désespérant

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